Peintres et Sculpteurs modernes de la France. — David d’Angers

PEINTRES
ET
SCULPTEURS MODERNES
DE LA FRANCE

DAVID D’ANGERS


De tous les sculpteurs français de notre temps, David d’Angers était le plus populaire, et le caractère de ses travaux explique et justifie cette popularité. Tous ceux qui ont suivi le développement de son talent savent qu’il n’a rien négligé pour établir solidement sa renommée. Laborieux, persévérant, il interrogeait la nature chaque fois qu’il prenait l’ébauchoir, et ne se fiait jamais à sa mémoire. Aussi toutes ses œuvres sont vivantes. Il est permis de ne pas accepter sans réserve toutes ses conceptions, un goût sévère peut blâmer et même répudier quelques-unes des idées qu’il a voulu réaliser ; mais tout homme de bonne foi s’empressera de reconnaître que David, lors même qu’il blesse le goût, n’est jamais vulgaire, et c’est là pour les contemporains, comme pour la postérité, une excellente condition. Quelles que soient les objections soulevées par le caractère de ses compositions, il est certain qu’il occupe et qu’il gardera dans l’école française une place considérable. La beauté proprement dite, la beauté pure ne le préoccupait guère. Il avait même sur l’histoire de son art et sur les plus grands noms de la sculpture des idées parfois singulières, qui ne s’accordaient pas entre elles, ou semblaient inconciliables avec la nature de ses travaux. Il admirait Jean Goujon, il en parlait avec enthousiasme, et pourtant il n’a jamais cherché la grâce. Il n’aimait pas Michel-Ange, il s’en tenait sur son compte aux déclamations de l’école, et pourtant il a poursuivi toute sa vie l’expression de l’énergie comme le grand Florentin. S’il fallait lui trouver un ancêtre dans l’histoire de la sculpture, la question serait bientôt résolue; le véritable maître de David, c’est Pierre Puget : pour peu qu’on prenne la peine de comparer le Philopœmen des Tuileries au Milon du Louvre, la parenté n’est pas douteuse; mais avant d’arrêter son choix sur ce maître glorieux, David a reçu des conseils qui n’appartiennent pas au même ordre d’idées que le Milon, et ce n’est pas une étude sans intérêt que de voir comment il est arrivé à préférer la voie où il a marché pendant près de quarante ans.

Une fois engagé dans cette route, il n’a pas détourné la tête, il n’a pas regardé en arrière, il s’est acheminé d’un pas délibéré vers le but qu’il se proposait. Or quel était ce but? que voulait David? quelle pensée a dominé tous ses travaux? Il voulait une sculpture qui fût marquée d’une empreinte précise, expression fidèle de notre temps, qui ne pût être confondue avec la sculpture d’aucun autre âge. A-t-il complètement réussi dans son entreprise? a-t-il touché le but qu’il s’était proposé? La popularité qu’il avait conquise de bonne heure, et qui ne l’a jamais abandonné, prouve que son espérance n’a pas été déçue. Reste à savoir si elle s’est réalisée sans porter atteinte aux lois de son art, aux lois posées par l’antiquité, si dans l’accomplissement de son projet il n’a pas oublié ou méconnu quelques-uns des principes qui dominent tous les âges, et qu’on ne peut négliger impunément. A cet égard, le doute est permis, et dans quelques années on comprendra mieux encore qu’aujourd’hui que, si dans les œuvres de David il y a beaucoup à louer, il ne faut pourtant pas les admirer sans réserve, car il lui est arrivé plus d’une fois de chercher dans la sculpture quelque chose que la sculpture ne pourra jamais donner, et d’engager la lutte avec un art voisin, avec la peinture. Comme il avait acquis par son travail une habileté consommée, comme il exprimait sa volonté avec une rare énergie, lors même qu’il se trompait, il semblait encore avoir raison. Ses tentatives les plus hardies, les plus téméraires, intéressaient toujours par la puissance de l’exécution. C’est un des plus grands noms de notre école, et l’on ne doit parler de lui qu’avec respect. Qu’on ne partage pas toutes ses opinions sur les questions de goût, je le comprends. Qu’on lui demande obstinément ce qu’il n’a jamais rêvé, c’est la plus sûre manière de tomber dans l’injustice. Les premières années de David révèlent chez lui une grande force de caractère. Né le 12 mars 1789, il était fils d’un ouvrier sculpteur en Lois; il manifesta de bonne heure un goût très vif pour le dessin, et suivit l’enseignement de l’école centrale d’Angers, sa ville natale. Cette école ayant été supprimée, il tourna ses regards du côté de Paris; mais comment faire le voyage? Son père était pauvre, et ne pouvait l’aider dans l’accomplissement de son projet. Le futur statuaire ne se laissa pas décourager : il partit à pied avec un paquet au bout d’un bâton, et arriva plein de confiance dans la grande ville. A peine établi dans une mansarde, il dut songer au lendemain, car sa bourse ne contenait que trois pièces de cinq francs. Comme il avait modelé dans l’atelier de son père et qu’il savait tailler dans le bois des ornemens et même déjà quelques figures, il se mit en quête, et trouva moyen de gagner le pain de chaque jour; il pouvait désormais se passer des secours de sa famille. Après quelques mois d’un labeur ingrat, qui n’avait pas ébranlé sa résolution, il entra dans l’atelier de Louis David, le peintre des Sabines et de Léonidas. Sous la discipline de ce maître sévère, il apprit à connaître la tradition qu’il devait plus tard répudier. En 1809, il obtenait une première médaille à l’École des Beaux-Arts de Paris, et deux ans plus tard, en 1811, il remportait le grand prix de Rome. Louis David avait sollicité pour son élève une pension de la ville d’Angers, et la municipalité s’était empressée d’accueillir cette recommandation. Elle s’était engagée en 1809 à lui payer une pension de 600 francs jusqu’à la fin de ses études. Le grand prix de Rome abrégea la durée de cette libéralité. Le sujet du concours était un Épaminondas. Le jeune lauréat n’avait que vingt-deux ans, et déjà son maître disait en parlant de lui : Le petit David ira loin. Il n’y avait pas alors en France de sculpteur dont la renommée pût se comparer à celle du peintre des Sabines. Rolland, dont le nom est aujourd’hui à peu près oublié, mais qui possédait la pratique de son métier, fut en même temps que Louis David le maître du jeune lauréat. Ce fut lui qui l’initia au maniement de l’ébauchoir. Le rêve de l’enfant était accompli. Eprouvé par la pauvreté, il avait lutté avec énergie, et son travail lui avait conquis cinq années de liberté, d’études indépendantes. Il allait voir de ses yeux, voir tous les jours les merveilles rassemblées dans les musées de Rome, de Naples et de Florence. La fortune n’avait rien fait pour lui; il devait tout à lui-même, et pouvait à bon droit se dire fils de ses œuvres.

En arrivant à Rome, David trouva l’Italie entière dominée par Canova. L’enthousiasme allait jusqu’à l’égarement. On ne jurait que par Canova. Ses moindres ouvrages, achetés à des prix qui nous semblent aujourd’hui fabuleux, étaient copiés par ses élèves huit ou dix fois, et les répliques étaient payées presque aussi cher que les originaux. Maintenant nous avons peine à comprendre l’engouement de l’Italie pour le sculpteur vénitien, mais en 1811 la France partageait le sentiment de ses compatriotes. David, sans méconnaître le talent de Canova, ne pouvait cependant l’accepter comme un régénérateur. Tout en rendant justice à la richesse de son imagination, il voyait avec peine l’énergie et la vérité sacrifiées à une fausse élégance. Malgré sa jeunesse, il sentait que la sculpture, en suivant le maître vénitien, faisait fausse route, et l’opinion du lauréat de vingt-deux ans est aujourd’hui celle de tous les hommes éclairés. La Madeleine, qui a figuré longtemps dans la galerie Sommariva, et plus tard dans la galerie Aguado, n’est plus considérée comme un chef-d’œuvre. La Vénus du palais Pitti n’est plus donnée comme un prodige de jeunesse et d’expression voluptueuse. Le groupe d’Hercule et Lycas du palais Torlonia, autrefois tant admiré, ne réunit plus que de rares suffrages. L’exécution de ces deux figures ne s’accorde guère en effet avec le caractère de la conception. Si le mouvement est hardi, la forme n’est pas assez franchement accusée. Quant aux compositions religieuses de Canova qui se voient à l’académie de Venise, on s’accorde généralement à reconnaître qu’elles sont fort au-dessous de ses compositions païennes. Si son nom garde encore une grande célébrité, l’autorité de ses œuvres a singulièrement diminué.

Admis dans l’atelier du sculpteur vénitien, David ne fut pas converti par le succès. Il rêvait déjà un autre but, une autre route. Pour lui, Canova ne représentait qu’un retour violent vers le passé, et il comprenait que ce retour n’était pas sincère, que l’antiquité n’aurait pas accepté les œuvres nouvelles comblées de louanges par l’Italie entière. Ge qu’il y a de certain, c’est que l’élève de Rolland tourna ses études d’un autre côté. S’il est permis de deviner les prédilections de sa jeunesse d’après les compositions de son âge viril, j’incline à croire qu’il a dû consulter souvent et dessiner avec ardeur les bas-reliefs de la colonne Trajane. Il est impossible de ne pas saisir entre ces bas-reliefs et ceux que David a modelés une certaine affinité. La colonne Trajane n’appartient pas aux plus beaux temps de l’art antique, mais les compositions qui la décorent se recommandent par l’énergie des mouvemens, par la variété, la vivacité des physionomies, et je conçois sans peine qu’un lauréat de vingt-deux ans, qui rêvait pour la sculpture une mission populaire, ait préféré les bas-reliefs de cette colonne à des œuvres plus pures, mais d’un accent moins pénétrant. Après cinq ans d’études assidues, David revenait en France, résolu à réaliser son projet : la prodigieuse fortune de Canova n’avait pas affaibli ses espérances de renommée. Il voulait arriver à la gloire par une autre route.

Cependant, avant de rien entreprendre, il désira voir les marbres d’Athènes placés récemment dans le Musée britannique. A l’exception d’un torse antique, débris d’un Hercule au repos, le Vatican ne possède rien qui se puisse comparer aux précieux fragmens rapportés en Angleterre par lord Elgin. David, en visitant le Musée britannique, comprit mieux encore tout ce qu’il y avait de contraire au génie de l’antiquité dans le talent de Canova. La Grande-Bretagne possédait alors un artiste éminent, un statuaire célèbre, dont les dessins pourtant sont plus estimés que les œuvres modelées. Les compositions de Flaxman, tirées d’Homère et des tragiques grecs, sont empreintes d’une grandeur vraie, d’une simplicité que les modernes ont rarement rencontrée. David, saisi pour lui d’une admiration sincère, sollicita ses conseils et fut durement éconduit. Le nom qu’il portait était pour Flaxman un sujet d’aversion; c’était le nom d’un régicide. Louis David avait envoyé Louis XVI à l’échafaud; Je sculpteur anglais refusa d’admettre dans son atelier un jeune homme qui avait suivi les leçons d’un tel maître et qui s’appelait comme lui. Le jeune pensionnaire se consola de sa mésaventure en retournant vers les marbres d’Athènes. On raconte qu’à cette époque, ayant presque épuisé ses dernières ressources, il fut obligé de chercher l’emploi de son ciseau comme il l’avait fait en arrivant d’Angers à Paris. On lui offrit une somme considérable, s’il voulait élever un monument à la mémoire de Waterloo. Il refusa cette offre injurieuse avec indignation, vendit ce qui lui restait et revint en France, n’emportant de l’Angleterre qu’un amer souvenir.

Son talent avait mûri. L’Italie, sans déranger ses premiers projets, lui avait enseigné le sens du passé; la Grèce, dont il venait d’admirer les débris au musée de Londres, lui avait révélé la beauté sous un aspect nouveau. Arrivé à l’âge de vingt-sept ans, initié par un travail assidu à la pratique matérielle de son métier, il flottait entre plusieurs conceptions, lorsque des amis s’employèrent activement pour le tirer d’embarras. Rolland venait de mourir, sans avoir eu le temps d’ébaucher complètement une statue de Condé, destinée au pont de la Concorde. David, comme son meilleur élève, fut chargé d’achever ou plutôt d’exécuter ce travail important. La figure de Condé jetant son bâton de commandement pour décider la victoire, que nous avons vue pendant plusieurs années à Paris, est aujourd’hui placée dans la cour d’honneur de Versailles avec les autres figures qui décoraient le pont de la Concorde. Ce n’est pas un des meilleurs ouvrages de David; on peut reprocher à la pantomime un peu d’emphase. Toutefois ce début devait appeler l’attention sur le jeune statuaire. La physionomie de Condé respire une héroïque ardeur, et le costume est traité avec une grande souplesse. Si plus tard l’auteur s’est montré plus habile, cette première statue permettait pourtant de prévoir que David se préparait à rompre avec les enseignemens de son premier maître, je veux dire avec les leçons du peintre des Sabines et de Léonidas.

Le tombeau du général Foy, placé dans le cimetière du Père-Lachaise, mérite une attention toute spéciale, parce qu’il marque dans la carrière de David un moment d’hésitation entre la tradition, qu’il voulait répudier, et le costume moderne, qu’il avait abordé franchement dans la statue de Condé. L’orateur guerrier, abrité sous un toit de pierre soutenu par quatre colonnes, ne porte ni l’uniforme de général ni l’habit de député. L’auteur avait trente-six ans lorsqu’il commença la composition de ce monument, qui comptera certainement parmi ses plus beaux ouvrages. Il avait déjà résolu de donner à la sculpture une mission populaire, mais il voulait préparer cette transformation et habituer peu à peu les regards de la foule aux lignes ingrates du costume de notre temps. Le général debout, dans l’attitude de l’orateur s’adressant à ses concitoyens, lève un bras nu, comme Démosthènes ou Cicéron. Il est vêtu à l’antique, et sans le caractère individuel et tout moderne de sa physionomie, on pourrait croire qu’il parle dans l’Agora ou le Forum. A ne considérer que la beauté des lignes, il est hors de doute que le parti adopté par David mérite des éloges unanimes. Le général Foy, drapé à l’antique, offre certainement un aspect plus harmonieux qu’un député vêtu d’un habit à collet droit; mais on peut se demander si la statue ainsi conçue s’accorde avec les bas-reliefs du piédestal, et je suis forcé d’avouer que tout homme de bonne foi résoudra cette question d’une manière négative. Parmi les bas-reliefs, en effet, il n’y en a qu’un seul dont le caractère se relie au caractère de la statue, celui qui représente le général à la tribune. Les députés, au lieu d’être assis sur les bancs de la chambre, se tiennent debout, et le manteau qui les enveloppe ne permet pas de savoir à quelle nation, à quel temps ils appartiennent. Toutes les têtes sont étudiées avec un soin scrupuleux, et je regrette qu’elles n’aient pas été moulées à part pour servir de documens historiques. La scène est pleine de grandeur; seulement elle n’a pas de date certaine, et, quand il s’agit de perpétuer la mémoire d’un citoyen illustre, l’absence de date certaine est un défaut grave. Les deux autres bas-reliefs ne méritent pas ce reproche. Nous y trouvons le costume moderne franchement accepté, librement reproduit. Je dis librement et non pas inexactement, car, dans ces deux compositions, David a compris la nécessité d’assouplir le costume de notre temps, mais il n’a répudié aucun détail. L’épisode militaire où le général conduit ses troupes à l’ennemi se recommande par l’élan et l’énergie. Le cheval est très beau, et le cavalier qui anime ses soldats attire tous les regards par la mâle expression de sa physionomie. Les grenadiers placés derrière lui attendent la mort de pied ferme, et défendent leur vie avec une ardeur intrépide. Le seul défaut qu’on puisse signaler dans cet épisode, c’est le trop petit nombre des personnages. C’est un coin de bataille, et le spectateur voudrait avoir devant les yeux une scène plus étendue. Il est vrai qu’en multipliant les personnages, l’auteur pourrait se trouver amené à multiplier les plans, c’est-à-dire à violer les lois, à dépasser les limites de la sculpture. Je n’atténue pas le danger; je crois pourtant qu’il y aurait eu moyen de concilier les exigences du goût et les exigences de la curiosité. Tel qu’il est, ce bas-relief militaire demeure très digne d’attention, car il est vivant, et parmi les œuvres de ce genre exécutées de nos jours il y en a bien peu qui méritent cet éloge.

A mon avis, le meilleur des trois bas-reliefs est celui qui représente les funérailles du général Foy. L’orateur à la tribune, le guerrier animant ses troupes au combat, bien que traités avec une rare habileté, ne produisent pourtant pas une impression aussi profonde que la scène des funérailles. Toutes les têtes expriment la douleur. Le corps du général, porté sur les épaules par les jeunes gens qui pleurent sa perte, en dit plus que tous les chants funèbres. Les assistans se disputent l’honneur de ce fardeau précieux. Si de la partie expressive ou poétique nous passons à la partie technique, nos regards ne sont pas moins satisfaits. Ici la date n’est pas douteuse; il n’est pas permis de se méprendre sur le temps où la scène se passe. Nous sommes en 1825. La plupart des personnages dont se compose ce bas-relief sont des portraits, comme dans celui qui représente le général Foy à la tribune. On remarque Victor Hugo et Prosper Mérimée, dont la renommée commençait dès-lors à grandir. Le frac, la redingote et le pantalon n’offraient pas à la sculpture d’abondantes ressources. David, pour se tirer d’embarras, a élargi les basques et les pans et multiplié les plis. A l’aide de cette légère tricherie, il a réussi à composer un ensemble qui, sans pouvoir se comparer pour l’harmonie aux œuvres du même genre que l’antiquité nous a laissées, dissimule pourtant la mesquinerie du costume moderne. C’est la réalité, mais la réalité largement interprétée. La scène est bien comprise et bien rendue. En consultant les souvenirs de notre jeunesse, nous retrouvons toutes les pensées, toutes les émotions que David a su exprimer avec tant d’éloquence. Les trente années qui nous séparent de cette funèbre journée n’ont pas affaibli la vivacité de l’image gravée dans notre mémoire, et nous devons louer la composition de David comme le tableau fidèle du deuil auquel nous avons assisté. La mort d’un grand citoyen pleuré par son pays, accompagné à sa dernière demeure par les regrets unanimes d’une foule éplorée, sera toujours pour la sculpture un très beau sujet. David en a religieusement accepté toutes les conditions, et les plus difficiles avoueront que les funérailles du général Foy ne pèchent ni par l’emphase ni par la monotonie. L’attitude des personnages est bien ce qu’elle doit être. Tous les visages, empreints d’une douleur vraie, conservent la simplicité que l’on ne doit jamais oublier. L’exagération était à craindre dans un tel sujet, et l’auteur a su l’éviter. Aussi je pense que de tous les tombeaux élevés par David, celui du général Foy est le mieux conçu.

Le tombeau du général Gobert, exécuté vingt ans plus tard, ne me paraît pas aussi heureux comme composition. Voici pourquoi : le général est représenté à cheval, et sous son cheval on aperçoit un Espagnol qui veut l’arrêter au péril de sa vie. Quel que soit le talent déployé par l’auteur dans ce groupe militaire, je ne puis m’empêcher de regretter le parti auquel David s’est arrêté. Cette action énergique n’est pas à sa place. Elle se comprendrait, elle serait admirée sur une place publique. Sur un tombeau, elle se comprend à grand’peine et perd une partie de sa valeur. Quand il s’agit de consacrer la mémoire des morts, le plus sage est de nous offrir leur image dans une attitude simple et calme; c’est dans les bas-reliefs du piédestal qu’il faut retracer les principaux épisodes de leur vie. Pour peu qu’on étudie les conditions de la sculpture appliquée à de tels sujets, il est difficile de ne pas arriver à cette conclusion : David, en composant le tombeau du général Gobert, a tout sacrifié à l’expression de la vie réelle. Il a voulu figurer sur le piédestal la résistance héroïque de l’Espagne à l’invasion française. Or je crois pouvoir affirmer que le groupe placé sur le tombeau non-seulement ne s’accorde pas avec sa destination, mais affaiblit l’effet des bas-reliefs. Dans cette œuvre, dont les mérites sont d’ailleurs nombreux malgré les objections que je viens d’exposer, l’auteur a nettement répudié tous les souvenirs de l’antiquité. Le général porte l’uniforme de son grade, l’Espagnol qui essaie de l’arrêter a le costume national; dans les épisodes militaires qui décorent les faces du piédestal, même fidélité. A ne considérer que le côté expressif, le tombeau du général Gobert soutiendrait la comparaison avec le tombeau du général Foy; mais si l’on étudie les détails, on ne peut mettre ces deux ouvrages sur la même ligne. Les bas-reliefs qui nous retracent la vie du général Gobert sont plutôt des esquisses hardiment conçues que des figures modelées d’une manière définitive, tandis que les trois compositions qui décorent le tombeau du général Foy sont traitées avec un soin religieux, et nous offrent des formes précises. Il est évident que dans les dernières années de sa vie David se préoccupait de plus en plus de l’effet poétique, et négligeait l’harmonie des lignes et la précision de la forme pour l’énergie de l’expression. Dans l’accomplissement de la tâche qu’il s’était proposée, il a fait preuve d’une rare puissance. Cependant je ne pense pas qu’on doive recommander comme un sujet d’étude le tombeau du général Gobert : dès qu’on demande au marbre ou au bronze l’expression de sa pensée, les intentions les plus hardies ne suffisent pas; il faut qu’elles soient fécondées par la réflexion, expliquées, c’est-à-dire développées par le travail de l’ébauchoir. Ces conditions se trouvent réalisées dans le tombeau du général Foy et méconnues dans le tombeau du général Gobert. Ce n’est pas, à Dieu ne plaise, que j’accuse le talent de David d’avoir fléchi dans ce dernier ouvrage : l’habileté de sa main n’avait rien perdu; mais, dans son désir de populariser la sculpture, il s’éloignait chaque jour davantage de l’idéal et de l’harmonie linéaire dont son art ne saurait se passer.

Si je ne consultais que le succès, je lui donnerais raison. Le tombeau du général Gobert a réuni en effet de très nombreux suffrages. Groupe et bas-reliefs sont admirés et souvent même loués comme le dernier mot de la sculpture. Pour moi, je crois rendre pleine justice à David en disant qu’il s’est trompé comme se trompent les hommes doués de puissantes facultés. Lors même qu’il faisait fausse route, il gardait l’attrait de son talent. Si les bas-reliefs qui ont séduit tant de spectateurs n’étaient que des projets, je les trouverais excellens, car ils indiquent fidèlement les épisodes que l’auteur a voulu retracer; mais je ne puis oublier qu’ils sont dès à présent ce qu’ils seront toujours, et cette pensée suffit pour conseiller la sévérité. David, malgré son ardent amour pour le travail, obéissait à son insu à ce puéril préjugé qui condamne la précision de la forme comme contraire à l’énergie, à la vérité de l’expression. A l’âge de trente-six ans, il n’avait pas encore fléchi devant cette idée vulgaire; vingt ans plus tard, entraîné par son désir de popularité, voulant multiplier ses œuvres pour répandre son nom chez toutes les nations de l’Europe, il ébauchait hardiment, et trop souvent n’achevait pas ce qu’il avait ébauché. Ce n’était pas défaillance, encore moins paresse, tous ceux qui l’ont connu se rappellent avec admiration son activité, sa persévérance. Il maudissait les courtes journées, et quand venait la belle saison, il ne perdait pas une heure. Il aimait son métier avec passion, et les années n’avaient pas attiédi son ardeur pour l’étude. Si plus d’une fois il a livré des ébauches pour des œuvres achevées, c’est qu’il voulait agir rapidement sur l’esprit de ses contemporains, c’est qu’il voulait consacrer la mémoire de tous les morts illustres, et que les plus longues journées suffisaient à peine à réaliser sa volonté. On ne peut songer sans étonnement au nombre des ouvrages signés de son nom. Guerriers, poètes, savans, papes et rois, tous ceux enfin qui ont laissé trace de leur passage par l’action ou par la pensée, pourvu qu’ils aient rendu quelque service à la liberté, lui semblaient appelés à poser devant lui. Dès que la mort frappait un homme célèbre, dès qu’une ville reconnaissante témoignait le désir d’éterniser par le bronze ou le marbre l’image d’un grand citoyen, d’un enfant glorieux, David s’offrait à réaliser ce pieux désir. Il ne faut donc pas nous étonner que plusieurs de ses œuvres soient demeurées imparfaites dans le sens littéral du mot, je veux dire inachevées. Eût-il vécu cent ans, le temps lui aurait manqué pour mener à bonne fin, pour exécuter avec précision, avec pureté tout ce qu’il a conçu. Malgré sa persévérance, il avait entrepris une tâche au-dessus de ses forces, au-dessus des forces humaines; il embrassait trop de choses pour les étreindre sûrement. Comme il s’était donné le rôle de Plutarque, il croyait de bonne foi que tous les hommes illustres de la France lui appartenaient. L’imagination la plus active, la main la plus habile n’auraient pu suffire à cette multitude de projets. Aussi, malgré les défauts que j’ai signalés dans le tombeau du général Gobert, et que je pourrais relever dans quelques ouvrages de la même époque, l’auteur demeure pour moi un des artistes les plus éminens de l’école française. Une volonté si énergique, exprimée sous tant de formes, obtiendra toujours ma déférence.

Les statues de Jean Racine et de Pierre Corneille, qui appartiennent à des époques diverses, peuvent, comme les tombeaux du général Foy et du général Gobert, servir à marquer les transformations qui s’étaient accomplies dans sa pensée entre son retour de Rome et la fin de la restauration. La statue de Racine, qui se voit aujourd’hui à La Ferté-Milon, est une conception majestueuse et sereine. Le poète, dans l’attitude de la méditation, est enveloppé d’un manteau, comme un personnage antique. Quoique le choix du costume ne soit pas justifié, c’est à peine si l’on y pense; la beauté du visage attire et enchaîne le regard du spectateur, si bien qu’on oublie la date de la figure et l’inexactitude de l’ajustement. Tout en respectant les portraits de Jean Racine venus jusqu’à nous, David paraît avoir songé en même temps au buste de Virgile qui se voit au musée du Capitole. En combinant ces deux natures, il a fait un ouvrage digne des meilleurs temps de la statuaire. La tête, modelée avec finesse, s’accorde très bien avec le caractère et le génie du poète. Élégance, douceur, méditation, tout se trouve réuni dans le masque de cette figure. Lorsque David conçut la statue de Jean Racine, il n’avait pas encore rompu d’une manière définitive avec les traditions de l’antiquité, et l’on sent, en contemplant cet ouvrage, qu’il tient compte de l’idéal, et ne veut pas le sacrifier à l’expression littérale de la réalité. Ceux qui mettent au-dessus de tout la vérité historique reprocheront à cette figure l’infidélité du costume, et le principe une fois admis, je serais obligé de leur donner raison; mais, sans contester l’importance de l’exactitude historique, je crois pouvoir placer le choix du costume après le choix des lignes et l’expression poétique. Aussi la statue de Racine me paraît-elle mériter les plus grands éloges, car elle est belle dans l’acception la plus élevée du mot, et si elle manque de vérité dans le sens historique, elle est vraie dans le sens philosophique. Elle représente avec une fidélité merveilleuse la nature des pensées dont le poète s’est nourri pendant toute sa vie. Il y a dans le visage plus de méditation que d’ardeur, et les œuvres du poète sont là pour attester que le statuaire ne s’est pas trompé. Devant cette vérité supérieure, toutes les objections de détail signifient peu de chose. L’image de Racine, telle que David l’a conçue, s’adresse à l’intelligence en même temps qu’aux yeux, et dans les arts du dessin ce sera toujours un signe de puissance. Les statuaires qui ne parlent qu’aux yeux, qui sacrifient aux détails de l’érudition la représentation de l’idée, n’occupent jamais dans l’histoire le même rang que les statuaires épris de la beauté intellectuelle et résolus à l’exprimer. Or, bien que David ait souvent négligé, souvent méconnu l’idéal, on peut affirmer qu’il en a tenu compte dans l’image de Racine. Il s’est pénétré de son génie, et s’est attaché à traduire l’impression qu’il avait reçue. L’accomplissement d’une pareille tâche n’est pas chose facile, et, lorsqu’elle est menée à bonne fin, l’auteur a droit aux suffrages de tous les gens de goût.

La statue de Pierre Corneille, placée à Rouen, est loin, à mon avis, de mériter les mêmes éloges que la statue de Racine, bien qu’elle se recommande par une habileté singulière. La tête et les mains sont modelées de manière à prouver que l’auteur connaît tous les secrets du métier; mais l’attitude de la figure manque de simplicité. Le poète est représenté, non pas méditant, mais composant, ce qui est fort différent, et la façon dont il tient son crayon n’est pas précisément naturelle. A parler franchement, le caractère théâtral de cette figure s’accorde assez mal avec ce que nous savons des habitudes de Corneille. Tous ses contemporains le représentent comme un homme ennemi de toute affectation, simple dans ses manières, ne cherchant jamais à se faire remarquer, si ce n’est par ses œuvres. La figure composée par David contredit quelque peu la figure esquissée par Fontenelle. Il est difficile de se représenter l’auteur de Cinna le jarret tendu, le bras droit abaissé sur la cuisse, traçant au crayon les pensées qui se pressent dans son cerveau. Chacun conviendra que c’est là, pour un poète qui compose, une attitude un peu gênante. Je reconnais avec empressement que toutes les parties du costume sont rendues avec une fidélité scrupuleuse, de manière à contenter les érudits. Quant au manteau jeté sur les épaules du poète, il me semble aussi difficile à justifier que le mouvement de la figure. Cependant il me reste à exposer une objection plus grave que toutes les précédentes. David, qui avant son départ pour Rome avait étudié l’anatomie avec Béclard, son compatriote, s’était passionné, dans les dernières années de la restauration, pour les doctrines de Gall et de Spurzheim. Son engouement pour la phrénologie explique le développement singulier qu’il a donné au front de Corneille; mais le goût et le bon sens réprouvent une telle exagération. En dépit de la phrénologie, le développement du front n’est pas le signe irrécusable du génie. Il faut encore reconnaître que ni Gall ni Spurzheim n’ont jamais rien avancé de pareil, et que la phrénologie sérieuse ne se prête pas à cette conclusion : elle s’attache à des rapports géométriques parfaitement indépendans de la hauteur du front. Or David a donné à Corneille, non pas le front d’un homme de génie, mais celui d’un hydrocéphale. L’espace compris entre la racine du nez et la naissance des cheveux est égal au reste du visage, ce qui ne s’est jamais vu chez un homme dont le cerveau est en bonne santé. Le masque du Jupiter Olympien, placé au musée du Vatican, satisfait aux conditions géométriques formulées par la phrénologie et ne ressemble guère au masque de Corneille. Nous devons regretter que David n’ait pas trouvé parmi ses amis un homme assez éclairé, assez franc, pour lui signaler cette méprise, car, malgré l’absence de simplicité, il y a beaucoup à louer dans cette figure. Le développement du front a quelque chose de monstrueux pour ceux qui connaissent la doctrine de Gall, et n’a rien de beau pour ceux qui l’ignorent. Y chercher le signe du génie, c’est dénaturer les données de la science et méconnaître d’ailleurs les lois de la beauté. Deux statues placées au Havre, Bernardin de Saint-Pierre et Casimir Delavigne, nous montrent David s’efforçant de plus en plus de donner à la sculpture un accent populaire. Si l’on ne s’attache qu’à l’exécution matérielle, ces deux ouvrages se recommandent par un égal mérite. Si l’on tient compte du bonheur de l’expression, la statue de Bernardin de Saint-Pierre est très supérieure à celle de Casimir Delavigne. On sait que l’auteur de Paul et Virginie était d’une beauté remarquable. Son visage, empreint d’une douce mélancolie, encadré dans une chevelure longue et soyeuse, excitait partout la sympathie et l’admiration. C’était donc pour la sculpture une excellente donnée. David, en modelant cette poétique figure, n’a répudié aucun détail du costume moderne, et il a su l’assouplir de façon à laisser voir la forme du corps. Le visage est plein de grâce et de majesté. Un sourire triste et indulgent erre sur les lèvres du vieillard. Il s’agissait d’exprimer son plus beau titre de gloire, de rappeler à notre pensée le livre qui assure la durée de son nom. Les rêves du savant sont à peine protégés par l’éclat et l’harmonie du style; la renommée du poète a seule survécu à ce grand naufrage. Quand les Études sur la Nature seront oubliées depuis longtemps, on lira encore avec émotion, avec enchantement, l’histoire de Paul et Virginie. Pour figurer ce touchant et gracieux ouvrage, David a placé aux pieds de Bernardin deux enfans nouveau-nés endormis dans un berceau fait de feuilles de palmier. Ces deux petites créatures, pour qui la vie vient de commencer, sont d’une beauté charmante, et révèlent le nom du poète aux mémoires les plus paresseuses. Ce berceau, où sommeille l’innocence, comptera sans doute parmi les conceptions les plus ingénieuses de l’art moderne. Il y a dans cette idée quelque chose de spontané qui s’adresse au cœur, et l’attendrissement du spectateur n’est pas une émotion passagère. Toutes les parties de cette conception vraiment poétique soutiennent victorieusement l’examen le plus attentif. Le regard se promène avec bonheur des enfans au vieillard et ne se lasse pas d’admirer la souplesse et la variété du travail. Le projet conçu par David est un projet heureux, et sa main n’a pas trahi sa volonté. Il a mis au service d’une intention excellente un savoir profond, une habileté consommée, et son œuvre est si naïve, qu’elle semble n’avoir rien coûté. En sculpture comme en poésie, c’est là un des plus beaux triomphes que l’auteur puisse souhaiter. Je regrette seulement que la statue de Bernardin ait été coulée en bronze. Je crois que la pensée de David aurait trouvé dans le marbre un interprète, sinon plus fidèle, au moins plus naturel. Le choix de la matière n’est pas indifférent, et le marbre fouillé par le ciseau exprime plus facilement que le bronze une idée gracieuse. Je sais que sous notre ciel pluvieux le marbre est exposé à de fréquentes et cruelles blessures. Cependant je persiste à croire que le carrare convenait mieux que le bronze à l’auteur de Paul et Virginie. Son mélancolique sourire aurait pris sous le ciseau une tendresse que le métal n’a pu lui donner.

La statue de Casimir Delavigne est loin à mes yeux de pouvoir se comparer à la statue de Bernardin de Saint-Pierre. Cette infériorité s’explique par deux raisons. En premier lieu, l’auteur des Messéniennes n’offrait pas à la sculpture autant de ressources que l’historien de Paul et Virginie; en second lieu, David, entraîné par son amour de la popularité, a sacrifié les lois de l’harmonie linéaire à l’expression d’une pensée patriotique, très louable assurément, mais traduite d’une manière malheureuse. Casimir Delavigne étreint le drapeau tricolore. En sculpture, un drapeau n’a rien qui puisse plaire aux yeux, et pour la pensée, lors même qu’il s’agit de rappeler les Messéniennes, il faut trouver un autre moyen. David a voulu dire sans doute que dans Casimir Delavigne le poète lyrique domine le poète dramatique. Admettons qu’il ait eu raison, et son avis trouverait de nombreux contradicteurs; admettons que l’ode sur Waterloo, l’ode sur Jeanne d’Arc soient très supérieures à l’École des Vieillards, aux Enfans d’Edouard : est-ce un motif suffisant pour représenter Casimir Delavigne étreignant le drapeau national? Il y a dans une telle conception quelque chose qui ne relève pas des arts du dessin, et qui demande un commentaire. Or un tableau, une statue qui ont besoin d’être expliqués, qui ne s’expliquent pas par eux-mêmes, sont nécessairement mal conçus. Je n’ai pas la prétention d’indiquer comment David aurait pu révéler sa préférence pour le poète lyrique; je me borne à dire que le drapeau me semble une invention malheureuse. La tête de Casimir Delavigne, entre les mains les plus habiles, ne pouvait devenir belle; aussi je ne m’étonne pas que dans la statue qui nous occupe, elle manque de grandeur et d’harmonie. Le front, bien qu’élevé, ne laisse pas deviner une intelligence très vive; les yeux sont tristes plutôt que pensifs, les pommettes saillantes. Avec de telles données, qu’il fallait respecter, le statuaire ne pouvait composer un visage imposant. C’est un portrait fidèle, très digne d’éloges assurément, mais qui ne se recommande que par l’habileté de l’exécution. Lors même que le drapeau serait supprimé, et cette élimination donnerait à la figure une simplicité qui lui manque, cet ouvrage n’offrirait pas un bien vif intérêt. Il faut accepter les choses pour ce qu’elles sont, et ne pas chercher à les transformer. Casimir Delavigne, qui a laissé dans notre littérature le souvenir d’un homme laborieux, dévoué à l’étude, parfois ingénieux, mais toujours dépourvu de grandeur, ne se prête pas à la sculpture. De quelque manière qu’on l’envisage, on ne trouve pas en lui ce que demandent le marbre et le bronze, un ensemble de lignes harmonieuses. Aussi je ne m’étonne pas que David n’ait pas réussi à composer une statue majestueuse avec l’auteur des Messéniennes. Abstraction faite du drapeau, que je n’accepte pas, je reconnais qu’il a traité avec beaucoup d’adresse les diverses parties de son œuvre. Les mains sont belles et modelées avec fermeté, le vêtement a de l’ampleur et de la souplesse. .Je crois vraiment que le statuaire a fait tout ce qu’il pouvait faire, mais on trouve rarement une tête aussi belle que celle de Bernardin de Saint-Pierre.

Avant d’aborder les ouvrages qui ont occupé David dans les dernières années de sa vie, il me semble important de rappeler deux charmantes figures, moins connues que bien des statues du même auteur qui sont loin d’offrir le même intérêt et la même pureté : je veux parler de la Jeune Fille au tombeau de Botzaris et de l’Enfant à la Grappe. La première de ces deux figures, donnée à la Grèce, aurait été mutilée, d’après le récit de quelques voyageurs, et vraiment ce serait grand dommage, car David n’a jamais rien fait d’aussi élégant. J’ai dit qu’il vantait Jean Goujon sans essayer de marcher sur ses traces. Cette jeune fille, malgré son élégance, n’a rien à démêler avec les naïades de la fontaine des Innocens. C’est une création ingénieuse et touchante, d’une simplicité qui rappelle les meilleurs temps de la statuaire; mais l’âge même de la figure prouve que David, en la composant, cherchait plutôt la vérité que la beauté. Elle n’a pas plus de douze ans, et sa puberté incomplète donne au torse et aux membres quelque chose d’un peu grêle. Cet âge indécis, qui n’est plus l’enfance et qui n’est pas encore la nubilité, est pour le statuaire une donnée difficile à traiter. David s’en est tiré à son honneur, et je crois même qu’il n’a jamais rien conçu de plus heureux ni de plus vrai. Dans l’étude et l’imitation de la nature, le ciseau ne peut aller plus loin; mais Jean Goujon n’a jamais traité une pareille donnée, parce qu’elle n’offre pas l’épanouissement complet de la beauté. Quant au mouvement de la figure, il s’accorde à merveille avec l’idée que David a voulu exprimer : l’enfance épelant le nom glorieux d’un héros. La jeune fille, à demi couchée, suit du doigt les lettres gravées sur le marbre tumulaire, et son visage exprime la curiosité. David a franchement accepté le caractère grêle de la nature à cet âge, et tous ses efforts se sont concentrés sur l’exactitude littérale de l’imitation. Sans approuver sa résolution, je dois dire qu’il a réussi au-delà des plus hardies espérances. S’il n’a pas fait à l’idéal toutes les concessions que le goût réclame, il a du moins modelé une figure d’une charmante ingénuité, dont toutes les parties révèlent un savoir profond. Les genoux et les malléoles sont un peu anguleux : ainsi le voulait la donnée choisie par l’auteur. Les omoplates dessinent leur forme au lieu de se laisser deviner; il fallait mettre les omoplates d’accord avec les genoux et les malléoles. Qu’on accepte ou qu’on répudie le parti auquel il s’est arrêté, on est obligé d’admirer son habileté. Il a surmonté avec bonheur toutes les difficultés d’un tel sujet, et parmi les statuaires contemporains de notre pays, je n’en sais pas un qui ait résolu un pareil problème. Ni l’antiquité, ni la renaissance n’ont essayé de représenter la puberté naissante. À ces deux époques, l’art voulait des formes achevées, ou du moins des formes empreintes d’un caractère précis, des enfans, des filles nubiles, des hommes arrivés à la virilité. Ainsi, dans le groupe du Laocoon, les fils du grand-prêtre n’ont pas le caractère de l’adolescence. Sans l’amoindrissement des proportions, ils se distingueraient à peine de leur père. Évidemment c’est une faute; mais cette faute ne blessait pas l’antiquité, qui dans l’art sacrifiait volontiers à la beauté toutes les autres conditions du sujet. La Jeune Fille au tombeau de Botzaris ne relève donc pas de la tradition : c’est une œuvre toute moderne, expression fidèle de la réalité, qui par ce mérite unique étonne et charme les connaisseurs.

L’Enfant à la Grappe, par la conception, sinon par l’exécution, se rattache aux souvenirs poétiques de la Grèce. La figure n’a guère que deux ans. Debout sur la pointe des pieds, elle essaie d’atteindre au fruit qu’elle convoite; ses bras sont tendus avec toute l’énergie que donne la gourmandise. Il y a sur la panse des amphores décrites par Théocrite, et que les pâtres se disputent en jouant de la flûte, des sujets dans ce goût simple et naïf. David n’a pas traité cette donnée avec moins de bonheur que la donnée précédente. Il a représenté l’enfance avec autant d’habileté que la puberté naissante. La poitrine et le ventre sont des prodiges de vérité. Au point de vue de la statuaire, l’Enfant à la Grappe est un choix mieux inspiré que la Jeune Fille au tombeau de Botzaris. J’ai déjà dit pourquoi David, avec une sagacité que nous devons louer, a reproduit tous les caractères de l’enfance et n’a pas tenté d’atténuer ce qu’ils ont de singulier pour l’ignorance. Ainsi le torse, pour des yeux qui ne sont pas familiarisés avec les modèles de cet âge, paraît trop long, les membres inférieurs semblent trop courts; mais c’est là précisément le vrai type de l’enfance. Et si j’énonce en toutes lettres cette prétendue singularité, c’est que je l’ai entendu signaler plus d’une fois comme un sujet de reproche. L’antiquité n’avait pas méconnu le type exprimé par David avec tant de fidélité. Il me suffit de rappeler l’’Hercule enfant que nous avons au Louvre. Je pourrais citer un bas-relief qui se voit à Reims sous la voûte de la porte de Mars, et qui représente Rémus et Romulus allaités par la louve. Dans ces deux ouvrages, la longueur relative du torse et des membres inférieurs s’accorde avec la nature. Ce qu’il faut louer sans réserve dans l’Enfant à la Grappe après la simplicité de la donnée, c’est la vérité de la pantomime. Les yeux et la bouche expriment la gourmandise, et tout le corps tendu vers le fruit envié s’associe à l’expression du même sentiment. Les éloges nombreux et légitimes accordés à cette figure ont fait croire à quelques esprits peu clairvoyans que dans la statuaire le choix du sujet importe peu, et que tout dépend de l’exécution. C’est une erreur facile à réfuter, car dans cette admirable composition la simplicité de la donnée n’a pas moins de valeur que la précision de la forme. Qu’une telle donnée n’ait pas coûté de longues méditations, que l’auteur n’ait eu qu’à regarder son enfant essayant ses forces pour contenter sa gourmandise, je le crois volontiers. Le choix de cette donnée n’en est pas moins une preuve de goût, puisque cet épisode de la vie de famille se prête merveilleusement au développement de la forme. Il est vrai que, pour en tirer parti, pour lui donner de l’importance, il faut posséder une main très habile en même temps qu’un œil très attentif. Pour traiter un sujet complexe, l’habileté de la main n’est pas moins nécessaire; seulement l’œil est souvent moins sévère, parce que l’intelligence ne saisit pas aussi vite l’intention de l’auteur.

Le Philopœmen placé aux Tuileries est peut-être l’ouvrage où se révèle avec le plus d’évidence le savoir profond acquis par David pendant les premières années de son séjour à Paris. Ses études anatomiques, poursuivies avec persévérance sous la direction de Béclard, l’avaient préparé à la composition de cette figure. Si l’on pouvait, en regardant une statue, oublier un instant l’importance de la beauté dans les arts du dessin, on accorderait à ce Philopœmen des éloges sans réserve, car le torse et les membres du guerrier sont modelés avec une fermeté magistrale. Le visage exprime à la fois la souffrance et la résolution. A ne considérer que le côté scientifique de l’exécution, il semble difficile de trouver dans cette œuvre le sujet d’un reproche, ou même d’une objection; mais l’importance de la beauté ne peut s’effacer de notre souvenir, et nous sommes forcé de reconnaître que si le Philopœmen se recommande par une rare habileté, il ne satisfait pas aux conditions de l’harmonie linéaire. L’action choisie par l’auteur est fidèlement exprimée, le mouvement du héros qui arrache le 1er de sa blessure est pleinement justifié; cependant cette figure ne saurait être proposée pour modèle. Malgré tous les mérites que je viens de signaler, elle ne contente pas le regard des connaisseurs; elle est vraie sans être belle. Or je pense, malgré la nature de l’action choisie, qu’il ne fallait pas séparer la vérité de la beauté. Vainement viendrait-on me dire qu’un tel sujet ne se prête pas à f élégance, que l’auteur a bien fait de tout subordonner à l’énergie de l’expression. Non-seulement cet argument n’ébranlerait pas ma conviction, mais pour convertir mes contradicteurs, je n’aurais qu’à citer le Gladiateur mourant du Capitole, où se trouve résolu le problème de l’harmonie linéaire et de la douleur vivement exprimée. Cette figure assurément ne pêche pas par la froideur, et cependant elle charme par son élégance. Dans le Philopœmen de David, tout est sacrifié à l’action. Les deux bras, presque parallèles, sont le premier défaut qui frappe les yeux. Je ne puis blâmer la flexion de la jambe droite, puisqu’elle est non-seulement indiquée, mais commandée par l’avulsion du javelot; mais on peut adresser à toute la figure un reproche plus grave, c’est de manquer d’élévation. Si la forme réelle est fidèlement rendue, si l’on retrouve sans peine dans la nature tout ce que le marbre offre à nos yeux, il n’est pas moins vrai que ni le torse ni les membres n’appartiennent au style héroïque; or la donnée prescrivait le style héroïque. Les détails sont trop nombreux, et les grandes divisions musculaires que nous admirons dans les débris de l’art grec ne sont pas assez franchement accusées. En un mot, le Philopœmen, excellent si l’on ne tient compte que de l’imitation, laisse beaucoup trop à désirer sous le rapport de la conception. Il ne suffit pas en effet de reproduire habilement toutes les parties du modèle vivant, il faut d’abord choisir un beau modèle, et dans la composition de cette figure David a négligé le dernier point. Il a demandé au maniement de l’ébauchoir ce qu’il aurait dû demander à la réflexion. Ayant devant lui un modèle vivement accentué, il a cru qu’il ne devait rien chercher au-delà. Malgré les nombreux suffrages qu’a réunis cette figure, je crois qu’il s’est trompé. De quel côté sont venues les louanges? Qui a proclamé, qui a célébré le mérite du Philopœmen? Les hommes étrangers aux secrets du métier, qui n’ont jamais entrevu les difficultés de l’imitation, sont demeurés assez indifférens; l’expression énergique et vraie du visage ne les a guère émus, ce qui s’explique sans peine par la nature du sujet : l’action représentée par le statuaire est ignorée du plus grand nombre. Les éloges sont venus de ceux qui ont étudié, qui connaissent la forme humaine, qui ont tenté de l’imiter, qui savent à quel prix on réussit dans une pareille tâche. Les hommes du métier ont vanté très justement l’habileté technique de David; ils n’ont pu vanter l’élévation poétique de son œuvre, et sans élévation poétique, il est impossible d’agir sur la foule. Si le Philopœmen charmait le regard, la foule voudrait savoir et saurait bientôt ce qu’il a fait, pour quelle cause il a combattu, pour quelle cause il a souffert. Comme les lignes de cette figure n’attirent pas ses yeux, il est tout naturel que sa curiosité ne soit pas excitée. La plupart des promeneurs ignorent la vie de Philopœmen, et ne tiennent pas à la connaître; si l’œuvre de David était belle en même temps que vraie, ils changeraient de sentiment.

J’ai dit que cette figure ne doit pas être proposée pour modèle, et je crois facile de justifier mon opinion. Cependant je ne voudrais pas laisser croire que le Philopœmen n’est pas à mes yeux un ouvrage très digne d’attention, très digne d’étude. Quoique David, en le composant, n’ait songé qu’à l’imitation, quoiqu’il ait négligé toute la partie poétique de son art, cette figure occupera toujours un rang très élevé dans l’école française. L’imitation poussée à ce point révèle un tel savoir, une telle persévérance, que, sans dispenser de l’invention, elle excite la sympathie de tous les esprits studieux. Elle ne remplace pas l’élévation du style, mais elle atténue les regrets que nous inspire l’oubli de cette condition impérieuse. Si la main qui a modelé cette figure eût été guidée par une imagination éprise de la beauté, nous aurions un chef-d’œuvre. La beauté manque, il nous reste une imitation fidèle et savante du modèle vivant. En étudiant le Philopœmen, les jeunes statuaires apprendront en même temps jusqu’où peut aller l’habileté technique, et combien elle est insuffisante lorsqu’on la sépare de l’invention et de l’élévation du style. Ils ne peuvent espérer de se montrer plus habiles; c’est une raison de plus pour s’attacher à l’invention, pour choisir avant d’imiter, pour concilier l’harmonie linéaire avec la vérité de l’expression. C’est à cette condition seulement qu’il leur sera donné d’émouvoir. Aux sujets héroïques le style héroïque. Tous ceux qui l’oublieront produiront des œuvres incomplètes. Le Philopœmen ne laisse aucun doute à cet égard; c’est un argument sans réplique. L’imitation n’ira jamais plus loin, jamais la nécessité de l’invention ne sera mieux démontrée.

Le fronton du Panthéon a soulevé plus d’une objection. Cependant, si ce n’est pas un ouvrage à l’abri de tout reproche, c’est une composition qui témoigne d’une rare habileté. Le plus grave reproche qu’on ait adressé à David, c’est d’avoir choisi tous ses personnages, à l’exception d’un seul, parmi les hommes du XVIIIe siècle. Cette accusation n’est pas sans valeur, et doit être prise en considération. La légende inscrite au fronton : aux grands hommes la patrie reconnaissante, conseillait en effet de ne pas restreindre au siècle dernier le choix des personnages. Que le XVIIIe siècle, malgré les attaques nombreuses dirigées contre lui depuis quelques années, doive compter parmi les plus glorieux de notre histoire, ce n’est pas moi qui le contesterai. Je ne comprends pas même qu’on ait essayé de mettre en doute la grandeur de ses vœux et la légitimité de ses conquêtes. Le maudire, c’est tout simplement nier le progrès et demander la résurrection du passé. Toutefois, quelle que soit l’importance du XVIIIe siècle, il ne convient pas d’omettre, même dans un fronton, les siècles qui l’ont précédé. La France ne commence pas avec l’Encyclopédie, avec la constituante. Je m’explique sans peine la préoccupation de David. La date de son œuvre nous dit assez clairement quelle était sa pensée. La branche aînée des Bourbons venait de tomber après une lutte obstinée soutenue pendant quinze ans contre l’esprit nouveau, contre les principes de 89. Il faut donc voir dans le fronton du Panthéon une protestation de l’esprit nouveau contre la résurrection du passé. Reste à savoir si la sculpture peut sans danger pour elle-même s’attribuer un rôle politique. Pour ma part, je ne le crois pas, car une pensée de cette nature gravée dans la pierre, comprise sans effort des contemporains, devient facilement obscure pour les générations suivantes. Les partis disparaissent, la sculpture demeure, et le fronton a besoin de commentaires. Il est plus sage de laisser à la parole le soin de démontrer que le passé ne peut revivre. A chacun sa tâche, à chacun son rôle. Aux orateurs, aux écrivains la défense de l’esprit nouveau; aux statuaires, la représentation des grands hommes qui ont servi la patrie de leur plume ou de leur épée, des magistrats intègres, des savans dévoués, des hommes d’état pénétrés de leurs devoirs, sans acception d’époque, sans préoccupation de parti. La pierre, qui résiste aux morsures du temps et transmet aux générations futures l’expression de la reconnaissance publique, doit parler autrement que l’orateur; David ne s’en est pas souvenu, peut-être même l’a-t-il toujours ignoré. En limitant le choix de ses personnages au XVIIIe siècle, il obéissait fidèlement à la pensée qui avait pris possession de son esprit pendant son séjour à Rome. Il avait rêvé pour son art un rôle populaire, un rôle politique; il défendait à sa manière les principes de 89, parce que ces principes ralliaient toutes les espérances, tous les vœux de la génération nouvelle. Je crois sincèrement qu’il s’est trompé, mais sa méprise est facile à expliquer pour nous, qui ne sommes séparés de la composition de son œuvre que par un espace de vingt ans.

Le reproche une fois admis, et je ne pense pas qu’on puisse le réfuter, on se demande comment David aurait exprimé la reconnaissance du pays pour tous les grands hommes qui l’ont honoré. La question posée dans ces termes serait insoluble : aussi n’essaierai-je pas de la discuter. Si l’on veut prendre la peine de l’envisager sérieusement et d’en pénétrer le sens général, on la voit bientôt se simplifier. Qu’on s’élève au-dessus des préoccupations de parti, et l’équité devient facile. Charlemagne et saint Louis, qui n’avaient pas deviné les principes de 89, ont pourtant fait beaucoup pour la France. Richelieu et Colbert ont des droits à la reconnaissance du pays, quoiqu’on ne puisse louer le caractère libéral de leur volonté. A l’époque où ils vivaient, s’ils avaient rêvé pour la France ce que souhaitaient Turgot et Necker, ils n’auraient pas été compris. Chercher dans le passé l’image du présent, c’est la plus sûre manière de n’y rien comprendre et de le condamner injustement. Chaque siècle a son rôle, et quiconque l’oublie doit renoncer à parler des personnages historiques. L’esprit moderne vaut mieux que l’esprit du moyen âge : qui pourrait en douter, sans s’exposer à la raillerie de tous les hommes de bon sens? Cependant, pour comprendre l’esprit du moyen âge, il faut, par un effort de pensée, oublier un instant l’esprit moderne. La législation de Charlemagne et de saint Louis, qui nous semble oppressive, était libérale pour les IXe et XIIIe siècles. On peut dire, sans épigramme, qu’elle marque le progrès de la justice vers l’équité. C’en est assez pour mériter la reconnaissance de la nation. Je n’exige pas que le sculpteur chargé de composer un fronton pour le Panthéon étudie comme un historien, comme un philosophe, l’esprit du moyen âge et l’esprit moderne : son temps est pris par d’autres soins; mais les idées que je viens d’indiquer sont au fond de tous les esprits qui attachent quelque importance à la signification du passé. David, pour les mettre en œuvre, n’était pas obligé de les découvrir par lui-même. Il n’aurait eu qu’à consulter les hommes qui connaissent et savent interpréter les siècles révolus. Quelques heures d’entretien auraient suffi pour l’éclairer, pour l’édifier. Il n’a pris conseil que de lui-même, et je ne m’étonne pas qu’il se soit fourvoyé dans une question dont les termes ne lui étaient pas familiers. Malgré son ardeur pour l’étude, il n’avait pas réussi à combler les lacunes de son éducation première. Les travaux techniques de sa profession ne lui laissaient pas assez de loisir pour apprendre par lui-même ce que son père n’avait pu lui enseigner. Il embrassait avec ardeur les idées qui lui semblaient vraies, et ne prenait pas toujours le temps d’en éprouver la vérité, ou d’en mesurer la portée. Par les traditions de sa famille, par ses amitiés, il se sentait entraîné vers les principes de 89, et son admiration pour la constituante le rendait injuste et dédaigneux pour les siècles précédens.

Toutes les objections que je viens d’exposer ne concernent que la composition du fronton. Je n’ai pas essayé d’en atténuer la gravité, car lorsqu’il s’agit d’un artiste aussi éminent que David, l’extrême justice est sans dangers. Si la partie philosophique de ce grand ouvrage laisse beaucoup à désirer, en revanche l’exécution des figures étonne tous les hommes du métier par la hardiesse et la fermeté. Il n’y a pas une tête qui soit traitée avec négligence; c’est une suite de portraits excellens. Parmi ces personnages, un seul, je l’ai dit, appartient à l’ancienne France, c’est Fénelon. Quoique j’admire sincèrement les idées libérales répandues dans le Télémaque, malgré ma sympathie pour le gouvernement de Salente, qui passe à bon droit pour une critique du gouvernement de Louis XIV, j’ai peine, je l’avoue, à m’expliquer la présence de Fénelon. Bien d’autres avant lui ont aimé, ont défendu la liberté. S’il mérite de figurer parmi les précurseurs de la constituante, il n’est point seul à mériter cet honneur. A part cette singularité, toutes réserves faites en faveur de l’équité historique, on peut, on doit louer le côté plastique du fronton. La figure de la France distribuant des couronnes à ses plus glorieux enfans est grande et belle. La tête pleine de sérénité, la bouche largement modelée, le regard majestueux et bienveillant, font de ce personnage, qui domine la composition tout entière, une des œuvres les plus imposantes et les plus vraies de la sculpture moderne. On peut citer les bras de la France comme des morceaux à l’abri de tout reproche. La division adoptée par David me paraît ingénieuse et sensée : à droite, les hommes d’action, les guerriers; à gauche, les hommes de science, les philosophes, les magistrats. Rousseau et Voltaire sont finement caractérisés; Malesherbes, j’en conviens, plairait davantage, si l’auteur ne se fût avisé de le coiffer d’un bonnet carré. On aura beau me dire que cette coiffure est le signe distinctif de la magistrature, je ne me rendrai pas à cet argument. Ce qui demeure évident pour moi, c’est que le bonnet carré de Malesherbes produit une impression désagréable, et qu’il eût mieux valu le représenter tête nue. Monge, Laplace, Condorcet, Cuvier, ne sont pas traités avec moins d’habileté que Rousseau et Voltaire. Toutes ces physionomies sont empreintes d’un caractère individuel, et l’on voit que l’auteur n’a rien abandonné au caprice. Il a recueilli pour chaque figure de nombreux documens et les a mis en œuvre avec une fidélité scrupuleuse. Ceux qui ont pu contempler de près toutes ces têtes, d’une exécution si savante, quand l’échafaudage n’était pas encore enlevé, savent avec quelle sagacité l’auteur a sacrifié, je veux dire simplifié, tout ce qui ne devait pas être aperçu d’en bas. Il avait franchement accepté les conditions de la sculpture monumentale. Aussi tout ce qu’il a voulu montrer s’aperçoit sans peine, malgré l’espace considérable qui sépare le fronton de l’œil du spectateur. Le général Bonaparte, Desaix, Hoche, Marceau, étudiés avec le même soin que les figures de gauche, rendus avec le même bonheur, prouvent que David attachait la plus haute importance à la perfection plastique de cet immense ouvrage. Après avoir semé son nom dans toutes les grandes villes de France, il s’agissait pour lui de le graver en caractères ineffaçables au fronton du Panthéon. Cette glorieuse ambition n’a pas été déçue : l’apothéose des grands hommes couronnés par la patrie sera certainement pour les générations futures, comme pour la nôtre, un des plus solides fondemens de la renommée de David. Si la conception, en effet, ne peut être approuvée par ceux qui connaissent notre histoire, si les personnages réunis autour de la France n’offrent aux spectateurs qu’un enseignement incomplet, la beauté, la variété des têtes suffisent à captiver l’attention. Le costume moderne, accepté par David dans toute sa vérité, est devenu sous sa main quelque chose de souple et d’élégant. Sans rien dénaturer, il a trouvé moyen de plaire aux yeux de la foule et de contenter les érudits.

Le problème résolu par David dans le fronton du Panthéon n’est pas de ceux qui attirent les artistes vulgaires. Les difficultés que présente à la sculpture l’uniforme de nos armées auraient découragé un homme moins résolu, et les personnages militaires n’auraient pas de date certaine. Monge, Laplace et Cuvier ne se prêtaient pas plus facilement au travail de l’ébauchoir. David a compris en cette occasion la nécessité d’exprimer sans restriction tous les détails de la réalité, et cette conviction lui a porté bonheur. S’il eût adopté en effet un parti différent, s’il eût essayé de corriger, d’altérer le costume moderne, sa composition n’aurait pas de caractère historique. Je crois donc que le parti choisi par lui était le plus sage. Une pensée dominait son esprit : agir sur la foule et lui rappeler les souvenirs glorieux de 89, les grands principes débattus par la constituante, les victoires remportées par les soldats de la France nouvelle. Pour réaliser une telle pensée, la fidélité du costume était indispensable. En pareil cas, les conditions de l’harmonie linéaire doivent fléchir devant les conditions morales imposées à l’auteur. Je me hâte d’ajouter que David, malgré la fidélité du costume, n’a pas offert à nos regards un ensemble de lignes que le goût réprouve. Si l’on consent à se placer à son point de vue, on arrive à penser qu’il a fait tout ce qu’il pouvait faire. Sans doute le but qu’il se proposait n’était pas la vérité même, il n’avait pas compris d’une manière assez large la destination du Panthéon; mais ce but une fois accepté, la justice nous oblige à dire que David l’a touché.

Les bustes de David ont acquis depuis longtemps une célébrité européenne, et le mérite de ces ouvrages est facile à démontrer. Ils ne se recommandent pas tous par la même pureté, la même simplicité; il n’y en a pas un où ne se révèle une singulière puissance de modelé, pas un qui n’intéresse et n’enchaîne l’attention par un accent individuel. Dans cette série si variée figurent des hommes illustres de toutes les nations, et l’on peut affirmer, sans crainte d’être démenti, que personne parmi les sculpteurs contemporains n’a réussi comme David à exprimer le caractère par la physionomie. Il avait fait du masque humain une étude approfondie, et saisissait avec une rare sagacité tous les signes de la passion ou de la pensée. Les bustes de Chateaubriand et de Béranger, de Bentham et de Fenimore Cooper, sont des œuvres accomplies, et je crois difficile non-seulement de les surpasser, mais de les égaler. Malheureusement l’auteur de ces admirables portraits a voulu pousser trop loin l’interprétation des caractères individuels, et son engouement pour la phrénologie a plus d’une fois égaré sa main. Pour justifier le reproche que je viens d’énoncer, il me suffira de citer les bustes de Goethe et de Victor Hugo. En modelant ces deux derniers portraits, David a donné au front une telle importance, un tel développement, que toute l’ordonnance du visage en est troublée. Et comme la tête de Goethe est trois fois grande comme nature, celle de Victor Hugo deux fois au moins, les dangers de la phrénologie appliquée à la statuaire frappent les yeux des ignorans aussi bien que ceux des hommes éclairés. Les ignorans s’étonnent et se récrient sans deviner l’origine de leur mécontentement, les hommes éclairés signalent sans hésiter la cause de leur déplaisir. Au fond, c’est toujours le même avis; c’est toujours au développement exagéré du front qu’il faut rapporter la singularité de ces deux ouvrages. Le défaut que j’indique est d’autant plus regrettable, que les bustes de Goethe et de Victor Hugo se recommandent d’ailleurs par une grande finesse d’exécution. Si le front était ramené aux proportions que le bon sens avoue, ils exciteraient, je n’en doute pas, une admiration unanime. Les yeux et la bouche sont traités avec un savoir profond; mais il est trop évident que la phrénologie a passé par là. David, dont le regard était si pénétrant, la main si docile, après avoir modelé fidèlement ce qu’il voyait, a tout à coup changé de méthode pour exprimer ce qui lui semblait nécessaire au lieu de ce qu’il avait aperçu. Comment concilier Faust et Notre-Dame de Paris avec un front pareil à ceux que nous voyons? La phrénologie, telle du moins que David la concevait, voulait pour de telles œuvres un front colossal, et la main de l’auteur a docilement reproduit l’erreur de sa pensée. Les portraits de Tieck et de Rauch sont plus simplement conçus. Ceux de Berzélius et d’Arago méritent le même éloge. En somme, dans cette galerie si nombreuse, malgré les fautes que j’ai relevées, l’admiration trouve à s’exercer librement, et l’Europe à cet égard est du même avis que la France.

Quelques médaillons aussi grands que nature, ceux de Casimir Périer, de Gohier, de Rouget de Lisle, sont à bon droit considérés par les connaisseurs comme des modèles de précision et de vérité. Taillés dans le marbre, traités largement, ils ne laissent rien à désirer sous le rapport de la souplesse et de la vie. Les médaillons en bronze, qui se comptent par centaines, sont tout au plus tiers de nature. Je me souviens d’avoir lu quelque part qu’ils étaient au nombre de cinq cents, et tous aussi farauds que le modèle réel. Une telle collection suffirait à fondre l’artillerie d’un vaisseau de ligne, et l’homme d’esprit qui a commis cette bévue s’est laissé emporter trop loin par sa fantaisie. Au reste, cette méprise en compense une autre qui n’a jamais été relevée. L’écrivain ingénieux et morose qui se plaignait avec amertume de la camaraderie littéraire faisait des médaillons de David des portraits de poche. Or tous ceux qui les ont vus savent qu’ils trouveraient difficilement place même dans la poche d’un gilet de l’ancienne cour. La vérité se trouve entre ces deux exagérations. A proprement parler, ces médaillons ne sont que des esquisses; mais les traits caractéristiques de chaque physionomie sont aussi vivement, aussi fidèlement rendus que dans une œuvre de longue haleine. Modelés en cire ou en terre, le plus souvent dans l’espace de trois ou quatre heures, la rapidité du travail n’y a laissé aucune trace. Les détails sont négligés, et la prestesse de l’exécution n’enlève rien à l’harmonie du visage. Sous le rapport de l’expression, ils peuvent se comparer aux meilleurs bustes de l’auteur, et par bonheur ils n’ont rien à démêler avec la phrénologie. Dans cette galerie familière, tout est fait d’après nature, rien n’est livré au caprice, rien n’est altéré par les données mal comprises d’une science nouvelle. La laideur même est respectée, mais sous la main de David elle s’éclaire du rayonnement de l’intelligence et ne blesse plus les yeux. Presque tous les modèles ont posé; aussi ces portraits peuvent-ils être consultés en toute sécurité. Quelques médaillons pourtant sont exécutés d’après des dessins ou des miniatures; je citerai ceux de Kléber, du général Bonaparte, d’après Guérin de Strasbourg, admirables tous deux, celui de Byron, d’après un croquis de Lawrence, qui n’est pas aussi bien venu. Chose digne de remarque, dans cette série si nombreuse on compte à peine quelques noms de femmes, et les portraits féminins laissent beaucoup à désirer. David avait besoin de plans vivement accentués pour travailler à son aise. L’élégance et la grâce ne trouvaient dans son ébauchoir qu’un interprète infidèle. Ses études habituelles expliquent facilement cette lacune de son talent. Comme il s’adressait de préférence aux noms populaires pour établir la popularité de son nom, il avait dû négliger le masque féminin, et quand il a voulu s’en occuper, il n’a pas fait tout ce qu’on pouvait attendre de son habileté. Il n’y a pas lieu de s’en étonner, je crois même qu’il n’était pas malaisé de le prévoir. Quant à ses autres médaillons, ils seront toujours estimés comme des esquisses hardies, comme des souvenirs précieux, car ils expriment aussi nettement les habitudes de l’intelligence que les traits du visage, et combien de portraits méritent cette louange?

David est mort le 5 décembre 1855. A-t-il réalisé le vœu qu’il avait formé dès sa jeunesse? A-t-il donné à la statuaire le rôle qu’il avait rêvé pour elle? Si l’on ne consultait que la popularité de son nom, on pourrait dire que son espérance a été comblée; mais, si l’on examine avec attention comment et à quel prix il a conquis cette popularité, il est permis d’affirmer qu’il n’a pas réussi dans son entreprise. Malgré son habileté prodigieuse, il ne lui était pas permis de changer les conditions de son art, et, pour l’accomplissement de son projet, il aurait fallu que ce privilège lui fût accordé. Il a répudié la tradition dans la seconde moitié de sa vie, pour se dérober à toute comparaison et donner au marbre et au bronze un accent tout nouveau. C’était une première faute, car il y aura toujours profit, même pour les plus habiles, à consulter les œuvres des maîtres. Vouloir ne relever que de soi-même est une prétention que le bon sens désavoue. Il s’est jeté dans l’étude exclusive de la nature, et dans ce champ, qui n’embrasse pas l’art tout entier, il a fait preuve d’une rare finesse. La pénétration de son regard, la dextérité de sa main auraient fait de lui un statuaire accompli, si, pour se placer au premier rang, il suffisait de bien voir et de bien imiter. Quant à la beauté proprement dite, qui se compose du choix des formes et de l’harmonie linéaire, je ne crois pas me tromper en disant qu’il ne s’en est jamais préoccupé. La nature était le seul conseiller qu’il interrogeait, et comme dans la nature tout n’est pas beau, comme pour choisir il faut délibérer, comme une heure de réflexion ramène aux maîtres de l’art, guides sûrs et fidèles, et que David avait rompu avec la tradition, il était condamné à ne produire que des œuvres d’une beauté incomplète. En suivant la route qu’il s’était tracée, était-il possible d’aller plus loin? Je ne le pense pas. Résolu à se renfermer dans l’imitation pure, il a épuisé cette donnée. Il ne comprenait pas la vie sans le mouvement, et sacrifiait tout à l’expression de cette conviction. L’élégance des formes le touchait moins que les signes de la force, et cette préférence explique pourquoi ses meilleurs ouvrages étonnent plus souvent qu’ils ne charment. L’œil contemple avec une avide curiosité toutes les parties du modèle vivant, imitées avec une adresse qui ne sera jamais surpassée. La curiosité une fois satisfaite, on se prend à regretter qu’une main si habile n’ait pas été guidée par un goût plus sûr et plus délicat, que tant de savoir ait été dépensé avec si peu de discernement, et le regret que j’exprime ici, je l’ai entendu exprimer par les admirateurs les plus sincères devant le Philopœmen, tant il est vrai que l’imitation pure n’est pas le dernier mot de l’art. Le dédain de la tradition, au lieu d’agrandir la tâche du statuaire en lui laissant plus de liberté, comme le pensait David, la rétrécit infailliblement. Négliger les conseils des maîtres et n’interroger que la nature signifie, pour tout homme qui veut prendre la peine de réfléchir, retour aux premiers temps, à l’enfance de l’art. La statuaire et la peinture ont débuté par l’imitation. Tant qu’elles ne rêvaient rien au-delà, elles n’avaient pas atteint leur maturité. Les tympans, la frise et les métopes du Parthénon, l’École d’Athènes et le Jugement dernier, expriment de la manière la plus éclatante l’alliance de l’imitation et de l’idéal, en d’autres termes l’obéissance de la main à la pensée. Rompre cette alliance, ordonner à la main de traduire le témoignage des yeux, ce n’est pas, comme on le croit, aller en avant, mais revenir au point de départ. Engagé dans une fausse voie, David a perdu de vue le but suprême. En parlant ainsi, je n’entends pas contester la valeur de son talent : j’ai discuté avec trop de soin le mérite de ses principaux ouvrages pour qu’on m’accuse de dénigrement. Ce qui demeure établi pour moi, c’est que pour toucher le but, il faut à la fois interroger la tradition et la nature. La première sans la seconde mène à l’immobilité; la seconde sans la première ne peut enfanter que des œuvres prosaïques. Bien voir est sans doute un point important; cependant le regard le plus perçant, la main la plus adroite ne dispensent pas de l’étude des maîtres. C’est pour avoir négligé leurs conseils, pour avoir rompu avec eux, que David n’a pas réalisé toutes les espérances qu’il avait données. Il a conquis toute la popularité qu’il pouvait souhaiter. Son ambition était pleinement satisfaite, mais il n’a pas conquis parmi les statuaires le rang auquel il avait le droit d’aspirer. S’il n’eût pas dédaigné le passé, s’il eût choisi pour l’expression de sa pensée une langue toute faite et consacrée par des monumens immortels, au lieu de chercher une langue nouvelle, moins populaire peut-être, moins vantée par la foule, il serait plus grand pour les esprits d’élite, et son nom parviendrait plus glorieux aux générations futures. Il comptera certainement parmi les premiers statuaires de son temps. Pour obtenir l’approbation de la postérité, il aurait fallu réunir la beauté de la forme à la fidélité de l’imitation.


GUSTAVE PLANCHE.