Alexandre PIEDAGNEL




PASTELS ET FUSAINS




(VERS)




« … Ce sont les poètes qui finalement ont raison, parce que c’est l’Idéal qui est la vérité. »
Alexandre Dumas fils.
(Extrait d’une lettre adressée à M. A. Piedagnel)


SENTIER PERDU





Cher sentier que la mousse verte
Tapisse durant les beaux jours,
Pays du rêve ! route ouverte
À l’espoir, aux jeunes amours ;



Chemin béni tout rempli d’ombre.
Asile des petits bonheurs,
Où l’on peut marcher sans encombre,
Enivré du parfum des fleurs !



Je te cherche sous la ramure,
Mais, hélas ! mes pas sont tremblants ;
J’entends la source qui murmure,
En courant sur les cailloux blancs ;



De son aile la brise effleure
Le ruisseau clair et babillard…
Je me souviens — et puis je pleure ;
Tout disparaît dans un brouillard !



Les oiseaux joyeux, dès l’aurore,
Improvisaient de doux concerts ;
Je croyais les entendre encore :
Aujourd’hui leurs nids sont déserts.



La ronce, l’ortie et l’airelle
Ont étouffé les fleurs du bois.
En vain j’écoute, en vain j’appelle :
L’écho seul répond à ma voix !



Printemps de la vie, ô jeunesse !
Amours, chansons, enivrements ;
Confiante et pure allégresse,
Bonheur facile, espoirs charmants !



Pourquoi vous être enfuis si vite,
Et pourquoi ne plus revenir,
Jours heureux où le cœur palpite,
Impatient de l’avenir ?…



Et toi, séduisante amoureuse,
Qui, tant de fois, dans ce sentier,
M’as juré, sous la voûte ombreuse,
Que j’avais ton cœur tout entier ;



Toi, dont les petites mains blanches
— Trop inhabiles au travail ! —
Aimaient tant à casser les branches
Pour remplacer ton éventail.



Qu’es-tu devenue, ô perfide ?
Gourmande de fruit défendu !…
Moi, sans espérance et sans guide,
Je cherche le sentier perdu.




PRIMEURS



Au flâneur, le long du marché,
Mai, qui sourit, fait des surprises
Par hasard, m’étant approché,
J’ai vu les premières cerises !



Ces beaux fruits ronds, brillants, charnus,
Sur des lits épais de fougère,
Pour nous tenter, sont revenus
Avec la fraise bocagère.



Dès ce soir, les petits enfants,
Aux lèvres pures et vermeilles,
Après leur diner, triomphants,
Se mettront des pendants d’oreilles.



Plus tard, dépouillant les buissons,
Et barbouillés du jus des mûres,
Ils iront jaser, gais pinsons,
À l’ombre des vertes ramures.



Mais mon cœur se serre. — Pourquoi ?
— Je songe à ma lointaine enfance
Aux rires de si bon aloi,
Pleins de naïve insouciance…



En ce temps, ma mère, à son cou
Me prenait (ô douceurs exquises !),
Et, très fier d’un bouquet d’un sou,
J’avais les premières cerises !




LE PARC



Le château Louis Treize est tapissé de lierre ;
La lèpre des ans ronge et jaunit son perron
À double rampe svelte, en dentelle de pierre,
Où le lézard sommeille, où court le liseron.

Les murs tout crevassés, les fenêtres sans vitres,
La toiture arrachée à demi par les vents,
Montrent sinistrement le vain éclat des titres,
Et que l’homme bâtit sur des sables mouvants.

De joncs, de roseaux secs et de bourbe remplie,
L’ancienne pièce d’eau longe le parc obscur ;
Chaque allée, à présent, par la ronce envahie,
Paraît ne vouloir plus de rayons ni d’azur.

L’érable, le tilleul et l’orme séculaires
S’entre-croisent partout ; les hauts buis sont frangés
D’amples toisons de mousse ; et d’humbles capillaires
Avoisinent l’ortie, en ces lieux si changés !

Sous les pieds du rêveur craquent les feuilles sèches
Des froids hivers passés ; le sol est obstrué
Par un amas d’humus. Devant de larges brèches,
Le lapin broute et joue, au calme habitué.

Squelettes désolés, noirs, tordus par la bise,
Des arbres morts debout, près des vieux bancs verdis,
Ont abrité naguère Aminte ou Cydalise,
Et ces bosquets étaient autant de paradis.


Que d’aimables discours, de madrigaux faciles ;
Combien de gais propos, de serments oubliés,
De chansons, de baisers, de doux récits futiles,
De silences divins, de regards épiés !

La fleur de marronnier jonchait les avenues ;
Le soleil caressait maint couple gracieux,
Et l’Amour, assiégeant le cœur des ingénues,
Favorisait souvent les plus audacieux.

Le rossignol caché, le soir, dans la charmille,
Mêlait sa voix si pure aux aveux enivrants ;
Et d’exquises odeurs de muguet, de jonquille,
Montaient, comme un encens, vers les beaux conquérants !

Mars, Pomone, Vénus, tous les dieux et déesses,
De leurs blancs piédestaux souriaient à ces jeux,
Se moquant des barbons, protégeant les duchesses
Vives, tendres ; l’œil fier, teint rose et sein neigeux.

On s’égarait parfois dans le frais labyrinthe
Dont les étroits sentiers s’effacent aujourd’hui ;
Nul de ces jolis pieds n’a laissé son empreinte :
Les rêves, les amants, hélas ! tout s’est enfui !

Au centre du jardin s’élève une statue
Qu’un grand maître sculpta : le dieu semble animé.
C’est Éros, sans carquois, et sa flèche abattue
Gît à côté de l’arc. — Le Temps l’a désarmé.




FONTARABIE



La rue étroite monte, et, de chaque côté,
Se dressent les maisons, hautes, vieilles et sombres ;
L’hirondelle voltige au-dessus des décombres
Où fleurit la joubarbe en pleine liberté.

De fiers blasons sculptés décorent ces demeures,
Nous racontant l’éclat des fêtes d’autrefois :
Sérénades, soupers, cavalcades, tournois,
Entremêlés d’amours qui faisaient fuir les heures !

Jadis, richesse et gloire. — Et, maintenant, nul bruit.
À midi, deux passants : une duègne qui tousse,
Sur le seuil de l’église ; et puis, suçant son pouce,
Un enfant demi nu qu’un chien maigre poursuit.




LA MORTE



Deux enfants près du lit se sont agenouillés.
Sur la table, le buis trempe dans l’eau bénite,
Devant un crucifix, — et la garde hypocrite
L’indique aux visiteurs, avec des yeux mouillés.

Un drap de fine toile a voilé le cadavre ;
Sa forme vaguement apparaît sous les fleurs
Dont l’aïeule a couvert, tremblante et tout en pleurs,
Le corps de l’adorée. Et son désespoir navre !

Pourquoi donc ces sanglots ? Pourquoi ces orphelins ?
Pourquoi la mort livide où la joie était reine ?
L’âme répond : « Souffrir est la loi souveraine,
Et l’horrible douleur mène aux espoirs divins ! »




NOCES DU SAMEDI

(croquis parisien)


Ce jour-là, le Bois est en fête,
Tout rempli du rire et des cris
De couples qui perdent la tête.
Même si le cœur n’est pas pris !



Une noce succède à l’autre,
Le long des sentiers sinueux :
Auprès du mari bon apôtre
Surgit l’époux impétueux.



À travers les branches menues,
On suit le mouvement léger
Des robes blanches d’ingénues
Qu’illustre la fleur d’oranger.



À dix pas marchent les familles,
Dont l’air très grave, par instants,
Cache un désir fou de charmilles
Où, le soir, on boira longtemps.



Les favorisés droits et dignes,
Défilent, une dame au bras :
Au Jardin, ils ont vu des cygnes,
Le dromadaire et les aras !



Maint heureux invité se carre ;
L’un pérore, agitant son gant ;
L’autre, mordillant un cigare,
Se cambre et croit être élégant.



Sept heures ! — « Vite, amis, à table ! »
Les promeneurs, de tous côtés,
Montrent un entrain véritable :
À bientôt les vins frelatés.



Devant les grilles on se presse.
Car chacun veut sortir du bois ;
Et, pour préluder à l’ivresse,
On échange des mots grivois.



Au dessert, un aigre champagne,
Arrosant les refrains scabreux,
Va faire battre la campagne…
— « À la santé des amoureux ! »


 Bois de Boulogne (Porte Maillot).




L’ÎLE ENCHANTÉE



Ma grand’mère, autrefois, filant sa quenouillée,
Nous parlait longuement d’un monde merveilleux,
Où des sylphes dansaient, le soir, sous la feuillée ;
Où tout était plaisir pour l’âme et pour les yeux.

La haine, assurait-elle, en fut toujours bannie,
Et le mensonge aussi. — Se couronnant de fleurs,
Sous un ciel azuré, chacun passait sa vie
À chanter, à rêver, ignorant les douleurs.

On croyait, à l’amour, et l’on s’en faisait gloire :
Les cœurs épanouis battaient à l’unisson.
Chez ce peuple béni — qui n’avait pas d’histoire, —
L’égoïsme impassible eût donné le frisson !

La douce paix régnait, féconde et radieuse :
On n’enviait personne, on se prêtait appui ;
Dans les bois verdoyants courait, franche et rieuse,
La jeunesse, — narguant le pâle et morne ennui…

Cet étrange pays était bien loin du nôtre.
Ô naïfs, ô charmeurs ! Qu’êtes-vous devenus ?
On aurait beau chercher, hélas ! d’un pôle à l’autre,
Nul ne découvrirait tant d’heureux ingénus !

Triste réalité ! — Les récits qui, naguère,
Me tenaient éveillé, si tard, sont fabuleux. —
Le bonheur sans mélange est donc une chimère ?…
Que je voudrais entendre encor ces contes bleus !




HENRY MURGER



Laissant pour la douce paresse
Sa porte ouverte à deux battants,
Il aimait surtout la jeunesse
Et les effluves du printemps.
Sa gaîté rêveuse, attendrie,
Nous racontait bien des douleurs,
Car il égrena de la vie
Non les sourires, mais les pleurs.



Il gardait mainte épave chère ;
Reliques disant du passé
L’illusion trop éphémère,
L’amour — éternel — effacé.
Puis, quand ces débris pleins de charme
Évoquaient un songe enivrant,
Sur sa main tombait une larme
Qu’il essuyait en soupirant.



Le soir, dans l’ombre vaporeuse,
Il croyait entendre la voix
D’une belle et folle amoureuse
L’appelant, tout comme autrefois.
Son cœur alors battait plus vite :
Musette écoutait sa chanson,
Que commentaient la marguerite
Et le rossignol du buisson.



Mimi penchait sur son épaule
Son doux visage rose et blond ;
Ou bien, assise au pied d’un saule,
Sur ses genoux posait son front.
Oubliant les longs jours d’orage,
Les froids hivers — où l’on eut faim !
Il retrouvait, dans un mirage,
Ses vingt ans, perdus en chemin.



Vingt ans ! — Jusqu’à la dernière heure,
Son cœur eut cet âge béni !
Sous l’humble toit de sa demeure
L’hirondelle avait fait son nid…
Mais pourquoi pleurer le poète,
Puisque son nom toujours vivra ?
Dès avril, à Rose, à Ninette,
L’écho des bois le redira.

Paris, 1861.




(Extrait d’une lettre adressée à l’auteur,
le 20 Février 1861.)

«… Ils sont heureusement nés, ces vers, et bien naturels ; ils sont dignes de celui que vous regrettez, — que nous regrettons tous, et quoique je ne l’eusse jamais connu personnellement ni rencontré, j’aimais à me le représenter comme vous le faites ; je me suis fait bien souvent chanter son joli chant de la Tonnelle. — Hélas ! de loin nous ne voyons que le riant de cette vie, et des amis qui l’ont partagée m’en ont dit souvent aussi les côtés tristes et amers. Mais le souvenir arrange tout cela : on regrette Musette quand on ne l’a plus.

L’amour — éternel — effacé,


est un charmant vers.

SAINTE-BEUVE »




SEULE !



Quatre-vingts ans bientôt. — Grande, sèche, ridée ;
Le nez mince, allongé : le menton très saillant :
Sa figure ascétique, à l’œil cave et brillant,
D’un ivoire jauni donne la juste idée.

Elle a beaucoup souffert, sans se plaindre jamais
D’avoir subi jadis une terrible épreuve ;
Et, depuis quarante ans, silencieuse veuve,
Ses fidèles amis sont d’anciens portraits.

Le tricot bien roulé, posé sur une chaise,
Sera vite repris : dans l’antique maison,
Un travail assidu succède à l’oraison. —
Au fond du noir foyer rougit un peu de braise.

Ce corps d’octogénaire est comme desséché,
Mais il contient une âme innocente et sublime,
Du vulgaire ignorée, et que toujours anime
L’amour des malheureux et l’horreur du péché.

Quand Dieu va l’appeler, cette obscure martyre,
Depuis si longtemps prête à partir pour le Ciel,
Le suprême moment n’aura rien de cruel :
La Mort, au lieu d’effroi, verra naître un sourire.




PROGRÈS



La prose étouffera les vers !
Pourquoi rimer ? C’est un travers,
 Une manie ;
Ô Muse, éprise des grands bois,
Des sources, des airs villageois,
 Sois donc bannie !



Lyre et pipeaux sont vermoulus.
Les tendres élans, au surplus.
 Les rêveries,
Semblent des thèmes bien fanés :
Adieu, rondeaux ; adieu, sonnets
 Et bergeries.



C’est se montrer par trop naïf
De savourer le vieux Baïf,
 En pleine idylle :
Sous le frais cytise odorant,
Au bord d’un ruisseau murmurant,
 Loin de la ville !



À quoi bon chanter les oiseaux,
Le chêne, les souples roseaux,
 Les amoureuses ?
À quoi bon parler des autans.
D’un chaud rayon, du gai printemps.
 Des tubéreuses ?



Célébrer le retour d’avril
Ou d’un enfant le doux babil,
 Quelle folie !



Qui voudrait évoquer les jours
Remplis par les jeunes amours ?…
 Le sage oublie,



Qui songe encore au ciel d’azur,
À la brise, au lis blanc, si pur ?
 Dans la rosée,
Qui donc cueillera le jasmin,
Dès l’aube, en tenant par la main
 Son épousée ?



Tout paraît banal à présent ;
Seul le scandale est amusant :
 Rien ne l’arrête !
On raille vertus, lois, devoirs,
Foi vive, aveux, serments, espoirs,
 Et joie honnête.



L’idéal n’est plus de saison.
Point de lumineux horizon,
 Ni de chimère ;
Le Doute a glacé les esprits ;
Maintenant, les Dieux sont proscrits ;
 On rit d’Homère.



Pauvres poètes arriérés,
Écouter les gens affairés,
 Et, vite, en course !
Dédaigneux des soleils couchants,
Il ne faut plus aller aux champs,
 Mais à la Bourse.




SONNETS




JOUR DE MARCHÉ



Septembre gonfle et dore enfin le chasselas ;
Les pêches sont à point. La déesse Pomone
(Un peu trop démodée), à coup sûr, est très bonne
De garnir aussi bien l’espalier, l’échalas !

Chaque tente rustique abrite des amas
De beaux fruits parfumés, que la foule environne,
Regardant, tour à tour, les prunes de Damas,
Et la figue entr’ouverte, où l’abeille bourdonne.

On marchande, on choisit. — Et, bientôt, le dessert,
Mis sur la nappe blanche, et sous l’épais couvert
D’un jardinet en fleurs, ignoré du profane,


Séduira le gourmet, ami des petits plats,
Du vin frais, des cœurs chauds, des plaisirs délicats,
Et de l’esprit sans fiel, qui, jamais, ne se fane !




LE CAPRICE



Cheveux bouclés, nez retroussé,
Un regard où la gaîté brille ;
Le pied bien cambré, — bien chaussé ;
Un esprit charmant qu’on gaspille.



Le brodequin demi-lacé,
(Le temps presse : il faut qu’on babille !)
Sur la lèvre un chant commencé…
Les bras ronds et la main gentille.



À vingt ans ce joyeux démon
Est sage !… autant que Salomon
L’était, au sortir de nourrice.



Malicieux, — mais sans détour, —
On voudrait que ce fût l’Amour !…
Hélas ! ce n’est que le Caprice.




NOËL



Trois et quatre ans. La sœur aînée,
En chemise, hier soir a mis
Dans l’humble et froide cheminée,
Deux brodequins bleus dévernis.



Voici l’aube de la journée
Où les anges du paradis,
Quand Noël a fait sa tournée,
Vont éveiller les tout petits.



Elles grelottent, les fillettes,
En quittant leurs pauvres couchettes,
Pour courir vers l’âtre, sans bruit.



Hélas ! les bottines percées
Sont encor vides et glacées…
La mère est morte dans la nuit.




L’IRIS



En suivant tous les deux un agreste chemin
Qui menait à l’étang où le taillis se mire,
Nous égrenions jadis notre plus joyeux rire,
Enivrés de soleil et la main dans la main.

Le murmure des bois comme un tendre refrain,
Répondait aux chansons que la jeunesse inspire,
Et, pour mieux écouter une invisible lyre,
Svelte et charmant, l’iris semblait sortir du bain.

Abrités sous les fleurs, des oiseaux en querelle
Bientôt faisaient la paix, volant à tire-d’aile,
Et fêtaient leurs amours dans le ciel empourpré…

Je suis allé revoir, à la saison dernière,
L’iris, parmi les joncs dressant sa tête fière ;
Mais j’étais seul alors, — et soudain j’ai pleuré.

Alexandre Piedagnel.