Patmakhanda, scènes de voyage dans l’Inde

Patmakhanda, scènes de voyage dans l’Inde
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 2 (p. 59-76).

PATMAKHANDA

SCÈNES DE VOYAGE DANS L’INDE.




Leben und Charakterbilder aus Indien und Persien, von Erick von Schönberg ; 2 vol., Leipzig, 1852.





On a tant écrit de nos jours en Europe sur toutes sortes de sujets, qu’on ne sait plus sous quel titre présenter au public un ouvrage nouveau. S’il s’agit d’un voyage, d’une excursion rapide ou d’un long séjour en pays lointain, la difficulté devient plus grande encore. Les Anglais ont fait tant de tours d’un pôle à l’autre, et le plus souvent ils en ont raconté les détails avec si peu de façons, qu’on est peu tenté de les suivre dans leurs courses au clocher. En France, qui oserait écrire désormais des souvenirs ou des impressions de voyage ? De l’autre côté du Rhin, un poète supérieur s’est emparé du titre heureux et simple, de tableaux de voyage ; — Reisebilder, et personne après lui ne peut plus y prétendre : king’s own, il est au roi ! C’est pourquoi on ne saurait blâmer M. Erich von Schönberg, qui a vu l’Inde et la Perse, d’avoir imité les Orientaux en donnant à son livre ce nom symbolique, Palmakhanda. Si vous n’avez pas sous la main de dictionnaire sanscrit, — ce qui est probable, — il vous suffira de parcourir la préface pour apprendre tout de suite la signification de ce mot. L’auteur a eu l’excellente idée de l’expliquer aux nombreux lecteurs qui ne l’auraient jamais deviné. « Ce titre de Patmakhanda, dit-il, que j’ai choisi pour ces pages, je l’ai emprunté à la langue de l’Inde si riche en images ; il signifie un lieu où le lotus abonde, et je ne crois pas avoir mérité le reproche de présomption, si j’ai présenté ces pages sous l’emblème d’un lieu où se trouve abondamment cette fleur tant célébrée par les Indiens !… »

Oui, le lotus est le symbole de l’Inde, particulièrement de l’Inde ancienne, avant la conquête musulmane, avant l’occupation anglaise surtout. Cependant ce ne sont pas les souvenirs de l’antiquité que cherche le voyageur allemand. Sans s’arrêter aux traditions des siècles passés, il raconte ce qu’il a éprouvé, ce qu’il a vu. Dans nos universités, s’est-il dit, il y a beaucoup de savans qui étudient l’Inde dans ses livres et se chargent d’en expliquer au monde des érudits les mystérieux symboles. Pourquoi le public du nord de l’Europe n’accueillerait-il pas avec faveur ces feuillets d’album dessinés d’après nature, sur lesquels sont inscrits les noms de tant de cités célèbres ? Et le voyageur a cousu ses notes, ses réflexions, sans ordre, sans prétention apparente. Il affecte même d’aller d’un lieu, d’un sujet à un autre, à la manière de l’abeille qui voltige au hasard sur les fleurs d’une prairie, et finit cependant par les visiter toutes. Il est résulte de là un livre attachant, qui ne ressemble nullement à un itinéraire, et qu’on lit avec un grand plaisir, tout en regrettant peut-être que l’auteur se soit trop tenu en garde contre les élans de l’imagination et de l’enthousiasme.

Certes, l’auteur de Patmakhanda n’appartient pas à cette classe de voyageurs qui, à force d’avoir cherché à connaître d’avance, par les livres, les pays vers lesquels ils marchent, rêvent des régions imaginaires. Quand la réalité s’offre à eux, quand se présente enfin la rive désirée, ils s’affligent de ne pas trouver réunies, comme en un cadre, toutes les merveilles dont leur imagination est remplie. Des montagnes qui ressemblent à d’autres montagnes, des hommes peu différens par la couleur de leur peau et la forme de leurs vêtemens de ceux qu’on rencontre ailleurs, des arbres plus ou moins touffus et élevés, et sous leurs branches des oiseaux qui gazouillent comme partout, — est-ce là ce qu’on attendait ? Cependant peu à peu s’efface de l’esprit l’image fantastique, les nuances que l’on n’avait pas saisies d’abord se détachent sur l’ensemble du tableau, et l’on ne tarde pas à reconnaître quelle infinie variété Dieu a su répandre sur des mondes semblables en apparence. D’ailleurs, l’aspect général des lieux n’eût-il rien d’extraordinaire à première vue, il suffit que l’homme porte l’empreinte d’une civilisation particulière pour que l’attention soit éveillée, pour que l’inattendu se révèle : c’est le visage humain qui donne à un pays sa physionomie véritable. Que sera-ce donc si l’on aborde une contrée comme l’Inde, où tout est étrange, extraordinaire, où tout parle aux yeux et à l’esprit, terre merveilleuse, vers laquelle le poète, le peintre et l’érudit sont également attirés ! L’auteur de Patmakhanda a pensé que les souvenirs d’un pareil voyage ne perdraient rien à être présentés dans leur pittoresque désordre, et on nous permettra, en nous aidant de ses récits, en y ajoutant quelquefois, de faire un peu comme lui. Les races, les religions, les coutumes locales, les contrastes de l’Inde et des pays voisins, ce sont là de curieux sujets qu’il y a quelque charme peut-être à traiter dans le pêle-mêle où ils s’offrent d’ordinaire au voyageur européen.

Vous touchez la rive ; un palanquin vous attend, et un interprète empressé vous invite à y prendre place. Voilà l’Inde moderne, telle que l’ont faite l’occupation anglaise et les grands steamers qui sillonnent incessamment les mers. Sur cette terre où tout vous surprend, vous n’étonnez personne. — Tandis que vous êtes bercé dans cette litière comme un patricien de l’ancienne Rome, un mendiant qui vous étourdit de ses plaintes, demande l’aumône au nom d’Allah ! Vous avez reconnu l’Inde du moyen âge, l’Inde des Mogols, que l’islamisme a couverte comme un flot immense et terrible. — Les porteurs de palanquin se jettent brusquement de côté ; ils se rangent par respect pour un taureau aux cornes dorées à qui de vieux brahmanes offrent de l’herbe fraîche, et dont les jeunes filles caressent le dos bossu. Ce taureau, c’est l’emblème du sivaïsme ; vous avez retrouvé l’Inde antique, celle dont la langue et les mythes se perdent dans la nuit des temps. Trois époques, trois civilisations, trois croyances sont aux prises sur ce sol mystérieux. Au-dessus de cette foule bigarrée, qu’agitent tant de pensées diverses, s’élèvent les clochers, les minarets et les pagodes. La flèche du temple chrétien pointe au milieu des airs, et va droit au ciel ; au bruit de la cloche qui résonne, douce et vibrante, vous songez avec émotion à l’éternelle jeunesse du christianisme, qui étend chaque jour ses pacifiques conquêtes. Du haut des balcons suspendus autour des minarets, le muezzin aveugle invite à la prière les musulmans fatalistes, écho lointain et affaibli de l’appel du prophète aux peuples de l’Arabie. Sous les portiques des pagodes, autour des étangs sacrés, s’ébattent et courent des animaux privilégiés, oiseaux et quadrupèdes, que les Hindous révèrent comme des images de leurs dieux, et sur le seuil de ces temples voués à l’idolâtrie la conque dans laquelle souffle le brahmane, en se gonflant les joues comme un triton, vous fait rêver à la Grèce antique et païenne.

Dans l’Inde, comme dans l’empire ottoman, comme dans la Perse, pays immenses, combien de peuples divers qui se ressemblent de loin par la coupe de leurs vêtemens amples et flottans ! En y regardant de près, on reconnaît pourtant que la fantaisie et le caractère propre de chacune de ces populations se trahit encore sous cette uniformité apparente. Elles se distinguent toutes par la forme particulière de leurs turbans. Rouler autour d’une tête humaine cette pièce d’indienne grossière ou de fine mousseline, c’est un art qui exige de l’habileté et même du goût. Les gens de la cote de Coromandel, moins raffinés que les habitans de l’Hindoustan, aplatissent le turban sur leurs tempes ; les Bengalis ; plus efféminés, plus délicats aussi de formes et de manières, le portent assez ample et roulé par bandes égales. Au pays d’Aoude, qui fut l’un des premiers centres de civilisation de l’Inde ancienne, la coiffure, plus large, se replie gracieusement au sommet. Le turban des Sicks, race guerrière et fière, s’allonge en pointe et affecte la forme du bonnet phrygien ou plutôt celle du casque antique ; celui des Radjpouts, peuple chevaleresque chez qui se conservent les traditions féodales, se relève en bourrelet, comme une couronne. Les belliqueux Mahratles, dont les déprédations s’étendirent jadis sur les riches territoires situés au nord et à l’est de leur pays, aiment à orner leurs têtes brunes d’étoffes aux couleurs brillantes ; ils portent parfois des pièces de mousseline transparente brochée d’or. Quant aux musulmans, ils ont adopté le turban des Mogols ; ils le roulent sur leur front, de bas en haut, en spirales régulières qui se touchent par le bord sans se recouvrir. Un autre signe vous apprendra encore si l’Hindou qui passe près de vous est mahométan ou idolâtre. Celui-ci croise sa tunique sur le côté droit, afin de laisser flotter librement le cordon sacramentel suspendu sur l’épaule gauche ; celui-là agrafe sa tunique du côté du cœur. Fût-il nu, l’Hindou païen se trahira par quelque marque symbolique peinte sur son front, sur sa poitrine ou sur ses bras ; il lui arrive aussi de délier et de secouer au grand air, même sous un soleil de feu, sa longue chevelure graissée d’huile de coco ; le musulman, au contraire, cache toujours sa tête rasée sous les plis du turban, ou sous la calotte de colonnade blanche.

Tous les métiers, toutes les professions qui se développent sous l’influence d’une civilisation avancée, sont représentés sur le sol de l’Inde. La division par castes de ce grand peuple tend même à les rendre héréditaires. Cependant les individus déclassés, qui ne sont ni tenanciers, ni marchands, ni artisans, ni cultivateurs, ni rois, ni portefaix, forment deux grandes catégories, — les cipayes et les munschis, — comme qui dirait les gens d’épée et les gens de plume. Les premiers portent des armes, le mousquet, la lance, la masse de fer ; ils jouent le rôle de concierges aux portes d’un palais, ou celui de gardes d’honneur près de la personne d’un radja ; les seconds ont pour attribut le pacifique calamdan, pareil à l’encrier que les Coptes d’Égypte passent dans les plis de leur ceinture. Le munschi un homme précieux ; avez-vous une lettre à écrire en beaux caractères persans, une lettre fort peu substantielle, comme on les fait en Orient, mais où doivent abonder les métaphores louangeuses et les souhaits empressés ? la fine plume de roseau qui se meut sous les doigts agiles de l’indigène va les tracer comme par enchantement. — Voulez-vous apprendre la langue du pays ? le visage du munschi s’illumine de joie ; les lunettes au nez, le cahier sous le bras, il s’approche en saluant de l’air doux et poli d’un savant besoigneux. Pieds nus, — il a laissé ses babouches à la porte, — le turban sur les yeux, il s’assied sur une chaise avec l’embarras d’un homme habitué à replier ses jambes sous lui, et la leçon commence. Ce n’est pas la science qui manque au munschi : il parle et écrit, tant bien que mal, trois ou quatre langues ; mais, comme il les a toutes apprises de routine, y compris la sienne, il lui est excessivement difficile de les enseigner avec quelque méthode. Heureusement, la leçon dégénère en causerie ; le maître, cédant sa place au disciple, se laisse interroger avec complaisance, et pour peu que les entrevues se prolongent pendant quelques mois, on en sait assez pour s’entendre avec des serviteurs… qui parlent l’anglais. En somme, le munschi vous apprendra bien des choses qui ne sont pas dans les livres ; par exemple, il vous dira que le gouvernement de l’honorable compagnie des Indes plaît beaucoup aux natifs, sauf quatre points : le papier timbré, l’immixtion de l’état dans la partie du code qui regarde les femmes, la taxe qui pèse sur toutes sortes de terres et de terrains, et l’emploi de la langue persane dans toutes les cours de justice. L’Hindou, qui tient à l’argent, n’ignore pas que l’issue d’un procès est toujours douteuse, et il hésite à faire les frais d’une feuille de papier timbré du prix énorme de un franc soixante centimes ! La justice des nababs coûtait-elle moins cher ? Est-ce donc un mal aussi que la loi anglaise empêche un mari hindou de retenir par force la femme qui demande à se séparer de lui ? La question des taxes n’est pas de celles qui se peuvent juger facilement en aucun pays, et quant à l’emploi d’une langue universelle dans les cours de justice, — que cette langue soit le persan ou l’hindoustani. — c’est une mesure qui a pour but de donner plus d’unité à ce vaste pays, composé d’élémens si divers. En se substituant au grand Mogol, la compagnie a entendu régner comme lui, — et plus que lui, — sur toute l’Inde ; et comme l’islamisme avait pénétré partout, comme le persan était la langue des nababs, il devenait naturel que le gouvernement nouveau adoptât l’emploi de cet idiome d’une façon générale. Ce sont là des questions de détail : cependant il est facile de voir qu’elles touchent les natifs dans leurs préjugés et dans leurs intérêts, peu importe à l’Hindou quel maître le gouverne, — clitellas dùm portem meas ! — mais il redoute le fisc, qui prélève sa part sur les produits d’un travail pénible. Il tient à l’idiome de sa province, et se défie des lois qui peuvent restreindre l’omnipotence du maître de maison, le pater familias de la société indienne.

Le munschi remplit donc les fonctions de maître d’école et d’écrivain public, et aussi celle de secrétaire des princes musulmans, dont il partage lui-même la croyance. Il a pour pendant, au sein de la société idolâtre de l’Inde, le pandit. Celui-ci est brahmane ; il a étudié les livres saints, les légendes religieuses, les traites philosophiques. Auprès des radjas, il joue le rôle de directeur spirituel, laissant au pourochita (prêtre de la famille) celui de sacrificateur et d’officiant. Dans les grandes villes, il s’adonne à l’enseignement ; c’est lui qui transmet de génération en génération la connaissance des doctrines védiques ; c’est lui qui a tracé de sa main, avec sa plume de roseau, tant de précieux manuscrits sur feuilles de palmier, et fait arriver jusqu’à nous les monumens d’une littérature plus ancienne que celle de la Grèce. Le pandit est, à vrai dire, un lettré. Dans les bibliothèques fondées à Calcutta, à Madras, à Bombay, par les sociétés asiatiques, il s’emploie à revoir les textes, à les classer. Quand il s’agit d’imprimer un ouvrage sanscrit, les éditeurs trouvent en lui un correcteur consciencieux et habile. Voué à l’étude par état et par devoir, le pandit se contente d’un modique salaire. Quoique très fier de sa science, il ne cherche guère à se faire valoir, et trouve dans l’œuvre qu’il accomplit la plus grande récompense de son travail. Son orgueil est flatté de l’empressement que mettent les Européens à étudier les langues de son pays et les croyances dont il est lui-même le représentant. Il n’a pour les étrangers qui utilisent ses services ni haine ni affection, mais un dédain qu’il sait dissimuler à l’occasion. Le pandit est, avant tout, un brahmane qui tient aux privilèges de sa caste : pourvu qu’il exerce sur les esprits son influence, pourvu qu’on honore en lui le lettré et le théologien, il supporte sans murmure l’occupation étrangère.

On dirait d’ailleurs que les Hindous n’ont plus le sentiment de la nationalité Leur civilisation étant toute fondée sur le principe théocratique, ils n’ont guère eu le culte de la patrie à la manière des Grecs et des Romains : ils lui ont substitué celui des localités consacrées par la tradition. La terre sainte s’étend pour eux depuis Ceylan, illustrée par les exploits de Râma, jusqu’aux pics de l’Himalaya, où se cachent les sources des grands fleuves qu’ils adorent. Dans cette immense étendue de pays, combien de lieux célébrés par les poètes, vers lesquels la foule s’achemine en pèlerinage ! Ces familles qui voyagent lentement dans de petits chariots traînés par des bœufs, ces vieux brahmanes à barbe blanche qui marchent dans la poussière, une peau d’antilope sur le dos ; ces cavaliers à la fine moustache qui trottent sur leurs jolis petits chevaux, le bouclier suspendu à l’épaule, le sabre à la ceinture ; ces bandes de pauvres, chantant et criant à tue-tête, qui se traînent d’un village à l’autre sans autre bagage qu’une noix de coco dans laquelle ils recueillent le riz mendié aux portes ; ces troupes de laboureurs et de petits marchands qui conduisent par la main ou placent à califourchon sur leur cou des enfans harassés, — tout cela s’en va se plonger avec enthousiasme dans les eaux de la Djamouna ou du Gange. Quel Hindou n’a rêvé d’aller, au moins une fois dans sa vie, faire ses ablutions aux ghats de Bénarès ? À l’heure où les pagodes entassées sur la rive cachent dans l’ombre leurs portiques séculaires, des milliers d’êtres humains de tout âge entrent avec délices dans ces eaux lustrales qui enlèvent toute trace de péché. Heureux celui qui, touchant au terme de son pèlerinage sur cette terre de douleurs, pourra l’achever sur les bords du fleuve saint, le visage barbouillé de ce limon fangeux qui fertilise les campagnes voisines ! Une fois qu’il foule les quais de Bénarès, le pauvre a perdu le souvenir de ses misères, de ses chagrins, de ses soucis de chaque jour ; il échappe à la terre, il n’est plus homme, et voilà toute une population qui puise à longs traits l’oubli de ses peines dans le courant d’un fleuve. Le pèlerin ne manque jamais d’emporter avec lui un peu de cette eau du Gange qui a baigné les ghats de la cité sainte. Il y a des princes qui en font venir chaque jour à grands frais, et cette naïve dévotion les place au-dessus de ces Lucullus des temps anciens ou modernes qui établissaient des relais sur les routes pour se procurer les fruits rares et les poissons recherchés.

C’est encore le sentiment religieux qui a fondé la mélâ, ou grande foire, de Hardwar. La fête n’a lieu que tous les douze ans, à l’époque où le soleil entre dans le signe du Bélier. À Hardwar, le Gange, sous la forme d’un gracieux et limpide torrent, coule rapidement au travers d’une vallée bornée de trois côtés par de hautes montagnes. La ville est bâtie à la base d’une de ces montagnes assez escarpées, sur un terrain en pente ; elle est séparée seulement par un petit espace cultivé de la forêt immense qui l’encadre. De pieux Hindous y ont construit de longs escaliers qui descendent au fleuve ; çà et là s’élèvent de petites tours, des pavillons décorés de peintures fantastiques. Le lieu où l’on doit se baigner est situé au pied d’un rocher qui s’avance dans les eaux. Quatre personnes seulement y peuvent entrer de front. Pour empêcher l’encombrement, des cipayes sont placés aux abords du passage, et ils veillent de leur mieux à ce que les pèlerins ne s’étouffent pas les uns les autres dans l’ardeur de leur zèle. Malgré ces précautions de police, il arriva en 1819 un de ces accidens mémorables qui laissent dans le cœur des peuples de terribles souvenirs. Des pèlerins impatiens de se plonger dans l’eau sainte s’étant rués avec impétuosité à l’entrée du passage, il en résulta une confusion effroyable. Cette masse d’hommes, de femmes et d’enfans pressés les uns contre les autres poussa une clameur immense, puis des cris déchirans, — et le flot humain s’affaissa sur lui-même, au milieu de gémissemens entrecoupés. Quatre cent trente personnes venaient de périr, y compris les cipayes, qui avaient fait de vains efforts pour prévenir la catastrophe, et loin de les plaindre, on envia le sort de ceux qui avaient rendu le dernier soupir en accomplissant un acte pieux. Les Hindous tiennent peu à la vie ; ils espèrent renaître après leur mort dans une condition nouvelle, et d’autant plus élevée qu’ils auront acquis plus de mérites.

Qu’on se figure quatre-vingt à cent mille personnes, d’autres disent deux millions, arrivant à Hardwar de Delhi, de Lacknaw, du Bengale, de la côte de Coromandel, du Gouzerate, etc. Les marchands voyagent en caravanes, transportant leurs pacotilles sur le dos des bœufs, des buffles et des chevaux qu’ils mettent aussi en vente. Parmi les pèlerins, on compte les gossaïns, ascètes puissans à l’époque où les Mahrattes étendaient leur empire sur la contrée, et qui s’arrogeaient alors le droit de faire la police pendant la durée de la fête ; les baïraguïs, autre classe de dévots personnages qui ont usurpé la meilleure place dans cette grande foire ; les djoguis, ou pénitens voués à la méditation et aux austérités. Les gens de ces diverses sectes se distinguent par quelque signe particulier appliqué sur le front ; il y en a qui, frottés de cendre de la tête aux pieds, ressemblent, comme le disait un voyageur chinois du VIIe siècle, « à des chats qui auraient dormi dans une cheminée. » Vue d’en haut, cette foule où s’agitent d’innombrables têtes nues, chauves, ornées de cheveux en tresses ou coiffées de turbans de toutes couleurs, drapées d’étoffes grossières ou des plus splendides tissus de l’Asie, ressemble assez bien à une prairie émaillée de mille fleurs, — les unes fraîchement épanouies, les autres déjà flétries par le soleil, — à travers lesquelles souffle la bise. La foire dure une quinzaine de jours ; autour des dévots, qui ne prennent plus aucune part aux affaires de ce monde, les banians hindous, les trafiquans des provinces musulmanes, les Sicks, les Juifs, s’agitent et sacrifient à leur manière au dieu des richesses. Le groupe des dévots est pourtant ce qui constitue la fête ; ils sont là comme l’âme qui proteste par ses aspirations vers la Divinité contre le mouvement et le tumulte des sens.

On reconnaît, à l’animation des foires et des lieux de pèlerinage, que le peuple hindou continue de vivre de la vie qui lui est propre et naturelle. Porté à travers les âges par la tradition religieuse, qui le soutient au-dessus de la terre, il suit aveuglément et sous l’empire d’une routine invétérée les us et coutumes des temps anciens. Il coule à travers les siècles comme s’épanchent à travers un continent tout entier les grands fleuves, objets de sa vénération. Mais les chefs de ce peuple, que deviennent-ils ? Quelle puissance les manifeste aux yeux de la foule ? Ils vivent, eux aussi, comme vivaient leurs pères, et, à vrai dire cependant, ils n’existent plus. Je ne sais rien de plus triste que ces radjas, ces nababs, à qui l’on a lié les bras et devant qui on s’incline en disant : Ave, rex ! La couronne que portent l’empereur de Delhi et tant d’autres souverains ne sont point de celles qui empêchent de dormir. L’ennui habite leurs palais splendides ; on veut des radjas richement dotés qui vivent comme des avares et se privent du nécessaire. D’autres s’entretiennent avec leurs astrologues de l’influence des astres sur la destinée des mortels. Il en est qui prennent un grand plaisir à voir danser les marionnettes, les automates que l’Europe leur expédie, et dans lesquels ils n’ont pas l’esprit de se reconnaître. Quelques-uns coulent des jours assez heureux dans leurs petites cours ou à Benarès, partagés entre la lecture et les pratiques pieuses. Ils sont comme les images d’un passé qu’on oublie, comme les cimes dorées des édifices que le soleil fait étinceler et qui brillent dans l’air d’un éclat emprunté. Le dernier de ces souverains qui joua dans l’Inde un rôle marquant, ce fut le vieux Rundjet-Singh, que Jacquemont a fait connaître à l’Europe mieux que le rusé monarque ne l’espérait sans doute. Quelle imprudence aussi de la part d’un personnage si madré que d’avoir posé devant un si impitoyable railleur, devant un voyageur si spirituel et si mordant ! Tous les vices de l’Orient s’étaient incarnés en Rundjet-Singh, et, sans avoir une seule vertu, rien qu’avec de l’audace et de la persévérance, il fonda la puissance éphémère qui s’est écroulée après lui. On a recueilli sur le mahâradja des Sicks bien des anecdotes ; qu’on nous permette d’en citer une que nous trouvons dans le Patmaklanda. Elle a cela de particulier qu’elle est à l’avantage du vieux lion. Du temps où il faisait la guerre aux Afghans, Rundjet-Singh avait entrepris le siège d’une petite place aux environs d’Attock, et il allait, en compagnie de deux sirdars (généraux), rejoindre ses troupes. Les trois guerriers s’endormirent un soir sur les bords de l’Indus ; le fleuve ayant grossi pendant la nuit, leur couche devenait humide. Sans plus de façons, Rundjet se coucha sur le corps de ses compagnons, qui supportèrent patiemment la plaisanterie : le futur roi était de ces gens contre qui on n’ose se fâcher. Au matin, voilà les trois amis qui se remettent en marche ; les Afghans étaient dans le voisinage, la faim se faisait sentir : comment se procurer de la nourriture ? On tient conseil ; les deux sirdars vont à tour de rôle chercher des vivres jusque dans les hameaux occupés par l’ennemi, et ils échappent tous les trois aux tortures de la faim. Cependant l’un des sirdars rencontre une femme qui allait vendre du pain aux travailleurs du camp : « Rundjet est ici près, lui dit-il ; il n’a rien à manger, viens le trouver ! » La femme obéit de bon cœur ; elle va présenter le pain au prince sick, et celui-ci l’accueille avec joie en disant : « Demain la place sera en mon pouvoir, et tu te trouveras bien de m’avoir obligé ! » Le soir même, Rundjet a rejoint son armée ; le lendemain matin, la place était enlevée ; il la donna en apanage, avec un autre village, à la femme qui lui avait, apporté du pain et à sa famille. Plus tard, quand il fut mahâradja, Rundjet-Singh s’informa de ses protégés avec beaucoup d’intérêt, et ceux-ci sont encore aujourd’hui les maîtres des petits états qui ne leur ont coûté qu’un morceau de pain. De ce qu’avait fondé Rundjet-Singh au prix de tant de crimes et de violences, cette dotation faite dans un accès de générosité es peut-être tout ce qui reste.

Ces monarques sans autorité ont autour d’eux une cour nombreuse, des vizirs, des escortes, en un mot tout l’appareil de la grandeur. Autour de leurs palais sont parqués des éléphans qui leur rappellent des siècles d’indépendance et de gloire. Dans les temps héroïques célébrés par les poètes, la capitale des Mogols se nommait Hastinapoura, la ville des éléphans. Le barde Tchand, qui chanta les exploits du dernier roi de l’Inde, appelle son maître du titre glorieux de roi des éléphans. Ce majestueux quadrupède est en effet le symbole de la puissance dans l’Inde ; quelques princes ont porté son effigie sur leurs bannières ; dans les temples bouddhiques, son image sculptée figura magnifiquement sous les voûtes des portiques ; cependant sa vraie patrie est l’Inde méridionale, Ceylan, les marais de la presqu’île et les terres basses qui s’étendent entre le Gange et l’Irawatti. Chez les Radjpoutes, qui sont de l’ancienne race des ariens et qui ont su se maintenir héroïquement dans leur pays de sables et de montagnes, on trouve surtout le chameau bactrien, bête de somme patiente et sobre, et le chameau de course, le dromadaire aux jambes grêles. Le cheval appartient plus particulièrement aux Mogols, aux Afghans, aux tribus moins sédentaires qui ont guerroyé en tous sens dans le nord de l’Inde et dans l’Asie centrale. Le padichah musulman qui enleva Dehli au roi Prithiviradja est appelé roi des chevaux par le même poète Tchand. Le cheval, si fier et si courageux, est en effet l’auxiliaire des nations conquérantes ; il pénètre partout, il emporte le guerrier au-devant des combats ; la Providence ne l’a point fait naître dans le voisinage de l’éléphant, qui l’épouvante par sa masse sombre et disgracieuse, comme le chameau lui déplaît par sa difformité. À la longue, l’homme a fini par acclimater hors de leur pays et par faire vivre ensemble ces trois espèces d’animaux, qui correspondent à trois régions différentes et à trois rameaux de la famille humaine. C’est la présence simultanée de l’éléphant, du chameau et du cheval qui donne aux cortèges des princes de l’Inde et aux colonnes expéditionnaires de la compagnie cet aspect étrange, pittoresque et grandiose où se reflète avec éclat la pompe asiatique. En voyant défiler ces armées pacifiques ou conquérantes, et se mouvoir à grand bruit dans les tourbillons de poussière ces animaux d’allure diverse entourés d’une masse de soldats de toutes couleurs et de toutes armes, on se rappelle tout ce qu’il y a eu dans le passé de grand et de terrible : la retraite de Sardanapale à Ninive, la rencontre d’Alexandre et de Porus, les batailles livrées par Pyrrhus aux Romains, les marches de Gengis-khan dans la Haute-Asie. Sur sa bosse arrondie, le chameau porte le pierrier de campagne ; à l’éléphant est réservée la tâche d’attaquer et d’enlever les palissades de pieux, de fouler aux pieds les fantassins serrés en phalanges comme les bambous de la forêt. Quand il s’agit d’affronter le tigre, c’est encore à l’éléphant de jouer le premier rôle ; au-dessus des hautes herbes, son dos noir s’élève comme une tour ; il s’avance balançant dans l’air le pavillon léger dans lequel sont embusqués les chasseurs. La voix aigre et tremblante du cornac anime la puissante bête, qui relève sa trompe pour la soustraire aux griffes terribles de son ennemi, et répond au rugissement de celui-ci par un cri rauque et lugubre. La terre s’ébranle sous les pas de l’éléphant, contre lequel le tigre s’élance comme à l’assaut. Les deux plus redoutables bêtes de la création sont aux prises, et l’homme s’exalte à ce spectacle sanglant qu’il a provoqué.

Les Hindous ont toujours eu la passion de la chasse ; dans leurs légendes, il est souvent question de rois qui, cédant au plaisir de courir la forêt, oublient le soin des affaires. Les vignettes dessinées dans le pays représentent quelquefois les princes avec un gerfaut sur le poing ; la chasse à vol a été pratiquée dès les temps anciens par les Tartares, et l’usage en fut sans doute introduit dans l’Inde par les Mogols de la Perse ; aujourd’hui même, on voit encore vendre, dans les rues de Calcutta, d’Agra et de Dehli, des gerfauts chaperonnés. Ce n’était pas assez d’avoir fait servir les oiseaux de proie à leurs plaisirs, les radjas ont trouvé le moyen d’utiliser dans le même sens les quadrupèdes carnassiers. On a dressé pour la chasse, dans plusieurs contrées de l’Inde, le guépard[1], gracieux animal de la famille des félins. Le guépard est dompté, mais aussi peu apprivoisé que le sont les oiseaux de fauconnerie ; il travaille pour lui-même, et non pour son maître, qu’il n’aime pas. On le mène en campagne enfermé dans une cage que l’on attache sur un chariot à bœufs ; il a les yeux bandés. Arrivés sur le lieu où ils espèrent trouver le gibier, les chasseurs commencent à galoper en cercle, de manière à ramener les gazelles vers le point central, qui est le chariot du guépard. Quand on suppose que les gazelles sont assez rapprochées de la bête, on délie celle-ci, on lui rend l’usage de ses yeux, et on ouvre la cage. Le guépard s’est vite orienté ; il a flairé les timides animaux ramenés autour de lui ; cauteleux et agile, il saute ; doucement à bas du chariot et se faufile, en s’allongeant à la manière du chat, derrière un monticule, dans un buisson, sans être aperçu de la bête qu’il guette. Dès que la gazelle passe à sa portée, il s’élance et l’atteint d’un bond ; alors survient le gardien, qui cherche à lui faire lâcher prise. Le guépard refuse d’abord d’abandonner sa proie, il faut que le gardien enfonce un couteau dans le cou de la gazelle et humecte de sang chaud la gueule de l’animal carnassier ; celui-ci, avide de lécher le sang qui se colle à ses lèvres, desserre les dents, et le gibier qu’il a pris passe aux mains du chasseur. Le guépard a encore cela de commun avec le faucon, qu’il ne poursuit point sa proie, s’il l’a manquée du premier coup ; honteux de sa maladresse, il s’irrite, s’éloigne de son maître et le boude jusqu’à ce que celui-ci lui ait offert l’occasion de prendre sa revanche. Cette chasse au guépard se pratique dans les provinces du midi et de l’ouest de l’Inde, particulièrement dans le Radjasthan. Il ne parait pas que le chien ait joué chez les Hindous ce rôle d’ami et de compagnon de l’homme que lui ont attribué les peuples de l’Occident ; cela tenait sans doute aux préjugés des anciens ariens contre les animaux regardés comme impurs. Homère a fait du chien un être presque doué de raison ; Xénophon, dans ses écrits sur la chasse, a parlé des meutes et de l’éducation des limiers en si beaux termes, qu’il semble avoir voulu plaire à Diane chasseresse. Les poèmes de l’Inde nous font deviner que le hideux chacal, — chien sauvage, — a contribué à jeter de la défaveur sur le chien domestique.

Au versant de l’Himalaya, par-delà le Kachemire, on rencontre le daim qui donne le musc, et aussi des ours de diverses espèces. Le moins connu en Europe est noir, grand comme celui de l’Amérique du Nord, et marqué d’une tache blanche au-dessous du col ; c’est un animal redoutable et qu’on n’attaque pas sans précaution. Et cependant de quoi se nourrit cette terrible bête dont les grognemens ébranlent les échos des montagnes ? De sauterelles, et probablement d’autre chose aussi. Toujours est-il qu’on rencontre dans la région des neiges la grosse sauterelle noire des plaines de la Perse et de l’Afrique. Est-ce avec le secours de ses propres forces qu’elle atteint les sommets des monts ? y est-elle portée par les vents ? C’est une question difficile à résoudre. À cette hauteur, ses ailes lui refusent service, elle reste inanimée sur la neige jusqu’à ce que le soleil lui rende la vie et le mouvement ; puis, le soir, elle perd de nouveau ses forces, et c’est dans ces instans de léthargie qu’elle devient la proie de l’ours. N’admirez-vous pas la prévoyante nature qui enlève du fond des plaines de si frêles insectes pour les jeter sous la dent des gros quadrupèdes réfugiés dans les neiges, ou plutôt ne sentez-vous pas la naïve crédulité de ces peuples amis du merveilleux et si occupés d’expliquer à leur manière les phénomènes de la nature ? Les gens de ce pays n’ont contre l’ours aucune animosité ; ils ne vont point volontiers le troubler dans sa solitude. Lorsque la chasse est ordonnée, ils se mettent en campagne, comme des recrues forcées de partir pour la guerre. Les traqueurs, au nombre d’une quarantaine s’avancent en bon ordre et avec d’autant plus d’empressement que le chef les suit de près, un fouet à la main. Ce fouet est un vrai knout à plusieurs branches et armé de nœuds. On conçoit très bien qu’une pareille chasse, où les hommes sont menés comme des chiens, n’offrait pas de charme au voyageur allemand, pour qui on l’avait organisée : décidé à arracher le knout des mains du piqueur par un moyen adroit, il le lui acheta ; mais il restait à celui-ci un bâton, moins facile à manier peut-être, et qui pourtant devait frapper trop souvent encore sur les épaules nues qu’il menaçait. Dans ces lointaines régions que borde l’Himalaya se cachent encore l’oppression et la barbarie, contre lesquelles le gouvernement anglais a constamment lutté. Il n’y a pas longtemps qu’on y faisait le trafic des esclaves. Des gens armés pénétraient dans le district de Kumaon (à l’extrême nord de l’Hindoustan) pour enlever les enfans et surtout les jeunes filles, dont on vante la beauté et la blancheur de peau. Les brahmanes nombreux et puissans qui desservent les pagodes et pratiquent l’astrologie au milieu des montagnes ont vendu souvent au prix de 12 et 1,500 francs les danseuses qu’ils avaient consacrées au service du temple.

La partie de chasse à laquelle assista l’auteur du Palmakhanda se passait dans le district de Kaverbarra, sur les confins du petit Thibet. Que l’on monte encore un peu, et l’on promène ses regards stupéfaits sur les plus hautes montagnes du globe. Entre deux pics couverts de glaces éternelles s’ouvrent de profondes vallées ; quand le soleil les éclaire, on voit ses rayons qui se reflètent sur les eaux d’un lac solitaire, ou qui glissent à travers des forêts pleines d’ombre. La voix des torrens se confond avec le mugissement de la brise qui gémit dans les sapins. Là où finit la végétation, commence la neige, blanche et froide, qui s’accroche et s’agglomère partout, dans les anfractuosités des rochers, dans les hautes vallées, étendant sur l’immensité des pics entassés pêle-mêle, déchirés par des cataclysmes anciens, son manteau étincelant, si beau et si triste à contempler. C’est, là que, selon les légendes anciennes, les héros las de vivre, chargés de gloire et d’années, se retiraient pour mourir, comme l’aigle vieilli et honteux de sentir s’affaiblir ses forces, qui s’en va expirer sur un roc inaccessible, la tête dans les nuées. Les monts Himalayas sont, pour les Hindous, quelque chose comme l’Olympe des Grecs ; ils aiment à placer leurs dieux dans ces espaces voisins du ciel où l’homme ne saurait pénétrer ni vivre. Ils les vénèrent aussi comme les pères de ces grands fleuves qui arrosent et fécondent le continent tout entier. Le voyageur allemand a pu voir les deux torrens qui donnent naissance au Gange se réunir au fond d’un ravin, puis écumer à grand bruit à travers les rochers. Sur ce fleuve, destiné à fournir une si longue carrière, dont les embouchures vastes et profondes s’ouvrent aux vaisseaux de haut-bord, il n’aperçut, flottant aux environs de la source, rien autre chose qu’un petit oiseau a peine gros comme un plongeon !

Au pied de ces froides montagnes, régions menaçantes et désolées, se déploient les heureuses vallées de Kachemire. Là règne un doux climat ; là, comme dans notre Provence, comme dans les fertiles plaines de la Lombardie, mûrissent les fruits savoureux des zones tempérées. Durant tout un siècle, les Afghans et les Sicks ont ravagé le Kachemire, qui a subi bien d’autres invasions et perdu son indépendance aux premiers temps de l’occupation musulmane : c’est le sort des pays favorisés par la nature d’exciter la convoitise des nations voisines. Après avoir été le paradis terrestre des vieilles familles brahmaniques, et plus tard la terre d’adoption des religieux bouddhistes, qui s’y étaient bâti des monastères nombreux, cette belle vallée a perdu sa joie et son repos. L’habitant de Kachemire, au regard fier, à la haute stature, au caractère opiniâtre et hardi, se retirait jadis, après ses défaites, du côté des montagnes, laissant aux envahisseurs la possession des villes et des châteaux. Il a dû, de guerre lasse, redescendre vers les plaines. Bien que façonné au joug et contraint de courber la tête, ce peuple n’a rien perdu de ses habitudes belliqueuses, il ne peut vivre sans ses armes, et cet aspect guerrier de la population kachemirienne n’est pas de nature à inspirer au voyageur l’idée d’un pays tranquille, où règnent le bonheur et la sécurité. Les derniers jours de splendeur pour le Kachemire remontent au temps de Djehanguir (1605-1628). Chaque année, l’empereur de Delhi venait y passer plusieurs mois avec sa cour, en compagnie de sa favorite Nourdjehan ; son séjour était marqué par une série de fêtes qui jetaient dans la contrée des sommes immenses. Les illuminations, les danses, les feux d’artifice, se succédaient comme dans un conte des Mille et Une Nuits. Avant lui, Akbar s’y était établi pour imprimer une action plus vigoureuse à la guerre qu’il soutenait contre les indigènes révoltés. À la fin du XVIIe siècle, Aurengzeb visitait aussi le Kachemire, si cher à tous les sultans de Delhi, et il y emmenait à sa suite Bernier, le premier Européen qui ait vu et décrit cette riche province.

À la même époque, Chardin admirait avec enthousiasme les belles villes de la Perse moderne et les monumens grandioses de l’ancien empire de Cyrus. Aujourd’hui les Mogols sont effacés, et il ne reste presque rien de la splendeur des Sophis : cependant on ne peut établir aucune comparaison entre l’Inde et la Perse. En passant, avec l’auteur du Patmakhanda, de l’Inde à la Perse, on est forcé de reconnaître qu’il n’y a pas sur la terre deux peuples qui se ressemblent moins que les Hindous et les Persans, et cette dissemblance est d’autant plus remarquable, qu’ils ont une origine commune. Comme les deux bras d’un fleuve qui se séparent au sortir de la source, les deux nations se sont éloignées l’une de l’autre dès les premiers âges pour accomplir leurs destinées particulières. Placée au centre du vieux monde, la Perse a été en relations, dans le cours de sa longue existence, avec toutes les nations fameuses de l’antiquité. Son histoire se lie à celle des Hébreux, des Assyriens, des Mèdes et des Grecs. À tous les siècles, nous la voyons paraître avec ses rois des rois et ses satrapes du voisinage à l’extrême horizon, au milieu de l’Asie remuante et agitée dont elle est le symbole. Tantôt gouverné par des princes sages et glorieux, tantôt foulé par des monarques enivrés de leur puissance, l’empire des Perses jette autour de lui les rayons de sa splendeur orientale. L’Inde au contraire ne se révélait point à l’Europe, si ce n’est de loin en loin par des récits inattendus. La société indienne se développait mystérieusement aux bords du Gange et de la Djamouna, à la façon de l’ascète qui se cache sous l’ombre des forêts pour pratiquer en paix ses austérités. Bien qu’elle ait été civilisée à sa manière depuis une trentaine de siècles, l’Inde a gardé quelque chose de primitif : elle est ignorante plutôt qu’abâtardie. On sent qu’elle est encore vivante malgré les vicissitudes qu’elle a éprouvées. Il y a sur cette terre féconde un peuple attaché a son passé, naïf et patient, qui cultive et travaille. En est-il de même en Perse ? Non, certes. Pour s’en convaincre, il suffit de comparer les grandes villes et les campagnes des deux pays.

Dans l’Inde, il a surgi des cités nouvelles ou la population abonde ; le nombre des anciens monumens encore debout dépasse de beaucoup celui des édifices détruits par le temps ou par la main des hommes. Du glorieux passé de la Perse antique il ne reste guère que des mines dont la splendeur fait mieux ressortir encore la misère du présent ; on y retrouve à peine l’ombre de la grandeur des derniers siècles. Dans la noble cité d’Ispahan, où Chardin signalait une population de six cent mille habitans, on en compte à peine deux cent cinquante mille aujourd’hui. La vie et le mouvement n’animent plus son immense bazar, long de plus d’une demi-lieue. Le Méïdan, que les voyageurs regardent comme la plus vaste place du monde, semble désert : à peine quelques tentes s’y dressent en un coin. Au temps d’Abbas-le-Grand, les caravanes remplissaient ce grand carré qui était l’entrepôt de tout le commerce de l’Orient. Tauriz a déchu dans la même proportion ; les guerres et les tremblemens de terre ont détruit les édifices qui en faisaient la beauté. Ruinée par les Afghans en 1722, Ispahan n’a jamais pu reconquérir le rang qu’elle occupait parmi les cités les plus florissantes du monde. Téhéran fut aussi dévastée par les hordes de l’Afghanistan ; mais, devenue, la capitale de l’empire, elle s’accrut au lieu de s’amoindrir. Toutefois, jamais il ne lui sera donné d’acquérir un développement considérable. Elle est fort mal placée au milieu d’une plaine bien cultivée, mais dénuée d’arbres ; les chaleurs de l’été s’y font si désagréablement sentir, il y règne à cette époque tant de lièvres, que la moitié de ses habitans s’en va demeurer ailleurs, En revanche, quelle admirable situation que celle de Chiraz ! Entourée de hautes collines et de lointaines montagnes, cette ville, dont les Persans sont si fiers, s’étend au sein d’une riante vallée que rend plus gracieuse encore la morne barrière des rochers environnans. Ce frais vallon est bien la pairie de Saâdi et d’Hafiz, les aimables poètes. Celui-ci repose au milieu des jardins, sous un bosquet de cyprès. Son tombeau est entretenu avec soin. Le bruit de la ville murmure encore autour du poète ami des plaisirs que l’on a surnommé l’Anacréon de la Perse, la tombe de Saâdi, au contraire, semble négligée ; on n’y voit plus l’exemplaire complet de ses œuvres qu’on y avait jadis scellé avec une chaîne de fer. Cet abandon des restes de l’auteur du Gulistan est comme l’image des traverses de sa vie errante et malheureuse. Le tremblement de terre de 1824 a renversé tous les minarets, tous les édifices de Chiraz ; ses onze collèges ne sont plus florissans comme au temps où l’on appelait à bon droit cette ville le séjour de la science. On n’y compte pas plus de trente mille habitans, et c’est là la capitale de la province du Farz, d’où la Perse a pris son nom. Nous venons de signaler la fertilité de la vallée de Chiraz ; toutefois elle est bien dépassée par celle des bords du Gange et des autres fleuves de l’Inde. Généralement le sol de la Perse est sec, la végétation n’y atteint point le développement que lui permettrait d’acquérir sa chaude température, si elle était mieux arrosée. Pour rendre quelque chose, la terre demande à l’homme un incessant travail.

Grâce à leur vieille civilisation, les Persans se sont rendus habiles dans divers genres d’industrie. À Ispahan, il existe des manufactures de tapis jadis renommés, de velours, de draps, de verres coloriés, d’armes blanches, de pistolets et de sucreries ; Chiraz s’est rendue célèbre par ses fruits confus, ses sorbets et son vin que les musulmans trouvent excellent, quoiqu’ils affectent d’en abandonner la fabrication aux chrétiens. Ce sont bien là les descendans des Perses efféminés et guerriers tout à la fois, épris des riches étoffes et des belles armes. Les Persans, que tant de calamités ont assaillis depuis vingt-cinq siècles, sont devenus insoucians et gais comme le sont souvent les peuples vieillis. Chez eux, on trouve le goût des exercices du corps, des courses de chevaux, des tournois même ; leurs traits sont réguliers et beaux ; leur physionomie a gardé quelque chose de la dignité d’un peuple puissant et dominateur ; ils aiment les arts, la poésie, la musique ; ils sont causeurs et portés au mensonge, et aussi trop volontiers cruels. Les historiens grecs avaient noté ce trait de leur caractère. Il est à remarquer que les peuples livrés aux plaisirs, habitués à s’abandonner à tous les caprices de la volupté et aux raffinemens de la mollesse, sont sujets à perdre ce sentiment d’humanité qui nous fait compatir aux souffrances d’autrui.

Enfermée au milieu des terres, la Perse proprement dite n’a pas de grand fleuve qui favorise son commerce. Sur les bords de la mer Caspienne, le commerce et l’industrie se soutiennent encore ; les navigateurs russes fréquentent la rade de Balfrouch, ville de cent mille âmes, toute peuplée d’artisans et de marchands. C’est là le côté le plus vivant de la Perse. Par malheur, dans ce vaste empire, les routes sont longues, mal entretenues et peu sûres ; il faut transporter les denrées et les articles de commerce à dos de chameau ou de mulet. Dans les provinces lointaines, trop distantes du centre, les ressorts de l’administration sont détendus ; le désordre et l’anarchie y règnent presque sans cesse. Des populations indisciplinées se livrent impunément au brigandage ; l’agriculture souffre, et la misère devient le partage des laboureurs paisibles qui essaient de rendre aux vallées et aux plaines leur ancienne fertilité. Les Kurdes, qui n’appartiennent point à la même famille que les Persans, forment un peuple nombreux et difficile à contenir. Dans le Khorassan campent quelques tribus des Turcomans, que les migrations ont amenées là des stoppes de la Tartarie. L’oasis de Khouhis, dans le Kerman, sert de retraite à des hordes de brigands toujours prêts à piller les caravanes qui se dirigent vers Kandahar. Chrétiens grecs, catholiques et nestoriens, musulmans, chyites et sunnites, se partagent ce territoire si vaste. Arméniens, Chaldéens, Assyriens, Parthes, Médes, toutes les nations qui ont brillé à leur moment pour s’éclipser ensuite, s’y retrouvent encore disséminés, comme les temples et les palais des religions et des dynasties qui ne sont plus.

Outre la diversité des peuples sur lesquels elle étend sa domination, ce qui fait encore la faiblesse de la Perse, c’est son isolement au milieu de l’Asie. Séparée des grandes nations musulmanes par le schisme chyite, elle n’inspire pas de sympathie à la Turquie et le lui rend bien. Du côté de l’est, elle rencontre l’Angleterre, qui remonte obstinément le long du golfe Persique et la force à se retirer des bords de l’Océan Indien. Du côté de l’ouest et du nord, elle se sent pressée par la Russie, aussi jeune et pleine d’avenir et d’ambition qu’elle est elle-même vieille, affaiblie et décrépite. Elle a perdu jusqu’à l’énergie que donne le fanatisme ; elle hait les sunnites et les chrétiens, mais le sentiment religieux est effacé en elle. Le sensualisme le plus effréné s’est emparé de ce peuple, énervé de tous temps par le luxe et la mollesse. La vie semble donc se retirer de ces contrées où elle se manifesta jadis avec tant d’éclat. Y a-t-il une régénération possible pour les Persans ? On le croirait volontiers, à les voir si fins, si policés, si aptes à comprendre ce qui vient d’Europe. Malheureusement ce n’est pas par l’esprit que se refont les peuples usés. Ce n’est pas non plus par l’enseignement militaire, ni par l’adoption de certains usages empruntés à l’Occident. Il en est des peuples comme des arbres : tant que la sève circule dans les rameaux avec plénitude et vigueur, on peut espérer de nouveaux fruits, mais quand elle ne produit plus que de maigres feuilles, quand la pointe des grosses branches se dessèche, il est à craindre que le tronc ne reste pas longtemps vert.

Pendant le séjour du voyageur allemand à Téhéran, il y eut, à l’occasion du mariage de l’héritier présomptif (aujourd’hui sur le trône), des fêtes magnifiques. Durant tout le jour, des saltimbanques voltigèrent sur la corde et exécutèrent sur les places ces tours de force et d’adresse dans lesquels les jongleurs de l’Asie sont passés maîtres. Le soir, on lança des feux d’artifice, et toute la ville s’illumina sous des gerbes de fusées. Les brillans cavaliers caracolaient sur leurs chevaux harnachés avec luxe, il y avait dans cette capitale d’un empire immense un éclair de splendeur et un rayonnement de joie. Pendant ce temps là, le souverain, le successeur des rois des rois, Mohammed-Schah, dont la cour livrée aux intrigues a été si spirituellement mise en scène dans la Revue[2], souffrait cruellement de la goutte. Il avalait avec l’obéissance d’un prince qui ne veut pas mourir les drogues que lui administrait un docteur venu d’Europe tout exprès pour le traiter. Le monarque, en proie à des crises qui devaient l’emporter bientôt, ressemblait un peu au pays soumis à son autorité. Les envoyés des puissances étrangères près de la cour de Téhéran ne sont-ils pas aussi des médecins qui s’efforcent de soigner à leur manière et selon leurs vues particulières l’empire persan, atteint d’un mal chronique ? La bannière des schahs de Perse porte pour emblème un lion armé du glaive. Certes, le roi des animaux brandissant le cimeterre est le symbole le plus éloquent de la puissance ; mais pour que ce symbole ne devienne pas dérisoire, il faut savoir se faire craindre et respecter. L’Inde, plus humble, — nous l’avons dit avant de suivre l’auteur du Patmakhanda dans sa course un peu capricieuse, — se personnifie dans le lotus, fleur gracieuse et largement épanouie, qui ouvre sa corolle parfumée à l’ombre partout où elle trouve un peu d’eau pour cacher ses racines. Le flot soulevé par les vents la berce, la recouvre parfois, la fait sombrer un instant, puis elle reparaît à la surface, vivante et pleine de sève !

Th. Pavie.
  1. Felis jubata ; — dans la langue de l’Inde, on le nomme tchitâ.
  2. Voyez, dans la Revue du 15 juillet 1850, la Cour de Téhéran en 1845, ou ne réveillez pas le chat qui dort.