Paris (Hugo)/Notes/Le reliquat

Ollendorf (Œuvres complètes. Tome 26p. 345-354).


NOTES
DE CETTE ÉDITION


RELIQUAT
de
PARIS.


Deux dossiers formés par Victor Hugo constituent ce Reliquat. L’un contient le plan, les brouillons, les notes qui ont servi à écrire la préface de Paris-Guide, l’autre des pages réservées et qui ont paru sans doute faire longueur. Voici le premier dossier, pour nous le plus intéressant, car il nous montre la genèse de cette préface qui a dû coûter à son auteur autant de recherches qu’un roman.

La chemise porte ce titre dont nous conservons la disposition :


COPEAUX DE LA
PRÉFACE
DU LIVRE PARIS.

Utiles pour la brochure
Où en sont les questions[1] ?




On nous demande, à nous solitaire, de rendre témoignage à la foule. On demande à celui qui n’a plus d’autre perspective que le désert d’affirmer la beauté, la grandeur et l’efficacité des multitudes. On demande à l’absent qui n’a plus désormais d’autre voisinage que la tombe de se tourner vers Paris, c’est-à-dire vers la vie, et de dire ce qu’il en pense. Ce qu’on nous demande, nous le faisons. Pourquoi ? Parce que, si peu que nous soyons, et quoique déjà personnellement hors de toute chose humaine, nous sommes de ceux qui ont pour intérêt personnel l’intérêt général, parce que Paris, étant haï, doit être aimé ; parce que Paris, c’est la démocratie, parce que Paris, c’est la révolution, parce que Paris, c’est l’avenir.

(Développer ceci que Paris est une affirmation, que ce qui perd la France c’est le scepticisme. Et finir par : C’est un Oui qui dit Non.)

La réaction nie le xixe siècle, Paris l’affirme. La réaction nie la démocratie, Paris l’affirme. La réaction nie la philosophie, la littérature et l’art nés en 1830 de 1789, Paris affirme 1789 et 1830. La réaction veut, organise, sacre, proclame et déclare la guerre ; Paris affirme la paix.




Le fait littéraire de 1830 est connexe au fait politique de 1789. On ne peut réagir contre l’un sans réagir contre l’autre. Peine perdue d’ailleurs, ils sont l’esprit nouveau. De là leur nécessité. L’esprit nouveau se ramifiant dans l’ordre social, c’est 89 ; l’esprit nouveau se ramifiant dans l’ordre idéal, c’est 1830. L’une de ces dates rayonne sur le droit, l’autre sur l’art. Elles adhèrent l’une à l’autre d’une adhérence profonde, l’identité de racine. Elles sont, sous deux formes, la Révolution.




L’année 1866 s’est distinguée par son admiration intelligente pour un ingénieux mécanisme au moyen duquel un homme peut tuer douze hommes par minute ; l’application sur une grande échelle de cette invention utile a fait pousser, l’été passé, des cris d’enthousiasme au monde civilisé. Du reste, on se tromperait de croire que l’antiquité avait moins d’esprit que nous et manquait de goût pour les perfectionnements. Sylla lâcha cent lions dans l’arène ; Sylla fut effacé par César qui en lâcha quatre cents, et César fut éclipsé par Pompée qui en lâcha six cents. Cicéron, dans son discours pour Sextius, immortalise un lion qui mangeait à lui seul deux cents hommes par jour. Tarquin avait bâti un cirque où il ne tenait que mille bêtes féroces à la fois ; c’était mesquin ; Flaminius ajouta au cirque Tarquinien le cirque Appolinaire ; deux cirques pouvaient suffire à une civilisation croissante, quoique Auguste y eût mis des crocodiles ; on construisit le cirque de Flore auquel on ajouta le cirque de Sallustri ; à ces cirques, décidément étroits, César adjoignit le cirque Julien, dont Néron fit la succursale, le cirque Vatican ; mais les fêtes consommaient beaucoup d’hommes, les chrétiens devenaient gênants, Adrien édifia le cirque Domitia, Caracalla le cirque de la porte Capène, Alexandre Sévère le cirque Alexandrin, Héliogabale le cirque Castrensis, Gallien le cirque Appien, et on ne sait qui le cirque Intimus. Un savant du iiie siècle calcula qu’un diard vaut deux manuls, qu’un lynx vaux deux diards, qu’un ocelot vaux deux lynx, qu’un guépard vaut deux ocelots, qu’un léopard vaut deux guépards, et qu’une panthère vaut quatre léopards. Sur ce, Héliogabale fit cultiver les panthères et encouragea ce progrès dans les tigres. On le voit, Rome, à cette époque, marchait à grands pas, comme la Prusse aujourd’hui, dans la voie des améliorations.

Quoi qu’il en soit, 1866 a été célèbre par une tuerie, 1867 sera célèbre par le rendez-vous du monde intellectuel à Paris. Entre Sadowa et l’exposition universelle il y a la même distance qu’entre le cadavre et l’âme.




Une orange gâtée gâte toutes les autres. Quand il s’agit de l’âme humaine, retournez cette vérité, une intelligence saine assainit les autres. Pourquoi ? C’est qu’une intelligence saine, c’est une intelligence claire. Le propre de la clarté, quand elle paraît, c’est de se faire aurore, et d’abolir la nuit. Le rayon est irrésistible.

À tout prendre et toutes les objections pesées ce qu’elles valent, Paris est, parmi les villes, une intelligence saine.

À toutes les villes illustres qui ont quelque chose de plus que lui, Paris peut donner ce qui leur manque. À Rome, qui a plus de majesté, il donnera la liberté.

l’égalité.

À Londres, qui a plus de richesse, il donnera la tolérance. À Venise, à Florence, à Séville, qui ont plus de beauté, il donnera la philosophie. À Constantinople, qui a plus de soleil, il donnera la civilisation.




Dans l’avenir, la juxtaposition des bons assainira les mauvais.




Les répertoires de faits ou de mots deviennent insuffisants et disparaissent. Moreri est remplacé par Trévoux, Trévoux par Delandine, Delandine par Michaud, Michaud par Duckest, Duckest par Bouillet, Bouillet par Didot-Rénier, Didot-Rénier par Vapereau, Vapereau par Larousse.

Diderot subsiste.




Paris est la ville initiale du genre humain.

Paris a parfois de certaines répliques. La statue de Voltaire par exemple.




Voici quelques détails supprimés ou oubliés de la division intitulée Le Passé :

Talma va un jour au no 14 de la rue de Béthisy. Il se nomme. — Ah ! dit le portier, vous venez ici parce que Sophie Arnould y est née ? — Non, dit Talma, mais parce que Coligny y est mort.




Ceci est la rue des Marais où Racine, dans son vaste cabinet obscur à une seule fenêtre, se plaignait à La Fontaine de ne pouvoir voyager, vu qu’on ne parlait plus français en France, passé Orléans.




Voici l’Hôtel de Soissons où un trompette sonnait à sept heures du soir la retraite des négociants et banquiers sous peine de prison.

Voici la rue de Nevers où un géomètre attentif à l’évolution d’une roue de carrosse qui allait l’écraser découvrit le cycloïde.




Paris a été barbare. Quand ? (un fait de chaque époque. Louis XIV. Lettre Mme  de Sévigné). Hélas ! jusque pendant la Révolution. Une sorte de sauvagerie terrible, née de cette barbarie même, l’a liquidée, soldée et close. Toute l’énigme de la terreur est là. C’est dans ce sens que Jésus a dit : Je suis venu apporter la guerre, non la paix. Cette guerre-là pourtant fait la paix. Mais disons-le, les représailles sont une excuse, non une justification. Il peut y avoir du mal dans l’acharnement sur le mal.




Quatre pages détachées du manuscrit publié et paginées T, Y, Z (le haut d’un des feuillets étant coupé, on ne peut voir la lettre qu’il portait) forment le deuxième dossier composé de deux fragments qui ont, comme le manuscrit, des ratures, des ajoutés, des surcharges.

Ces deux fragments étaient dans une chemise portant ces indications qui nous renseignent sur les projets de Victor Hugo :


INTRODUCTION. — PARIS.
Parties ajournées.

UTILE
Soit pour la continuation de Littérature et philosophie mêlées ;
Soit pour le livre de critique et de philosophie que j’intitulerai :
MES FAUTES DE FRANÇAIS.


Suit une liste des images, des métaphores, reprochées à Victor Hugo, au moment de leur apparition, par les puristes et les défenseurs du genre classique :

Orientales. 1828. — Ruisselant de pierreries. (Orientales. Lazzara). Si fort entré dans la circulation et devenu banal depuis comme enflammé de colère et autres métaphores usées par le frottement.

Étude sur Mirabeau. 1834. — Fulgurant (Sfolgorante).

Introduction. 1867. — Bouillir (employé comme verbe actif).

Avant qu’il ne frappe. (Un seul cas. Hernani).

Grandissement (grandir, actif), différent de agrandissement, agrandir. Etc.


Le premier fragment débute par un passage utilisé dans la sixième division de Fonction de Paris (voir p. 333) et rayé ici. Sous ces ratures, on lit une partie de l’énumération des insultes subies par Paris ; la suite est inédite et prend pour titre :


PARIS CONTESTÉ.


I

Voulez vous apprendre à quelle époque ceci remonte ? Les normands, au ixe siècle, pénètrent jusqu’à Paris. Savez-vous pourquoi ? Parce que Dieu est en colère. Et pourquoi Dieu est-il en colère ? À cause du luxe des femmes. Déjà ! c’est Albon qui l’affirme. Sous Philippe-Auguste, Guillaume de Villeneuve blâme « le peu de modestie des dames ». Croire à la dégradation de Paris, c’est la perpétuelle illusion d’optique des contemporains ; ne voir que son époque est une myopie universelle. Le jour où l’on s’accoutumera à comparer un peu, il y aura un grand pas de fait.

Bossuet a foudroyé Paris, Boileau l’a bougonné. Garasse qui avait, dit Niceron, « beaucoup de feu et d’imagination, et d’ailleurs une bonne poitrine », a dit leur fait aux parisiens, Paris n’a pas d’esprit, telle est la forte trouvaille de Garasse, « Sot par nature, sot par bécarre, sot par bémol, sot à la plus haute gamme, sot à double semelle, sot à double teinture, sot en cramoisi, sot en toute sorte de sottise… Livré à un athéisme brutal, acoquiné à des mélancolies langoureuses et truandes. »

Ainsi parle cet écrivain religieux.

Gilbert reprochant à Voltaire


Ses vers sans art.
D’une moitié de rime habillés au hasard,


en faisait Paris responsable. Il s’écriait :

Et la chute des arts suit la perte des mœurs.

Ce vers s’est extra vase dans toute l’éloquence officielle, sacerdotale et académique de notre temps. Cette vue basse, qui le croirait ? Voltaire lui-même l’a eue. Il écrivait : — Ah ! mon cher Thériot, nous sommes en pleine Rome des Césars ! — Certes, Louis XV pouvait sembler un Vitellius très passable, mais Voltaire se trompait. Rome, sous les Césars, était atteinte d’un ramollissement cérébral ; c’est ce qu’on a nommé le Bas-Empire. Rien de tel à Paris. Paris a été garrotté quelquefois ; du temps de Voltaire, il l’était ; mais il faut distinguer entre un fait de paralysie et un fait de camisole de force. Ce n’est point la même immobilité.

Les poucettes gênent le geste, non la pensée. Henri III, passant rue des Sept-Voies, où devait germer la Ligue, disait : Ha ! vilain Paris, quelle joie de cracher sur ton pavé ! On n’était pas loin des barricades. Le pavé de Paris souffle tout jusqu’à ce qu’il venge tout.


II

De nos jours, n’importe qui méprise Paris. C’est un certificat d’austérité qu’on se donne à soi-même. Rien de mieux. Tout ce que la France a d’hommes scrupuleux éclate et se scandalise avec unanimité.

Un défunt magistrat qui était, à ce qu’il paraît, de l’Académie…[2]

Il y a de la mode dans la déclamation, et beaucoup de discours, sermons, prêches, harangues, etc., sont faits sur patron comme la robe et le chapeau de la saison. On exhibe les chapeaux rue Vivienne et les sermons à Notre-Dame. Paris a bon dos. Traitez-le comme bon vous semble ; il ne se fâche pas. Il se laisse condamner, calomnier, outrager et vilipender sans déranger son sourire. Qu’est-ce que ça lui fait ? Comme ce cocher de fiacre blâmé par arrêt du Parlement, il répond : cela m’empêchera-t-il de mener l’univers ? Paris n’est sensible qu’à l’art et au talent. Dire des gros mots n’est pas un art. L’injure est un puits banal. Il n’y a aucun talent à prendre à terre une poignée d’immondices et à dire : Voilà Paris.

L’injure et l’invective, c’est deux ; l’invective peut être grande ; elle est souvent acte de poëte et cri de conscience ; Palissot injurie, Juvénal invective. Donc injuriez le géant. Soit.

Faites, si vous pouvez, que le premier article de n’importe quel journal de n’importe quel pays ne soit pas sur Paris. Que dit Paris ? que fait Paris ? que pense Paris ? telle est la question que s’adresse tous les matins en s’éveillant le genre humain.

Paris n’est point parfait. Sans doute. Faste, tapage, extravagance, d’accord. Vous parlez de décadence. Voyons donc vos « grands siècles ». Du cynisme ? moins qu’au siècle de Périclès. Des bassesses ? moins qu’au siècle d’Auguste. Des vices ? moins qu’au siècle de Léon X. Des crimes ? moins qu’au siècle de Louis XIV. Quant à ses modes, à ses rubans, à ses coiffures, faites-lui en des forfaits tant que vous voudrez.

Nous autres, nous voyons les forfaits ailleurs.




Trois divisions, replacées dans le manuscrit publié, manquent et la page suivante porte le chiffre


V

Les vieux partis, le parti-roi, le parti-prêtre (il faut bien se servir de ces mots-là puisque ces choses-là persistent) abhorrent Paris.

Le passé est loquace. Il ne se résigne point à se taire. Sa prétention la plus singulière est d’avoir de l’esprit. Il rit beaucoup, et de tout, surtout de ce qui le tue. Les régimes caducs, qui ne consentent point à être des régimes défunts, ont une manière à eux d’avoir raison, c’est de nier, et une manière à eux de nier, c’est de rire. Ricaner, c’est conclure. À côté du puissant rire de Paris, il est curieux de constater ce ricanement débile. L’un se moque de l’autre. Quel est le moqueur ? le petit.

Ainsi la Révolution française est quelque peu bouffonne. Vous la glorifiez ? vous êtes naïf. 89 est Prudhomme. On s’en tient les côtes. Les Droits de l’Homme ! peut-on ressasser ces vieilleries-là ! Vieilleries, c’est le mot usité, et ce sont les antiquailles qui parlent. C’est le droit divin, assisté de l’Infaillibilité du Pape, qui bafoue notre 14 juillet. Ces décrépitudes sont gaies devant nos enfances. Nos toquades, les voici : 1789, 1830, 1848. Cela pourtant ressemble à une série.

N’importe, on hausse les épaules. On met sa grandeur à dédaigner ces dates. Où donc est votre Révolution ? elle est morte. On déclare fini ce qui commence à peine. On enterre le volcan.

Oui, c’est une série, et prenez garde. Toutes ces dates ricochent. Le puissant projectile révolutionnaire plonge, disparaît et reparaît. On n’en ricane que de plus belle. Les tremblements de terre et de peuple, il paraît que c’est comique. Bizarre aberration. Traiter par l’ironie l’avenir ! Ceux qui rient le lendemain oublieront donc toujours ceux qui riaient la veille !

Résignons-nous à la situation qui nous est faite. À l’heure qu’il est l’affirmation est vaincue. Les sceptiques font cortège aux flegmatiques. La négation triomphe. Elle accable de sa supériorité le vrai. L’enthousiasme et la foi sont des niaiseries. Croire, c’est « n’avoir pas d’esprit ». Être honnête, c’est être imbécile. Soit. Acceptons l’imbécillité.

Celui qui écrit ces lignes appartient à l’espèce ridicule qui n’a rien appris et rien oublié ; rien appris en fait de concessions, rien oublié en fait de principes.

À nos risques et périls, nous glorifions le xixe siècle. Nous contresignons la Révolution, nous consentons au progrès ; nous faisons cet acte de courage.




Deuxième fragment :


Après son effondrement tragique sous la voûte croulante des révolutions, Paris a émergé de cette ruine plus radieux, plus vivant, plus puissant, plus réel, plus futur que jamais.

De ville de France il est devenu ville d’Europe.

Cette magnifique et étrange situation est entrevue seulement de ceux que préoccupe l’embryogénie sociale. Quiconque a le sens historique constate cet avatar, en dépit des sarcasmes et des dénégations, car la sourde haine des jalousies résiste de toutes parts aux transfigurations.

Et déclarons-le dès à présent, la langue de Paris sera la langue du continent, sous peine de recul et d’obscurcissement. La fermentation d’une adhérence irrésistible rapproche ces deux éléments, le continent et la ville, et l’on sent qu’ils se combinent. Dès aujourd’hui la séparation n’est plus possible. Ce serait un arrachement. Rêvez tout autre divorce. Paris s’offre à l’Europe et l’Europe s’offre à Paris. C’est là un phénomène souverain de civilisation. Le tourment de Paris, c’est une nécessité magnanime de cosmopolitisme. Cette ville n’appartient pas à un peuple, mais aux peuples ; elle est le fait démocratique à sa plus haute expression ; le genre humain a droit à Paris. La France, cette désintéressée sublime, le comprend. Les peuples ont des devoirs vis-à-vis d’eux-mêmes, et d’autres vis-à-vis de la Fraternité. Ce travail de formation, dit Progrès, a des conditions variées et des besoins divers. À cette heure, tel peuple doit concentrer sa nationalité, et tel autre doit la répandre. Il est nécessaire que l’Italie reprenne Rome, et que la France abdique Paris. Abdication féconde.




Ce qu’il y a de profond, c’est que, tout en donnant Paris à la civilisation, la France le garde. Paris est surtout une clarté ; cette clarté qui se disperse adhère à son foyer, qui est la France. Paris, c’est la France à sa plus haute expression, de même qu’Athènes est la Grèce à son plus haut degré.



  1. En variante : État des questions. (Note de l’éditeur.)
  2. Suit le passage publié page 331, Fonction de Paris. (Note de l’éditeur.)