Pascal a-t-il été amoureux ?

Pascal a-t-il été amoureux ?
Revue des Deux Mondes5e période, tome 41 (p. 794-827).
PASCAL A-T-IL ÉTÉ AMOUREUX ?

Á PROPOS D’UN NOUVEAU MANUSCRIT DU DISCOURS SUR LES PASSIONS DE L’AMOUR


Il n’y a guère qu’un demi-siècle qu’on se pose la question.

Je ne crois pas qu’avant la publication, par Victor Cousin, ici même, du Discours sur les passions de l’amour, on se soit jamais avisé sérieusement de croire ou de dire que Pascal ait été amoureux.

Mais depuis que Cousin, de sa voix grandiloquente, a proclamé l’auteur des Pensées « jeune, beau, plein de langueur et d’ardeur, impétueux et réfléchi, superbe et mélancolique, » depuis qu’il a vu « ses grands yeux lancer des flammes, » l’idée des amours de Pascal a fait du chemin dans les esprits, et elle a pour elle des autorités imposantes. Si quelques « pascalisans » y résistaient, ou y résistent encore, — Sainte-Beuve, Ferdinand Brunetière, M. Gazier, M. Michaut, M. Lanson peut-être, M. Brunschvicg, — d’autres l’acceptent et la défendent avec plus ou moins d’entrain : Faugère, Havet, Molinier, Ravaisson, le regretté Sully Prudhomme, M. Boutroux, pour ne pas citer les moindres. On sait que Mme Ackermann a composé sur cette donnée un épisode d’un curieux petit poème. Tout récemment, M. Émile Faguet a consacré à Pascal amoureux un chapitre, — affirmatif, — du livre de fine psychologie, de verve ingénieuse, spirituelle et un peu narquoise, — livre amusant comme le plus amusant des romans, — qu’il a intitulé : Amours d’hommes de lettres[1]. La question sera traitée encore dans un livre fort remarquable sur Pascal dont j’ai les bonnes feuilles entre les mains, et qui va prochainement paraître[2]. Elle est, on le voit, et plus que jamais, à l’ordre du jour. Et peut-être y a-t-il lieu de la reprendre avec quelque détail.

Je crois, ou du moins j’espère l’aborder sans préjugé d’aucune sorte. Que Pascal ait été vraiment amoureux, cela ne le diminuerait point à mes yeux, — tout au contraire. Il ne me déplairait même nullement, — dût-on m’accuser d’un peu de romantisme persistant, — que l’auteur des Pensées, qui a connu, éprouvé tous les grands sentimens de l’humanité, eût connu aussi celui-là, avant d’en faire le sacrifice à son Dieu. Son « cas » en serait peut-être plus significatif et plus complet… Mais il ne s’agit pas ici de nos préférences ou de nos reconstructions personnelles. Voyons les faits.


I

Et tout d’abord, le Discours sur les passions de l’amour est-il bien de Pascal ?

Cousin, lui, n’en doutait pas : ne l’avait-il pas découvert ? « Dès la première phrase, déclarait-il, je sentis Pascal, et ma conviction s’accrut à mesure que j’avançais. Les preuves surabondent pour quiconque a eu un commerce intime avec les Pensées… N’est-ce pas là sa manière ardente et altière, tant d’esprit et tant de passion, ce parler si fin et si grand, cet accent que je reconnaîtrais entre mille ?… Il faut donc que ce fragment soit de Pascal ; il est signé de ce nom à toutes les lignes. »

La conviction de Cousin a été contagieuse. Elle a gagné à peu près tous les éditeurs et commentateurs de Pascal. De Victor Cousin à Sully Prudhomme, et de Faugère à M. Michaut, on a généralement cru qu’il fallait attribuer à l’auteur des Pensées le Discours sur les passions de l’amour. Et M. Faguet a pu écrire : « Le Discours sur les passions de l’amour est de Pascal. Je serai bref sur ce point, la contestation étant faible, et les contestans, pour ainsi parler, n’existant plus… Je répète que personne, à ma connaissance, ne conteste actuellement que le Discours sur les passions de l’amour soit de Blaise Pascal. »

Deux critiques cependant, — et ce sont les seuls que je sache, — sans d’ailleurs instituer une discussion en règle, semblent avoir eu des doutes plus ou moins formels à cet égard. Le premier en date est M. Gazier, dans une étude vieille de trente ans, et qu’il a recueillie depuis dans ses Mélanges de littérature et d’histoire[3] : « Il n’est pas absolument certain, écrivait-il, que Pascal soit l’auteur de cet admirable Discours, si heureusement découvert par Victor Cousin. » Ferdinand Brunetière, un peu plus tard, ici même, déclarait « qu’il ne voyait pas la marque de Pascal empreinte si manifestement ni si profondément dans le Discours sur les passions de l’amour, et qu’au surplus, il n’est pas prouvé que ce Discours soit vraiment de Pascal. Les manuscrits eux-mêmes, ajoutait-t-il, se bornent à le lui attribuer[4]. »

Les argumens sur lesquels on s’appuie pour admettre l’authenticité du Discours sont de deux sortes. Les uns sont d’ordre tout littéraire, pour ne pas dire tout subjectif. On examine le fragment en lui-même ; on est frappé des ressemblances de forme ou de fond qu’il présente avec les Pensées, et qui sont en effet assez nombreuses et fort curieuses. Bref, on reprend et l’on développe, avec plus ou moins d’ingéniosité ou d’éloquence, les fougueuses intuitions de Cousin que nous rappelions tout à l’heure ; et volontiers on s’écrierait avec lui : « Je sens Pascal. »

Avouerai-je qu’à y bien réfléchir, tout cet « impressionnisme » me frappe peu ? Certes, je suis sensible autant que personne à tout ce que l’on déploie d’esprit de finesse pour « reconnaître » du Pascal dans le Discours ; et même, s’il faut être franc, je ne résiste pas sans quelque effort aux tentantes suggestions que l’éloquence de Cousin, l’ingéniosité critique de Havet, de M. Brunschvicg, ou de M. Michaut dans leurs éditions, la verve persuasive de M. Emile Faguet détermineraient, aisément dans mon esprit[5].


Mais le moindre grain de mil
Ferait bien mieux mon affaire,


je veux dire le moindre mot, le moindre témoignage d’un contemporain de Pascal, quel qu’il soit, ou de Marguerite Périer, ou même de l’auteur du Recueil d’Utrecht. Or, ici, rien de tel, comme nous le verrons tout à l’heure. En réalité, ce sont choses infiniment délicates et hasardeuses que ces sortes d’attributions posthumes, quand on est obligé de se fier aux seules données du goût individuel. « Nous sacrifierions volontiers, écrivait ici même à ce propos Sully Prudhomme, nous sacrifierions volontiers cet argument tiré du style ; dans les productions de l’art, les parfaites ressemblances fortuites sont rares, mais les habiles pastiches ne manquent pas, et nous sommes obligé de convenir que les qualités de forme ne sont pas des marques de fabrique indiscutables ; en peinture, par exemple, de fréquens débats l’attestent suffisamment. Encore moins alléguerions-nous la répétition, dans ce Discours, de certaines sentences du recueil des Pensées ; on nous répondrait qu’un faussaire ne devait pas négliger ce facile moyen de faire illusion. » L’observation est d’une parfaite justesse. On a pu tout dernièrement, avec une probabilité qui confine à la certitude, restituer à Fénelon une partie de sa correspondance avec Mme Guyon ; mais il y avait là des indices qui portaient pour ainsi dire avec eux leur preuve matérielle[6]. Ces cas sont extrêmement rares. Je sais d’autre part un érudit qui, rencontrant dans un recueil manuscrit de la Bibliothèque nationale un très beau et très éloquent panégyrique de saint Thomas d’Aquin, tout à fait digne de Bossuet, avait cru d’autant mieux pouvoir l’attribuer au grand orateur, que celui-ci a prononcé sur le même sujet un discours que nous avons perdu : au moment de faire part au public de sa découverte, il trouva le panégyrique imprimé tout au long dans les œuvres de… Fromentières. Quand on a dans son souvenir quelque mésaventure de ce genre, on devient quelque peu prudent, pour ne pas dire quelque peu sceptique, et, pour attribuer après coup aux grands écrivains des œuvres dont ils n’ont pas revendiqué la paternité, on exige des preuves d’un ordre moins strictement littéraire, des garanties plus extérieures et plus positives.

Ces garanties existent-elles en ce qui concerne le Discours sur les passions de l’amour ? On l’affirme volontiers. Mais avant de discuter ces affirmations ou ces preuves, il est deux observations qu’on ne peut s’empêcher de faire, et qui, je le sais, ont donné à penser, ou à douter, à plus d’un lecteur du Discours.

Il y a d’abord un fait qui doit dominer tout le débat, et qui ne laisse pas d’être un peu inquiétant. Pendant près de deux siècles, le Discours sur les passions de l’amour est resté complètement inconnu. Personne, ni dans l’entourage immédiat de Pascal, ni dans le milieu janséniste, ni parmi ses innombrables lecteurs, admirateurs ou adversaires, au XVIIe, au XVIIIe et dans la première moitié du XIXe siècle, personne, que nous sachions, absolument personne n’en parle, personne n’y fait la moindre allusion. Cousin est bien le premier, sinon à l’avoir découvert, du moins à en signaler publiquement l’existence. Cette ignorance, ce silence ne sont-ils pas bien extraordinaires ? C’est là un fait, je crois, unique dans l’histoire littéraire de Pascal. Tous ses autres écrits, même ceux qui furent longtemps perdus, comme son Abrégé de la Vie de Jésus-Christ, par exemple, nous sont signalés par l’un de ceux qui s’intéressaient à sa gloire, ou à son œuvre. Le Discours seul fait exception. Si c’est un pur hasard, voilà un hasard bien malencontreux.

Autre coïncidence un peu gênante. Le Discours est seul de son espèce dans l’œuvre tout entière de Pascal. Si épurée qu’en soit l’inspiration, ces quelques pages forment un curieux contraste, je ne dis même pas avec les traités scientifiques du grand écrivain, ou avec le Mystère de Jésus, mais avec les plus spirituelles des Provinciales et les plus « mondaines » des Pensées. Qu’il y ait dans l’œuvre de Stendhal, ou dans celle de Senancour, ou dans celle de Michelet, un traité de l’Amour, nous n’en sommes point étonnés. Mais dans celle de Pascal ! S’il est vrai, suivant le mot du poète, que


Quelques crimes toujours précèdent les grands crimes,


— précèdent, ou suivent, — nous sommes un peu surpris que Pascal, ayant d’ailleurs si bien réussi, n’ait point récidivé, et qu’il n’ait pas, dans sa vie, d’autre « péché de jeunesse. »

Et assurément, tout est possible, et, comme l’a dit un autre poète,


Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.


Seulement, dans ce cas, le vrai, pour s’imposer à l’esprit, doit présenter des titres doublement éprouvés. Et ceux du Discours à la créance des lecteurs de Pascal doivent être vérifiés de fort près.

Cousin, lui, avait vite fait de trancher la question. « Ce n’est point une simple conjecture de mon esprit, déclarait-il superbement. D’autres avant moi, au XVIIe siècle, des gens liés avec Port-Royal, qui connaissaient Pascal et sa famille, les bénédictins, lui ont attribué ce fragment… » Et il concluait : « Je ne veux point pousser plus loin la démonstration ; le fragment est donc bien de Pascal. On le croyait à Saint-Germain, l’ouvrage lui-même le prouve ; ce n’est point une supposition vraisemblable, c’est un fait indubitable. »

Ce n’est même pas une supposition vraisemblable. L’opinion des bénédictins de Saint-Germain-des-Prés nous échappe absolument, et Cousin s’en serait bien aperçu, s’il avait étudié d’un peu plus près le manuscrit d’où il a tiré le texte du Discours. Ce manuscrit faisait partie, non pas du tout, comme il l’affirme, avec sa fougue habituelle d’inexactitude, du Résidu de Saint-Germain, mais bien, comme le faisait observer un peu aigrement Faugère, un an après, du Fonds de Saint-Germain-Gesvres. Il portait alors le numéro 74 : il porte aujourd’hui, sur les Catalogues de la Bibliothèque nationale (Fonds Français), le numéro 19303. Or, voici l’origine du fonds de Saint-Germain-Gesvres[7]. Louis Potier, cardinal de Gesvres, ayant légué à Saint-Germain-des-Prés en 1736 sa riche bibliothèque, — qui semble avoir compris environ deux cents manuscrits, — les bénédictins de la célèbre abbaye en prirent livraison le 9 décembre 1745 ; et, à partir de ce moment, à Saint-Germain, comme plus tard à la Bibliothèque nationale, jusqu’en 1865, les manuscrits de Gesvres ont toujours formé un fonds spécial. Ajoutons qu’un grand nombre de manuscrits de la bibliothèque de Gesvres avaient appartenu, ainsi qu’en témoignent les ex-libris, à B. H. de Fourcy. Le nôtre est précisément de ceux-là. Il résulte de tout ceci jusqu’à l’évidence, — et la simple vue du manuscrit est à cet égard convaincante, — que les indications et renseignemens qu’il fournit ne sont nullement imputables aux bénédictins, pas plus d’ailleurs qu’ils ne le sont au cardinal de Gesvres : ils ne le sont même pas à M. de Fourcy, mais simplement au copiste anonyme qui a travaillé pour lui. Les moines de Saint-Germain se sont sans doute contentés de recueillir, avec les autres, le manuscrit qui contenait le Discours, de le cataloguer, et de le placer sur leurs rayons. S’ils l’ont lu, ou feuilleté, ils se sont abstenus de nous dire ce qu’ils en pensaient, et à qui ils en attribuaient les diverses pièces.

Quant à M. de Fourcy lui-même, — dont nous ignorons également l’opinion, et si même il en avait une, — il est, m’écrit M. Gazier, absolument inconnu dans le monde janséniste : ni les Nécrologes, ni les Nouvelles ecclésiastiques ne le mentionnent. Les seuls renseignemens que j’aie pu trouver sur son compte sont les suivans. Balthazar-Henri de Fourcy appartenait, comme d’ailleurs le futur cardinal de Gesvres, à une grande famille parlementaire. Né le 24 juillet 1669, il fut nommé abbé commendataire de Saint-Vandrille en Caux, diocèse de Rouen, en 1690, et reçu docteur en théologie de la Faculté de Paris, « de la maison et société de Sorbonne, » le 2 août 1696. Il était chevalier de Malte depuis 1673[8]. Comme il est naturel, les questions théologiques devaient l’intéresser vivement, et il semble avoir recueilli de toutes mains des documens sur ces questions. Je note, parmi les manuscrits qui proviennent de sa bibliothèque, un Traité de la prédestination, par un auteur protestant, des Mélanges sur le jansénisme, la Véritable tradition de l’Église sur la prédestination et la grâce, par M. de Launoy, « docteur en théologie de la maison et société de Navarre[9]. » Avait-il acquis tous ces manuscrits, au fur et à mesure que l’occasion s’en présentait ? Ou bien faisait-il prendre des copies des pièces qu’il voulait conserver ? C’est ce que l’on ne saurait dire.

Quoi qu’il en soit, et pour en revenir au seul manuscrit qui nous occupe, il y a lieu d’en donner une description plus minutieuse et plus exacte que celle qu’en a donnée Victor Cousin. Ce manuscrit, de format petit in-quarto, que le catalogue date du XVIIIe siècle, est à proprement parler un recueil factice où l’on a réuni et relié après coup cinq pièces différentes de format analogue. Ces pièces qui, rappelons-le, sont de simples copies, sont intitulées ainsi, d’après les indications de la première page, qui sert de Table des matières : 1° Système de M. Nicole sur la Grâce ; 2° Si la dispute de la grâce n’est qu’une dispute de nom ; 3° Discours sur les passions de l’amour, par M. Pascal ; 4° Lettre de M. de Saint-Evremond sur la dévotion feinte ; 5° Introduction à la chaire. Ces cinq morceaux, d’étendue fort inégale, — le recueil a 165 pages, numérotées d’un seul côté, mais écrites au recto et au verso, — sont tous d’écritures différentes, sauf le Discours et la Lettre de Saint-Evremond, qui sont de la même écriture, et qui ont été copiés sur un papier identique et d’un filigrane différent de celui des autres pièces. Le titre général, au dos du manuscrit, — la reliure est du temps, — est le suivant : NIC[OLE] DE LA GR[ACE] AUTRE[S] PIEC[ES] M[ANUSCRITE]S. En tête du Discours, de la même main et de la même encre que le texte même du Discours : Discours sur les passions de l’amour. On l’attribue à Monsieur Pascal. L’ « attribution, » on le voit, n’a rien de très sûr d’elle-même ; et elle est, — on ne saurait trop insister là-dessus, — le fait d’un copiste anonyme[10]. Si l’auteur, également anonyme, de la Table des matières, — elle est d’une autre écriture que tout le reste du recueil, — a été plus affirmatif, il est visible que la seule raison qu’il en ait eue a été de faire court, et il a abrégé le titre du Discours, comme il a abrégé les titres des autres pièces qui composent le recueil. Ne disons donc pas, comme on le dit couramment encore, que les bénédictins ou les jansénistes ont cru que le Discours était de Pascal. Un seul homme, que nous sachions, avant Victor Cousin, l’a cru, ou du moins nous a dit que d’autres le croyaient, — quels sont ces autres, il a négligé de nous le dire ; — et cet homme, il est possible, quoique peu probable, qu’il ait été bénédictin, ou qu’il ait été janséniste ; mais le fait est que nous n’en savons rien ; et tout ce que nous savons de lui, est qu’il s’est fait le copiste anonyme du Discours sur les passions de l’amour et d’une Lettre de Saint-Evremond.

Cette Lettre, — je laisse à dessein de côté les autres pièces du recueil, qui sont d’une autre écriture, et donc d’une autre provenance, — cette Lettre est bien de Saint-Evremond : elle figure dans les Œuvres imprimées du célèbre épicurien, et on la trouvera déjà, étrangement mutilée d’ailleurs, au tome II de l’édition in-quarto de 1692[11] : elle est adressée A Mme D. D. B. C. Elle est d’un caractère assez énigmatique. L’auteur parle-t-il sérieusement ? On pourrait le croire par endroits. Ou bien se moque-t-il plutôt ? Il se pourrait qu’il ne l’eût pas très nettement démêlé lui-même. La langue en est parfois assez ferme ; d’autres fois, la forme, qui veut être légère, est bien lourde et bien contournée. Le fond en est un peu maigre : c’est une suite de variations sur les diverses sortes d’Arsinoé. En voici le début :


À ce que j’apprends, Madame, vous voulez devenir dévote. J’en rends grâces à Dieu de tout mon cœur, ayant plus besoin en vos entretiens de la pureté des sentimens que vous allez avoir que de ceux qui pourraient vous être inspirés par le commerce des hommes. Je vous conjure comme intéressé avec le ciel de prendre une dévotion véritable, et pour rendre votre dévotion telle que je la veux, il sera bon de vous dépeindre celle de nos dames telle qu’elle est, afin que vous puissiez éviter les défauts qui l’accompagnent…


Et plus loin :


Ces beautés bizarres qui se donnent à Dieu pensent avoir éteint de vieilles ardeurs qui cherchent secrètement à se rallumer, et leurs amours n’ayant fait que changer d’objet, elles gardent pour leurs dernières souffrances les mêmes soupirs et les mêmes larmes qui ont exprimé leurs vieux tourmens ; elles n’ont rien retranché des premiers troubles d’un cœur amoureux, des craintes, des saisissemens, des transports ; elles n’ont rien perdu de ces chers mouvemens, des tendres désirs, des tristesses délicates et des langueurs précieuses…

J’en ai connu qui faisaient entrer dans leur dévotion le plaisir du changement, et qui, se dévouant à Dieu, goûtaient une joie malicieuse de l’infidélité qu’elles pensaient faire aux hommes.


Ailleurs, enfin :


En quelques-unes, Dieu est un nouvel amant qui les console de celui qu’elles ont perdu ; en quelques autres, la dévotion est un dessein d’intérêt et le mystère d’une nouvelle conduite. Vous en verrez de sombres et de retirées qui préfèrent les Tartufes aux galans bien faits, quelquefois par le goût d’une volupté obscure, quelquefois elles voulaient s’élever au ciel de bonne foi, et leur faiblesse les fait reposer en chemin avec les directeurs qui les conduisent…


Tout cela est d’un tour assez « libertin, » comme on disait alors, — si libertin même que l’éditeur de 1692 n’avait pas osé tout imprimer[12]. Si le copiste était janséniste, ou même bénédictin, ou même simplement clerc, on conçoit très bien que, attiré par le grand nom, — supposé, — de Pascal, il nous ait conservé le Discours : on ne comprend pas du tout qu’il ait pris la peine de copier ces quelques pages de Saint-Evremond. La conjecture la plus vraisemblable que suggère tout cet ensemble d’observations est peut-être la suivante. Un copiste laïque, et très laïque, sans rapports, que nous sachions, avec le monde janséniste, a eu communication de deux pièces qui circulaient sous le manteau dans la société polie ou épicurienne de la fin du XVIIe siècle. L’une était bien de Saint-Evremond. L’autre présentait, en certaines de ses parties, de si curieuses analogies avec quelques-unes des Pensées alors connues, que certains, sans y regarder de trop près, sans se poser même la question de pastiche possible, ou d’imitation involontaire, ont pu prononcer à ce sujet le nom de Pascal. Il nous a transmis ces deux pièces ; il s’est fait l’écho des propos, plus ou moins consistans, qu’il avait entendus. On a relié ces deux morceaux avec trois autres pièces de format analogue et relatives à des questions religieuses. Et le volume ainsi composé est allé échouer dans la bibliothèque de l’abbé de Fourcy, puis dans celle du cardinal de Gesvres, puis à Saint-Germain-des-Prés, et enfin à la Bibliothèque nationale. Et l’on voit combien il est inexact de dire avec Havet : « Qui donc, parmi les personnes attachées à Port-Royal ou à la famille Périer, et qui conservaient les traditions de la petite Eglise, qui donc se fût avisé de dire ou de laisser croire qu’un discours sur l’Amour fût de Pascal, s’il y avait eu moyen de croire le contraire ? » ou avec M. Brunschvicg : « Quel est le janséniste qui se serait soucié de le recopier et de le conserver, ou qui se serait amusé à faire un pastiche de Pascal sur cette matière de l’amour ? » Nous ne pouvons pas même affirmer, et rien ne nous permet de supposer qu’un seul janséniste ait connu l’existence de ce Discours.

Et enfin, voici, pour confirmer tous nos doutes, un fait nouveau d’une extrême importance, et qui, si je ne m’abuse, change singulièrement les données du problème. Le manuscrit étudié par Cousin et utilisé par tous les éditeurs successifs, — ou plutôt, car ils ne s’y sont guère reportés, par Faugère et par M. Brunschvicg, — ce manuscrit n’est pas le seul que nous possédions du Discours. Il en existe un autre à la Bibliothèque nationale, et qui semble avoir été découvert à la Bibliothèque même aux environs de 1860. Le texte en est beaucoup plus satisfaisant à tous égards que le texte courant, dont il diffère sur une cinquantaine de points ; et surtout, chose assez curieuse, le nom de Pascal n’y est pas même prononcé. Quelle est l’exacte provenance de ce manuscrit ? C’est ce qu’il est assez difficile de dire. Le catalogue imprimé le date du XVIIIe siècle. Il paraît bien, comme le 19303, une pure et simple copie : mais l’écriture, la ponctuation, la disposition même des matières en sont beaucoup plus soignées. Cette copie, comme l’autre du reste, a-t-elle été faite sur l’original, ou sur une autre copie ? Est-elle antérieure à l’autre ? ou contemporaine ? ou postérieure ? Ce sont là des questions dont la solution nous échappe, au moins présentement. Tout ce que l’on peut dire, encore une fois, c’est que la version qui nous est ici présentée par ce second manuscrit[13] est incontestablement meilleure, et, vraisemblablement, plus conforme à l’original que celle du manuscrit découvert par Victor Cousin. Des mots omis, ou mal lus, ou mal transcrits par l’autre copiste, et que l’on avait dû conjecturer, sont, dans ce nouveau texte, restitués en leur teneur authentique. Des phrases inintelligibles, et à propos desquelles on avait fait des prodiges de subtilité pour arriver à ne les point entendre, apparaissent ici d’une clarté limpide. On lisait, par exemple, jusqu’alors : « Quoique ce soit une même passion, il faut de la nouveauté ; l’esprit s’y plaît ; et qui sait se la procurer sait se faire aimer. » Il faut lire désormais : « Et qui sait la procurer [la nouveauté]. » On lisait encore : « Dans l’amour, ces deux qualités [le naturel et la vivacité] sont nécessaires : il ne faut rien de force, et cependant il ne faut rien de lenteur. » Qu’on lise avec le second copiste : « Il ne faut rien de forcé, et cependant il ne faut point de lenteur, » et tout s’explique. Ailleurs enfin, nous lisions, non sans quelque trouble : « L’amour n’a point d’âge : il est toujours naissant. Les poètes l’ont dit ; c’est pour cela qu’ils nous le représentent comme un enfant. Mais sans lui rien demander, nous le sentons[14]. » Il faut lire, ce qui offre un sens : « Mais sans leur rien demander [aux poètes], nous le sentons. » On pourrait multiplier les exemples. Ceux-là suffiront peut-être à établir l’incontestable supériorité, sinon l’antériorité, du second texte par rapport au premier. Et ne peut-on pas, à tout le moins, s’étonner qu’un copiste aussi consciencieux, si réellement le Discours était de Pascal, n’en ait pas été informé, et n’en ait pas fait mention ?

Mais, dira-t-on sans doute, si le Discours sur les passions de l’amour n’est point de Pascal, de qui est-il[15] ? Nous ne sommes point tenus de le rechercher ; et nous y sommes même tenus d’autant moins qu’ici les indices positifs nous font entièrement défaut, et que les hypothèses les plus diverses peuvent se donner carrière. Pour ne citer que des noms connus, le Discours est-il de Saint-Evremond, de Méré[16], de Miton, — et pourquoi pas de La Bruyère ? N’est-il pas plutôt d’un esprit, sinon « supérieur, » tout au moins extrêmement distingué, et qui, nourri de Pascal et de Descartes, — car M. G. Michaut, dans son édition du Discours[17], a fort bien montré qu’il y avait dans ce morceau presque autant de Descartes que de Pascal, — et doué d’ailleurs d’un très joli tour de style, comme tant de gens, même obscurs, de son temps, — on écrivait si bien au XVIIe siècle ! — n’a pas pu, ou voulu, ou daigné remplir tout son mérite d’écrivain ? Bien hardi, ou bien téméraire qui voudrait choisir entre ces multiples hypothèses. Elles n’offrent toutes pas beaucoup moins de consistance que celle qui a fait attribuer le Discours à Pascal, — et que nous ne rejetons pas définitivement de l’histoire, mais que nous écartons simplement, que nous ajournons plutôt, comme insuffisamment établie.

Car allons-nous, pour conclure, et par un dogmatisme à la fois analogue et contraire à celui de Victor Cousin, allons-nous nier que Pascal puisse être l’auteur du Discours sur les passions de l’amour ? Nous nous en garderons bien ! La chose n’est certes point métaphysiquement impossible ; mais, historiquement, elle n’est point prouvée. Fondée sur de simples ressemblances littéraires, et sur l’autorité, d’ailleurs fragile et peu confiante en elle-même, d’un témoignage unique et d’un témoignage anonyme, l’hypothèse a contre elle des présomptions très fortes. « Il faut savoir, a dit Pascal, douter où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. » En l’espèce, nous doutons. Ni littérairement, ni même moralement, le Discours n’est assurément indigne de l’auteur des Pensées, voilà tout ce que l’on peut dire. Mais qu’en fait il soit de lui, c’est ce que, dans l’état actuel des faits et des textes, rien ne nous permet d’affirmer.


II

Supposons qu’il soit un jour établi, sans contestation possible, que le Discours sur les passions de l’amour est bien de Pascal. Suivrait-il de là que Pascal eût été amoureux ? M. Faguet le pense, et il n’est pas seul à le penser ; mais personne n’a tenté de cela une démonstration plus ingénieusement persuasive. « Le Discours sur les passions de l’amour, déclare-t-il, n’est pas un jeu d’esprit et une gageure ; il prouve que Pascal a été amoureux, et très vivement ; il a un accent parfaitement personnel ; il est tantôt une dissertation, tantôt une véritable confidence. » Et s’attachant à la partie du Discours qu’il considère « comme une confidence continue, » il la cite, il la commente, avec infiniment d’esprit, et de pénétration morale, et de bonne grâce, et de malice aussi, « sollicitant » de temps à autre les textes, multipliant les « évidemment, » les « raisonnable, » les « il faut, » pour obtenir l’adhésion de son lecteur ; et il conclut avec assurance :


Le Discours sur les Passions de l’amour est donc une confidence : c’est même un fragment autobiographique. On en peut tirer ceci, sans craindre de s’égarer le moins du monde : Pascal a été amoureux, — il a été amoureux d’une personne de condition supérieure à la sienne, — il s’est cru aimé ou a cru que la personne, au moins, n’était point indifférente à son affection, — il ne s’est jamais déclaré, — il a passé par les alternatives de bonheur et de tristesse (je dis de bonheur parce que, comme dit la Rochefoucauld : « Le plaisir de l’amour est d’aimer ») que cette situation comporte toujours, — finalement il a été désespéré : les dernières lignes du discours sont un cri tragique.

Voilà ce dont je crois être sûr…


Voilà ce dont je suis un peu moins sûr que M. Emile Faguet.

Tout d’abord, — et M. Faguet est bien obligé d’en convenir, et il n’aurait pas besoin d’ailleurs d’un aussi abondant et ingénieux commentaire, s’il en était autrement, — l’aveu formel, la confidence proprement dite et non voilée fait entièrement défaut dans le Discours. Et dès lors, n’y a-t-il pas une remarque préalable qui s’impose ? En matière de sentimens, les mots n’ont guère qu’une valeur très relative, et celle-là précisément que veut leur attribuer la personne qui les emploie. Des âmes très passionnées s’expriment parfois dans la langue la plus impersonnelle et la plus raisonnable du monde, et elles disent ou font entendre à ceux à qui elles s’adressent, et qui les connaissent, tout ce qu’elles veulent signifier. D’autres âmes, au contraire, très froides et même sèches, s’expriment dans une langue exubérante et tumultueuse qui donnerait aisément le change à ceux qui ne les connaîtraient guère. En d’autres termes encore, il faut connaître les vrais sentimens d’une âme pour les retrouver à travers son langage ; et, pour avoir le droit d’affirmer que le Discours sur les passions de l’amour est l’œuvre d’un amoureux, il faudrait qu’on sût par ailleurs que l’auteur du Discours a été réellement amoureux. Et cela fait un cercle, comme dit quelque part Pascal, d’où il paraît, présentement, bien difficile de sortir.

Veut-on voir d’ailleurs combien les interprétations auxquelles on se livre, en pareil cas, sont nécessairement conjecturales, hasardeuses, toutes subjectives, et, partant, toujours sujettes à caution ? — « Quand nous aimons, — écrit l’auteur du Discours, — nous nous sentons tout autres que nous étions auparavant. Ainsi, nous nous imaginons que tout le monde s’en aperçoit : cependant, il n’y a rien de si faux. Mais parce que la raison a sa vue bornée par la passion, l’on ne peut s’assurer et l’on est toujours dans la défiance. Quand on aime, on s’imagine que l’on découvrirait la passion d’un autre. Aussi, on a peur. » Et M. Faguet de s’écrier : « Est-ce qu’il ne vous semble pas qu’ici non seulement Pascal dit je à chaque ligne ; mais qu’il vit devant nous et qu’on le voit dans toute sa délicate timidité et dans toute son inquiétude ? » — Si Pascal, — ou l’auteur du Discours, — a été amoureux au moment où il écrivait, M. Faguet a raison. Mais si, d’aventure, il ne l’était pas ? A voir froidement les choses, il me semble que ces quelques lignes, qui peuvent être assurément d’un amoureux, peuvent être tout aussi bien d’un psychologue désintéressé, qui a vécu dans le monde, a observé des amoureux, et a réfléchi sur « les passions de l’amour. » L’expérience personnelle n’est peut-être pas ici nécessaire. Ailleurs, on lit dans le Discours : « L’égarement à aimer en divers endroits est aussi monstrueux que l’injustice dans l’esprit. » — « Mot d’un amoureux, reprend M. Faguet, mot d’un amoureux qui ne saurait aimer qu’une personne. Le mot monstrueux (seul, du reste, dans toute la phrase) trahit le sentiment personnel, à cause de sa violence. Un simple moraliste aurait dit tout simplement : « L’inconstance est l’injustice du cœur. » — Voilà qui est fort joliment dit, et l’on voudrait que M. Faguet eût pleinement raison. Mais quoi ! si on lui disait que le mot prouve tout simplement la délicatesse morale de l’auteur du Discours, rien de plus, et rien de moins, je ne vois pas bien ce qu’il pourrait répondre[18]. On en est réduit, on le voit, dans des discussions de ce genre, à entre-choquer des impressions toutes subjectives, et qui, à notre insu, sont toujours déterminées par l’idée a priori, — ou peu s’en faut, — que nous nous formons, d’après les textes, sans doute, mais surtout d’après la psychologie et d’après l’histoire, de Pascal amoureux ou non amoureux.

M. Faguet, il est vrai, et il est de toute loyauté de le reconnaître, M. Faguet a un texte assez important pour lui. C’est celui-ci : « Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de l’amour de leurs héros : il faudrait qu’ils fussent héros eux-mêmes. » — « Si Pascal, écrit à ce propos M. Faguet, si Pascal avait voulu nous dire formellement : Dans cet écrit, je parle de moi, il ne l’aurait pas dit d’autre sorte. Il vient de s’apercevoir qu’il analyse l’amour et un certain amour et qu’il en décrit les mouvemens avec une précision qu’il n’a trouvée dans aucun auteur, et il se dit : Ce n’est pas merveille. Il aurait fallu qu’ils fussent auteurs et héros. Moi, je suis précisément le héros de mon livre. » — Il faut en convenir, le mot peut parfaitement s’interpréter ainsi. Mais ne saurait-il s’interpréter tout autrement[19] ? Supposons l’auteur du Discours non amoureux : ses analyses des « passions de l’amour, » si fines et si délicates qu’elles soient, sont loin de le satisfaire pleinement ; il cherche la raison de cette insuffisance verbale ; il la trouve dans le fait même qu’il n’est point amoureux, et il l’exprime de la façon que voici : « Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de l’amour de leurs héros ; il faudrait qu’ils fussent héros eux-mêmes. » Cette interprétation est-elle par hasard trop subtile ? En voici une autre plus naturelle, j’en conviens. L’auteur du Discours n’est pas amoureux ; mais il se fait une haute idée de l’amour et du langage de l’amour ; il a lu les romans contemporains, le Grand Cyrus, la Clélie[20], — car notez que, dans son texte, il paraît bien s’agir de personnages fictifs et d’écrivains d’imagination ; — il a été écœuré des propos de fade galanterie qui s’y trouvent échangés, et il en juge comme feront bientôt Molière et Boileau, — Boileau qui semble n’avoir jamais été amoureux lui non plus, et qui eût fort bien signé la pensée ci-dessus, puisqu’il l’a, à la lettre, mise en vers :


C’est peu d’être poète, il faut être amoureux.


En vérité, cette interprétation est aussi naturelle, et peut-être plus conforme au texte que celle de M. Faguet ; et je ne vois pas qu’on ait des raisons péremptoires de lui préférer cette dernière.

Aussi bien, n’y a-t-il pas, dans le Discours même, certains passages qui semblent aller directement contre les conjectures et les commentaires de M. Faguet ? En voici un, que M. G. Michaut a relevé très justement dans son édition : « Nous connaissons l’esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec les autres. Je suis de l’avis de celui qui disait que dans l’amour on oubliait sa fortune, ses parens et ses amis : les grandes amitiés vont jusque-là. » — « Si Pascal, dit à ce propos M. G. Michaut, si Pascal applique ici la méthode d’investigation psychologique qu’il vient de formuler, sa phrase ne signifie-t-elle pas qu’il en juge de l’amour par l’amitié, et, par conséquent, qu’il trouve bien en lui l’amitié, mais non l’amour ? » Il me parait difficile, je l’avoue, d’interpréter autrement ce passage ; et, sans affirmer qu’un amoureux n’a jamais pu l’écrire, — car qu’en savons-nous ? — j’y verrais bien plutôt l’aveu d’une « grande amitié » que la confidence d’un véritable amour.

D’une manière toute générale d’ailleurs, je ne vois pas, même dans les passages les plus personnels, en apparence, du Discours, ce qui implique ou postule, de toute nécessité et de toute évidence, une expérience directe et intime de la part de l’auteur. « Qui parle si bien et avec tant d’émotion de l’amour, l’a ressenti, » écrivait Taine, dans des notes inédites qu’il a laissées sur Pascal. Est-ce bien sûr ? Rappelons-nous ce que nous disait si justement tout à l’heure l’auteur, quel qu’il soit, du Discours. « Nous connaissons l’esprit des hommes, et par conséquent leurs passions, par la comparaison que nous faisons de nous-mêmes avec les autres. » En d’autres termes encore, nous avons tous, tant que nous sommes, tous les germes, plus ou moins développés, de toutes les passions en nous-mêmes ; et en prolongeant en quelque sorte par l’imagination, jusqu’à leur complet épanouissement virtuel, ces passions commençantes ou réprimées, en comparant celles que nous éprouvons avec celles d’autrui, telles que l’observation sociale nous les révèle dans leurs effets extérieurs, nous pouvons nous figurer très exactement ces passions que, nous autres, nous ne ressentons guère, dans leur réalité intime et vivante. Et voilà pourquoi tous les grands peintres du cœur humain n’ont pas eu besoin d’éprouver pour leur propre compte les passions dont ils nous ont laissé des descriptions si saisissantes. Ni Molière, ni Balzac, que nous sachions, n’ont eu quelque pente à l’avarice ; en ont-ils moins bien su faire vivre devant nous Harpagon et le bonhomme Grandet ? Il en va de même, — et peut-être à plus forte raison, — des passions de l’amour. Un peu de réflexion sur soi, un peu d’expérience de la vie et des hommes suffisent pour nous les représenter à nous-mêmes avec une vérité fort satisfaisante ; une certaine finesse psychologique, un certain tour d’imagination et de style suffisent pour les représenter aux autres. Et l’auteur du Discours, — et surtout s’il avait du génie, et s’il s’appelait Blaise Pascal, — a fort bien pu, sans être amoureux lui-même et sans avoir recours à son expérience personnelle, disserter avec esprit, avec pénétration, avec profondeur, avec émotion même sur les passions de l’amour.

« Le Discours, conclut M. Brunschvicg, est loin de prouver que Pascal ait été véritablement amoureux ; quelques expressions témoignent de sentimens trop finement décrits pour ne pas avoir été éprouvés [cela même est-il sûr ? ], mais il ne s’y agit que des commencemens de l’amour, d’un attachement idéal. Tout le reste est une dissertation subtile et abstraite, qui fait infiniment plus de part à l’art de plaire dans la conversation qu’à la passion véritable ; celle analyse tout intellectuelle n’a pu être écrite qu’avec un sang-froid parfait, et peut-être est-elle née d’une gageure tenue contre Méré ou quelque autre de ses amis, qui aurait mis le mathématicien qu’était Pascal au défi de traiter galamment de l’amour ? » Je suis, à quelques nuances près, de l’opinion de M. Brunschvicg. Le Discours, que nous n’avons pas le droit d’attribuer à Pascal, a fort bien pu être écrit par un amoureux ; il a pu l’être tout aussi bien par un homme qui ne l’était pas. En lui-même, il ne nous apprend rien de précis sur la « vie sentimentale » de son auteur, quel qu’il soit.


Mais M. Faguet va plus loin encore. Il s’en prend à une œuvre qui, cette fois, est incontestablement de Pascal, aux Pensées elles-mêmes, et, tout en déclarant formellement que « le Pascal du temps des Pensées » n’est plus amoureux, n’ayant alors « absolument qu’une passion, la passion de Dieu, » il soutient que « bien des mots, dans les Pensées, sont d’un homme qui a aimé, qui ne s’en souvient peut-être plus, mais qui a aimé, et qui ne pourrait guère écrire ces mots-là, s’il n’avait aimé. »

La thèse est originale, et je crois bien que M. Faguet est le premier à l’avoir soutenue. Mais aurait-il eu l’idée de la soutenir, si le Discours ne la lui avait inspirée ? J’en doute un peu, pour ma part. Il me semble bien qu’historiquement, je l’ai déjà dit, l’idée d’un Pascal amoureux est postérieure à la découverte du Discours sur les passions de l’amour, est issue, si je puis dire, de cette découverte même. Nous avons de ceci une preuve assez significative dans le Port-Royal de Sainte-Beuve. Quand Sainte-Beuve fit à Lausanne, en 1837 et 1838, son cours sur Port-Royal, et, un peu plus tard, en 1842, quand il publia le second volume de son grand ouvrage, arrivé à la « vie mondaine » de Pascal, il parle fort simplement de « cette vie éparse et réfléchie, » sans faire la moindre allusion aux « amours » du grand écrivain. Évidemment, comme tout le monde alors et auparavant, il ne s’était même pas posé la question. Mais deux ans se passent ; Cousin découvre le fameux Discours et l’interprète comme on sait ; Faugère et d’autres avec lui renchérissent encore sur Victor Cousin en hypothèses et en extravagances. Sainte-Beuve n’en est pas ébranlé : il donne en 1860 une seconde édition refondue de son livre sans modifier en rien sur ce point ses positions premières. Et ce n’est qu’en 1867, dans la troisième et définitive édition de son Port-Royal, que, sans rien changer à son texte, il ajoute simplement en note les savoureuses lignes que voici :


D’autres ont essayé de prêter à Pascal des faiblesses amoureuses, en se fondant sur son fameux Discours retrouvé, où il disserte des Passions de l’amour. Il est bien vrai qu’il en parle comme quelqu’un qui n’est pas sans quelque expérience et qui s’y est essayé. Il est évident, par endroits, qu’il analyse et décrit sur soi-même et d’après nature. Pourtant je vois dans ce Discours encore plus de raisonnement et d’envie d’aimer que d’amour. Corneille et ses amans de théâtre ont passé par là. On n’en dirait pas de même pour La Bruyère : il est impossible, à lire certains passages de son livre, qu’il n’ait pas réellement et beaucoup aimé, aimé par le cœur et non par la tête. Pascal, dans les courts instans où il s’en occupa, semble avoir été plutôt un ambitieux d’amour. Il avait, très vraisemblablement, conçu un commencement d’inclination pour une dame de condition supérieure, et il en raisonne avec bien de l’esprit. Au fond, c’est froid. Anacréon a dit quelque part qu’il reconnaît aussitôt les amans à je ne sais quelle petite marque qu’ils ont à l’âme : je ne trouve pas cette petite marque dans Pascal.


Ce n’est pas là, comme on peut voir, le langage d’un homme qui croit bien fermement aux « amours » de Pascal, et on l’eût fort étonné sans doute si on lui eût fait voir, dans les Pensées mêmes, la trace manifeste des amours du grand écrivain. Or, voici quelques-unes des Pensées qui sont pour M. Faguet le signe « que Pascal est un homme qui a aimé et qui s’est reproché d’avoir aimé, preuve qu’il a aimé vivement, et qu’il s’en souvenait subconsciemment : » — « Il n’aime plus, écrit Pascal, cette personne qu’il aimait il y a dix ans. Je crois bien : elle n’est plus la même, ni lui non plus. Il était jeune et elle aussi ; elle est tout autre. Il l’aimerait peut-être encore, telle qu’elle était alors. » — « Ceci, demande à ce propos M. Faguet, ne vous paraît-il pas avoir quelque air de confidence ? » — Il me semble que le moraliste le moins passionné est parfaitement capable d’une observation de ce genre. — « Le cœur, dit ailleurs Pascal, le cœur a son ordre, l’esprit a le sien, qui est par principes et démonstrations. On ne prouve pas qu’on doit être aimé en exposant d’ordre les causes de l’amour ; cela serait ridicule. » — « Ou je ne suis pas, déclare ici M. Faguet, psychologue pour une obole, ce qui du reste est parfaitement possible, ou cela est d’un homme qui, très raisonneur, très doué d’esprit géométrique, a songé, étant amoureux, à prouver qu’il devait être aimé et à « exposer d’ordre » les raisons de la chose ; puis qui, n’étant pas un sot, a haussé les épaules et dit : « Cela serait ridicule. » — M. Faguet est peut-être psychologue trop ingénieux et trop subtil. Le « très peu voluptueux » Boileau, s’il était plus philosophe qu’il ne l’est, aurait pu, ce me semble, avoir une réflexion de cette sorte ; cette pensée suppose simplement que l’on ait vu un peu aimer autour de soi, et que l’on ait réfléchi aux choses de l’amour.

Et il en va de même pour toutes les pensées que cite et commente M. Faguet. Il est possible qu’elles soient d’un homme qui a aimé. Il est également possible qu’elles soient d’un homme qui n’a jamais personnellement connu l’amour. Qui tranchera le débat ? Ce que nous savons — ou devinons — par ailleurs de la vie intime de Pascal.


III

La vie intime, et même la vie extérieure de Pascal ne nous sont malheureusement pas connues comme nous voudrions qu’elles nous le fussent. Les documens directs et personnels que nous possédons sur elles sont rares, souvent fragmentaires, et il faut presque toujours les compléter et les interpréter à l’aide de conjectures et d’hypothèses. Pareillement pour les documens extérieurs, si précieux qu’ils soient d’ordinaire, surtout quand ils proviennent de Jacqueline Pascal, de Mme Périer ou de sa fille, ou même de l’auteur du Recueil d’Utrecht. Et les éditeurs ou les historiens même les meilleurs ne se font pas faute de combler à coups d’imagination les lacunes innombrables des textes.

C’est ainsi qu’on ne s’est point contenté, sur la foi du Discours sur les passions de l’amour, de croire que Pascal, à un moment donné de sa vie, avait été amoureux, et amoureux même d’une « dame de condition supérieure. » On a voulu préciser, et comme il se trouvait que nous possédions quelques fragmens de lettres de Pascal à la sœur d’un duc et pair, Mlle de Roannez, on a cru que c’est elle qui avait inspiré le Discours. C’est Faugère qui, en 1814, a inventé cette aimable histoire. De plus, comme les lettres de Pascal à Mlle de Roannez sont, à proprement parler, des « lettres de direction » et que, visiblement, Pascal a agi sur la jeune fille pour achever de la détacher du monde, Faugère est allé jusqu’au bout de son invention, et, « avec la naïveté la plus bouffonne que j’aie jamais rencontré, » — c’est M. Faguet qui s’exprime en ces termes un peu durs, mais non point injustes, — il nous a représenté Pascal « donnant ce spectacle sévère et touchant d’un chrétien revenu de toutes ses illusions et disputant au monde, pour la donner à Dieu, une personne qui ne pouvait pas être à lui. »

Il faut le regretter pour Faugère, et pour quelques autres, toutes les probabilités sont pour qu’il n’y ait pas un seul mot de vrai dans toute cette histoire.

Des textes versés en effet au débat par M. Gazier, dans une étude décisive, il ressort jusqu’à l’évidence : d’abord, que si Pascal connaissait Mlle de Roannez avant le mois d’août 1656, ce qui n’est pas sûr, quoique assez probable, il ne la connaissait que fort peu, et que donc il n’eut guère alors le loisir de devenir amoureux d’elle ; — en second lieu, qu’il fut complètement étranger au dessein tout spontané qu’elle forma de se donner à Dieu et à Port-Royal ; — et enfin que, s’il intervint un peu plus tard, avec autorité, violence et douceur tout ensemble, ce fut sans doute sur la prière de son ami, le duc de Roannez, mais sans aucune espèce d’arrière-pensée personnelle et avec le plus complet désintéressement mystique. M. Gazier reproche à Pascal, — et j’ai jadis été de son avis, — « d’avoir manqué peut-être de clairvoyance, de n’avoir pas compris que ces désirs de retraite n’étaient pas aussi forts qu’ils paraissaient l’être. » A relire aujourd’hui la vie douloureuse et troublée de celle qui devait être un jour la duchesse de La Feuillade[21], je me demande si Pascal n’avait pas mieux vu que toute une famille qui la persécuta de si longues années, que la vraie « vocation » de cette pauvre âme inquiète et faible était bien le cloître, et non pas ce monde qu’elle voulait fuir, et où elle ne vécut que pour souffrir. En tout cas, soyons assurés qu’il ne l’eût pas « dirigée, » s’il l’avait réellement aimée, — toute l’argumentation de M. Faguet est sur ce point le bon sens même, — et, comme le dit très bien M. Brunschvicg, « la conjecture devient inconvenante autant qu’elle est gratuite. »

C’est aussi bien ce qu’on a fini par sentir. Il n’est aujourd’hui personne qui soutienne sérieusement que Pascal ait. été amoureux de Mlle de Roannez. Tous ceux qui ont cru à cette légende et qui l’ont propagée, — Faugère, de Lescure, Ricard, Derôme et Molinier, — sont morts, et, à ce qu’il semble, la légende avec eux. Voici ce que déclarait Havet dès 1853 : « Il est clair qu’une femme du grand monde toucha le cœur de Pascal, c’est pour elle que furent écrites ces pages [le Discours] ; elle ne les a jamais vues peut-être, mais Pascal les écrivait comme si elle eût dû les voir. Il mettait là ce qu’il n’osait dire. Quant à deviner quelle a été cette femme, c’est ce qui paraît impossible et ce que je n’essaierai pas. » « La fréquentation des femmes de haute culture, écrivait simplement Ravaisson ici même, il y a vingt ans, la fréquentation des femmes de haute culture dut contribuer pour beaucoup à affiner la rare intelligence de Pascal, et un amour digne de lui paraît s’être emparé alors de son cœur : c’est ce dont témoigne le Discours, qui a été retrouvé par M. Cousin, sur les Passions de l’amour[22]. » et Sully Prudhomme, à son tour, un peu plus tard, s’il croyait possible de « faire l’histoire psychologique de la passion qui occupait alors Pascal, » reconnaissait que « l’objet comme le roman nous en demeurent inconnus[23]. » « Il est vraisemblable, dit enfin M. Boutroux, que Pascal a aimé, et même qu’il a aimé une personne de condition supérieure à la sienne. Mais il est gratuit de supposer, avec M. Faugère, que cette personne était la sœur du duc de Roannez. Aucun trait ne la désigne[24]… » On croit donc encore assez souvent que, nous le voyons, Pascal, pendant la période mondaine de sa vie, a été amoureux ; mais on avoue qu’on ne sait pas de qui.

Quelle était cette femme, assez noble, assez belle,
Pour soumettre à son joug ce cœur lier et rebelle ?
Les hommes ici-bas jamais ne le sauront.
L’image fugitive à peine se dessine ;
C’est un fantôme, une ombre, et la forme divine,
Un passant devant nous, garde son voile au front[25].


Il ne me semble pas que, même sous cette forme atténuée et raisonnable, on puisse accepter la légende : elle me paraît en contradiction avec tout ce que nous savons de la vie et de la psychologie de Pascal.

Observons d’abord, — et ceci est assez grave, — que non seulement tous les documens contemporains sont absolument muets là-dessus, mais encore que, durant près de deux siècles, parens, éditeurs, biographes, historiens, amis et ennemis de Pascal gardent à cet égard le silence le plus complet. Encore une fois, il a fallu la découverte du Discours sur les passions de l’amour, pour qu’on s’avisât de l’existence même du problème.

Examinons cependant les faits et les textes qui, en dehors du Discours, ont pu contribuer à donner quelque consistance à cette légende. La vie mondaine de Pascal, cette courte période de « divertissement » qui va environ de 1649 à 1654, nous est, on le sait, assez mal connue. Pascal ne nous a point laissé à cet égard de confidences, et ses biographes les plus autorisés sont, sur ce point, beaucoup moins précis que nous ne le souhaiterions. Nous savons qu’il vit le monde, qu’il joua, et en compagnie de ses amis d’alors, le chevalier de Méré, Miton, le duc de Roannez, il semble avoir mené assez grand train. A Port-Royal, on a jugé avec une sévérité toute janséniste sa conduite pendant ces années de dissipation mondaine. La mère Agnès déclarait qu’ « il n’y avait pas même lieu d’attendre un miracle de la grâce, en une personne comme lui. » Sa sœur Jacqueline, dans la lettre célèbre du 25 janvier 1655 où elle raconte à Mme Périer la seconde conversion, va jusqu’à écrire, mais en résumant, il est vrai, les paroles de son frère : « Il m’avoua qu’il fallait qu’il eût eu en ces temps-là d’horribles attaches pour résister aux grâces que Dieu lui faisait, et aux mouvemens qu’il lui donnait. » Ailleurs, en écrivant à « son très cher frère » (19 janvier 1655), elle lui dit : « Il me semble que vous aviez mérité en bien des manières d’être encore quelque temps importuné de la senteur du bourbier que vous aviez embrassé avec tant d’empressement. » Ce sont là de bien gros mots ; et Cousin, si intéressé qu’il fût à en tirer parti, nous met justement en garde contre l’exagération de ce langage de moniale. « Si on ne doit pas, écrit-il, prendre trop au tragique ces horribles attaches dont parle ici Jacqueline avec l’exagération janséniste, il est bien permis d’y soupçonner des habitudes tout à fait mondaines, bien que sans dérèglement, et peut-être une noble affection, une chaste et haute amitié. » Au reste, les écrivains jansénistes ont d’eux-mêmes remis toutes choses au point : « Il se mit dans le monde, écrit Mme Périer, Mais, quoique, par la miséricorde de Dieu, il se soit toujours exempté des vices, néanmoins, comme Dieu l’appelait à une grande perfection, il ne voulut pas l’y laisser. » Et ailleurs : « Non seulement il n’avait point d’attache pour les autres, mais il ne voulait point du tout que les autres en eussent pour lui. Je ne parle pas de ces attaches criminelles et dangereuses : car cela est grossier, et tout le monde le voit bien ; mais je parle de ces amitiés les plus innocentes. » Parlerait-elle ainsi, si Pascal avait eu, même dans sa vie mondaine, quoi que ce fût à se reprocher touchant la règle des mœurs ? Marguerite Périer dit à son tour : « Il fut contraint de revoir le monde, de jouer, et de se divertir. Dans le commencement, cela était modéré ; mais insensiblement le goût en revint, il se mit dans le monde, sans vice néanmoins, ni dérèglement, mais dans l’inutilité, le plaisir et l’amusement. » Et enfin, l’honnête auteur du Recueil d’Utrecht résume en quelque sorte les débats de la très judicieuse façon que voici : « Il se livra tout entier à la vanité, à l’inutilité, au plaisir et à l’amusement, sans se laisse aller cependant, à aucun dérèglement. » On ne saurait mieux dire, et mieux corriger les mystiques imprudences du langage de Jacqueline Pascal.

Est-ce là tout cependant ? Et, à défaut de « libertinage » au sens moderne du mot, les documens contemporains ne nous feraient-ils pas saisir, dans la vie mondaine de Pascal, la trace d’un attachement féminin quelconque, et, comme le disait élégamment Cousin tout à l’heure, d’une « noble affection, d’une chaste et haute amitié ? » « L’amour, dit ailleurs Cousin, l’amour alors ne passait point pour une faiblesse : c’était la marque des grands esprits et des grands cœurs. Rien donc de plus naturel que Pascal n’ait pas su ou n’ait pas voulu se défendre d’une impression noble et tendre, et que lui aussi, comme Descartes, il ait aimé. » Il y aurait au moins cette différence que les amours de Descartes allèrent… jusqu’à l’enfant, inclusivement ; car l’on sait que de sa liaison avec une dame hollandaise du nom d’Hélène, le philosophe eut une fille naturelle, Francine, qu’il perdit de bonne heure, et dont la mort lui causa un grand chagrin. Rien de tel, sans aucune espèce de doute, dans la vie de Pascal, à moins que l’on ne veuille prendre exactement au pied de la lettre les « horribles attaches » et le « bourbier » dont parle Jacqueline, ce qui serait peut-être manquer un peu d’esprit de finesse. « Il suffit d’ailleurs, dit très justement M. Lanson à ce sujet, de considérer l’état de santé de Pascal et la description que sa nièce nous fait de ses incommodités dans ce temps-là, pour être assuré île l’innocence de ses mœurs. » Mais l’amour peut être heureusement autre chose ; et il s’agit uniquement de savoir si Pascal, durant sa vie mondaine, a connu cette « impression noble et tendre » qui, pour une âme comme la sienne, eût été l’essentiel, et même le tout de l’amour.

Or, les deux seuls faits, à ma connaissance, — en dehors du Discours, — qui pourraient, dans une certaine mesure, légitimer cette hypothèse, sont les suivans. Dans ses Mémoires sur les grands jours d’Auvergne, Fléchier nous représente Pascal fort empressé auprès d’une jeune personne de Clermont, « qui est, dit-il, la Sapho du pays, et qui est assurément l’esprit le plus fin et le plus vif qu’il y ait dans la ville. » Mais Fléchier écrivait en 1665, une quinzaine d’années après les événemens auxquels il fait une allusion assez peu précise ; l’autorité de l’aimable et galant prélat, surtout en matière d’anecdotes provinciales dont il n’indique pas la provenance, et dont il se fait l’écho peut-être embelli, et, en tout cas, un peu malicieux, n’est pas de celles qui s’imposent sans réplique à l’historien ; d’autre part, les biographes de Pascal discutent encore la question de savoir si cette anecdote se rapporterait au séjour que fit Pascal en Auvergne en 1649, ou à celui qu’il fit vraisemblablement en 1651 ou 1652[26] ; et enfin, l’on a pu se demander, — c’est M. Lanson, — s’il « ne s’est pas fait une confusion, soit dans la tradition locale, soit dans l’esprit de Fléchier, entre Pascal et un de ses cousins, qui se nommait Blaise aussi. » Voilà bien des doutes et bien des « questions préalables. » Fussent-elles toutes résolues, et de manière à confirmer pleinement le témoignage de l’auteur des Mémoires, il faudrait encore se demander si l’esprit n’était pas plus profondément intéressé que le cœur dans les relations, — assez peu prolongées, du reste, à ce qu’il semble, — de Pascal avec la « Sapho » clermontoise. Mais voici un témoignage beaucoup plus direct, important et décisif. Marguerite Périer nous dit, en propres termes, que son oncle « prit la résolution de suivre le train commun du monde, c’est-à-dire de prendre une charge et se marier. Et, ajoute-t-elle, prenant ses mesures pour l’un et pour l’autre, il en conférait avec ma tante, qui était alors religieuse, qui gémissait de voir celui qui lui avait fait connaître le néant du monde, s’y plonger de lui-même par de nouveaux engagemens. Elle l’exhortait souvent à y renoncer ; mais l’heure n’était pas encore venue ; il l’écoutait et ne laissait pas de pousser toujours ses desseins. » On pourrait objecter, je le sais bien, qu’on peut parfaitement songer à se marier, sans être amoureux, que ce fut là, apparemment, un de ces projets en l’air, comme nous en formons tous, sans objet précis, et qui ne dut pas être bien sérieux, puisqu’il ne fut pas suivi d’effet. Néanmoins, cela nous prouve que les préoccupations féminines n’ont pas été entièrement étrangères à Pascal, et que, à de certains momens, tout au moins, son état de santé ne lui paraissait pas incompatible avec le mariage. Ces observations sont nécessaires à présenter, et il y a lieu de les retenir.

Une chose cependant, dans tout cela, paraît bien établie. Qu’il y ait eu, dans le cas de Pascal, entre 1649 et 1654, des dispositions, des velléités amoureuses, il est possible, il est parfaitement possible ; mais on ne voit pas, — car il faut décidément écarter le nom et la personne de Mlle de Roannez, — on ne voit pas, même en accordant pleine créance à Fléchier, et en attribuant à l’auteur des Pensées le Discours sur les passions de l’amour, on ne voit pas qu’il ait eu, dans sa vie, aucun attachement précis, déterminé, bref, qu’il ait été réellement amoureux.

Et assurément, de ce que les faits et les textes connus sont muets là-dessus, il ne suivrait pas nécessairement et, pour ainsi dire, in abstracto, que le fait n’eût pas eu lieu. Nous ignorons tant de choses, importantes peut-être, et qu’en tout cas nous voudrions connaître, de la vie de Pascal ! Je crois pourtant le fait très improbable pour la raison, selon moi très forte, que voici.

Il me semble qu’un fait de ce genre, s’il se fût produit, nous eût été révélé. Il nous eût été révélé, soit par l’entourage immédiat de Pascal[27], soit par ses biographes, soit même, — et peut-être surtout, — par ses ennemis. Quoi donc ! un écrivain qui, de son vivant même, a passionné si vivement l’opinion contemporaine, l’auteur des Pensées, l’auteur des Provinciales surtout, a eu dans sa vie une « faiblesse » nullement condamnable, j’en conviens, — mais qui peut prêter à des commentaires malicieux, ou même malveillans ; et personne ne s’en avise, personne n’en parle ! Les Jésuites, qui savent tout, qui sont partout, qui s’insinuent partout, et qui n’ont pas toujours, — voyez le P. Rapin, — tous les scrupules de délicatesse que l’on voudrait, — les Jésuites ne relèvent pas cette histoire et ne cherchent pas à l’exploiter ! Quelle admirable charité chrétienne est la leur ! Charité d’autant plus inattendue de leur part que l’un des leurs, pour répondre aux Provinciales, s’était bien déjà permis d’insinuer « que le secrétaire de Port-Royal avait donné de justes sujets de croire qu’il n’était pas si chaste que Joseph, et que, s’il n’avait pas été dépouillé d’une autre façon que ce patriarche, peut-être il n’aurait pas fait tant d’invectives contre les casuistes, de ce qu’ils n’obligent pas les femmes à restituer à ceux qu’elles ont dévalisés par leurs cajoleries. » Ils s’en sont tenus là. Et Voltaire, Voltaire, l’ennemi personnel de Pascal et de Bossuet, Voltaire, qui s’écrie quelque part : « Va, va, Pascal, tu as un chapitre sur les prophéties où il n’y a pas l’ombre de bon sens, attends, attends ! » — Voltaire qui a si bien su dénicher et lancer la légende du mariage de Bossuet, et, pour Pascal, celle de l’abîme et celle de l’accident du pont de Neuilly, Voltaire qui sait tant de choses d’original, Voltaire lui aussi, ne trouve rien, à dire là-dessus ! Cela n’est-il pas paradoxal et invraisemblable[28] ?

Dira-t-on peut-être qu’un fait d’ordre aussi intime, il est tout naturel que Pascal l’ait gardé en quelque sorte pour lui seul, ou du moins qu’il n’ait pas franchi le cercle étroit de la famille et des amis les plus sûrs ? Mais, précisément, Pascal n’aurait pu le garder entièrement pour lui, et c’est à notre avis se méprendre du tout au tout sur la psychologie du grand écrivain que de l’admettre. Passionné comme nous le connaissons, si Pascal avait aimé, réellement aimé, — je ne veux pas dire dans l’ordre des sens, mais dans l’ordre du cœur, — il n’eût pas aimé à moitié ; il eût « aimé fortement, » comme dit l’auteur du Discours sur les passions de l’amour ; il se serait donné tout entier ; sa « grande âme » n’eût été capable que « d’un amour violent, » pour employer encore les termes mêmes du Discours ; toute l’ardeur de sa nature, de son « esprit si vif et si agissant, » tout l’emportement de sa sensibilité se seraient livré carrière, auraient passé dans cette passion nouvelle, comme elles ont passé dans toutes les passions simultanées ou successives qui se sont partagé sa trop courte existence, dans sa fièvre d’invention scientifique, dans sa tendresse pour sa sœur Jacqueline, dans sa foi religieuse enfin. Il eût agi, il eût parlé, il eût écrit ; et comment de toute cette flamme quelques étincelles ne seraient-elles point parvenues jusqu’à nous ? On croit voir des traces d’une passion contenue dans certains fragmens du Discours ; mais la passion de Pascal n’eût point été contenue ; et si le Discours est de lui, il prouve que Pascal n’a point été amoureux. Allons plus loin encore. Pascal amoureux n’était point homme à se reprendre, ou, si l’on préfère, à « se guérir » en quelques jours. Sa passion amoureuse serait fatalement entrée en lutte avec sa foi religieuse renaissante ; et dans une âme comme la sienne, vibrante, exaltée, douloureuse et méthodique, le conflit intérieur eût été aussi dramatique et aussi [sanglant que l’imagination la plus éprise de tragédies morales pourrait le souhaiter ou le rêver. Et de ce drame intime nous ne trouverions aucune trace dans les Pensées, aucune dans les témoignages contemporains ! N’est-ce pas là le comble de l’invraisemblance ? Et si Pascal avait été réellement amoureux, est-ce que cela ne « se saurait » pas ?

La vérité, si je ne m’abuse, est celle-ci. Né, je le crois, avec un cœur très tendre, avec une sensibilité très vive et très ardente, que la maladie vint encore aiguiser et exaspérer de très bonne heure, Pascal, avant 1649, avant l’époque où « il se mit dans le monde, » pour suivre l’avis des médecins, Pascal n’a eu que deux grandes affections dans sa vie, son père et sa sœur Jacqueline, « qu’il aimait, nous dit Mme Périer, d’une tendresse toute particulière. » Son père mort, son autre sœur Gilberte étant mariée, sa sœur Jacqueline lui reste seule. Mais Jacqueline, qu’il avait lui-même « convertie » au jansénisme, Jacqueline a pris la résolution inébranlable d’entrer à Port-Royal. On sait tous les obstacles que mit alors Blaise à ce dessein que, plus que personne, il avait contribué à faire naître : la vie nouvelle qu’il mène alors, le relâchement de son zèle religieux, surtout, ce me semble, la profondeur et l’humanité jalouse de son affection fraternelle expliquent ce brusque changement d’attitude : il avait espéré que sa sœur vivrait avec lui, et, si je puis dire, qu’il l’aurait tout entière pour lui tout seul.

Mais Jacqueline une fois entrée au couvent, un grand vide se fait dans son cœur, un vide que ni les « divertissemens » mondains, ni les travaux scientifiques, ni les amitiés masculines ne parviennent à remplir. La sécheresse mystique qu’il éprouve alors, et ce que Jacqueline appellera, bientôt, son « grand abandonnement du côté de Dieu » s’accompagnait, j’imagine, de vagues élans de tendresse inquiète, d’aspirations ardentes à un sentiment nouveau qui viendrait animer et peupler sa solitude morale, apaiser la douloureuse et intime détresse de son âme. S’il est permis de reprendre ici la célèbre expression de saint Augustin, il eût aimé à aimer. De là ses projets de mariage ; de là ses observations et ses réflexions sur les choses du cœur qu’il a consignées, sinon dans le Discours, puisqu’il n’est pas sûr qu’il en soit l’auteur, tout au moins dans les Pensées ; de là peut-être aussi certains troubles secrets, et aussi vite réprimés que nettement ressentis, et qui expliqueraient les infinis scrupules dont nous parle et dont s’étonne plus tard Mme Périer, et la vigilance inquiète de l’ascète chrétien en ses dernières années pour tout ce qui regarde la chasteté[29]. évidemment, il est alors étrangement curieux et anxieux des choses de l’amour ; et dans la mesure où, en cet ordre d’idées, pressentimens, aspirations, désirs, vivifiés par l’imagination et fécondés par le génie, peuvent suppléer à l’expérience personnelle directe, on peut dire que cette expérience n’a point manqué à Pascal.

C’est dans cet état de trouble extrême, de sensibilité émue et insatisfaite, si propice aux grandes crises de l’âme, que Dieu eut, après Jacqueline, « pitié » de son serviteur, et lui rendit « l’attrait » mystique qu’il lui avait si longtemps refusé. Blaise Pascal reprit peu à peu le chemin de Port-Royal ; et cette fois, ce fut Jacqueline, la sœur toujours tendrement aimée, qui fut l’instrument de cette conversion nouvelle. On sait le reste : la nuit du 23 novembre 1654, — « Certitude, certitude. Sentiment. Joie. Paix, „ — la polémique des Provinciales, le miracle de la Sainte-Épine, le dessein fermement conçu et douloureusement poursuivi des Pensées[30]… Et ici, une question se pose, qu’on n’a guère posée, ce me semble, et qui est peut-être la raison dernière et la justification générale des pages qui précèdent. L’apologétique de Pascal aurait-elle eu cette profondeur d’humanité, cet accent vécu, intime et concret, cette haute portée toujours active, s’il n’avait pas traversé, durant quelques années peut-être, la crise sentimentale que nous avons essayé de décrire ? Pascal n’a aimé d’amour que son Dieu, c’est entendu ; mais son Dieu eût-il été essentiellement pour lui un « Dieu d’amour et de consolation, » un « Dieu sensible au cœur, » si ce Dieu n’avait pas été, dans la réalité de sa vie intérieure, le grand « consolateur » de son « cœur » malade, s’il n’avait pas répondu pleinement aux aspirations, aux effusions inassouvies de sa sensibilité[31] ? L’amour divin n’est assurément point l’amour humain, et l’on ne saurait trop protester contre les assimilations grossières où s’aventurent parfois certains carabins aussi novices en matière de mystique que de psychologie générale. Mais enfin, et sous peine de tomber dans la plus conventionnelle et la plus abstraite des logomachies, il faut bien reconnaître que ces deux sentimens ont entre eux plus d’un trait commun ; qu’ils procèdent tous deux d’un même besoin de l’âme, du besoin de sortir de soi et d’échapper à sa personnalité éphémère ; que l’un peut conduire à l’autre ; et ce ne sont pas d’ordinaire les cœurs secs qui se laissent séduire aux attraits du mysticisme. Pascal n’était pas, — tant s’en faut, — un cœur sec. Il a connu, il a éprouvé l’amour humain sous presque toutes ses formes : l’amour filial, l’amour fraternel, l’amitié ; et l’amour enfin sans épithète ne lui a pas été pleinement étranger, puisqu’il a dû en souhaiter les ardeurs et en sentir les approches. Et cette expérience lui a été singulièrement profitable. Pour avoir vécu, vraiment vécu de toute notre vie humaine, il a merveilleusement compris que l’homme n’est pas, comme on l’enseigne dans les écoles, un être qui pense, mais un être qui sent ; que le fond de l’homme n’est pas la raison, mais ce qu’il appelle profondément le « cœur ; » que c’est là qu’il faut toucher, si l’on veut agir sur lui et l’entraîner aux démarches décisives ; que la religion tout entière ne serait qu’un vain mot ou qu’une vaine philosophie abstraite, si elle ne s’adressait avant tout à ces parties essentielles de l’âme. Et c’est pour avoir compris cela et pour l’avoir exprimé en formules saisissantes, et, si je puis dire, toutes chargées de vie éternelle, que Pascal demeure, après plus de deux siècles écoulés, le maître toujours vivant de l’apologétique chrétienne…

Et ce n’est là, je le sais bien, qu’une hypothèse, comme en sont toujours, hélas ! toutes nos constructions historiques. Notre misérable science, quoi que nous fassions, se jouera toujours à la surface de l’âme individuelle qu’elle prétend deviner, et qu’elle voudrait percer de part en part. Et surtout quand cette âme est celle d’un Pascal, trop de choses en elle nous échappent invinciblement. Donc, ce n’est qu’une hypothèse, et on ne la donne que pour telle. Telle qu’elle est pourtant, il me semble qu’elle s’adapte assez exactement aux faits connus, et qu’elle a certaines vraisemblances pour elle. Et c’est la seule en un mot qui me paraisse entièrement conforme à ce que nous savons de l’âme ardente, de la vie douloureuse, de l’âpre et puissant génie du grand Pascal.


VICTOR GIRAUD.

  1. Amours d’hommes de lettres, par M. Émile Faguet, 1 vol. in-16 ; Société française d’imprimerie et de librairie, 1907. — Ces « hommes de lettres » sont Pascal, Corneille, Voltaire, Mirabeau, Chateaubriand, Lamartine, Guizot, Mérimée, Sainte-Beuve, George Sand et Musset.
  2. Pascal et son temps, par M. F. Strowski ; t. II, l’Histoire de Pascal, 1 vol. in-16 ; Paris, Plon.
  3. A. Gazier, Pascal et Mlle de Roannez, les Prétendues amours de Pascal, dans Mélanges de littérature et d’histoire, Paris, A. Colin, 1906. — Je dirai tout à l’heure tout ce que ces pages doivent à M. Gazier.
  4. Voyez dans la Revue du 1er septembre 1885, ou dans la 3e série des Études critiques, l’article intitulé De quelques travaux récens sur Pascal. Et dans son Manuel de l’histoire de la littérature française (1898), Ferdinand Brunetière revenait très brièvement sur la question, et parlant incidemment du Discours, il s’empressait d’ajouter : « en admettant que Pascal en soit l’auteur. » — M. G. Lanson, de son côté, après avoir écrit dans son Histoire de la littérature française, 1894 (p. 445) : « De ce temps serait ce Discours sur les passions de l’amour qu’on lui attribue, » — formule qui semble impliquer quelque scepticisme, — s’est prononcé depuis très nettement pour l’affirmative : « Le Discours sur les pussions de l’amour, qui est bien de lui, » écrit-il dans son article Pascal de la Grande Encyclopédie, 1898.
  5. Ce ne sont pas là, comme on pourrait le penser, de vaines précautions oratoires. M. Faguet surtout a été bien près de me faire partager sa conviction. J’avais parlé dans la 1re et la 2e édition de mon livre sur Pascal, l’homme, l’œuvre, l’influence (Fontemoing, 1898 et 1899) de « l’authenticité probable, mais non certaine du Discours. » Après avoir lu l’article de M. Faguet, j’ai eu le tort de me corriger, et, dans la 3e édition (1904), d’affirmer « l’authenticité probable, presque certaine » du morceau.
  6. Voyez à cet égard, Fénelon et Mme Guyon, Documens inédits, par M. Maurice Masson, 1 vol. in-16 ; Hachette. 1907. Pour démontrer que des lettres de Fénelon, publiées en 1768, par le pasteur Dutoit-Mambrini, et dont on avait mis en doute l’authenticité, sont bien de l’auteur du Télémaque, M. Masson, dans sa fine et savante Introduction, a tiré très heureusement parti de ce fait que les lettres en question contiennent des allusions précises à certains faits que Dutoit n’a pu connaître, et qui nous ont été révélés par des documens mis au jour après sa mort : l’argument est en effet décisif. Pour établir d’une manière aussi péremptoire l’authenticité du Discours, il faudrait découvrir, — et je ne crois pas que l’on y parvienne, — entre certaines des Pensées retrouvées au cours du XIXe siècle et certains passages du Discours des rapports si étroits, que l’identité de l’auteur s’imposerait.
  7. Léopold Delisle, le Cabinet des manuscrits de la Bibliothèque nationale, in-folio, Imprimerie nationale ; t. II, 1874, p. 46-47, 61.
  8. Bibliothèque nationale. Département des manuscrits. Dossiers bleus, 280.
  9. Catalogue général des manuscrits de la Bibliothèque nationale. Ancien Saint-Germain français, t. III, 1900 ; Ernest Leroux (p. 299).
  10. Le mot l’attribue a été écrit en surcharge par-dessus un commencement de mot barré. Je ne note ce détail que pour être exact, et je ne songe à tirer de là aucune espèce de conséquence.
  11. Page 486.
  12. La Lettre est publiée intégralement au tome I de l’édition de 1705 des Œuvres meslées de M. de Saint-Evremond (Londres, chez Jacob Tonson) et dans les éditions suivantes. Elle est intitulée simplement à Madame de ***. L’édition de 1705, « publiée sur les manuscrits de l’auteur » par Silvestre et Des Maizeaux, est la première édition officielle et avouée de Saint-Evremond. « Il faut encore remarquer, disait la Préface, que dans les éditions de Paris, on a supprimé, ou du moins défiguré tous les noms, et qu’on a retranché bien des endroits qui paraissaient trop libres. » — Il y a donc tout lieu de croire que la copie de la Lettre dont nous nous occupons est antérieure à 1705 : car quel intérêt aurait-on eu, après 1705, à faire la copie d’une pièce qu’on pouvait lire tout au long sur l’imprimé ? Et peut-être la copie du Discours sur l’Amour est-elle également antérieure à cette date.
  13. Catalogue général des manuscrits français de la Bibliothèque nationale. Nouvelles acquisitions françaises, Ernest Leroux, 1900, t. II, p. 110. — Ce second manuscrit est coté 4015. C’est un tout petit volume in-18, de 52 pages : il avait d’abord été classé, et peut-être trouvé parmi les imprimés. La reliure en est toute moderne : évidemment, il a été paginé et envoyé à la reliure par la personne qui l’a découvert. Il comprend deux pièces : d’abord, et d’une très belle écriture, le Discours : en tête, comme titre, simplement, Discours sur les passions de l’amour. Les différentes pensées ou maximes qui composent le Discours sont séparées les unes des autres, non seulement par des alinéas beaucoup plus intelligemment distribués que dans le manuscrit rival, mais encore par de petits traits verticaux à la fin de chaque paragraphe. A la suite du Discours, d’une autre encre et d’une autre écriture et d’un autre papier, une petite pièce de vers, qui, manifestement, en était primitivement indépendante, et qui est intitulée le Pater noster des Jésuites. C’est une méchante rapsodie gallicane ou janséniste à l’adresse du roi d’Espagne Philippe IV, et qui remonte apparemment à la régence d’Anne d’Autriche. En tête, une petite croix, comme en font, d’ordinaire les prêtres quand ils écrivent. En voici, à titre de curiosité, la première strophe :
    Philippe, Roi de tous les hommes,
    Nous ne serons jamais muets
    De confesser tous que nous sommes
    Tes chers enfans, et que tu es
    Pater noster.
    Ce manuscrit m’aurait très probablement échappé, si M. Gazier, qui a bien voulu m’aider au cours de mes recherches, avec une obligeance et une activité dont je ne saurais trop lui exprimer toute ma gratitude, ne l’avait découvert comme par hasard, en feuilletant les catalogues manuscrits de la Bibliothèque, et ne m’en avait signalé l’existence et l’intérêt. Puisque. M. Gazier n’a pas voulu tirer parti lui-même de sa découverte, il est de toute justice que l’on sache que je lui en suis redevable.
  14. Le dernier éditeur du Discours sur les passions de l’amour, M. G. Michaut, s’est évertué, après M. Brunschvicg, à expliquer ce passage ; et voici l’explication qu’il nous proposait : « Cela veut-il dire, se demande-t-il : L’amour a dans notre âme une éternelle jeunesse ; il a toujours la nouveauté d’un sentiment qui vient de naître. Mais, tout enfant qu’il soit, nous ne le sentons pas moins, nous le subissons, sans avoir à lui demander compte de sa durée, de son âge ? » — Notre nouveau texte, on le voit, rend toute cette ingéniosité d’interprétation inutile.
    Il n’y a guère qu’un point où le texte de l’ancien manuscrit me paraisse réellement supérieur au texte nouveau ; et la divergence s’explique par une faute d’inattention du copiste qui a simplement passé une ligne. Il a écrit : « Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de l’amour de leurs héros eux-mêmes, » au lieu de lire, comme l’autre copiste : « Les auteurs ne nous peuvent pas bien dire les mouvemens de l’amour de leurs héros : il faudrait qu’ils fussent héros eux-mêmes. »
  15. Notons un petit détail de langue sur lequel il serait puéril de vouloir échafauder tout un système, mais qui peut contribuer, s’il est tout à fait exact, à renforcer l’opinion de ceux qui inclineraient à croire que le Discours n’est pas de Pascal. « C’est de là, y lisons-nous, c’est de là que ceux de la cour sont mieux reçus dans l’amour que ceux de la ville. » — Je ne crois pas avoir rencontré l’expression « la ville » opposée à « la cour » avant 1660 : il me semble, — et M. Huguet, dans son tout récent et précieux Petit Glossaire des classiques français du XVIIe siècle, Paris, Hachette, 1907 [article ville] me confirmerait dans cette impression, — il me semble que ce tour date du règne personnel de Louis XIV. Et le Discours, s’il est de Pascal, ne pouvant pas être postérieur à 1654, on voit la conséquence, — que je ne veux point tirer, n’étant pas assez sûr de mon fait.
  16. L’attribution au chevalier de Méré, — l’idée m’a été suggérée par quelqu’un qui devrait bien la reprendre et la développer publiquement, pour le plus grand plaisir des lecteurs du Journal des Débats, puisqu’elle est de M. Chantavoine, — cette attribution pourrait s’appuyer sur ce fait que la fameuse distinction entre l’esprit géométrique et l’esprit de finesse, qui figure et dans le Discours, et dans le traité de l’Esprit géométrique et dans les Pensées, semble bien avoir été empruntée par Pascal à Méré. Toutefois, — et j’emprunte cette observation nu livre de M. Strowski dont j’ai parlé plus haut, — il y a lieu de noter que la formule même « esprit géométrique » et « esprit de finesse » n’est nulle part dans Méré, et qu’on ne la trouve que dans Pascal, — ou dans ceux qui ont lu Pascal.
  17. Paris, Fontemoing, 1900.
  18. Sans compter que le mot monstrueux n’a peut-être pas ici le sens « violent » et exclusivement moral que nous lui donnons de nos jours. Il signifie souvent, au XVIIE siècle, étonnant, stupéfiant, choquant pour la raison. Cf. Bossuet : « Les Juifs, peuple monstrueux, qui n’a ni feu, ni lieu, sans pays et de tous pays. » (Sermon sur la bonté et la rigueur de Dieu) : — Pascal : « C’est une chose monstrueuse de voir dans un même cœur et en même temps cette sensibilité pour les moindres choses et cette étrange insensibilité pour les grandes. » (Pensées, édition Brunschvicg, III, 194).
  19. Je n’abuserai pas contre M. Faguet du fait que le texte de cette phrase n’est pas très bien établi, et ainsi que je l’ai indiqué tout à l’heure, j’admets très volontiers que le texte courant, suivi par M. Faguet, soit le meilleur.
  20. J’emprunte ces exemples et l’idée de cette interprétation à une note de l’excellente édition de M. G. Michaut.
  21. Il y a toute une « littérature » sur Pascal et Mlle de Roannez. Outre les études, déjà mentionnées, de M. Gazier et de M. Faguet, on peut consulter M. G. Lyon, la Conversion de Mlle de Roannez, Pau, 1879 ; De Lescure, Pascal et Mlle de Roanne : (Correspondant du 25 août 1881) ; C. Adam, Pascal et Mlle de Roannez (Revue bourguignonne de l’enseignement supérieur, 1891) ; J. Calvet, Pascal directeur de conscience (Revue du clergé français du 15 juin 1901) : enfin et surtout les précieux Mémoires de Godefroi Hermant, publiés récemment par M. A. Gazier (Paris, Plon), en particulier le tome III (Liv. XVII, chap. XXI, et Liv. XVIII, ch. I et IV), qui contient plusieurs lettres de Mlle de Roannez. Les fragmens de lettres de Pascal à Mlle de Roannez que nous possédons actuellement ont été découverts à peu près en même temps par Cousin et par Faugère, et c’est Cousin qui le premier les a publiés au complet dans ses Études sur Pascal (1843). Le Recueil d’Utrecht en avait déjà publié une, et Bossut un fragment d’une autre, avec des variantes qui n’ont point passé dans les éditions modernes.
  22. Voyez, dans la Revue du 15 mars 1887, l’article sur la Philosophie de Pascal.
  23. Examen du Discours sur les passions de l’amour dans la Revue du 15 juillet 1890.
  24. Pascal, par M. Emile Boutroux, Hachette, 1901, p. 61.
  25. Mme Ackermann, Pascal. M. d’Haussonville a conté, dans la Revue du 15 octobre 1891, l’instructive histoire des variations de ce poème sous influence, peut-être trop docilement acceptée, d’Ernest Havet. — Dans l’un des livres les plus involontairement amusans que j’aie jamais lus, je trouve ceci, qui exprime assez bien ce que j’appellerais volontiers la forme vulgaire et banale de la légende (Dr Binet-Sanglé, les Lois psycho-physiologiques du développement des religions : l’Évolution religieuse chez Rabelais, Pascal et Racine, Paris, Maloine, 1907, in-16 ; p. 182) : « Cependant, la tristesse de Pascal s’atténue et il rentre d ans la vie normale. Il compose son Traité du vide et de la pesanteur de l’air, son Discours sur la condition des grands, son Discours sur les passions de l’amour. Il écrit à Fermat sur l’analyse mathématique, voit le monde, se divertit en compagnie du chevalier de Méré, mathématicien, mais aussi grand joueur. Il aime. Il redevient homme. » — Ce dernier trait n’est-il pas admirable ? Je recommande la lecture de ce livre, — qui eût fait la joie de Flaubert, — à ceux qui voudraient se rendre compte du curieux alliage que forme, dans certains esprits, le fanatisme antireligieux, quand il est uni à la plus touchante ignorance en matière de philosophie et d’histoire et au verbalisme pseudo-scientifique. Le Dr Binet-Sanglé est « professeur à l’École de psychologie, » et son livre fait partie, ainsi qu’une « étude de psychologie morbide » du même auteur sur les Prophètes juifs, d’une Bibliothèque de l’École de psychologie, laquelle est publiée sous la direction du Dr Bérillon, médecin inspecteur des asiles d’aliénés, professeur à l’École de psychologie, directeur de la Revue de l’hypnotisme. » Cette « Bibliothèque, » afin qu’on n’en ignore, se propose de publier prochainement un livre du Dr Félix Regnault sur les Miracles de Jésus, et surtout un livre du Dr Bérillon lui-même sur les Femmes à barbe, « étude psychologique et sociologique. » Ce dernier ouvrage manquerait assurément à toutes les promesses de son titre, s’il n’était pas appelé à révolutionner de fond en comble la « psychologie » et la « sociologie » contemporaines.
  26. Pascal passe aussi pour avoir composé et écrit de sa main au dos de deux tableaux du château de Fontenay-le-Comte, aux environs de Poitiers, les deux pièces de vers que voici. Elles dateraient de son voyage en Poitou, en 1652 :

    Les plaisirs innocens ont reçu pour asile
    Ce palais où l’art semble épuiser son pouvoir :
    Si l’œil de tous côtés est charmé de le voir.
    Le cœur à l’habiter goûte un bonheur tranquille.
    On y voit dans mille canaux
    Folâtrer de jeunes Naïades,
    Les Dieux de la terre et des eaux
    Y choisissent leurs promenades ;
    Mais les maîtres de ces beaux lieux
    Nous y font oublier et la terre et les cieux.

    De ces beaux lieux, jeune et charmante hôtesse,
    Votre crayon m’a tracé le dessin.
    J’aurais voulu suivre de votre main
    La grâce et la délicatesse.
    Mais pourquoi n’ai-je pu, peignant ces dieux en l’air,
    Pour rendre plus brillante une aimable déesse,
    Lui donner vos traits et votre air ?

  27. Veut-on toute ma pensée ? Si Pascal avait été vraiment amoureux, Jacqueline eût été profondément jalouse, — telle Henriette Renan à l’égard de son frère ; — elle eût beaucoup souffert, elle eût « gémi, » comme nous disait sa nièce tout à l’heure, — et elle nous l’eût fait savoir.
  28. Me permettra-t-on de faire observer que cet argument de simple bon sens pourrait suffire, à lui tout seul, à ruiner la thèse que soutient, depuis quelques mois, en de retentissans articles, M. Félix Mathieu, à propos de l’expérience du Puy-de-Dôme, et que nous voyons de jour en jour s’effriter pièce par pièce ? — on trouvera sur cette question, dans le livre de M. Strowski, de nouveaux détails et des faits décisifs. — Si Pascal avait été, ainsi qu’on le prétend, un plagiaire et un faussaire, cela se saurait de longue date, et les ennemis de Pascal n’auraient pas attendu M. Félix Mathieu pour nous l’apprendre.
  29. On peut rapprocher de ces textes de Mme Périer dans la Vie de son frère (édition Brunschvicg des Pensées et Opuscules, 4e édition revue, Hachette, 1907, p. 28-29), la célèbre pensée (n° 11, p. 324) : « Tous les grands divertissemens sont dangereux pour la vie chrétienne… »
  30. On dispute encore, comme chacun sait, sur l’origine exacte de l’Apologie rêvée par Pascal. Faut-il en rapporter l’origine au miracle de la Sainte-Épine ? ou à la seconde conversion ? ou à la première, — comme je le croirais très volontiers pour ma part, — ou enfin, comme quelques-uns l’ont prétendu, à la période mondaine ? — Je trouve à cet égard une curieuse indication dans un article de M. Eugène Griselle sur Pascal et les « Pascalins, » d’après des jugemens contemporains (Revue de Fribourg, juillet 1907). Les « Pascalins » sont un terme un peu méprisant dont se servait le fougueux janséniste Bridieu, archidiacre de Beauvais, pour désigner les admirateurs et les disciples de Pascal. Or, voici, d’après un manuscrit du temps, le témoignage de Bridieu en ce qui concerne l’origine des Pensées : « M. Pascal a fait ses fragmens contre huit esprits forts de Poitou, qui ne croyaient point en Dieu : il les veut convaincre par des raisons morales et naturelles. » — Pascal fit effectivement, nous le savons, un voyage en Poitou, avec Méré et le duc de Roannez, dans le courant de l’année 1652.
  31. Cf. dans les Pensées (éd. Brunschvicg, n° 479) : « S’il y a un Dieu, il ne faut aimer que lui, et non les créatures passagères. »