Paris (Hugo)/Notes/Notes de l’Éditeur

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 357-371).


NOTES DE L’ÉDITEUR.


I

HISTORIQUE DE PARIS.


Dans le commencement du mois d’août 1866, Paul Meurice avait eu l’idée de publier, pour l’Exposition internationale de 1867, un livre intitulé Paris qui « sous la forme très usuelle et très pratique d’un guide, serait rédigé par les sommités de tout genre, et qui ferait faire à l’Europe les honneurs de Paris par tous les écrivains et artistes célèbres de la France[1] ».

Paul Meurice devait avoir la direction générale du livre : Victor Hugo devait en écrire l’Introduction.

Albert Lacroix, l’éditeur, avait accueilli avec empressement le projet.

La direction d’une œuvre aussi considérable était lourde ; il fallait, par de nombreuses démarches, s’assurer le concours des hommes les plus célèbres de l’époque, et grouper plus de cent cinquante collaborateurs.

Louis Ulbach, qui avait acquis une grande notoriété comme journaliste et comme romancier, fut désigné comme un des auxiliaires principaux de Paul Meurice, et c’était à Victor Hugo qu’il devait s’adresser tout d’abord : nous trouvons la note suivante dans les carnets de Victor Hugo :

23 septembre 1866 (Bruxelles). Visite de M. Louis Ulbach, il vient de Paris me voir et causer du livre Paris.

En effet, Louis Ulbach avait pour mission de donner des renseignements plus circonstanciés sur le plan arrêté par Paul Meurice et sur les collaborateurs éventuels du livre.

Victor Hugo écrivait à Paul Meurice :


Bruxelles, 24 septembre.

Les pourparlers ont eu lieu dans les meilleurs termes, avec complète adhésion aux divisions excellentes indiquées par vous. Il a paru qu’il serait bon même d’en faire dans le livre trois faux-titres. Je me rallie à tout ce que vous trouvez vrai, et il me semble, tant c’est juste, que c’est ma propre pensée exprimée par vous.

… Envoyez-moi, dès que vous le pourrez, la table ou le tableau du livre. Cela me sera utile pour ce que j’ai à écrire. J’ai promis cela pour le 15 décembre. Je vais repartir bientôt pour Guernesey. Quand vous reverrai-je ? Il est triste d’être absent de ce Paris que vous allez remplir cet hiver d’un bruit de gloire et de succès[2].


Le volume de Paris n’était pas seulement un recueil d’articles ou de notices des premiers écrivains, il devait être illustré par les premiers artistes.

Il était donc prudent d’avoir une direction artistique. Paul Meurice voulait la confier au critique d’art Philippe Burty.

Paul Meurice en avertit Victor Hugo :


Vendredi 28.

Je vous envoie une lettre de Burty. J’aime mieux en ce moment ne pas écrire à Lacroix. Burty demande 500 francs par mois (car d’octobre à avril il y a bien six bons mois) pour diriger toute la partie dessins et gravure. Il aura beaucoup plus à faire qu’Ulbach, d’abord parce que c’est sous ce rapport que la chose est le moins avancée, et puis parce qu’il aura, tous les jours, à passer dans trois ou quatre ateliers de gravure, à surveiller les états, les épreuves, les tirages, etc. Tout son temps à nous donner enfin[3].


On remarquera que Paul Meurice préfère pour l’instant ne pas parler à Lacroix. Il y avait déjà des dissentiments, des froissements, mais il y avait lieu d’espérer que les premiers obstacles qui s’élèvent toujours à l’origine d’une entreprise aussi vaste s’aplaniraient avec le temps.

Le 7 octobre un traité est signé sous forme de lettre adressée à Victor Hugo par Lacroix :


Monsieur Victor Hugo,
à Bruxelles.


Mon cher maître.

Il a été convenu entre nous que pour le cas où vous nous donneriez l’Introduction que vous comptez écrire pour le livre Paris, nous ferions composer le manuscrit que vous nous enverriez en caractère et sur justification conformes au caractère et à la justification employés dans l’édition des Misérables et des Travailleurs de la mer, publiée à Bruxelles en in-8o. Nous vous adresserions cette épreuve qui servirait à finir la matière de l’Introduction, et, sur le pied de cette matière nous vous payerions la somme de quinze cents francs pour la feuille de seize pages. Il est entendu que s’il y a dans cette Introduction des divisions, il sera laissé entre chacune d’elles un blanc de cinq lignes. Si votre travail n’atteint pas une feuille ou dépasse la feuille, les pages qu’il donnera vous seront payées à raison de cent francs. Ce payement se fera sur une traite tirée par vous sur nous immédiatement après le renvoi de l’épreuve spécimen vue par vous.

Moyennant ces conditions, cher maître, vous nous cédez la pleine propriété dudit travail pour une période de douze ans qui commencera à courir du jour de la mise en vente, sans préjudice de votre droit de joindre, quand bon vous semblera, ce travail à vos œuvres complètes. Nous comptons sur cette Introduction que vous avez bien voulu nous promettre. Vous nous avez demandé de vous indiquer l’époque à laquelle nous désirerions recevoir ce travail et nous vous avons prié de nous le fournir, si possible, au plus tard dans les premiers jours de décembre. Vous recevrez quinze exemplaires du volume Paris, plus le nombre d’épreuves tirées à part de votre Introduction que vous nous indiquerez.

Nous vous prions, cher maître, de vouloir bien ratifier le présent arrangement en nous remettant votre acceptation des diverses clauses qu’il énumère, et nous vous remercions encore une fois de votre précieuse collaboration, si cordialement accordée à notre livre Paris.

Votre dévoué,
Albert Lacroix.


Vu et approuvé l’écriture ci-dessus.

Victor Hugo.


Victor Hugo avait demandé la communication de la table du volume ; devant écrire une introduction, il voulait au moins savoir ce que contiendrait le livre, être fixé sur les noms des rédacteurs, recevoir leurs articles en épreuves, obtenir au besoin des modifications, pour ne pas couvrir de son nom des idées ou des opinions qu’il aurait désapprouvées. Mais cette table ne pouvait être envoyée, la liste des collaborateurs étant encore fort incomplète. Philippe Burty, chargé de la partie artistique, avait insisté pour avoir un croquis de Victor Hugo.

Voici la réponse adressée par Victor Hugo à Paul Meurice :


18 octobre.

Voudrez-vous être assez bon pour transmettre ma réponse (ci-jointe) à notre excellent et gracieux ami M. Ph. Burty. Je dis non et j’ai la conscience que vous m’approuvez. Il y a péril déjà à être une sorte de tête de colonne dans ce livre-légion créé par vous. L’attitude la plus simple est la meilleure. M. Burty me comprendra, et n’insistera pas. Je n’en suis pas moins chatouillé dans ma vanité qu’il ait cru un croquis de moi présentable en si grande compagnie.

J’attends toujours la table du livre Paris. Je n’aimerais point l’addition au titre que je vois dans les journaux : Par ses illustrations. On ne se dit point ces choses-là à soi-même. C’est votre avis, n’est-ce pas[4] ?


Victor Hugo ne recevait toujours aucun renseignement sur le livre. Il s’en inquiète dans cette lettre à Paul Meurice :


H.-H., 14 novembre 1866.

Je n’ai nulle nouvelle du livre Paris. M. Lacroix devait m’envoyer la table, ou le tableau, du livre. Nous voici au 14 novembre, rien. Savez-vous où en est la chose, vous qui avez créé l’idée ?

M. Lacroix était très pressé de mon speech d’introduction ; il le voulait avant le 1er décembre. Il me laisse sans renseignements. Le retard sera sa faute. Voulez-vous être assez bon pour le lui faire dire[5].


Les divergences qui s’étaient produites déjà vers la fin de septembre entre Paul Meurice et Lacroix s’étaient accentuées en octobre. Paul Meurice sentait bien qu’il ne serait pas le maître d’exécuter son plan comme il l’entendrait, qu’il se heurterait à des questions de personnes. Pour lui, ce livre devait être ouvert non à une foule, mais à une élite. Or Lacroix avait ses favoris, et il enrégimentait volontiers dans son bataillon ses amis qui n’avaient pas tous une notoriété bien éclatante et une compétence bien affirmée. On comprend que Paul Meurice ne voulait pas garder la responsabilité d’une œuvre dont il n’aurait pas la direction. Il songea donc à se retirer. Lacroix attachait trop de prix à un si puissant concours pour ne pas tenter de retenir Paul Meurice ; et, dans un esprit de conciliation auquel on ne saurait trop rendre hommage, Paul Meurice proposa la combinaison suivante : Lacroix aurait la direction générale du livre ; le travail serait divisé de la façon suivante : Burty s’occuperait de l’art, Paul Meurice prendrait la science et Louis Ulbach la vie. Lacroix se cabra, confia la direction générale à Louis Ulbach, sous prétexte de garder à l’œuvre l’unité et pria Paul Meurice de donner à Ulbach son plan, ses idées, sa liste de collaborateurs. Paul Meurice céda au désir de Lacroix, mais refusa toute collaboration au Paris-Guide et Lacroix lui reprocha plus tard une abstention qu’il avait lui-même provoquée.

Victor Hugo avait été vivement attristé à la nouvelle de cette retraite. Paul Meurice à la tête du Paris-Guide c’était pour lui un garant sûr, qui pouvait choisir les collaborateurs les plus autorisés, contrôler les articles et ne pas laisser passer ceux qui seraient en contradiction trop flagrante avec ses idées. Cette garantie, à laquelle il avait tenu, lui échappait ; il redoutait désormais que le livre se fît en dehors de lui ; sans doute il espérait encore que son fils François-Victor, qui appartenait à la rédaction du Paris-Guide et qui avait un pouvoir d’arbitre, aurait le droit de revoir, de corriger les épreuves et de faire prévaloir son opinion. Cette espérance fut anéantie.

En effet François-Victor Hugo écrivait à son père deux lettres qui sont collées dans les carnets et qui font allusion à une petite conspiration. Il était question d’écarter certains écrivains très connus au profit de médiocrités. Lacroix, un peu timoré, redoutait les procès que pourraient provoquer les articles signés par des hommes appartenant à l’opposition avancée ; et sa timidité avait une double excuse : il risquait de gros capitaux dans l’entreprise et il avait une médiocre confiance dans le libéralisme du gouvernement impérial. François-Victor Hugo exprime à son père ses inquiétudes :


[Novembre 1866.]
Cher père,

La petite conspiration existe bien réellement. Trouvera-t-elle le moyen d’éclater dans le Guide dont tu fais la préface ? Je ne puis le croire. Nous n’avons pas d’autre sauvegarde ici que la loyauté d’Ulbach, qui, depuis la retraite de Meurice, a la direction absolue du livre. Tu me dis de corriger les épreuves ; mais je n’ai jamais eu sur le livre Paris qu’un pouvoir d’arbitrage dans certains cas de litige entre Meurice et Lacroix. Depuis que Meurice s’est retiré, Ulbach est devenu dictateur et s’est bien gardé de me rappeler que je restais arbitre. Je n’ai donc maintenant aucune influence sur la direction de l’ouvrage. Ulbach est bien intentionné, mais un peu éclectique. Cet éclectisme est le danger. Il m’a écrit la semaine dernière pour me demander un article sur la place Royale. Je lui ai répondu que j’étais prêt à le faire, mais que je désirais préalablement savoir de combien de lignes et de combien de roubles il pouvait disposer en ma faveur.


Lundi 19 novembre.
Cher père,

Lacroix, que j’ai vu tout exprès, a dû t’envoyer hier dimanche les renseignements que tu demandais sur le Guide. Tu remarqueras que ni Meurice ni Vacquerie ne figurent sur la liste des collaborateurs. Une légèreté d’Ulbach qui, paraît-il, a oublié de demander, en temps opportun, un article à Meurice a décidé celui-ci à s’abstenir ; et l’abstention de Meurice a entraîné celle de Vacquerie. Cette double retraite est fort regrettable. Lacroix en est fort affligé et étonné, d’autant plus étonné que son traité avec Meurice obligeait Meurice à fournir un article au Guide, et que la résolution de Meurice provoquée par le manque de forme d’Ulbach est une infraction au traité. Quoi qu’il en soit, le Guide paraît bien aller. Il y a nombre d’adhésions importantes. Ton Introduction est attendue avec une vive impatience.


La rupture entre Paul Meurice et Lacroix risquait d’avoir de graves conséquences. Victor Hugo avait signé son traité alors que la direction du Paris-Guide était confiée à l’ami dans lequel il avait toute confiance ; peut-être se récuserait-il, ou en tout cas serait-il encore plus rigoureux sur les garanties qu’il avait primitivement exigées. Comme le disait François-Victor, Ulbach était devenu un dictateur. Assurément c’était un fervent admirateur, mais il était, en effet, assez éclectique. N’étant pas mêlé à la politique, quoiqu’il fût très sincèrement républicain, il accueillait tous les hommes de lettres avec une égale bienveillance, et, nous qui l’avons bien connu, nous nous souvenons qu’au moment où il s’assurait des concours pour Paris-Guide, il soutenait volontiers qu’on devait s’adresser à tous les écrivains sans distinction d’opinion, le caractère du livre s’accommodant de l’appel à toutes les spécialités et à toutes les compétences. Cette idée était assurément défendable ; mais, à cette époque, la lutte contre l’empire était plus ardente que jamais ; l’homme qui avait été chargé d’écrire l’Introduction était un proscrit ; il était le pavillon qui couvrait la marchandise, il encourait une certaine responsabilité, et il avait nettement spécifié qu’il aurait un droit de contrôle sur les articles. Or des notes paraissaient dans les journaux annonçant des collaborateurs inquiétants, et Victor Hugo, qui ignorait le contenu des articles, s’en était ému.

Nous devons à l’obligeance de notre éminent ami Louis Barthou, un de nos plus fins lettrés et un de nos plus riches collectionneurs de documents, la communication des lettres de Victor Hugo à Lacroix. Elles nous montrent les scrupules du poète :


H.-H., 29 décembre. [1866.]

Mon cher monsieur Lacroix, le cas prévu par notre traité se présente. Sur l’annonce faite par les journaux, mes amis politiques m’écrivent de toutes parts pour me demander si j’ai bien réfléchi en acceptant de coopérer à un livre dont je n’ai pas lu une ligne et dont pourtant la responsabilité dans une certaine mesure me reviendra. À cela, qui est fort juste, il n’y a qu’une réponse à faire :


Je connais le livre.


Il faut donc que je connaisse le livre Paris. J’ai dans l’homme de cœur et de talent qui dirige la rédaction une confiance absolue, mais mon excellent et cher confrère Louis Ulbach, à qui je vous prie de communiquer cette lettre, sera le premier à me comprendre et à m’approuver. Ma situation est compliquée et délicate. Tel mot, qui semble acceptable à Paris, ne l’est pas à Guernesey. De plus, je ne puis mentir. Il faut donc, si vous continuez à souhaiter ma collaboration, que les bonnes feuilles me soient intégralement communiquées. Cela ne fera point de retard appréciable, car la dernière bonne feuille lue, j’enverrai la préface. Vous avez vous-même renoncé à l’envoi au 1er décembre, car vous ne m’avez pas même envoyé la Table que vous deviez m’adresser si promptement. Depuis mon départ de Bruxelles (7 octobre) je n’ai rien reçu de vous.

Il y a, dans la lecture préalable du livre, une question de dignité pour moi. Les questions de dignité, une fois qu’on se les pose, sont impérieuses pour la conscience, et ne se discutent pas. Je répète du reste que cela n’entraînera aucun retard ; mon travail est presque achevé. J’y renoncerais pourtant plutôt que de renoncer à la communication que je vous demande, et qui d’ailleurs me sera au plus haut degré utile, nécessaire même, pour terminer.

Croyez à toute ma cordialité.

Victor Hugo.


Victor Hugo avait néanmoins presque terminé son Introduction ; il devait y apporter plus tard quelques remaniements ; mais, dans le traité, Lacroix prévoyait une feuille de seize pages au prix de quinze cents francs, et probablement quelques pages supplémentaires au prix de cent francs chacune. Or l’Introduction démentait, par sa longueur, toutes les prévisions. Peut-être Lacroix jugerait-il qu’elle serait trop étendue et trop coûteuse. Victor Hugo, avant même de recevoir les épreuves du livre, voulut connaître les intentions de son éditeur.


H.-H., dimanche 16 décembre [1866].
Mon cher monsieur Lacroix,

Au moment de terminer mon travail pour votre Paris, je compte les pages, et je m’aperçois que c’est presque une œuvre, et plus, beaucoup plus étendue que je ne croyais. Cela fera environ trois feuilles. Cela dépasse peut-être la somme que vous vouliez y mettre. Or c’est un tout complet, qui aura un certain à-propos à cause des gros projets militaires du moment, et je n’en pourrais rien retrancher. (C’est une affirmation de la paix.) Il m’importe donc de savoir si ces trois feuilles ne dépassent point votre programme, avant de continuer. N’en pouvant rien ôter, je serais forcé de renoncer au travail. Écrivez-moi le plus tôt possible. Ne m’envoyez aucune épreuve du livre, cela va sans dire, tant que la question n’est pas résolue. J’ai reçu hier une lettre on ne peut plus excellente de notre vaillant et cher ami Louis Ulbach. J’y répondrai quand vous m’aurez répondu et selon ce que vous m’aurez répondu.

Mille affectueux compliments.

Victor H.


Victor Hugo restait toujours un peu désemparé par la brusque retraite de Paul Meurice comme directeur du livre, et par son éloignement comme collaborateur. Il n’avait plus dans la place ceux qui lui tenaient le plus au cœur, et il écrit à son ami :


H.-H., dimanche 19 décembre.

J’ai une tristesse ; vous la devinez. Que vais-je devenir tout seul ? Vous avez une idée. Je l’épouse, il est naturel que je vous suive. Je signe un traité, j’écris une préface, et quand c’est fait, voilà que vous n’êtes pas du livre ! ni Auguste ! ni aucun de mes fils ! C’est à n’y rien comprendre. Est-ce que c’est donc irrémédiable ! Je ne sais que faire. Comme on est bête quand on est absent. Quelle paralysie que la distance ! Écrivez-moi et rassurez-moi, et, s’il est possible, s’il n’y a pas d’obstacle de premier ordre, ce que j’ignore, rentrez avec moi. Quid sine te ? Et transmettez ce vœu à Auguste, et aimez-moi[6].


Paul Meurice répond à Victor Hugo :


Dimanche 23 décembre 1866.

Je suis profondément touché de tout ce que vous me dites de bon et de charmant pour le livre Paris, La vérité est que les deux ou trois sujets où j’avais quelque compétence, et où surtout j’aurais pu être de quelque utilité à nos idées, ont été distribués et réservés. Je ne peux pourtant pas faire les Pissotières ! Ulbach a voulu m’insinuer, l’autre jour, qu’après Vacquerie, j’avais refusé les théâtres. Mais je lui ai rappelé, en présence de Lequeux, qu’il m’avait formellement déclaré se les adjuger à lui-même. On me dit d’ailleurs que tous les articles vous seront envoyés en placards. Alors tout est bien. Si le livre n’est pas partout l’éclatante affirmation de nos principes, que du moins il n’en soit nulle part la négation. Du moment que vous aurez la bonté d’y veiller, je suis content. Les grands maîtres du théâtre, pour Ulbach, sont Augier et Dumas fils. Augier doit faire le Théâtre Français et Dumas fils les premières représentations ; c’est-à-dire qu’ils ont les clefs de la place. S’ils en abusaient par trop, et qu’il vous répugnât d’intervenir, vous n’auriez qu’à m’autoriser à rappeler à Lacroix qu’il m’avait demandé pour arbitre dans les cas douteux. Ceci bien entendu pour votre cause à vous, et uniquement pour votre cause, ayant pour vrai titre et pour grand orgueil d’être votre soldat[7].


Nous n’avons pas les lettres d’Albert Lacroix et de Louis Ulbach, nous sommes donc obligé de suppléer à cette lacune par nos souvenirs. Il est clair que le départ de Paul Meurice avait jeté du désarroi dans la publication. Louis Ulbach, très attentif aux désirs de Victor Hugo, comprenant l’importance de conserver ce grand nom en tête du livre, avait résolu de consulter Victor Hugo sur les noms des collaborateurs, de lui communiquer les articles, de tenir compte de ses observations et de ses objections. C’était déjà une sécurité. Louis Ulbach avait fait ressortir que chaque article engageait surtout le signataire et qu’en s’adressant à des hommes illustres, il était difficile de ne pas leur laisser leur indépendance, mais que les hommes dont il sollicitait le concours ne pourraient, dans un volume sur Paris, ses monuments, ses établissements, ses promenades, ses plaisirs, se livrer à des considérations politiques. Il n’était plus question de la petite conspiration, puisque les écrivains désignés dès la première heure par Paul Meurice figuraient à la table du livre.

Victor Hugo, tout en se montrant satisfait des excellentes assurances données par Louis Ulbach, ne pouvait cependant rester plus longtemps dans l’incertitude au sujet des intentions de Lacroix. Aussi réclame-t-il nettement une décision :


H.-H., 23 décembre. [1866.]


Mon cher monsieur Lacroix,

Je pensais avoir hier votre réponse. Elle ne m’est pas arrivée, et l’excellente lettre de M. Ulbach ne pouvant rester plus longtemps sans réponse, ne fût-ce qu’une réponse provisoire, je lui écris ceci, que je vous prie de lui transmettre.

Décidez le oui ou le non de la préface absolument dans vos convenances. Je m’efface. Si c’est trop long, je la garde. Si elle vous va, je vous l’envoie. Ne voyez que vos intérêts.

Mille bons compliments.

V. H.


Louis Ulbach avait déjà réuni un grand nombre de collaborateurs, et assurément parmi les plus célèbres ; les frais de rédaction étaient considérables, ce qui troublait Lacroix sans l’alarmer. Nous trouvons cette lettre de François-Victor Hugo collée dans les carnets et dont la date peut être fixée vers la première quinzaine de janvier 1867.


Lacroix a déjà jeté 260 000 francs dans cette affaire, et il lui tarde de rentrer dans ses débours. Le premier tirage est de 20 000 exemplaires. À cause de l’exiguïté du prix de vente (10 francs l’exemplaire), il n’y aura de bénéfice qu’après un écoulement de 40 000 exemplaires. Néanmoins Lacroix est plein de confiance. Il aurait la certitude d’un gros bénéfice sans la concurrence de la maison Hachette qui va lancer un guide illustré à 1 fr. 25.

Tu vas recevoir demain ou après-demain les premières feuilles du livre. J’ai achevé mon article sur la place Royale, en tenant compte de l’observation que tu m’as faite. Je n’ai parlé de notre maison qu’incidemment. Tu verras toi-même avec quelle discrétion.

Ton Introduction excite la curiosité générale. Beaucoup de journaux (entre autres le Figaro d’hier) l’annoncent comme un événement.


Cette lettre semblait impliquer que Lacroix souscrivait aux conditions de Victor Hugo pour la préface, mais Lacroix ne répondait toujours pas.

Louis Ulbach, fidèle à sa promesse, et ayant terminé ses démarches, envoyait la table des collaborateurs à Victor Hugo, qui, aussitôt, écrivait à Lacroix :


H.-H., 7 février. [1867.]


Cher monsieur Lacroix,

Je vous écris un mot in baste. J’ai reçu deux lettres excellentes de M. L. Ulbach. J’attends pour lui écrire l’arrivée des bonnes feuilles qu’il m’annonce. Dites-lui, je vous prie, que la table qu’il m’envoie offre un ensemble magnifique. Il a fait merveille. Je regrette plus que jamais l’absence de Meurice et de Vacquerie, et l’abstention de Charles. Je tiens, tout à fait, à MM. Emmanuel des Essarts, Gabriel Guillemot, Adrien Huart, Charles Bataille, Jules Lermina, Charles Asselineau. Pourquoi M. Ch. Monselet a-t-il disparu du programme ? (Et aussi les restaurants, cafés et cabarets.) Recommandez, je vous prie, à mon cher et excellent ami M. Ulbach les noms ci-dessus. Ce sont des amis, et des amis de talent. Je voudrais effacer des titres les mots empire et impérial. Ainsi dire : Archives de France. — Grande Bibliothèque de Paris, etc. Quelques articles n’y sont pas qui me sembleraient intéressants : les courses, le côté non peint des coulisses, etc. Envoyez ma lettre à l’ingénieux architecte de ce grand livre, avec toutes mes félicitations, mais tâchez donc d’y faire rentrer Meurice et Vacquerie !

Je n’ai plus de papier. — À bientôt une plus longue lettre. Mille affectueux compliments.

V. H.

Je voudrais rattacher à votre succès l’Étoile belge. Demandez donc un article au charmant correspondant parisien M. Desmoulins.

Rendez-moi le service de transmettre sûrement cette lettre à Paris.

Et à ce propos demandez donc un article à Mlle de Saint-Amand (à l’Arsenal) pleine d’esprit, et à Mme Marie Nodier.

Et Émile Deschanel ? (Versailles.)

Et Timothée Trimm ? Comment se fait-il qu’il manque à la liste ? Il est nécessaire. Je vous le demande et vous le recommande.


Dans un fragment de lettre collé sur un carnet de Victor Hugo vers la date du 19 février, François-Victor donne ce renseignement à son père :


Lacroix tient à paraître le 15 mars et je ne crois pas qu’il y parvienne. Car, moi qui te parle, je n’ai pas encore reçu l’épreuve de mon article qui doit être inséré dans le deuxième tiers du volume.


Victor Hugo avait exprimé le désir qu’on supprimât les mots empire et impérial. François-Victor répond le 24 février :


Ulbach a passé ici (Bruxelles) mercredi ; il aurait voulu comme toi supprimer du Paris-Guide les mots empire et impérial. Mais la difficulté est grande pour un livre qui prétend donner des renseignements préci ! Admettons qu’on dise : Bibliothèque nationale. Archives nationales, comment désignera-t-on le lycée Napoléon, le lycée Bonaparte ? Il y a un dessin dans le livre qui représente l’avenue la plus à la mode de Paris, l’avenue de l’Impératrice. Comment la qualifierait-on ? De quel nom nouveau baptiserait-on le boulevard du Prince Eugène ? Je crains que la difficulté ne soit insurmontable. Si tu trouves une solution, elle sera adoptée avec joie.


La difficulté était insurmontable en effet ; et Victor Hugo n’insista pas. On imprimait le Guide, mais lentement. François-Victor nous en donne la raison à la fin de février :


Pelletan a remanié quatre fois son article et a retardé l’impression de quinze jours. La première feuille n’a été tirée qu’il y a trois jours. Le volume entier contiendra quarante feuilles environ. On tire une feuille par jour. C’est donc dans la première quinzaine de mai que le livre pourra être mis en vente.


L’Introduction ne devait parvenir à Lacroix que lorsque toutes les bonnes feuilles auraient été communiquées à Victor Hugo, et les envois étaient assez espacés. Lacroix s’obstinait à ne pas faire connaître sa décision. Acceptait-il une introduction qui, au lieu de seize et quelques pages, en comportait quarante-quatre dans le texte de Paris-Guide ? Voulait-il payer un prix calculé sur le texte et la justification des Misérables conformément au traité, la page de Paris-Guide faisant trois pages de l’édition des Misérables ? Or le prix évalué par Victor Hugo d’ores et déjà à sept ou huit mille francs devait être porté en fin de compte à onze mille cinq cents. Lacroix, ne soupçonnant pas de tels développements, comptait payer la préface deux ou trois mille francs. Aussi Victor Hugo avertissait son éditeur afin qu’il n’y eût pas de surprise, prêt d’ailleurs à déchirer le traité. Au moins il demandait, sans se lasser, une réponse. Il n’en obtenait aucune. Et cependant l’Introduction était annoncée partout, évidemment avec l’assentiment de l’éditeur. Il fallait prendre un parti ; et Victor Hugo adressa cette lettre pressante à Lacroix :


Hauteville-House, 3 mars. [1867.]


Mon cher monsieur Lacroix,

Il est contraire à tous mes usages de donner communication d’un manuscrit à l’éditeur avant de le lui livrer. Pour la première fois de ma vie, je déroge à cette loi de conduite, et je ne crois pas devoir vous livrer le manuscrit de mon introduction à votre livre Paris avant de vous l’avoir communiqué. Cela tient à ce que, pour la première fois de ma vie, je me sens quelque responsabilité en dehors de mon œuvre même. Cette préface, qui peut avoir action dans une certaine mesure, sur le sort du livre, vous importe au plus haut degré. Les points à examiner, s’il y en a, ne peuvent être approfondis que de vive voix entre les parties contractantes, c’est-à-dire entre vous et moi. Cette préface aura environ cinq feuilles (format édit. belge des Misérables), elle représente pour moi sept ou huit mille francs et un mois de travail, c’est quelque chose, mais ce ne serait rien, et j’y renoncerais aisément devant des intérêts de principes supérieurs à mon petit intérêt personnel. Je voudrais donc vous la lire, je le crois nécessaire, je ne pourrais la livrer purement et simplement, vous le comprenez d’après ce que je viens de vous dire. Venez, je vous prie, passer quelques jours à Guernesey, je vous lirai la chose, et une conclusion sera possible, à bon escient de part et d’autre. Je tiens à ce que vous soyez absolument libre de votre côté comme moi du mien.

Si notre excellent ami et admirable organisateur et directeur M. Ulbach pouvait vous accompagner, ce serait on ne peut plus utile. Mais je n’ose le déranger, il doit être si occupé ! Il sait à quel point il serait le bienvenu. Son avis serait très précieux.

Je vous attends le plus tôt possible, et je vous envoie toutes mes cordialités.

Victor Hugo.

M. Kesler n’a plus de maison à lui, mais vous trouverez aisément une chambre dans un petit Family-hotel qui fait face à Hauteville-House. Il va sans dire que, comme d’habitude, vous me feriez l’honneur d’accepter ma table matin et soir.

Apportez le plus d’épreuves du livre que vous pourrez. Je n’ai encore que le compartiment la science, moins Louis Blanc et Pelletan que j’avais dit en effet de ne pas m’envoyer, et que je ne dois pas lire, ayant effleuré les mêmes sujets. M. Ulbach avait raison, ce sont des épreuves et non des bonnes feuilles qu’il faudrait m’envoyer.


Lacroix avait répondu ; il acceptait les conditions de Victor Hugo, mais il faisait quelques réserves au sujet de la publication de l’Introduction en plaquette dont il voulait conserver l’entière propriété, s’opposant à ce qu’elle fut jointe aux œuvres complètes avant une durée de douze ans.

Victor Hugo lui répond :


H.-H. 19 mars. [1867.]

Vous le voyez, mon honorable et cher éditeur, nous entrons dans les malentendus. Je persiste à croire qu’une conversation eût mieux valu, et que votre absence de cinq jours, en nous permettant de tout résoudre de vive voix, eût fait gagner bien du temps. Précisons et répondez-moi, je vous prie, catégoriquement.

Ire erreur de votre part. — Dans la lettre-traité, écrite de votre main, et entre nous échangée le 7 octobre, il y a ceci que je transcris : (relisez votre texte)

— Moyennant ces conditions, etc., vous nous cédez, etc., sans préjudice de votre droit de joindre quand bon vous semblera, ce travail à vos œuvres complètes. —

Or ce droit, j’entends absolument le maintenir, cher monsieur Lacroix, et je ne puis, en aucun cas, y renoncer, et m’exposer à décompléter, pour le mince intérêt de ces quelques feuilles, les éditions de mes œuvres complètes. Que ceci soit donc hors de discussion.

2e erreur. — Vous continuez à m’envoyer les bonnes feuilles au lieu des épreuves. Or je ne puis vous livrer ma préface que lorsque je connaîtrai le volume entier (relisez ma lettre d’il y a quatre mois à ce sujet). Sur trois pages et demie de table des matières, je ne connais qu’une page (moins L. Blanc et Pelletan) jusqu’à M. Paul Mantz. J’ignore donc les cinq septièmes du volume. Vous envoyer la préface est impossible. Hâtez-vous de m’expédier le reste du livre en épreuves. Immédiatement après, vous aurez la solution. Mais seulement après que j’aurai tout lu.

3e. Je pourrais, en me gênant, consentir au paiement en deux termes (non trois), 1er à la remise du manuscrit, 2e un mois après. Mais il faudrait d’abord qu’il fût bien entendu entre nous qu’aucune édition séparée de ce travail ne sera faite par vous que de mon consentement, ce qui a toujours été convenu, et que, dans aucun cas, aucun journal ou recueil ne pourra publier cette introduction avant qu’elle ait paru dans le Livre Paris-Guide. — S’il y avait à retrancher quelques mots, une édition séparée complète serait, de droit, publiée en Belgique.

Je vous réponds courrier par courrier. Faites de même. Gagnons du temps. Mille bien affectueux compliments.


Lacroix souscrivait à toutes les observations de la lettre du 19 mars. Victor Hugo exprimait un dernier desideratum. La fin ne lui avait pas été envoyée, et il tenait à la connaître avant de livrer sa préface. Il en avertit Louis Ulbach :


9 avril.

Que de choses, mon excellent et cher confrère, je voudrais vous dire. M. Lacroix vous envoie-t-il mes lettres ? Avez-vous reçu la dernière ? Obtenez, je vous prie, qu’il m’envoie en placards les huit ou dix feuilles de la fin. Vous avez été le premier à comprendre mes scrupules, vous si expert dans les questions de dignité, et vous ferez comprendre à M. Lacroix qu’il faut que je lise le livre tout entier. Je m’adresse à votre noble et délicat esprit.


C’était le 9 avril, et le Paris-Guide aurait dû déjà paraître puisque l’Exposition universelle s’ouvrait en mai ; le pauvre Lacroix était surmené, agité, inquiet ; et puis ces derniers placards que Victor Hugo réclamait, il ne les avait pas. L’impression n’était pas achevée, et vers la même date on lit dans une lettre de François-Victor :


Je crains bien que cet infortuné Lacroix ne boive un bouillon avec son Guide. Je n’ai pas encore reçu les épreuves de mon article qui doit paraître dans le second tiers du volume. La moitié seulement des feuilles est tirée. Je serais étonné maintenant que le guide parût avant le 15 mai. Et il y aura déjà alors bon nombre d’étrangers qui auront quitté Paris. Lacroix est consterné.

Tu feras bien d’encourager Lacroix qui, en ce moment est fort effrayé de son découvert de 300 000 francs.


Victor Hugo aurait eu quelque mauvaise grâce à réclamer la communication des derniers placards, ce qui aurait retardé encore l’envoi de sa préface.

Il écrit le 14 avril à un ami, est-ce à Vacquerie, est-ce à Paul Meurice ? nous n’avons qu’une copie, sans indication de destinataire ; nous serions tenté de penser que cette lettre est adressée à Paul Meurice quoique la Correspondance entre Victor Hugo et Paul Meurice ne la mentionne pas ; or, dans une lettre à Lacroix que nous reproduisons plus loin, Paul Meurice déclare très nettement qu’on lui doit l’envoi de la préface de Victor Hugo.


Je ferai tout ce que vous voudrez, mais voici le hic : — Je ne connais pas cette fin du livre et (politiquement et littérairement) je la crains un peu. Or, ma préface livrée je suis livré. Comment êtes-vous avec M. L. Ulbach ? Il me paraissait bien triste du nuage entre vous, en me l’écrivant. Si ce nuage était dissipé j’en serais charmé. Ce deuxième volume arrangé et composé par lui (en qui j’ai pleine confiance du reste) et revu par vous, je serais tranquille. Mais est-ce possible ? je crains que non. Et alors l’introduction publiée, je suis un peu à la merci d’une phrase mal sonnante qui aura échappé dans le tome II. Or vous savez quels ennemis j’ai et à quel point ma double position politique et littéraire entraîne péril et responsabilité. C’est pourquoi, avant de livrer la préface, je voulais connaître le livre entier. Mais à une prière de vous je ne résiste pas.


On remarquera que le Paris-Guide qui devait être primitivement en un seul volume dut être divisé en deux. On ne prévoyait pas alors que les articles seraient aussi nombreux et aussi longs ; un seul volume eut été beaucoup trop gros et beaucoup trop coûteux. Mais c’est le second volume, tout au moins en grande partie, qui n’avait pas été communiqué à Victor Hugo, et il fallait paraître au plus tôt.

Victor Hugo renonçait donc à la communication des dernières feuilles ; et on lit dans ses Carnets :


16 avril. J’envoie à M. Lacroix, à Bruxelles, les trois premières parties de mon introduction au livre Paris. (I. L’Avenir ; II. Le Passé ; III. Suprématie de Paris.)


17 avril. J’ai envoyé à M. Lacroix la partie IV (fonction de Paris) de la préface du livre Paris.


Victor Hugo écrivait à Lacroix :


H.-H., 23 avril. [1867.]

In baste, mon excellent et cher éditeur. Les deux feuilles que Paris m’a envoyées partent en bon à tirer. Demain vous aurez le vôtre, moins pressé. Je crois en effet qu’il importait que cela précédât votre livre, excellent d’ailleurs.

Comme vous ne m’envoyez pas mon épreuve spécimen sur laquelle je comptais, je suis forcé de tirer sur vous à vue 4 500 francs (environ la moitié de ce que vous me devez, je suppose) à cause de mes échéances de fin du mois. La traite vous sera présentée par la Old bank de Guernesey. Faites force de rames pour paraître. Je vous y aide de tout mon cœur.

À demain et mille cordialités.

V.

Vous feriez bien de lancer une édition de cela dans le format des Misérables. J’y mettrais un titre spécial. Cela servirait, je crois, le livre Guide.


Hauteville-House, 28 avril 1867.

Mon cher monsieur Lacroix, la traite de 4,500 francs que je vous ai annoncée tirée par moi à vue sur vous vous sera présentée probablement en même temps que cette lettre. Je persiste à penser que l’Introduction publiée à part en brochure, fort papier, format des Misérables, avec un titre que j’y mettrais, servirait votre livre. Ne pas la vendre plus de 75 centimes.

Je ferai là-dessus ce que vous voudrez. Je juge absolument inutile de vous renvoyer corrigée la fin de votre épreuve, puisque vous avez à Paris le bon à tirer du tout. Paraissez le plus tôt possible.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

J’apprends que vous vous décidez enfin à faire les éditions in-18 du William Shakespeare et des Chansons des rues et des bois. Employez pour cela (songez-y) le William Shakespeare que je vous ai remis, en octobre 1865, avec quelques corrections et indications utiles.

Notre Déclaration de paix arrivera très à propos au milieu de ce vacarme de guerre, et je suis heureux de penser qu’elle servira votre livre.


Lacroix publie en effet l’Introduction en brochure, mais au prix de 2 francs.

Nouvelle lettre de Victor Hugo à Lacroix :


H.-H., 12 mai. [1867.]

Mon honorable et cher éditeur, l’article-annonce de l’Indépendance est excellent ; remerciez-en et félicitez-en de ma part qui de droit. Le livre est un manuscrit. Je reçois votre titre. S’il en est temps encore, je vous engage de toutes mes forces à supprimer le :

par les principaux écrivains de France.

On ne se dit pas de ces choses-là à soi-même. Laissez-le dire au public. Mettez simplement :

Paris-Guide


et rien avec. À bon vin point d’écriteau. Tout le monde vous donnera le même conseil que moi. — Avez-vous transmis mes six discours de l’exil au Charivari ? — Est-ce que M. Henri Rochefort n’est plus du livre ? Ce serait bien regrettable. — Je vais faire de nouveaux efforts pour y faire rentrer Vacquerie, Meurice, et y faire entrer Charles. Je le leur demande. Je vous écris in baste.

À bientôt une lettre. Mille cordialités.

V H.


L’effort de Victor Hugo pour obtenir la collaboration de Vacquerie, de Paul Meurice et de son fils Charles ne pouvait aboutir car le livre était sous presse ; il portait comme titre :


PARIS-GUIDE
rédigé par les principaux littérateurs
et savants français.


Victor Hugo écrivait à Lacroix :


H.-H., dim. 19 mai.

Mon honorable et cher éditeur, vous ne m’avez pas envoyé le petit relevé que vous m’aviez annoncé ; je le fais faire de mon côté, et nos deux résultats s’affirmeront l’un par l’autre. Votre petit texte a 44 pages, et votre page de Paris-Guide fait, à quelques lettres près, trois pages de l’édition type belge des Misérables. Voulant vous donner les facilités que vous avez désirées, je me borne à tirer sur vous fin mai courant la somme de quatre mille cinq cents francs. Le surplus qui résultera du calcul encore inachevé sera soldé par vous fin juin ; et de cette façon le paiement aura lieu en trois fois, comme vous m’en aviez fait la demande.

Je sais par Victor que les deux articles annonces de l’Indépendance et de l’Étoile belge sont de vous, et je vous en remercie, car ils sont d’un ami, et je vous en félicite, car ils sont d’un écrivain. Vous joignez au patriotisme belge un talent français.

Bien vôtre,

V H.


Donnons cette dernière lettre de Victor Hugo au sujet du règlement de compte :


Hauteville-House, 18 juin.

Votre travail, mon honorable et cher éditeur, se faisait attendre, je vous envoie le résultat du travail fait ici. Il est très détaillé et coïncidera évidemment avec le vôtre. Vous restez me devoir 2 450 francs.

Je pense que votre petite gêne momentanée est passée. Pourtant avant de tirer sur vous les 2 450 francs fin juin, comme c’est convenu, je désire savoir si cela ne vous cause aucun embarras ; dans ce cas-là, je renverrais le paiement à fin juillet.

Si fin juin vous est indifférent, ne me répondez pas. Cette lettre vous arrivera après-demain 20 juin jeudi, j’attendrai jusqu’au lundi 24, et si le lundi, je n’ai pas de lettre de vous, j’enverrai la traite pour fin juin.

Si vous préférez fin juillet, ce que je vous offre de tout mon cœur, écrivez-moi courrier par courrier. J’aurai votre réponse samedi.

Pour plus de sûreté, j’attendrai avant de faire la traite fin juin jusqu’au mardi 25.

Je suis heureux de toutes les occasions de vous témoigner ma cordialité et je vous envoie mes plus affectueux compliments.

Victor H.


Nous publions ici une lettre fort intéressante de Paul Meurice, quoiqu’elle soit postérieure à la date d’apparition du Paris-Guide. Elle devrait chronologiquement être placée plus loin mais elle complète l’Historique et jette une vive lumière sur le petit coup d’état de Lacroix, ou sur la « conspiration » suivant l’expression de François-Victor.

Paul Meurice qui avait eu le mérite de l’idée et du plan du livre, qui avait même groupé les collaborateurs, essuyait encore les remontrances de Lacroix, irrité d’une retraite dont il était l’auteur ; et cependant, s’affranchissant de toute préoccupation personnelle, il n’hésitait pas, autant par affection pour Victor Hugo que par intérêt pour une œuvre dont il était le promoteur, à rendre encore dans la coulisse les services qu’on demandait à son autorité et à son expérience. Ce sont là des faits, et si Lacroix se plaint des fautes commises, s’il regrette amèrement que l’idée première ait dévié, il ne peut s’en prendre qu’à lui-même, puisqu’il ne laissait pas à celui qui l’avait conçue le soin de l’exécuter. La lettre de Paul Meurice est sur ce point irréfutable et décisive :


24 mai 67.

Moi non plus, mon cher Lacroix, je ne veux pas récriminer. Mais, voyons, à mon tour, j’invoque la lettre qui me sert de titre : vous y écartez déjà vous-même une bonne part de ce concours que vous me reprochez de n’avoir pas donné. Lors du séjour de Vacquerie à Bruxelles, voici ce qui avait été convenu : vous deviez être le directeur et le rédacteur en chef du livre, Ulbach vous suppléant à Paris pour les démarches à suivre, et je vous avais écrit : Voulez-vous que je m’occupe plus spécialement de la Science, Burty prendrait plus spécialement l’Art, et Ulbach la Vie. Vous me répondez : — Afin de garder à l’œuvre l’unité, je délègue à Ulbach tout pouvoir sur le tout ; donnez-lui votre plan, vos idées, votre liste. — Je l’ai fait. J’ai mis entre les mains d’Ulbach le résultat de deux mois de réflexion et de travail, août et septembre. J’ai offert mon aide pour le reste. Ulbach a tenu à continuer seul l’œuvre commencée et m’a prié de me charger uniquement de Girardin et de Saint-Victor avec lesquels il était brouillé. Que devais-je faire ? Je pouvais me proposer, non m’imposer. Mon concours était tout à votre disposition ; vous n’en usiez que dans une limite restreinte. Est-ce ma faute ? Ulbach ne m’a demandé aucun article, il a distribué les sujets qui rentraient dans ma spécialité ; il a pris pour lui-même les Théâtres quand Vacquerie les a refusés ; il me les a offerts ensuite ; mais alors j’étais absolument pris par l’achèvement de ma pièce. Je ne me suis plaint et je ne me plains de rien, mais, franchement, vous n’avez pas le droit de vous plaindre non plus d’une abstention que me commandait le sentiment de la plus vulgaire réserve. Cependant, Lequeux vous dira que, même après cette élimination, je n’ai jamais refusé mon aide, directe ou indirecte, dès qu’on a eu recours à moi, soit pour démarche, soit pour conseil. On n’avait pu rien obtenir de Littré ; je suis allé chez Michelet qui a sur lui toute influence, et c’est ainsi, seulement ainsi, que vous avez l’article de Littré, j’ai une lettre de Michelet qui le constate et le prouve. En somme, je ne vous ai pas apporté seulement l’idée première. Je vous ai trouvé la division du livre, chose énorme. Je vois à la table bien peu de noms importants qui n’y soient par mon initiative : Michelet, George Sand, Littré, Gautier, Saint-Victor, Girardin. J’étais là le jour où Lequeux est revenu de l’imprimerie, désespéré, se trouvant en face d’un volume de plus de 2 000 pages ; qui a émis, le premier, l’idée de faire deux volumes ? Qui a dit comment il fallait présenter la chose au public, en s’en vantant au lieu de s’en excuser ? — Quand il a fallu obtenir tout de suite l’Introduction de Victor Hugo, qui en est venu à bout ? Lequeux vous a envoyé les extraits de ses bonnes lettres. J’ai laissé là toute besogne et toute préoccupation personnelles pour aller corriger au fur et à mesure et à toute heure les épreuves, et, grâce à ce zèle, on n’a pas perdu un jour, pas une minute. On m’a consulté sur la page du Titre, autre détail assez grave encore, c’est moi qui l’ai modifiée et trouvée. J’avais commencé à faire les réclames, il y en a eu même une dans la Liberté, Lequeux m’a dit de les suspendre jusqu’à la mise en vente. Puis vous avez élevé, à ma grande surprise, des difficultés sur l’exécution de notre traité. Mais je me mets derechef à votre disposition et je suis encore à temps pour vous être utile. — Encore une fois, mon cher Lacroix, vous n’avez, vous, aucun reproche à me faire. S’il y a eu des fautes commises, elles ne l’ont pas été par moi, elles l’ont été contre moi. Si mon idée première a dévié, comme exécution et comme résultat, de ce que je voyais, de ce que je voulais, jetez, un jour, un coup d’œil sur mes nombreuses lettres de l’an dernier, vous pourrez vous convaincre que mes objections et mes prévisions étaient assez généralement dans le vrai. Telle qu’elle est, l’affaire a de l’avenir, et cet avenir, je suis tout prêt à le servir de mon mieux. Vous terminez votre lettre par de bonnes et amicales paroles dont je vous remercie. De tout ceci il résultera peut-être que vous aurez un jour en moi un peu plus de confiance, et, d’avoir eu confiance en moi, mes amis vous diront qu’on ne s’en est jamais repenti.

À vous bien cordialement.

Paul Meurice.


On lit dans les Carnets :


21 mai. Le livre Paris-Guide a paru. Des citations de mon Introduction m’arrivent dans les journaux.


Plusieurs journaux avaient annoncé, puis commenté l’Introduction de Victor Hugo.

Nous avons parlé plus haut de la note de l’Indépendance belge que nous reproduisons ici :


… Ce qui va achever de donner un attrait souverain à ce volume, ce qui va être un joyau de plus à cet écrin si riche déjà, c’est l’Introduction de Victor Hugo.

Les éditeurs ont réservé au public une surprise magnifique. Au lieu de quelques pages, le travail de Victor Hugo forme la moitié d’un petit volume. Cette Introduction est devenue un Manifeste.

C’est le Paris de la paix et de la liberté qu’évoque Victor Hugo. Il donne la filiation de cette grande capitale et nous la montre dans ses successives transformations, puis, se dégageant du passé et du présent, le grand poète entr’ouvre l’avenir. C’est Paris, c’est l’Europe au xxe siècle qu’il fait apparaître.

Merveilleux mirage ; les temps des luttes homicides sont passés, les frontières des peuples rivaux et jaloux se sont abaissées ; la fraternité trône avec la liberté, sa sœur, parmi les nations émules pacifiques ; le progrès a repris sa marche, et l’industrie a trouvé son essor magnifique au sein de cette concorde des races. C’est alors que Paris occupe sa place véritable dans ce courant unanime de la civilisation.

Il faut lire ce tableau superbe du Paris de l’avenir, opposé au Paris du passé ; il faut entendre cet appel du génie à toutes les nobles passions de l’homme ; sous le coup de cette vision de l’idéal, on se sent meilleur et grandi ! on est transporté hors des luttes mesquines et des petitesses du présent.

Paris-Guide ne pourrait avoir un plus beau préambule et ce seul travail assurerait au livre, s’il en était besoin, un succès universel.


Dans le Charivari, Pierre Véron s’exprimait ainsi :


La première partie du Paris-Guide vient de paraître.

Le livre s’ouvre magistralement par une introduction de Victor Hugo. Ces pages qu’on voudrait citer toutes sont une des grandes inspirations du maître. Entendez-le retracer à grands traits le sombre passé…


Et le rédacteur en chef du journal donne les passages concernant le vieux Paris, résume la deuxième partie, puis il ajoute :


… Comme il est inspiré, ce fier langage ! Comme elle est âpre aussi la satire du poëte parlant du Paris contemporain, le Paris des gandins et des petites dames, des tripots et des capitulations de conscience.

… Mais aussitôt il entrevoit l’ère promise, et il rêve pour la France un avenir rayonnant.

… L’Introduction de Victor Hugo suffirait à elle seule au succès de Paris-Guide ; mais une pléiade d’écrivains illustres gravite, autour du maître.


Reproduisons ces lignes de Ratisbonne publiées par le Journal des Débats :


… L’ensemble, toute réclame à part, est véritablement fort intéressant, et quelques bijoux d’esprit, d’observation ou de style brillent dans cet écrin. Le nom de Victor Hugo rayonne à la première page. Il a écrit l’introduction du livre. Il y a bien longtemps que l’auteur de Notre-Dame a quitté Paris, et c’est l’étranger qui pourrait raconter les changements de la capitale au poëte si longtemps absent. Mais il n’est pas poëte pour rien ; il laisse décrire à qui veut Paris nouveau ; il raconte, lui, Paris idéal ; il prophétise Paris futur, il chante en prose enflammée les libertés de l’avenir, le progrès et la paix. C’est un morceau de maître, je n’ai pas besoin de le dire, une manifestation de plus de cette imagination torrentielle et débordante que l’on connaît. La plume du poëte a, comme toujours, d’étranges beautés, des surprises qui ravissent, des étincelles qui éclaboussent, l’or par-dessus le clinquant, le puéril effacé par le sublime ; il décroche les étoiles, il se perd dans le vide au-dessus des nuées, il est puissant et fou, et on lui donnerait volontiers l’admiration qu’il réclamait pour le génie dans son étude sur Shakespeare ; on admirerait tout de lui « comme une brute » si l’homme n’était, par malheur, un animal critique.


Le Paris-Guide parut avec un bon mois de retard ; il était divisé en deux parties formant deux volumes. La première partie : La Science, l’Art ; la seconde partie : La Vie à Paris. Victor Hugo pouvait dire avec raison le 7 février : « la table offre un ensemble magnifique ». En effet, on y trouvait les noms suivants : Louis Blanc, Ernest Renan, Sainte-Beuve, Berthelot, Littré, Michelet, Eugène Pelletan, Théophile Gautier, Paul de Saint-Victor, Edgar Quinet, Alexandre Dumas père et fils, Émile Augier, Émile de Girardin, Ambroise Thomas, Jules Janin, George Sand, Théodore de Banville, Jules Claretie, Victorien Sardou, Jules Simon, Berryer, Jules Favre, etc. Nous ne pouvons citer tous les noms. Mais la liste devait donner toutes les garanties et tous les apaisements à Victor Hugo qui était le glorieux porte-drapeau de cette phalange de nos meilleurs écrivains. On offrait aux étrangers qui venaient de tous les points du monde entier une œuvre collective de nos plus célèbres hommes de lettres, au frontispice de laquelle flamboyait l’Introduction qui était le plus superbe hommage rendu à Paris par le plus grand des poëtes.


II

NOTICE BIBLIOGRAPHIQUE.


Paris-Guide, par les principaux écrivains et artistes de France (Introduction, par Victor Hugo). — Paris, Librairie internationale, boulevard Montmartre, no 15. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, éditeurs, à Bruxelles, à Leipzig et à Livourne. Mai 1867, 2 volumes in-8o, 10 francs le volume.


Paris (Introduction au livre Paris-Guide). — Paris, Librairie Internationale, boulevard Montmartre, no 15, au coin de la rue Vivienne. A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie, éditeurs, à Bruxelles, à Leipzig et à Livourne. (Bruxelles, typographie A. Lacroix, Verboeckhoven et Cie), 1867, in-8o, couverture imprimée. Édition originale, publiée à 2 francs.


Paris. — Paris, librairie du Victor Hugo illustré, rue Thérèse, no 13 (Imprimerie P. Mouillot) s. d. (1892), grand in-8o, couverture illustrée. A paru d’abord en 3 livraisons à 10 centimes, puis réuni à Littérature et Philosophie mêlées et à William Shakespeare, les trois ouvrages, 4 francs ; puis en plaquette seule, 50 centimes.


Paris. — Petite édition définitive, Hetzel-Quantin, in-18 (s. d.) [1889-1893]. Prix : 2 francs. — Dans cette édition, on a réuni en un volume tous les fragments, vers ou prose, que Victor Hugo a écrits sur Paris.


Paris. — Édition à 25 centimes le volume. 3 volumes in-32. Paris, Jules Rouff et Cie, rue du Cloître-Saint-Honoré.


Paris. — Paris, Nelson, éditeurs, rue Saint-Jacques, no 189, et à Londres, Édimbourg et New-York. — Publié avec Littérature et Philosophie mêlées. Un volume in-12, couverture illustrée. Prix : 1 fr. 25.


Paris… — Édition de l’Imprimerie nationale, Paris, Paul Ollendorff, Chaussée d’Antin, no 50. Grand in-8o, 1913. Avec le tome II de Choses vues.



  1. Correspondance de Victor Hugo et de Paul Meurice.
  2. Correspondance de Victor Hugo et de Paul Meurice.
  3. Correspondance de Victor Hugo et de Paul Meurice.
  4. Correspondance de Victor Hugo et de Paul Meurice.
  5. Idem.
  6. Correspondance de Victor Hugo à Paul Meurice.
  7. Idem.