Paul Bert (Depasse)

A. Quantin, imprimeur-éditeur (Célébrités contemporaines).

CÉLÉBRITÉS CONTEMPORAINES


P A U L   B E R T


PAR


HECTOR DEPASSE



PARIS
A. QUANTIN, IMPRIMEUR-ÉDITEUR
7, RUE SAINT-BENOIT, 7
1883





PAUL BERT



Ce n’est pas sans périls qu’on mène de front la science et la politique, surtout dans une démocratie ennemie du cumul, jalouse de spécialiser les talents et de marquer à chacun sa place avec une précision mathématique. La loi de la division du travail, l’un des dogmes de ce temps, que nous aimons à pousser à ses dernières conséquences, paraît recevoir un piquant démenti de cette application simultanée d’un homme aux investigations de la science et aux luttes de la politique active.

L’ironie que M. Paul Bert adresse à ses contemporains est tout à fait criante ; aussi s’est-on promis de la lui faire payer le plus cher possible.

Car, en vérité, il est intolérable et absolument scandaleux qu’un homme remporte à la fois de brillants succès dans deux branches si différentes de l’activité humaine. Il faut qu’une tête aussi bien faite soit vide au fond ! Un cerveau aussi plein et aussi complet doit évidemment manquer de poids et de sérieux ! On ne peut considérer sans rire une aussi folle dispersion de l’intelligence et du travail ! Or il y a une très belle unité dans la double existence scientifique et politique de M. Paul Bert. Cette vie, essentiellement progressive et mouvementée, va par deux chemins à un même but : à l’établissement de la vérité scientifique dans le monde, de la vérité prouvée et démontrée, à la ruine des superstitions, des mensonges, à l’élimination des ténèbres, à la formation de la lumière.

Si l’on veut bien connaître la lumière, sa nature et ses lois, il ne faut pas seulement l’étudier en elle-même, il faut aussi étudier l’ombre, — l’ombre qui n’est pas le contraire de la lumière, mais qui est une lumière diminuée, atténuée, dégradée, une lumière masquée et déguisée.

La lumière, dans les régions intellectuelles, c’est la vérité prouvée, la vérité jaillissant des faits et des choses : l’ombre, c’est l’hypothèse, la superstition, le dogme. L’Église catholique est une grande ombre. Elle porte dans son sein un point tout particulièrement obscur et ténébreux : le jésuitisme.

M. Paul Bert a étudié la nature et l’Église, il a disséqué les jésuites et il a analysé la vie.

Vif, alerte et bien bâti, d’une taille moyenne, superbement équilibré, M. Paul Bert a le front vaste, les épaules solides ; il a des allures de combat, il s’avance tout d’une pièce, un peu raide, comme un homme méthodique dont tous les mouvements sont réglés par des principes. On dirait un soldat tout armé qui marche avec son casque et sa cuirasse. Il porte toujours toutes ses ressources avec lui, ses facultés, ses méthodes, sa grande érudition, toujours aiguisées et en arrêt, prêt à repousser l’ennemi de quelque côté qu’il se présente.

Né à Auxerre le 19 octobre 1833, M. Paul Bert fit au collège de cette ville d’aussi bonnes études qu’on en peut faire dans un collège de province. Travailleur médiocre à cet âge et dans un milieu qui n’excitait point ses facultés, il obtint sans efforts des succès scolaires par le mouvement naturel de sa jeune intelligence. Un goût très vif l’attira de bonne heure vers les sciences. Il entra à Sainte-Barbe avec l’intention de s’y préparer aux épreuves de l’École polytechnique, mais un coup de tête, un roman de jeune homme, imprime alors à sa vie une autre marche. Il suit les cours de l’École de droit et prend sa licence : mauvais élève, il est vrai, en ces matières, plein de dédain pour ces études nouvelles, sauf pour le droit romain et le droit comparé qui le séduisent, l’un par son air de grandeur et l’autre par son étendue.

« Je critiquais les lois, dit-il lui-même, au lieu de les apprendre. ». Le futur député de la République révolutionnait le Code et ne l’étudiait pas ; et déjà, à tout propos, avec ses camarades et ses maîtres, il faisait le législateur. Déplorable début pour un avocat ou un procureur.

Il rencontre Gratiolet, chef des travaux anatomiques du Muséum, le grand et bon Gratiolet, qui le mène dans son laboratoire. C’est là une date capitale dans la vie de M. Paul Bert. Cette fois, il est chez lui, sur son terrain et dans son milieu, dans l’atmosphère qui convient à sa constitution intellectuelle : il va grandir à vue d’œil et s’épanouir dans sa fleur.

Plus tard, le 4 mai 1866, devant la Société de secours des amis des sciences, il devait prononcer un éloge de Pierre Gratiolet, où se révèle toute la délicatesse de ses sentiments. On peut retrouver cet éloge en tête du volume intitulé Leçons, discours et conférences[1]. C’est un morceau supérieur, avec des pages exquises. M. Paul Bert, comme écrivain, n’a peut-être jamais rien fait de mieux. C’est son cœur qui parle ici, et l’on ne connaît pas M. Paul Bert si l’on n’a pas lu avec soin ces vingt pages. Ses grands travaux scientifiques nous font connaître le savant ; ses rapports et ses discours à la Chambre nous montrent le député et l’homme politique ; mais c’est ici que nous voyons l’homme même.

Il y avait entre Pierre Gratiolet et M. Paul Bert des différences fondamentales : ils ne s’entendaient pas sur ce qu’il y a de plus essentiel dans la constitution de l’univers et de la vie. Pierre Gratiolet, « champion éloquent des doctrines spiritualistes », croyait à l’existence et à l’action d’un principe supérieur, origine de la pensée et source du mouvement. M. Paul Bert ne ressent pas le besoin de cette hypothèse : contraste radical, différence constitutionnelle apparemment entre deux esprits. Et pourtant, à les bien considérer l’un et l’autre, on est tenté de dire que ce n’est là qu’une nuance superficielle et indécise. Ces deux hommes se comprennent si bien, M. Paul Bert parle de son premier maître avec une intelligence si profonde de ce qu’il était et une sympathie si éloquente, qu’on reconnaît là, au-dessous des disputes doctrinales les plus superbes et qui paraissent les plus fondamentales, le seul lien véritablement humain, la communauté intime et permanente, le fond immobile auprès duquel tout le reste n’est que de l’écume qui vole et de la poussière qui passe.

Gratiolet croit démontrer, dans ses Recherches sur les plis cérébraux de l’homme et des primates, que l’homme et le singe diffèrent dès leur principe et qu’en vain l’un sera le dernier et l’autre le premier de son espèce, ils ne seront jamais équivalents. Le cerveau de l’être placé au dernier degré de l’humanité peut être inférieur, en apparence, à celui d’un orang-outang ou d’un gorille, et cependant, dit Gratiolet, il est celui d’une âme parlante. « Les microcéphales conservent les aptitudes intellectuelles propres à l’homme ; la plupart ont un langage intelligible, très peu riche, il est vrai, mais articulé et abstrait… Cette virtualité innée, et pour ainsi dire ineffaçable, est certainement le caractère le plus éclatant, le plus noble de l’homme ; elle frappe, en regard de cette altération, de cet anéantissement partiel des organes de l’intelligence. Ainsi la maladie peut amoindrir l’homme, elle n’en fait point un singe. »

M. Paul Bert, qui se plaît à commenter ce passage, s’écrie alors : « Dignité suprême de l’homme ! intelligence qui se conçoit elle-même et personnifie les causes ! sujet inépuisable de méditations, d’angoisses et d’enthousiasmes ! Jamais plus fervent adepte n’a scruté plus scientifiquement la nature pour déterminer les conditions de ta grandeur ! Gratiolet avait pour cette puissance intellectuelle, et pour l’harmonie organique qui l’exprime en la servant, une admiration qui semblait une adoration. C’est qu’à ses yeux, comme à ceux de Pascal, l’homme est visiblement fait pour penser… On a parfois reproché à Gratiolet de procéder à priori, protestons vivement contre cette imputation… Maître de sa pensée ailée, l’enchaînant avec courage dans le lent sillon de l’investigation patiente, il se montra toujours admirable dans l’analyse des détails et comme supérieur à lui-même ; c’est qu’il avait le génie qui féconde le fait… »

Il fallait lire des pages comme celle-ci pour entrer dans l’intimité intellectuelle et morale de M. Paul Bert. Il nous apprend que Gratiolet était un orateur, un écrivain, un poète, en même temps qu’un savant et un expérimentateur de premier ordre, grand cœur autant que grand esprit : tous ces dons se retrouvent chez celui qui fait un si noble éloge de son premier maître. C’est là cette plénitude de raison et de cœur qui semble constituer le patrimoine des savants de notre nation. M. Paul Bert appartient par là à la moelle de notre race, il se relie à la fibre incorruptible et sacrée de la France.

Gratiolet avait suivi les cours de l’École de droit pour ne point se séparer d’un ami bien cher : détail touchant et caractéristique. « Mais bientôt l’aridité de décevantes études, la vanité des disputes scolastiques, la fragilité des principes de convention, firent reculer ce savant esprit, amoureux de l’espace, de la lumière et de la certitude. Il se sentait entraîné vers l’étude des sciences, pour lesquelles il était merveilleusement doué, car en lui se trouvaient réunis la pensée qui prévoit, dirige et conclut, les sens actifs qui observent, la main habile qui obéit. » De qui s’agit-il ? De Gratiolet. C’est de Gratiolet que M. Paul Bert parle ainsi. Or c’est l’histoire même de M. Paul Bert, son histoire racontée par lui-même à propos d’un autre.

Ce vaillant esprit, amoureux de l’espace, de la lumière et de la certitude, que rebutent bientôt la vanité des disputes scolastiques et la fragilité des principes de convention : c’est M. Paul Bert. Cet esprit merveilleusement doué pour l’étude des sciences, cette pensée sûre et prompte qui prévoit, analyse et vérifie sa prévision, ces sens perspicaces et puissants, cette main impeccable qui exécute et obéit ; c’est Gratiolet, mais c’est exactement M. Paul Bert. Il s’est défini lui-même dans ces dix lignes et il a fait son portrait, d’autant plus sincère et véridique qu’il s’est dépeint sans effort et instinctivement, en ne pensant qu’à son ami.

Gratiolet avait quitté l’École de droit pour la médecine : c’est aussi ce que fait M. Paul Bert. Licencié en droit en 1855, docteur en médecine en 1863, docteur ès sciences en 1866, il enseigne la zoologie à la Faculté des sciences de Bordeaux, supplée Flourens au Muséum, remplace, comme chargé de cours, Claude Bernard à la Sorbonne ; puis, en 1869, à la veille de l’établissement de la troisième république, il est nommé, en cette même Sorbonne, professeur titulaire de physiologie.

Dès lors, il était en pleine lumière : il avait conquis sa place au premier rang de l’Université, il était un des premiers professeurs de son pays. La politique pouvait venir, pour ajouter à son nom et à sa personnalité cet éclat qu’on a le droit d’ambitionner dans une république libre.

En tout cas, elle ne devait rien ajouter à la valeur de l’homme : il s’était fait par lui-même, il était déjà complet : son véritable prix, inaliénable, était en lui, dans sa conscience et son savoir, à l’abri des vicissitudes de la politique.

La bonne fortune qui l’avait conduit au-devant de Gratiolet l’avait placé, vers 1860, sur le chemin de Claude Bernard. Il fut, pendant cinq ou six ans, son préparateur. Comme il avait résisté à son premier maître sur des points fondamentaux, il conserva aussi toute son originalité devant le second : l’amitié de Claude Bernard pour M. Paul Bert naquit d’une controverse, d’un conflit intellectuel : amitié d’autant plus ferme et vive, qui, semblable à la lumière, avait jailli du choc des idées.

La série des travaux et découvertes de M. Paul Bert, toute son évolution intellectuelle a pour point de départ une conception de la vie qui lui est propre.

Quels que fussent les termes dont on préférât se servir pour définir la vie, qu’on l’appelât la résultante d’un certain arrangement des organes, l’ensemble harmonique des fonctions, l’état d’activité de la matière organisée, on la tenait généralement pour une propriété de l’être lui-même considéré dans son originalité et dans son unité.

On se plaisait à voir au sein de l’immense univers, en face de la nature, des êtres vivant grâce à ses bienfaits sans doute, et qui cependant puisaient dans leur propre fonds leur principale raison de vivre. La vie était une chose, l’univers en était une autre ; la vie apparaissait comme une personnification, une figure animée et consciente.

Pour M. Paul Bert, la vie n’est pas tout à fait cela : au lieu d’appartenir en propre à l’être organisé, elle est plutôt une relation, un rapport entre la substance organisée et le monde qui l’environne.

La matière organisée est en lutte perpétuelle avec les milieux ambiants : l’air, l’eau ; avec les forces physiques de ce monde : la lumière, la chaleur. Ces milieux et ces forces tendent à décomposer la matière organisée, à la ramener à l’état de matière minérale ; ces forces assiègent notre organisme, cherchent nuit et jour à le pénétrer, à le dissoudre, à le réduire à leur propre condition, c’est-à-dire à refaire avec les éléments merveilleusement combinés de la vie des gaz, de l’eau, des minéraux.

Mais l’organisme résiste ; non seulement il résiste, il triomphe sur certains points pendant un certain temps ; il absorbe les forces assiégeantes, il leur fait ce qu’elles veulent lui faire ; tandis qu’elles travaillent à faire de lui de la matière inorganique, c’est lui qui fait avec elles de la matière organisée.

Cette lutte perpétuelle, qui se compose, chaque jour, à chaque instant, d’un nombre infini de victoires et de défaites partielles, voilà, si nous ne nous trompons, la vie, telle que se la représente M. Paul Bert. « La vie, dit-il en propres termes, est la résultante d’un conflit entre un être organisé et les milieux ambiants. »

J’aurais bien envie de demander si cette « organisation » de l’être n’est pas déjà la vie, de m’enquérir si la vie n’est pas cela même qui lutte et soutient le conflit, au lieu d’être la résultante du conflit ; mais ces brèves notices sur les contemporains ne sont pas destinées à la discussion ; je dois seulement exposer, aussi bien que je les puis comprendre, les grandes et originales idées de M. Paul Bert, fécondes en conséquences hardies.

Dès que l’on considère la vie comme la résultante d’un conflit entre une substance organisée et des milieux, on est amené immédiatement à examiner si la vie ne se produit pas entre chaque élément de la matière organisée et le milieu, au lieu de se produire d’ensemble et comme tout d’une pièce entre ce milieu et l’être entier. La question ainsi posée, on ne peut la résoudre que par l’affirmative.

Les diverses conditions du milieu agissent de la même manière sur chacune des parties constituantes de cet être, sur chacun des éléments anatomiques qui le constituent. Alors il y a vie, il doit y avoir vie pour chacun de ces éléments qui sont en conflit avec ce milieu. C’est clair comme le jour. M. Paul Bert est arrivé là du premier coup et comme d’un seul bond. C’est par là qu’il a commencé ses célèbres expériences. Au lieu de les faire porter sur l’être entier, il les a concentrées immédiatement sur un des éléments anatomiques de l’animal. Ici se place l’histoire de cette immortelle queue de rat qui a ébranlé toute la philosophie du système du monde !

M. Paul Bert a démontré qu’une queue de rat, coupée depuis huit jours, est encore vivante, si la température ambiante n’a pas dépassé dix degrés. Cette queue, écorchée et introduite tout entière sous la peau du dos du rat, continue de vivre, grandit, s’ossifie, prend à l’intérieur de l’animal, s’il a été choisi très jeune, toutes les proportions et la figure qu’elle aurait prises au dehors, à sa place naturelle.

M. Paul Bert a pu alors varier ses greffes, les transplanter d’un animal sur un autre, les soumettre à de nombreuses expériences. Il a pu, avant la greffe, faire agir sur ladite queue la chaleur, le froid, l’électricité, les gaz, les acides, les bases, rechercher sous quelles influences la queue mourait, sous quelles influences elle continuait de vivre.

Le fragment de rat avait bien réellement une vie propre, si l’on peut désormais appeler une vie propre ce que l’on considère, dans cet ordre d’idées, comme la simple résultante d’un conflit entre la substance organisée et le milieu ambiant.

En tout cas, le fragment de rat se comportait suivant ses lois normales. Il se développait, dépérissait, vivait ou mourait, suivant les conditions du milieu. M. Paul Bert a tiré de ces expériences et de ces réflexions cette idée générale qui a rempli d’orages et de tempêtes les régions philosophiques :

« Donc, s’il fallait, dit-il, rapporter à un principe, à une essence, l’évolution morphologique d’un être entier, convenons que ce principe n’est pas un, mais multiple, qu’il existe dans chaque élément figuré et que, en ce sens, Kant a eu tort de dire que la raison de l’être vivant réside dans son ensemble : elle réside, comme celle du corps brut, dans chacune de ses parties. »

M. Paul Bert a étudié alors l’influence que les milieux exercent sur l’être tout entier. Les anciens physiologistes avaient aussi étudié l’influence des milieux, mais ils les avaient considérés dans leur action lente, permanente, au sein de la nature, sur la série des générations. M. Paul Bert a voulu précipiter les phénomènes, activer l’action des agents extérieurs dans toute la mesure du possible. Il a remplacé le milieu naturel par un milieu artificiel. Il a étudié les effets de l’électricité, de la chaleur, de la lumière diversement colorée sur les animaux et sur les végétaux. L’oxygène tour à tour raréfié et condensé, l’acide carbonique, l’oxyde de carbone, le protoxyde d’azote, les vapeurs anesthésiques ont successivement attiré ses méditations.

L’étude de l’air lui a montré que les accidents du mal des montagnes, l’état spécial des habitants des hauts lieux, l’influence de la décompression en un mot, soit qu’elle s’exerce sur l’aéronaute suspendu dans les hautes régions de l’atmosphère, soit qu’elle se fasse sentir au voyageur qui gravit une haute montagne, est tout simplement une asphyxie produite par la diminution de l’oxygène dans le sang. La respiration de l’oxygène était dès lors indiquée comme le remède aux effets de la décompression.

Lorsque Crocé-Spinelli et Sivel ont accompli l’héroïque ascension où ils ont rencontré la mort, ils avaient emporté le sac d’oxygène préparé d’après les principes de M. Paul Bert : ils ont voulu s’en servir trop tard, alors que déjà la décompression avait produit sur eux les premiers de ses terribles effets. Ils ont péri à 8,600 mètres : M. Paul Bert avait déjà pu subir, grâce à la respiration méthodique de l’oxygène pur, une décompression qui équivalait à une hauteur de 9,000 mètres ; il n’en avait éprouvé aucun mal.

M. Paul Bert a découvert aussi que l’oxygène, condensé au delà d’une certaine mesure, devient un poison universel, tue tout : animaux, plantes, ferments. Il exprime quelque part d’une manière saisissante l’étonnement dont il fut saisi à cette découverte : « J’ai longtemps hésité à caractériser aussi durement le père nourricier de tout ce qui vit ; le traiter de poison me semblait une ingratitude noire : il a pourtant bien fallu en venir là. Oui, l’oxygène qui vous fait vivre vous tuerait à dose trop élevée, et vous tuerait en arrêtant en vous toutes les oxydations. J’ai étudié à fond ce paradoxal poison… » Paradoxe universel, il est vrai ! Loi générale de la vie ! Logique très simple et très naturelle ! La plénitude devient la pléthore. La liberté devient la licence. La compression extrême se change en dissolution. Nil nimis, disaient les anciens.

Les premières thèses du jeune docteur sur la Greffe animale lui avaient valu, en 1865, le prix de Physiologie expérimentale ; les résultats de ses travaux sur l’air et sur l’oxygène, qui forment un ouvrage considérable, sous le titre de la Pression barométrique[2], lui valurent, dix ans après (1875), le grand prix biennal de l’institut, décerné, avant M. Paul Bert, à Guizot, Thiers, Henri Martin, Wurtz, Oppert, Mariette bey, etc.

Nous ne pouvons passer en revue, dans un cadre aussi étroit, toute la suite des expériences de M. Paul Bert. À peine pouvons-nous marquer les grandes lignes de son évolution scientifique, indiquer les jalons de la carrière parcourue. Il nous restera encore la vie politique, si pleine elle-même de travaux, à retracer brièvement. Nous devons cependant noter encore la solution d’un problème capital : celui de l’emploi du protoxyde d’azote comme anesthésique pendant un temps indéfini. M. Paul Bert avait compris qu’il lui serait possible de maintenir presque aussi longtemps qu’il le voudrait un être vivant sous l’action du protoxyde d’azote, à l’aide la respiration simultanée d’une certaine proportion d’oxygène. Le milieu meurtrier du protoxyde d’azote va exercer ses ravages sur le sujet de l’expérience : mais l’organisateur de ce conflit artificiel, le général en chef de la bataille qui va se livrer ici, arme l’individu d’une plus grande quantité d’oxygène, il le met en état de soutenir le choc, il rétablit l’équilibre ; le conflit se passe alors dans des conditions égales, la vie se maintient victorieuse.

M. Paul Bert avait annoncé son triomphe avant l’expérience ; ses calculs ont été vérifiés par l’événement : premier exemple peut-être de la prévision dans les sciences biologiques. Leverrier, par la puissance du calcul, a marqué la place d’une étoile jusqu’alors ignorée. Gratiolet a déclaré, avant la constatation scientifique, qu’il y avait une relation nécessaire entre la cellule qui reçoit l’impression apportée par le filet nerveux et l’autre cellule où aboutit le filet qui commande le mouvement : sa logique a été confirmée par la nature. M. Paul Bert a prévu et prédit les phases du combat de la vie, et la vie a accepté ses plans, dressés à l’avance par le calcul. Ce sont là les triomphes de la raison. Ces triomphes se renouvellent de siècle en siècle. On pourrait trouver dans l’humanité, depuis les temps anciens jusqu’à nous, comme une traînée d’intelligences lumineuses, qui n’ont cessé de concevoir les lois du monde telles qu’elles sont, avant de les avoir saisies réellement sur le fait. C’est le propre de l’homme. Je ne vois rien qui puisse donner de lui une plus haute idée. Une tête humaine bien faite, dès qu’elle a l’appui d’une première vérité, est capable de reconstruire le plan de l’univers.

Pendant que M. Paul Bert poursuivait ses expériences et ses conquêtes scientifiques, il ne cessait de prendre une part active à la vie politique de son pays. Son père était issu d’une famille de paysans de Bouhy (Nièvre), qui nourrissaient une haine profonde de l’ancien régime, dont ils avaient eu sans doute beaucoup à souffrir. M. Bert, le père, s’était établi avoué à Auxerre. C’est là qu’il éleva son fils dans l’horreur des nobles, des prêtres, des orléanistes bourgeois, et aussi dans l’admiration de l’empereur Napoléon Ier, qui représentait pour lui la Révolution et l’honneur national.

Le 2 décembre devait corriger radicalement dans le cœur du jeune Paul Bert, comme dans la conscience de beaucoup d’autres jeunes Français, cette première éducation. En 1852, il était à Sainte-Barbe, il avait dix-neuf ans ; ses opinions se fixèrent pour toujours. Le second empire, dès son origine, ne lui inspira que du mépris. Cependant jusqu’en 1870 on ne le rencontre pas dans les lieux où se faisait la politique active : cette première partie de sa vie fut toute consacrée à l’étude. En 1870, ses amis de l’Yonne lui offrirent une candidature d’opposition au conseil général pour le canton d’Aillant. « Ce que veut la nation, disait-il dans sa circulaire, ce n’est plus seulement Contrôler, c’est gouverner. » Il fut battu par son concurrent bonapartiste. Au 4 septembre, il vint à Paris se mettre aux ordres du gouvernement de la Défense nationale. « Restez en province, lui dit M. Jules Simon, il y a déjà trop d’hommes à Paris ». M. Paul Bert retourna à Auxerre, où il mit tout son dévouement et son activité, sans aucun titre officiel, quoi qu’en dise le Vapereau, au service de son ami M. Ribière, préfet de l’Yonne, aujourd’hui sénateur.

Les deux amis soufflaient partout le feu du patriotisme, s’occupaient jour et nuit de recrutement, d’organisation militaire : les Prussiens vinrent bombarder cette ville ouverte, qui prenait des airs de camp et de citadelle, et deux fois l’occupèrent. M. Paul Bert, pendant la première occupation, y demeura, rêvant quelque coup de désespoir ; mais à la seconde occupation, il partit, se rendit à Bordeaux auprès de M. Gambetta, qui ne crut pouvoir nommer un meilleur préfet du Nord, au moment où Lille semblait à son tour menacé de bombardement.

Le général Faidherbe et M. Paul Bert firent d’immenses préparatifs de défense : il ne pouvait entrer dans l’esprit de ces hommes que la France demeurât sur sa défaite. L’armistice vint couper court à leurs dernières espérances.

Élu au conseil général pour le canton d’Aillant, puis député de l’Yonne en 1872, M. Paul Bert, soit à l’Assemblée nationale, soit à la Chambre des députés, s’appliqua ardemment à l’étude des problèmes de notre réorganisation militaire et de notre enseignement national. Travaillant pour l’école et pour l’armée de la France, il travailla tout naturellement contre l’Église. C’est ainsi que non seulement l’esprit scientifique, comme nous l’avons vu plus haut, mais encore la préoccupation politique et nationale ont concouru à faire de M. Paul Bert un des adversaires les plus redoutables du parti clérical. « Les conquêtes de l’enseignement, disait-il un jour, se font sur le domaine des religions ; j’ai dû rencontrer sur mon chemin les superstitions catholiques et la politique romaine, ou plutôt, c’est à travers leur empire que ma voie m’apparaissait naturellement toute tracée. »

Dans l’avant-propos de ses Discours parlementaires[3], résumant en quelques lignes ses travaux de législateur, il a porté en ces termes, sur cette partie importante de l’œuvre de sa vie, un jugement que l’on se plaira à confirmer : « Le conseil supérieur de l’instruction publique a été réformé, en 1879, suivant les règles que j’indiquais dès 1873. L’enseignement supérieur en Algérie, les nouvelles facultés de médecine, les écoles normales primaires de filles, l’enseignement secondaire des filles ont été organisés comme je les avais conçus. Le privilège de la lettre d’obédience a été supprimé, la gratuité, l’obligation et la laïcité de l’enseignement primaire ont été votées, dans les conditions exigées par la commission de l’enseignement primaire dont j’avais l’honneur d’être le président et le rapporteur. Enfin les décisions de la Chambre dans les questions de la liberté de l’enseignement supérieur, du service militaire des instituteurs et des séminaristes ont été conformes aux principes soutenus dans mes discours. »

Nous ne pouvions mieux faire que de reproduire ici ce résumé si plein de choses, qui est l’expression de la simple vérité. À propos de ce service militaire des instituteurs et des séminaristes, M. Paul Bert a prononcé, le 5 avril 1881, un discours d’une véritable éloquence. Il pressait la droite de voter l’obligation du service militaire des séminaristes dans l’intérêt de l’Église elle-même, pour l’éducation morale et patriotique de ses jeunes lévites et de ses prêtres. Aux applaudissements prolongés de la gauche et du centre, devant les représentants surpris et ébranlés du parti clérical, nous le vîmes prendre l’attitude et le langage d’un grand orateur politique, quand il s’exprima en ces termes :

« Vous ne voulez pas que ce jeune séminariste soit placé, même pendant un an, en face d’un service hospitalier ou des devoirs de la vie militaire… Et qui donc élevez-vous ainsi ? Est-ce quelque religieux contemplatif, quelque moine tonsuré que protégera éternellement le cloître, qui ne verra jamais le monde, et vivra prosterné sur la dalle, le front dans la poussière ? Non, non ! Demain, ce jeune séminariste sera vicaire dans une grande ville ou desservant dans une campagne ; demain, il sera mêlé à la vie commune, face à face avec les secrets les plus intimes, aux prises avec les difficultés les plus poignantes ; demain, il sentira à côté de lui, toutes chaudes, vibrantes et palpitantes, les réalités de ces problèmes casuistiques dont ses livres lui auront donné la théorie. (Applaudissements prolongés.)

« Oui, aujourd’hui c’est un lévite innocent, ignorant ; il est là, prosterné dans l’église obscure, silencieuse ; il n’a jamais entendu que les paroles sacrées… Et demain ? Demain, il sera dans la chapelle obscure et silencieuse aussi, embaumée, enivrante peut-être ; il y sera comme auditeur, comme interrogateur et comme juge ! Quelles fonctions pour lui ! Et cet homme autour duquel frémissent les tentations, vous voulez qu’il n’ait rien vu, rien appris… C’est l’idylle aujourd’hui, et demain ce sera le drame peut-être… Que vous êtes imprudents ! Quoi ? vous dites que vous gardez ces séminaristes loin du monde pour conserver des vocations vraies ! je dis, moi, que c’est pour préparer des vocations fausses ! »

Cette argumentation, qui frappait au cœur du sujet et pénétrait dans les profondeurs les plus intimes de la conscience catholique, produisit à la Chambre une immense impression.

M. Paul Bert, dans la discussion sur l’enseignement supérieur en 1879, avait prononcé deux grands discours, bourrés de citations piquantes, sur les dangers de l’enseignement des jésuites. La presse cléricale voulut y relever quelques inexactitudes : il y répondit par un livre sur la Morale des jésuites, qui eut un nombre considérable d’éditions.

Pendant les vacances parlementaires de 1871 (28 août), appelé à parler devant une réunion populaire tenue au Cirque d’hiver sous la présidence de M. Gambetta, il prit pour texte l’Instruction religieuse à l’école. Cette conférence hardie, publiée dans tous les journaux, louée avec enthousiasme, attaquée avec rage, fit un bruit de tonnerre. M. Paul Bert avait terminé par ces paroles : « Je sais bien que le prêtre s’écriera : « Vous m’avez renvoyé de l’école, j’emporte avec moi la morale, ses bases et sa sanction, je vous livre à l’abîme et à la fange où vous allez rouler ! »… Nous lui répondrons, la carte de l’Europe et du monde sous les yeux, l’histoire dans la mémoire, à commencer par les débuts de ce sombre, de ce sanglant, de ce fanatique moyen âge, que les sociétés modernes s’acheminent vers la morale au fur et à mesure qu’elles s’éloignent des religions ! »

Le scandale pour les consciences catholiques avait été ainsi porté à son comble ; M. Paul Bert apparaissait comme une sorte d’Antechrist, auprès de qui M. Jules Ferry lui-même, l’auteur de l’article 7, n’était plus qu’une ombre pâle. — Nous sommes encore tout abasourdis des clameurs qui s’élevèrent deux mois et demi après, lorsque M. Gambetta prit M. Paul Bert pour ministre de l’instruction publique et des cultes dans le cabinet du 14 novembre.

M. Paul Bert, dans son ministère de deux mois, fut un ministre infatigable, fécond en idées et en ressources diverses, hardi aux réformes, rude au travail, grand pourchasseur d’abus. Il a voulu remanier de fond en comble l’administration centrale, tâche difficile qui ne se fait pas sans de vives blessures. À l’instruction publique, il jeta les bases de l’éducation militaire dans les écoles et les lycées ; il fit rendre deux décrets d’une importance capitale : l’un qui assure la liberté de conscience des élèves dans les établissements de l’État ; l’autre qui a organisé l’enseignement secondaire des jeunes filles. Aux Cultes, il entreprit, avec M. Castagnary, de rétablir une véritable politique concordataire ; il expliqua sa pensée dans une allocution adressée au personnel du ministère des cultes, qui fit beaucoup de bruit à ce moment.

Les travaux de vulgarisation de M. Paul Bert sont considérables. Nous citerons les Revues scientifiques de la République française, les Leçons de zoologie (physiologie, anatomie), professées aux jeunes filles, les Notions de zoologie[4] pour les élèves de huitième, la Première année d’enseignement scientifique[5], pour l’école primaire, l’Instruction civique à l’école[6], où nous trouvons en deux lignes de préface un noble côté de la vie de M. Paul Bert expliqué : « La préparation la plus rapide possible de citoyens maîtres de leur esprit, sûrs de leur jugement, pénétrés de la connaissance de leurs droits et du sentiment de leurs devoirs, telle doit être aujourd’hui la principale préoccupation de tout vrai patriote. Il faut savoir tout abandonner pour cette œuvre urgente et d’intérêt suprême, tout, jusqu’aux joies de la libre découverte dans les régions encore inconnues de la science. »

M. Paul Bert, homme politique et savant de premier ordre, a déjà une double histoire, un passé rempli d’actes et de travaux qui suffiraient à honorer deux existences : un double avenir s’étend encore au loin devant lui.

Cette brève notice, qu’il nous faut arrêter ici, demeure, malgré notre effort, bien inégale aux choses accomplies ; puisse-t-elle être noyée et submergée sous les travaux et les succès de demain ! puisse-t-elle devenir si petite en comparaison de cette existence toujours grandissante qu’on n’en tienne plus compte et qu’on dédaigne bientôt d’en rechercher la trace : c’est le vœu sincère de l’auteur.


  1. Charpentier, 1880.
  2. Paris, G. Masson.
  3. Charpentier, 1881.
  4. G. Masson.
  5. A. Colin.
  6. Picard.