Description de la Grèce de Pausanias, tome 1
Traduction par M. Clavier.
J.-M. Eberhart (1p. i-xv).

PRÉFACE



La description de la Grèce, par Pausanias, est un ouvrage si connu, que je ne crois nécessaire de justifier l’entreprise d’en donner une nouvelle édition, avec une traduction plus fidèle que toutes celles qui ont paru jusqu’à présent. Il est fort rare que les artistes puissent lire le texte de Pausanias, quoiqu’ils aient souvent besoin de le consulter. Ils sont donc obligés de s’en rapporter à des traducteurs qui les induisent en erreur à chaque instant.

Quelquefois même, des hommes versés dans la littérature grecque, tels que Winckelmann et Barthélemy, ont mal compris cet auteur ; et il faut convenir qu’ils sont bien excusables, car son style est si obscur, qu’il faut en avoir fait une étude particulière pour parvenir à l’entendre ; il y a même beaucoup d’endroits qui seroient

absolument inintelligibles, si l’on n’étoit pas guidé par le sujet. D’un autre côté, le texte de Pausanias étoit en si mauvais état, qu’il n’est pas étonnant que les traducteurs se soient souvent trompés. Depuis 1516, où il a paru pour la première fois, il n’a eu que cinq éditions, dont la dernière est la seule pour laquelle on ait fait usage des manuscrits ; encore M. Facius, à qui nous la devons, n’a-t-il pas eu ces manuscrits sous les yeux : ne pouvant les collationner lui-même, il étoit obligé de s’en rapporter au travail d’autrui, ce qui est bien moins sûr.

Il falloit donc commencer par rétablir le texte avant de le traduire, et c’est ce que j’ai eu le courage d’entreprendre. Je ne me flatte pas d’y avoir entièrement réussi : il reste encore beau coup de passages qu’on ne peut restituer qu’à l’aide de manuscrits moins imparfaits que ceux dont je me suis servi.

Mon travail n’a cependant pas été tout-à-fait inutile, comme on le verra par les anciennes leçons que j’ai conservées au bas des pages. Les secours que j’ai eus pour cette entreprise, sont les éditions précédentes, les manuscrits et les traductions. L’édition de 1516, qui parut chez les héritiers d’Alde Manuce, in-folio, ne contient que le texte grec, revu par Marc Musurus. Faite sur un mauvais manuscrit, elle est d’ailleurs exécutée avec négligence, comme la plupart des anciennes éditions grecques des Aldes. Il y manque même quelques passages qui sont dans tous les manuscrits. On en trouvera des exemples, liv. VIII, ch. 41, et liv. X, ch. 8.

Ces lacunes, qui n’avoient été soupçonnées par aucun éditeur, ne peuvent être attribuées qu’à la précipitation des imprimeurs, ainsi qu’on le verra dans mes notes. Je me suis servi de l’exemplaire de la bibliothèque du Roi, qui avoit appartenu à Is. Casaubon. Il porte quelques notes de sa main, dont Kuhnius avoit déjà fait usage.

Pausanias ne fut réimprimé qu’en 1583, à Francfort, chez les héritiers Wechel,in-folio. Cette édition, très-belle et très correcte, est due aux soins de Fréd. Sylburge, qui joignit au texte la traduction latine d’Amaséus. Il fit usage des notes manuscrites de Guil. Xylander et de Joachim Camérarius, et y joignit ses propres observations, tant sur le texte que sur la traduction. On ne sauroit trop admirer la rare sagacité avec laquelle il a restitué un grand nombre de passages et en a expliqué d’autres qui n’avoient point été entendus. Cette édition fut reproduite sans aucune augmentation, à Hanau, en 1613, in-fol.

L’édition de Leipsick, 1696, in-fol., est également une réimpression de celle de Sylburge : mais Joachim Kuhnius qui l’a revue, y a joint un grand nombre d’observations où il propose, sur le texte et la traduction, des corrections souvent très-heureuses.

La dernière édition est, celle de M. Facius, Leipsick, 1796, in-8o, 4 vol. Elle est, de même que les précédentes, une entreprise de libraire, et M. Facius, pressé par le temps, ce qui est très-ordinaire en Allemagne, n’a pas pu faire tout ce qu’on étoit en droit d’attendre de lui. Il a cependant eu les variantes de deux manuscrits, l’un de Vienne, l’autre de Moscou ; mais ces manuscrits me paroissent avoir été collationnés avec peu d’exactitude. Il n’a pas consulté d’autre édition que celle de Kuhnius, car il donne liv. II, ch. 31, pag. 299, comme une correction ἀναφίναι, au lieu d’ἀναφῆναι. Or cette dernière leçon est une faute d’impression qui s’étoit glissée dans l’édition de Kuhnius ; les précédentes ont toutes ἀναφῖναι. Il a cependant rétabli le texte en beaucoup d’endroits, et ses notes sont en général judicieuses.

Les manuscrits de la bibliothèque du Roi sont au nombre de quatre, tous de l’ancien fonds. Le n°1399, écrit à Milan en 1497, par Pierre Hypsélas d’Egine, est de la plus grande beauté : mais il a été copié sur un exemplaire revu par quelque demi-savant, qui a corrigé ce qu’il n’entendoit pas, et a fait disparoître les lacunes en y insérant des mots, et même des phrases entières. Il mérite donc peu de confiance. C’est sur un manuscrit à peu près pareil, que l’édition d’Alde a été faite.

Le manuscrit 1400, in-4o, ne contient que les Attiques. Il est du seizième siècle, et n’offre rien de bien important.

Le manuscrit 1410, également in-4o, est d’une assez belle main, quoique difficile à lire. Il est de l’an 6899, suivant la manière de compter des Grecs, ou de 1391. Mais, quoique moderne, il est très-précieux, ayant été copié d’après un exemplaire dans lequel on avoit conservé les anciennes leçons, lors même qu’elles étoient inintelligibles. Les traces des lacunes y sont même assez souvent indiquées. Il m’a été de la plus grande utilité, et m’a souvent conduit à trouver la véritable leçon.

Le manuscrit 1411 est à peu près du même âge que le précédent, et en diffère très-peu. Il est cependant moins correct.

Jamais ces manuscrits n’avoient été collationnés. Seulement Kuhnius les avoit fait consulter sur quelques passages, principalement ceux qui offrent des lacunes ; et comme on n’y trouva rien de plus que dans les éditions, il en conclut, un peu légèrement, qu’ils étoient, pour tout le reste, conformes à l’édition des héritiers d’Alde.

Le manuscrit 1409 de la Bibliothèque est un recueil d’extraits de Strabon, de Dion Cassius, de Pausanias, fait par un certain Phralitès, qui l’a terminé l’an 1431.

Les extraits de Pausanias sont peu considérables : ils offrent cependant quelques variantes assez importantes. Elles ont été publiées par Sevin, dans l’histoire de l’académie des Inscriptions et Belles-lettres, tome XIV, pag. 198 et suivantes. M. Facius n’en a pas eu connoissance, car il ne les cite jamais.

J’ai aussi tiré quelques secours des deux traductions latines de Pausanias, l’une de Romulus Amaséus, et l’autre d’Abraham Loescherus. La première parut à Rome en 1547, in-4o ; Sylburge, en 1583, la joignit au texte grec qui depuis n’a plus été réimprimé sans elle. La fidélité y est souvent sacrifiée à l’élégance. Amaséus traduisoit sur l’édition d’Alde. Sa version offre néanmoins plusieurs corrections, mais on ignore si elles sont fondées sur des manuscrits.

La traduction de Loescherus, imprimée à Bâle, chez Oporin, en 1550, in-fol., est plus fidèle que celle d’Amaséus, et je crois que Loescherus a fait usage d’un manuscrit, car au commencement du liv. II, p. 57, il traduit conformément à une leçon qui n’est point dans l’édition des Aldes, et que j’ai retrouvée dans le manuscrit 1410. J’ai consulté quelquefois la traduction italienne d’Alfonso Bouacciuoli, imprimée à Mantoue, 1597, in-4o. Elle ne m’a cependant pas été d’un grand secours, quoique faite sur le grec. Je cite, d’après les notes de M. Facius, la traduction allemande de Goldhagen, dont je n’ai pu faire aucun usage, ne sachant point l’allemand. Les Anglois ont aussi une nouvelle traduction de Pausanias, faite par M. Taylor, mais elle ne jouit d’aucune réputation. Je n’ai donc pas cru devoir faire beaucoup d’efforts pour me la procurer. Quant à Gédoyn, il s’est rarement écarté de la traduction d’Amaséus, revue par Sylburge et Kuhnius, et il ne s’est même pas toujours donné la peine de la traduire exactement. Lorsque tous ces secours m’ont manqué, et que le texte étoit évidemment corrompu, je me suis permis de le corriger par des conjectures. J’y ai été encouragé par l’exemple de Sylburge et de Kuhnius ; je m’y suis cru d’ailleurs autorisé par le genre de mon travail. Si j’avois eu à traduire Pausanias en latin, je me serois tiré d’affaire en rendant mot pour mot ce que je n’aurois pas compris. Mais il n’en est pas de même en françois, il faut offrir au lecteur un sens raisonnable, et lorsque le texte n’en est pas susceptible, on se voit bien dans la nécessité de le corriger. J’ai rempli les lacunes par des mots placés entre des crochets, ou je les ai indiquées par des astériques. Elles viennent, pour la plupart, de ce que les manuscrits que nous avons, ont tous été copiés d’après un ancien exemplaire tellement altéré par les injures du temps, que plusieurs mots, et quelque fois même des phrases entières ne pouvoient plus s’y lire. Ces lacunes sont plus nombreuses qu’on ne le croit, et je n’ose pas me flatter de les avoir toutes indiquées ; mais elles sont en général peu considérables, et il est pour l’ordinaire assez facile de suppléer ce qui manque. J’ai mis au bas des pages, les anciennes leçons, c’est-à-dire celles de l’édition de Facius, que j’ai prise pour base de celle-ci. Cependant, lorsque les corrections portoient sur de simples fautes d’orthographe, je n’ai pas cru nécessaire d’en avertir. C’est ainsi, par exemple, que j’ai retranché le ν ἐφελχυστιχόν toutes les fois qu’il se trouvoit devant une consonne. Je m’y serois cru autorisé par l’usage, lors même que je ne l’aurois pas été par le manuscrit 1410. On trouvera aussi au bas des pages, quelques conjectures indiquées par le mot ῞Ισ. pour ῞Ισως, peut-être.

J’ai cherché à rendre ma traduction assez littérale et assez claire, pour qu’elle pût tenir lieu de commentaire à ceux qui veulent lire le texte grec, ou seulement le consulter. Elle a été revue en entier par mon savant ami le docteur Coray, qui m’a communiqué ses observations sur les passages les plus difficiles du texte. J’ai aussi les plus grandes obligations à un de mes confrères à l’Institut, qui a bien voulu prendre la peine de lire ma traduction pour en faire disparoître les incorrections de style,

Je me borne pour le moment à donner des remarques critiques sur le texte de Pausanias. J’avois promis des notes beau coup plus étendues, et je devois y joindre des cartes, des plans, etc. Mais il y a près de deux ans que l’impression de cet ouvrage est commencée, et comme on ne pouvoit guère prévoir alors tout ce qui est arrivé, il a fallu se conformer au temps, en retranchant tout ce qui n’étoit pas d’une nécessité indispensable. Je pourrai publier mes remarques dans la suite, si on paroît le désirer, et elles gagneront beaucoup à ce retard. En effet, depuis douze ans les Anglois ont fait plusieurs voyages dans la Grèce, ils ont même pénétré dans l’intérieur du Péloponnèse, qui étoit absolument inconnu, et y ont fait des découvertes très importantes. Leurs relations, que je ne pouvois pas me procurer à cause de la guerre, doivent jeter beaucoup de lumières sur les descriptions de Pausanias, et je tâcherai d’en profiter. J’espère aussi que ceux qui feront désormais ce voyage, me sauront quelque gré d’un travail entrepris pour leur faciliter la lecture d’un auteur si propre à leur servir de guide, et qu’ils me communiqueront leurs observations. Il y a dans Pausanias beaucoup de passages qui ne peuvent s’expliquer que par la connoissance des lieux et des monuments qu’il décrit. De son temps la Grèce étoit très-fréquentée ; les Romains y étoient sans cesse appelés par leurs affaires ou par leur curiosité ; il falloit leur indiquer ce qu’il y avoit à remarquer dans chaque pays, et c’est ce que Pausanias s’est proposé dans cet ouvrage. Décrivant des pays souvent visités, il néglige beaucoup de détails, très-connus. C’est ainsi, par exemple, que dans le premier livre, il y a plusieurs digressions très-longues et absolument étrangères au sujet, tandis que les principaux édifices, tels que le temple de Minerve, celui de Thésée, etc., ne sont qu’indiqués. Comme Athènes étoit la ville qui attiroit le plus les étrangers, il n’a pas cru nécessaire de s’arrêter longtemps à des monuments plusieurs fois décrits et connus de tout le monde. Il en use de même à l’égard du temple de Delphes qui étoit encore très — fréquenté. Mais il fait connoître avec bien plus de soin le temple de Minerve Aléa à Tégée, parceque l’Arcadie étoit rarement visitée par les voyageurs. Aussi la topographie de cette contrée, est-elle, chez lui, d’une exactitude remarquable. Comme nous n’avons plus les mêmes secours qu’on avoit de son temps, nous nous trouvons souvent embarrassés, et il y a bien des passages sur le sens desquels j’ai eu de la peine à me déterminer. J’aurai soin de les indiquer dans mes notes, et j’espère que ceux à qui la vue des lieux ou des monuments aura donné l’idée d’une explication meilleure que la mienne voudront bien me communiquer leurs observations. Nous savons peu de choses sur Pausanias. Vossius le père, croit qu’il est le même que celui dont Philostrate parle, Vies des Sophistes, liv. II, ch. 13, pag. 594, et cette opinion est généralement adoptée. Selon Philostrate, il étoit de Césarée en Cappadoce, et l’un des disciples choisis d’Hérodes Atticus. Il déclamoit avec beaucoup de facilité, mais on lui reprochoit de confondre en prononçant, les longues et les brèves, ce qui étoit le défaut ordinaire des Cappadociens. Il avoit séjourné quelques temps à Athènes : il se retira ensuite à Rome, où il mourut à un âge assez avancé. Philosotrate ajoute qu’il restoit de lui beaucoup de déclamations, mais il ne parle pas de ses autres ouvrages. Rien, dans tout ce récit, ne nous indique bien positivement que ce Pausanias soit le nôtre , et nous n’avons sur cela que des probabilités. L’auteur de la description de la Grèce y travailloit l’an 174 de J.-C. , comme on le voit par ce qu’il dit , liv. V, ch. 1. Il peut donc bien avoir été disciple d’Hérodes Atticus : son style d’ailleurs ne peut nous laisser aucun doute sur sa profession , car c’est bien celui d’un sophiste. Il paroît cependant singulier qu’il n’ait point témoigné sa reconnoissance pour Hérodes Atticus , dont il a parlé plusieurs fois, et qu’il n’ait rien dit des talens oratoires de cet homme célèbre. Du reste , on voit par cet ouvrage que Pausanias , voyageur infatigable , observateur toujours attentif, avoit visité toute la Grèce , l’Italie , l’Espagne , une grande partie de l’Asie ; et

partout étudié fort soigneusement , ce que la nature et l’art offroient de plus

remarquable. Il paroît avoir été très versé dans la connoissance des beaux arts, surtout de la peinture et de la sculpture , et il nous a transmis des détails précieux sur les artistes , et leurs différentes écoles. Il avoit lu avec beaucoup de soin les anciens poètes , et les autres écrivains qui pouvoient lui fournir des lumières pour l’exécution de son ouvrage. Il avoit, outre cela, consulté les traditions locales, et il a su faire usage de tous ces matériaux avec beaucoup de critique et de discernement. Son ouvrage est donc un de ceux qui nous donnent le plus de lumières sur l’histoire ancienne de la Grèce, et il y règne une variété qui en rend la lecture très agréable.

On pourra, en lisant cette traduction, faire usage des cartes dressées par M. Barbié du Boccage pour les Voyages du jeune Anacharsis. Elles suffiront, en attendant que les circonstances permettent d’en faire exécuter de nouvelles, adaptées à l’époque du voyage de Pausanias.

Cet ouvrage aura six volumes, dont un de tables. Comme la traduction est terminée depuis long-temps, les volumes se succéderont aussi rapidement que peut le permettre l’impression d’un livre de cette nature.