(signé Fœmina)
Le Figaro du 24 novembre 1910 (p. 2-15).

PARMI LES HOMMES

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En songeant que Mme Curie pose sa candidature à l’Académie des sciences, on éprouve un malaise d’esprit plein de contradictions, et assez baroque en somme. Que cette grande savante ait tous les droits d’appartenir à l’illustre compagnie, les plus ignorants de nous en sont avertis par d’autres, mieux renseignés. Pourquoi, dès lors, s’étonnerait-on qu’elle souhaite y être admise ?…

Mme Curie tient dans notre orgueil une place très particulière. Sa gloire a tant de noblesse et de beauté ! Jusqu’à la poignante poésie de la douleur, rien ne manque à l’image parfaite et pure qu’elle dresse en nous. Pour ceux même qui n’ont pas l’honneur de la connaître, elle est une de ces rares figures vers qui l’esprit se jette aux heures où l’humanité semble trop basse et trop vaniteuse. On songe au grave génie, au travail acharné et fécond, à la ferme volonté qui poursuivent une œuvre magnifique à l’écart des bruits discordants, des agitations creuses, des réclames. Et cette vigoureuse pensée, le mystère qui isole ce travail de la curiosité vulgaire, l’idéal austère, hautain, vers quoi tendent tous ces efforts, émettent un rayonnement qui donne du courage à vivre. Enclose comme en un temple lointain, Mme Curie est une vision qui exalte et fortifie. Qu’elle soit digne de l’Académie, cela ne fait aucun doute ; mais il semble qu’une telle consécration altérerait sa personnalité, car ce qui convient aux autres et les satisfait, il semble que cela ne doive pas convenir à elle…

C’est un grand honneur pourtant d’appartenir à une académie, quoi qu’en disent ceux qui ne peuvent y prétendre. Et le fait qu’on rencontre là des gens médiocres — il paraît que cela se voit — ne diminue en rien cet honneur. Le titre d’académicien sied à certains, nuit à d’autres, mais il garde son sens en dehors des uns et des autres. Une académie mal habitée ne perd pas son importance, non plus qu’un joyau ne perd son prix quand il est aux mains d’un filou. Il y a là — comme dans la pierrerie, ou portée noblement par un propriétaire légitime, ou indûment par le filou — un signe inaltérable accepté une fois pour toutes, comme le symbole représentatif du mérite. Un signe : une abstraction… C’est pour cela, peut-être, qu’en l’imaginant accordé aux femmes, fût-ce à des femmes de génie, on a cette impression de surprise, de gêne, si difficile à expliquer. Peut-être sentons-nous vaguement qu’un tel mode de glorification convient peu, non parce que trop grand, trop beau, seulement parce qu’il a ce caractère abstrait, et que rien d’abstrait ne s’adapte à elles : les réalistes !

Car c’est folie de les tenir pour d’éternelles rêveuses dont le cœur, la pensée, le vouloir se tourmentent on ne sait où, très loin du sol. Les rêveurs, ce sont les hommes, indifférents aux choses, et amoureux des signes, tellement que, pour de purs signes ils tuent et se font tuer. La nature attribue aux femmes le réel pour domaine. On en trouve une preuve entre mille dans cette magnifique et cruelle aventure : la maternité. Quelle sensation précise elles ont de l’enfant qu’elles portent et nourrissent ; quelle certitude physique au fond de leur tendresse !… Pour l’homme, le sens de la paternité ne repose que sur une vue de l’esprit. Il se croit père parce qu’il croit sa femme chaste, opinion personnelle, tout arbitraire, qui ne constitue aucunement une certitude. Quant à son instinct en de telles matières, il est nul. Depuis le début des temps, on a écrit des drames sur l’attachement passionné que lui inspirent des petits qui ne sont pas siens…

À travers toute leur histoire, l’homme et la femme développent les facultés convenables à leurs destins disparates. Lui a le don d’éloquence — si rare chez elle ! – au moyen de quoi, masquant, costumant la réalité, il se trompe encore plus qu’il ne trompe. Il a le goût du risque — belle exaltation qui, pour se satisfaire, suscite des buts illusoires. Il a le sens de la force physique, dont avec son pouvoir et sa manie de changer ce qui est en autre chose, il a tiré la notion de son droit. Il a l’égoïsme qui, cachant une partie de tout ce qu’il regarde, lui permet d’accomplir librement et sans scrupule sa personnalité ; il a l’imagination énergique, qui courbe les apparences aux formes de sa fantaisie ; et l’ambition qui fixe toutes ses puissances attentives vers des points éloignés, incertains, insaisissables, et abolit les objets plus voisins. La femme voit ce qui est là, tel que cela est, et sait comment on en peut user. Son but est entre quatre murs, non dans le nuage. Elle aime les réussites tangibles, les achèvements immédiats, et ce qui dure. Si avide qu’elle soit d’autres choses, elle veut cependant garder ce qu’elle tient, et, dans toute nouvelle demeure où loge son âme, tâche de transporter le plus grand nombre possible des anciennes possessions : car elle continue de les voir ! Au lieu que lui, dès qu’un désir le brûle, jette tout ce qu’une minute plus tôt ses mains serraient si fort, et qu’il croyait connaître et ne connaissait pas mieux que ce vers quoi il court… Elle conserve, parce que si on prend une conscience intime du moindre bibelot, du plus fragile sentiment, on s’y attache. Il détruit, parce que, sa faculté créatrice le sollicitant vers ce qui sera, il demeure distrait et négligent en face de ce qui est. Apte à généraliser, de tout ce qu’il observe il dégage des lois — sur lesquelles il s’hypnotise, jusqu’à ce que, en découvrant de contradictoires, il oublie les précédentes. Elle n’a aucun amour des lois, il s’en faut ! Sa besogne n’est pas de faire des synthèses ; elle s’attache au particulier, divise, éparpille, s’intéresse aux fragments de vérité qu’elle manie en opportuniste. Sa vision fulgurante ne crève pas l’avenir équivoque, elle pose sur l’exact présent, et ce que ses yeux n’en peuvent saisir son instinct le devine. L’instinct, c’est-à-dire le sens de la nécessité, elle le garde actif, sûr — et lui, il l’a faussé par trop de spéculations spirituelles… Il est le superbe individu, le créateur, l’artiste, mais il habite au pays de chimère. Elle est l’obscure et puissante personne qui, ayant reçu d’en haut l’ordre de confondre le moins possible les lanternes avec d’autres objets qui ne sont pas des lanternes, accomplit très bien sa mission, quoi qu’elle laisse croire au maître… Il faut plaire, n’est-ce pas ?

Et, parce qu’ils ont des emplois si différents, lorsque l’homme concède à la femme quelqu’un de ces honneurs inventés par lui, pour lui, il ne la sert, ni ne l’agrandit, comme il imagine, au contraire ! Décorations, fauteuils à l’Académie, ce sont choses bonnes pour lui. Cependant, elle les souhaite ? Cela s’explique aisément. Ne doit-elle pas, par tous les moyens, faire constater sa valeur, qui, sous l’indulgence trop flatteuse des surfaces, se heurte à un dédain de fond, solide et général ? Les organisations masculines ayant négligé de prévoir le génie féminin, il n’a encore aucune place à lui et se case où il peut. Le plus grand éloge qu’on réussisse à faire d’une femme ne consiste-t-il pas à dire qu’elle pense comme un homme ? Et cela signifie proprement que, pour penser, il faut qu’on cesse un peu d’être femme. Les femmes, ça ne pense pas, vous le savez du reste ! Et quand l’une d’elles se montre « supérieure à son sexe » en écrivant des vers sublimes, — et qui pourtant sont tout autres que masculins — en faisant quelque travail dont la beauté tient à ses dons de finesse, de pénétration, de réalisme — à ses dons de femme – et qu’il faut admettre son génie, la récompenser, que peut-on faire sinon lui offrir, au milieu des hommes, une place d’homme. Elle l’accepte, et avec joie ? Sans doute ! Il n’y en a pas d’autre…

Eh bien ! c’est trop ou trop peu, en tout cas ce n’est pas ce qu’il faut. La condescendance avec laquelle les hommes lui accordent, et de plus en plus lui accorderont, ces honneurs — pour eux d’un si grand prix — marque assez qu’en favorisant ainsi la femme ils n’entendent pas l’élever au-dessus des médiocres de tous les sexes, mais seulement la différencier des autres femmes. Ils croient lui faire un immense honneur s’ils la traitent en homme : ils se trompent.

Dirai-je le fond de ma pensée ? Il me semble que les femmes n’ont pas besoin de ces distinctions symboliques. Moyennes, elles en restent ridicules, très grandes, elles les dépassent, ou, plutôt, en aucune circonstance elles ne paraissent les posséder véritablement : ces choses ne s’adressent pas à elles, et quand on les leur donne ne les atteignent pas. Elles les recherchent avec avidité, et elles n’ont pas tort — momentanément. Il s’agit de gravir un échelon nécessaire qui les mènera plus haut.

Attendez que leur génie, leur talent, n’apparaissent plus aux messieurs — et surtout à elles-mêmes — tel un fait étourdissant et de nature à jeter le désordre dans l’Univers. Attendez qu’elles aient eu le loisir de reviser le tableau des valeurs établi par l’homme, qu’elles aient pu appliquer à leur propre mérite, et à un succès qu’on ne contestera plus, l’instinct réaliste qui les rend efficaces dans la vie de chaque jour ! Elles cesseront de prendre plaisir à orner leurs corsages de rubans d’une laide couleur qui ne s’harmonisent avec rien et dont le seul avantage consiste dans les suppositions inexactes qu’ils inspirent aux passants inconnus. Elles n’auront plus envie d’entrer dans ces Académies dont les fondateurs n’avaient pas marqué leur place, et n’auraient pas admis leur présence. Elles témoigneront de ce goût d’être « à part » qui les différencie — et si agréablement, des hommes. Du gynécée qui si longtemps les retint captives, elles garderont le désir fier et délicat d’être soi-même, chez soi, de mettre le savant abri de la discrétion autour de leur gloire. Et cette gloire, elles sauront la porter dans les yeux, sur le front, pas à la boutonnière. Car, ô hommes ! quand elles auront appris l’orgueil, leur orgueil sera paré d’élégances que le vôtre ne connut jamais. Vous verrez, ou les fils de vos arrière-petits-fils, ou d’autres plus lointains verront ces choses…

Elles ne sont pas advenues encore. Ah que non. Et, moi qui vous parle, je sens au fond du cœur que je serai heureuse, émue comme d’une victoire, le jour où l’Institut se fera honneur en recevant Mme Curie… qui a si peu besoin d’être académicienne.

Fœmina.