Peaux-Rouges et Peaux-Blanches/Chapitre 11

Calmann-Lévy, éditeurs (p. 153-166).


CHAPITRE XI

LE BLESSÉ


La nuit était noire, profonde ; — noire comme la tombe, profonde comme l’immensité. Des sons lamentables emplissaient l’air : c’était l’aboiement des chiens, auquel répondait le hurlement sinistre des loups ; puis, c’était le meuglement mélancolique des bœufs, auquel se mêlaient, par brusques, par violentes rafales, les sifflements de la bise. Et, faisant la basse dans ce sinistre concert, le lac Supérieur broyait, avec un formidable fracas, ses ondes aux grèves rocheuses de l’archipel des Douze-Apôtres.

Un grand éclair violacé déchira tout à coup les ténèbres.

À son éclat passager, mais intense, on eût pu voir une Indienne qui, rapidement, furtivement, traversait la cour du fort La Pointe.

Pour n’être point observée, sans doute, elle glissait le long de la haute palissade dont la factorerie était entourée.

Ainsi, avec légèreté, Meneh-Ouiakon, — vous l’auriez reconnue à l’élégance de sa démarche, — atteignit une porte basse, garnie de lourds montants en bois.

Du bout du doigt elle gratta cette porte.

Point de réponse à son signal.

Le vacarme des éléments en furie avait probablement empêché que l’appel de l’Indienne fût entendu.

Sans hésitation, mais non sans une certaine impatience, elle frappa le panneau avec son poing.

La porte s’ouvrit.

— Je suis la fille du sachem Nadoessis, dit Meneh-Ouiakon en étendant la main.

— Que la fille du sachem Nadoessis entre ! fut-il dit, d’un ton bas, par une personne qu’il était impossible de distinguer, quoique ses yeux étincelassent dans la nuit comme des escarboucles.

— Mon frère au visage pâle est-il mieux ? demanda Meneh-Ouiakon.

— Ton frère au visage pâle est mieux.

Meneh-Ouiakon, alors, franchit le seuil de la porte, qui fut aussitôt refermée doucement derrière elle.

L’obscurité devint encore plus complète qu’au dehors. Un froid humide, pénétrant, se faisait sentir.

L’Indienne fit sept ou huit pas droit devant elle, comme si elle possédait une connaissance exacte des lieux, et elle s’arrêta.

— Tu peux pousser la porte, ma fille, elle n’est pas close, dit la voix qui déjà avait parlé.

Meneh-Ouiakon se conforma à cet avis. Elle allongea le bras, et fit rouler sur ses gonds une grosse porte qui grinça aigrement en s’ouvrant.

Aussitôt, un jet de lumière vive, éblouissante, enveloppa la jeune Indienne.

Elle se trouvait au bout d’une sorte de galerie taillée dans le roc, et, sous ses yeux, se déployait une chambre ou salle qui semblait également avoir été creusée au cœur d’un rocher.

Cette chambre était nue. L’eau suintant à sa voûte et à ses parois y avait formé des stalactites, figures étranges, qui resplendissaient comme des pierreries aux rayons d’une petite lampe faite avec un crâne d’animal et pendue par une corne de daim à un angle de la muraille.

Sous cette lampe, et sur un méchant lit de mousse et de sapinette ou branches de pin, était étendu un homme.

Une peau de bison recouvrait ses membres. Au front, il portait un grossier bandeau de toile ensanglantée qui lui cachait la moitié du visage.

Malgré son bandeau, malgré la pâleur et l’altération de ses traits, on ne pouvait méconnaître cet homme.

C’était Adrien Dubreuil.

À la vue de Meneh-Ouiakon, un doux sourire erra sur les lèvres desséchées du malade.

— Je craignais, dit-il faiblement, que la vieille ne vous entendît pas frapper ; car elle est bien sourde.

— Elle m’a entendue, répondit l’Indienne. Mais, parle, mon frère : le feu qui brûlait tes veines commence-t-il à s’assoupir ?

— Oui, grâce à vous, noble fille, ma santé s’améliore.

Une lueur de satisfaction colora le visage de Meneh-Ouiakon.

— Mais, continua Dubreuil, approchez, ma sœur, je vous en prie. Donnez-moi votre main, que je la serre dans les miennes. Ce m’est, hélas ! le seul moyen de vous témoigner la reconnaissance qui déborde mon cœur…

— Ne parle pas de reconnaissance, dit l’Indienne d’un ton simple, charmant, la reconnaissance est une chose ignorée chez nous. Puisse-t-elle l’être toujours !

En prononçant ces mots, elle s’accroupit près d’Adrien, et reprit, après lui avoir tendu sa main que le jeune homme pressa avec effusion :

— Ta peau brûle encore ; tu as soif, mon frère.

— Ah ! je vous aime ! s’écria-t-il.

— Et moi aussi, je t’aime ! dit naïvement la séduisante Nadoessis.

Dubreuil l’embrassa dans un regard si passionné que Meneh-Ouiakon rougit et détourna la tête.

— Mon frère a soif ; je vais lui donner à boire, dit-elle en se relevant.

Dans un coin de la salle, il y avait une outre en cuir de caribou et une écuelle de bois. Meneh-Ouiakon prit cette écuelle, y versa de l’eau contenue dans l’outre, et, tirant de sa poche deux morceaux de sucre d’érable, jaunes comme l’ambre, elle les frotta l’un contre l’autre au-dessus de l’écuelle. Il en tomba une poudre abondante qui, remuée et mélangée avec l’eau, produisit une boisson rafraîchissante et tonique tout à la fois.

Pendant cette opération, Adrien Dubreuil contemplait l’Indienne avec une tendresse qui ne pouvait guère laisser de doute sur la nature des sentiments que la jeune fille lui inspirait.

Elle revint vers lui, son vase à la main, s’agenouilla, passa avec précaution son bras sous la tête du jeune homme, la souleva tout doucement et approcha l’écuelle de sa bouche ardente.

Tableau saisissant, unique, que celui-là.

Pour le peindre, il eût fallu la palette d’un Herrera.

Voyez-vous cette grotte, mi-partie plongée dans une ombre rougeâtre, mi-partie flamboyante de clartés indécises, flottantes, qui font étinceler les murailles, la voussure et jusqu’au sol ; et puis, voyez-vous, là, dans la zone lumineuse, ces deux bustes gracieux, ces deux figures souriantes, harmonieuses, mais dont l’ensemble, mais dont détail tranchent en un si puissant contraste !

Le visage de l’Indienne est beau, nonobstant le peu de régularité des lignes ; mais comme il est étrange, comme ses teintes chaudes, bistrées, sont en opposition avec la blancheur marmoréenne, livide du visage de l’Européen ! comme la barbe noire de celui-ci fait encore ressortir la matité de sa carnation ! comme enfin l’attitude touchante et le costume pittoresque de l’Américaine donnent de l’éclat, de la vie à cette scène si grande dans sa simplicité !

— C’est assez, ma sœur, dit Adrien après avoir savouré une gorgée et en abaissant sur Meneh-Ouiakon un regard humide.

— Mon frère ne veut plus boire ?

— Je n’ai plus soif.

La jeune fille désirait replacer la tête du malade sur la couche.

— Non, demeurez ainsi, je vous en supplie, je suis si bien, dit-il en la couvant des yeux.

La belle Indienne palpitait. Son sein soulevait, par bonds inégaux, la couverte drapée sur ses épaules.

— Mon frère, dit-elle, en retirant son bras, et en arrangeant le lit du malade avec une sollicitude toute maternelle, mon frère a besoin de repos.

— Oh ! non, j’ai dormi assez ; laissez-moi causer avec vous. Je veux vous remercier des bontés que vous avez eues pour un étranger, un inconnu…

— Tu ne m’es ni étranger, ni inconnu, fit-elle gravement.

— Ni étranger ! ni inconnu ! dit Adrien d’un air dubitatif.

— Ni étranger, ni inconnu.

— Je ne vous comprends pas, balbutia Dubreuil.

— Qui t’a donné cela ? questionna Meneh-Ouiakon, en montrant à l’ingénieur le symbole qu’il avait reçu de Sungush-Ouscta.

— Ça ?

— Oui, ce totem ?

— C’est un Indien.

— Où te l’a-t-il donné, mon frère ?

— Au Sault-Sainte-Marie.

— Au Sault-Sainte-Marie ?

— Oui.

— Et cet Indien t’a-t-il dit son nom ?

— Oui, mais je ne me le rappelle pas.

— Ah ! fit-elle avec un soupir.

— Seulement, reprit Dubreuil, je me souviens qu’il était de la tribu des Nadoessis.

— En es-tu bien sûr, mon frère ? prononça-t-elle en plongeant ses yeux dans ceux de son interlocuteur.

— Parfaitement sûr.

— Mais, dit-elle, après un moment de réflexion, pourquoi l’Indien t’a-t-il fait ce présent ?

— Je lui avais rendu un service.

Meneh-Ouiakon fit un geste d’étonnement.

— Oui, poursuivit Adrien, son canot avait chaviré, et j’ai aidé le Nadoessis à sortir du gouffre dans lequel son imprudence l’avait entraîné.

— Tu as sauvé la vie à Sungush-Ouscta.

— Sungush-Ouscta ! c’est en effet, je crois, le nom qu’il portait.

— Ah ! exclama l’Indienne, si tu dis vrai, que le ciel soit toujours sur ta tête, que ton sentier dans la vie soit droit, sans épines ni cailloux ; que le soleil t’éclaire sans cesse de ses rayons !

Ces paroles furent proférées avec une exaltation qui surprit douloureusement Dubreuil.

— Vous connaissez donc cet Indien ? dit-il avec vivacité.

— Oui, Meneh-Ouiakon le connaît bien.

— Peut-être l’aimez-vous ? hasarda le jeune homme.

— Je l’aime.

À cette déclaration si nette, faite d’un ton ferme, l’ingénieur frissonna.

Pour dissimuler le trouble qu’il éprouvait, il ramena sur son visage sa couverture de peau de buffle.

— Ainsi, reprit Meneh-Ouiakon au bout d’un instant, c’est en récompense de ce que tu as fait pour lui que Sungush-Ouscta t’a fait présent de ce totem ?

— Je vous l’ai dit.

— Mon frère voudrait-il me conter comment la chose arriva ?

— Je vous le dirai, fit le malade avec un effort pour surmonter son émotion.

Et il narra brièvement, sans forfanterie, les circonstances qui avaient accompagné sa rencontre avec le Bon-Chien au trou de l’Enfer.

Quand il eut terminé, Meneh-Ouiakon, qui l’avait écouté avec un intérêt marqué, lui dit :

— Toi que j’aimais bien, je t’aime mieux encore. Commande et je t’obéirai. Meneh-Ouiakon est ton esclave.

— Mais vous aimez aussi ce Sungush-Ouscta.

— Je l’aime dans l’étendue de mon cœur.

Un sourire amer plissa le visage de Dubreuil.

— Comment, dit-il avec ironie, les femmes de votre race ont-elles le cœur si large qu’il puisse contenir deux amours à la fois ?

— Oui.

— Vous vous moquez de moi ! s’écria-t-il en haussant les épaules.

— Quoi ! les femmes des visages pâles ne peuvent-elles aimer leurs enfants, leur mari ?…

— Mais Sungush-Ouscta n’est pas votre enfant ?

— Si tu ne m’avais pas interrompue, j’aurais ajouté : « leurs frères. »

— Sungush-Ouscta serait votre frère ?

— C’est mon osyaiman.

— Je ne comprends pas, dit Adrien en secouant la tête.

— J’ai voulu dire qu’il est le fils de mon père et de ma mère.

— Vrai ! s’écria le malade avec joie, vrai ! c’est votre frère ?

— Mon frère aîné, celui qui doit remplacer mon père au conseil des chefs.

— Oh ! alors, je suis doublement heureux d’avoir pu lui être de quelque utilité.

— Tu l’as arraché à la mort. Mais, sois assuré que, si elle le peut, la sœur paiera la dette de son frère.

— N’est-ce point moi qui suis votre obligé ? Sans vous, le pauvre Français aurait cessé de vivre.

— Ne parlons point de moi.

— Mais j’en veux parler ! Que serais-je devenu, blessé à la tête, la jambe cassée à la suite de ma chute, en proie à une fièvre cérébrale, si vous n’eussiez pris soin de moi, en exposant votre propre sécurité ; car, j’en ai la conviction, c’est au péril de vos jours que vous venez me visiter ainsi chaque nuit…

— Mon frère se trompe, dit froidement l’Indienne.

— Je me trompe ! mais la vieille Maggy me l’a dit.

— Maggy déraisonne.

— Vainement, ô Meneh-Ouiakon ! vous tenteriez de me dérober la vérité. Votre dévouement pour le malheureux prisonnier m’est connu. Et quand même Maggy, ma gardienne, n’aurait pas trahi votre secret, je l’ai découvert. Plus d’une fois, quand vous me croyiez endormi, j’étais éveillé. Je vous ai entendu causer avec ma geôlière. Je sais que vous l’avez gagnée, qu’elle vous ouvre toutes les nuits la porte de cette caverne…

— Mon frère en est-il mécontent ? demanda la jeune fille d’un air triste.

— Mécontent ! Le pouvez-vous penser ?… Je vous aime…

L’Indienne, qui se trouvait près du lit, tressaillit. Une brûlante rougeur monta à ses joues, elle dégagea doucement sa main dont Dubreuil s’était emparé, et qu’il pressait chaleureusement sur sa poitrine.

Ainaway-min (ami), dit-elle, nous devons, ce soir, causer sérieusement.

— Avant tout, dites-moi que vous m’aimez.

— Je vous aime, répondit-elle d’un accent sincère, mais sans animation.

— Dites-moi aussi, continua le Français, quel intérêt vous a poussée à me servir ?

— Quand mon frère est tombé, frappé par son ennemi, je me suis baissée pour aider à le relever. Mais mon frère n’avait plus le sentiment de l’existence ; on l’a emporté hors de la salle du banquet. Alors, à la place qu’il occupait, j’ai trouvé ce totem. Il m’indiquait mon devoir, j’y ai été fidèle.

— Sans cela, sans ce carré de bois, vous m’eussiez laissé périr, dit Dubreuil d’un ton sombre.

L’Indienne ne répondit pas.

Il y eut un moment de pénible silence, à peine troublé par les sourds rugissements de la tempête qui déferlait au dehors.

— Ah ! soupira le malade, je comprends. Mais ce n’est pas ainsi que je voudrais être aimé, pas ainsi que les femmes aiment dans mon pays… Vous auriez mieux fait de m’abandonner à mon sort.

— Je croyais que mon frère était un homme fort. Nos jeunes guerriers ne savent pas pleurer. On les babillerait en femmes ceux-là qui verseraient des larmes.

— Mais que deviendrai-je ? Je n’avais ici qu’un ami ; il est perdu. Maintenant, me voici captif, grelottant la fièvre, estropié et condamné à ne plus voir la lumière du jour ; car, dans ce cachot règne une nuit éternelle, et l’air respirable n’arrive que difficilement par quelques fissures imperceptibles.

— L’impatience, mon frère, est l’arme des faibles. Prends courage, et tu sortiras d’ici.

— J’aimerais mieux n’en sortir jamais que de vous laisser au milieu de ces brigands.

— De qui mon frère veut-il parler ?

— Eh ! de celui que vous appelez le Mangeux-d’Hommes et de ses complices ! répliqua-t-il avec irritation.

Le front de l’Indienne se couvrit d’un nuage que Dubreuil remarqua aussitôt,

— Ah ! dit-il, avec une inflexion sarcastique, j’oubliais que vous l’aimiez aussi, lui !

— Jésus ! murmura-t-elle d’une voix rêveuse, oui, je l’ai aimé… bien aimé !

— Et vous l’aimez encore ! siffla l’ingénieur entre ses dents serrées, en croisant convulsivement les mains au-dessus de sa tête.

— Mon frère, dit avec une exaspérante tranquillité Meneh-Ouiakon, l’esprit de feu court toujours dans ton sang. Il faut l’arrêter, sans quoi Kitchi-Manitou s’emparerait encore de toi, et je ne pourrais remplir la promesse que j’ai faite au totem de mon frère.

— Expliquez-vous, fut-il répondu sèchement.

— J’ai rêvé, dit-elle, la nuit dernière, que je te rendais la liberté. Il faut que mon rêve s’accomplisse[1].

Dubreuil fit un mouvement d’incrédulité et de dédain.

À cet instant, un coup de tonnerre effroyable ébranla la caverne jusque dans ses fondements, et une vieille squaw se précipita dans la salle par le couloir qui avait donné accès à Meneh-Ouiakon, en s’écriant :

— La fille des sachems et le visage pâle sont perdus !

  1. Dans la première série des Drames de l’Amérique du Nord, j’ai déjà eu occasion de montrer combien les sauvages sont superstitieux, surtout à l’endroit de leurs songes. La plupart des voyageurs ont été, comme moi, frappés de cette aberration qui ne compte encore, quoi que nous en ayons, que trop de fidèles dans les sociétés civilisées. Mais si la plupart des Indiens apportent souvent une grande bonne foi dans l’explication des rêves, il en est qui savent très-bien les utiliser au profit de leurs passions. En voici un exemple cité par un missionnaire.

    « Un sauvage ayant rêvé que le bonheur de sa vie était attaché à la possession d’une femme mariée à l’un des plus considérables du village où il demeurait, il lui fit faire la même proposition que Hortensius eut la hardiesse de faire autrefois à Caton d’Utique. Le mari et la femme vivaient dans une grande union et s’entr’aimaient beaucoup. La séparation fut rude à l’un et à l’autre ; cependant ils n’osèrent refuser. Ils se séparèrent donc. La femme prit un nouvel engagement, et le mari abandonné, ayant été prié de se pourvoir ailleurs, il le fit par complaisance, et pour ôter tout soupçon qu’il pensât encore à sa première épouse. Il la reprit néanmoins après la mort de celui qui les avait désunis, laquelle arriva quelque temps après. »

    Dans ses Aventures en Amérique, Le Beau raconte l’anecdote suivante :

    « Un sauvage, de ce qu’on avait donné la vie à un esclave dans sa cabane contre son inclination, en conserva une haine mortelle pour lui, qu’il couva pendant plusieurs années. Enfin, ne pouvant plus dissimuler, il dit qu’il avait rêvé de la chair humaine, et peu après, il déclara que c’était la chair de l’esclave en question. On chercha vainement à éluder ce songe barbare ; on fit plusieurs figures d’hommes de pâte qu’on fit cuire sous les cendres ; il les rejeta. On n’omit rien pour lui faire changer de pensée; il ne se rendit point, et il fallut faire casser la tête à l’esclave. »