Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XXV

Pour les autres éditions de ce texte, voir L’Enseignement à Paris (Maxime Du Camp).

CHAPITRE XXV

L’ENSEIGNEMENT


i. — primaire.

« Peu à dire, tout à faire. » — Question vitale. — Tour de Babel. — Le clergé. — L’université. — Les trois maladies de la France. — Remède. — But de l’instruction. — Le suffrage universel et l’enseignement obligatoire. — En Alsace. — Lord Brougham. — Le général maître d’école. — Jean Huss. — États d’Orléans en 1560. — Pendant la Révolution. — État des écoles en 1796. — Loi du 28 juin 1833. — Victor Cousin partisan de l’obligation. — Loi Falloux. — Carte statistique. — Ignorance. — 66 illettrés sur 100 habitants. — Indifférence et apathie. — La Commune. — Budget misérable. — L’État de New-York. — Opinion compétente. — Instituteurs. — Dévouement et pauvreté. — 40 sous par tête. — Affaire d’argent. — 180 000 000 de besoins, 1 200 000 francs de ressources. — Paris maternel. — Gratuité des écoles municipales. — Le budget de l’école primaire porté à 30 000 000. — Bon emploi de la richesse. — Le magasin scolaire. — Outillage de l’école et de l’écolier. — Statistique. — 46 000 enfants parisiens ne suivent pas l’école. — Salles d’asile. — La chanson. — L’école. — La classe. — Causerie. — Les cartes géographiques de l’école laïque de la rue Coquenard. — Instincts pédagogiques de la femme. — Les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. — Une supérieure. — Très-bon personnel. — Les nouvelles écoles. — Les vieilles écoles. — 985 enfants dans un jardin de 447 mètres. — Le deuxième arrondissement. — Rue de la Lune. — Rue du Sentier. — Cour des Miracles. — Ophthalmie épidémique. — Le préau-grenier. — Tout est à reconstruire. — Abandon de l’étude après la période scolaire. — Générosité de la ville. — Les bourses. — Action des maires. — Caisse des écoles. — Le huitième arrondissement. — Luxe et indifférence. — Laïque. — Concurrence indispensable. — Libres-penseurs. — La liberté. — Si le mouvement laïque s’accentue, les congréganistes en profiteront.

Dans un mémoire que l’Académie des Sciences morales et politiques jugea digne d’une mention honorable[1], M. Cochin a écrit, à propos de l’enseignement, cette phrase d’une vérité aussi douloureuse que saisissante : « C’est chose désolante qu’en ce grave sujet il reste si peu à dire, mais tant à faire. » — Que penserait-il donc aujourd’hui que cette grave question, servant d’arme aux partis politiques, passionne les esprits qu’elle aveugle et fait naître toute sorte de solutions qui la compliquent, la paralysent et menacent d’en faire un problème indéchiffrable ? C’est cependant la question vitale par excellence, celle devant laquelle toute préoccupation aurait dû se taire, qu’il fallait aborder d’une façon abstraite, qui n’exigeait pas moins que le concours de toutes les intelligences, et qu’on aurait dû résoudre tout d’abord, car d’elle dépend l’avenir de notre pays.

De ce chaos d’opinions se heurtant avec une véhémence qui rappelle les disputes d’où naquirent les guerres de religion, que sortira-t-il ? — L’instruction obligatoire, sans nul doute, dont la nécessité finira par s’imposer même aux préventions les plus récalcitrantes ; mais sur ce terrain, qui devrait être celui de la concorde universelle, il est à craindre de voir surgir des luttes stérilisantes et désastreuses : — Obligatoire et gratuite, — obligatoire seulement, — moralement obligatoire, — obligatoire et laïque, — obligatoire et cléricale. — C’est la tour de Babel ; on ne sait quelles voix écouter ; ceux qui parlent semblent ne pas se comprendre, car dans toutes ces batailles où la logomachie tient plus de place que le raisonnement, la solution du problème de l’enseignement n’est pas un but, ce n’est qu’un prétexte.

Deux partis sont en présence qui voient dans la direction que prendra l’enseignement le triomphe ou la défaite de leur opinion. Pour l’un, le clergé et ce que l’on peut appeler les ordres scolaires représentent l’obscurantisme. — Un vieux mot bien bête que l’on ferait mieux de ne plus employer. — Les écoles congréganistes lui apparaissent comme l’enseignement mutuel de l’abrutissement et de l’hypocrisie. — Pour l’autre, l’université est la bête de l’Apocalypse ; elle est la négation de Dieu, l’appel au matérialisme, la grande prêtresse du néant. — Ces deux opinions sont aussi fausses l’une que l’autre ; en matière d’instruction, comme en matière politique, le clergé et l’université sont indispensables, car tous deux répondent à des besoins parfaitement distincts, que l’on a le plus grand tort de confondre.

Le résultat de cette hostilité déplorable est tout autre que celui que l’on imagine ; ce n’est ni l’université ni le clergé qui souffrent et qui succombent dans ce combat à outrance, c’est l’enseignement lui-même. Et cependant nous ne ferons jamais assez d’efforts pour le soutenir, pour le fortifier, j’allais dire pour le créer, car à bien regarder l’état où nous sommes, on reconnaît que la France est atteinte de trois maladies graves qui, promptement, deviendraient mortelles, si l’on n’y portait un remède énergique et rationnel : ces trois maladies sont l’ignorance, l’indiscipline et la présomption ; celles-ci sont fatalement engendrées par celle-là. Or le remède, c’est l’instruction ; elle tue l’ignorance, elle discipline l’âme et rend modeste, car elle apprend à se comparer et non point à se contempler, ce à quoi, pour notre malheur, nous avons toujours excellé ; c’est en nous croyant sottement et naïvement le premier peuple du monde, que nous avons végété dans une indifférence inqualifiable pour tout ce qui touche à la géographie et à l’étude des langues vivantes, c’est-à-dire à ce qui fait connaître les autres peuples et permet, au besoin, de profiter de leurs découvertes[2].

L’instruction est le salut même de l’humanité : elle a pour but et pour résultat d’élever l’homme au-dessus de ses instincts naturels, de lui procurer un instrument de travail général et de le mettre à même de trouver dans ses facultés fécondées par l’étude le moyen de subvenir aux exigences de la vie et de remplir les devoirs qui sont imposés à l’individu dans toute société civilisée. Jamais l’instruction n’est assez répandue, jamais assez multiple, jamais assez profonde. Ceux qui en ont peur sont des niais ; la force obtuse et crédule de l’ignorance est plus redoutable que les ambitions souvent démesurées du demi-savoir.

Que penser d’une nation qui n’a pas encore compris, qui n’a pas encore forcé ses représentants à comprendre que l’instruction obligatoire est le corollaire obligé du suffrage universel ? Il est cependant élémentaire d’admettre que nul ne peut être appelé à exercer un droit s’il n’est apte à l’exercer ; pouvoir changer, par son vote, la forme même du gouvernement et ne pas être en état de signer son propre nom, c’est là une anomalie étrange et particulièrement douloureuse. Chez les autres peuples on ne s’y est pas mépris ; lors de la discussion du Ballot-Bill au parlement anglais, en 1870, M. Lowe a dit avec raison : « Vous demandez le vote universel, moi alors je demande l’instruction obligatoire ; car il faut au moins apprendre à lire à ceux qui demain seront nos maîtres. » Qui ne se souvient de la lettre implacable adressée le 19 août 1870 à un publiciste français par le colonel Fr. von Holstein et datée de Saint-Avold : « Vous avez le suffrage universel, et vos électeurs ne savent pas lire. » — Tout le monde s’en étonne, en effet, excepté nous, qui en mourons.

L’Assemblée nationale siégeant à Bordeaux ratifia le 1er mars 1871 le projet de paix signé le 26 février à Versailles par MM. de Bismarck, Thiers et J. Favre ; c’est donc de cette époque que date la prise de possession officielle de l’Alsace-Lorraine par l’Allemagne ; dès le 18 avril suivant, une ordonnance du gouverneur général y introduisait l’instruction obligatoire[3]. Voilà trois ans que la guerre est terminée, et nulle loi n’a encore été discutée par nos pouvoirs législatifs pour régler cette question vitale. Lorsque le projet de loi viendra devant la Chambre, on peut craindre qu’il ne soit pas accepté sans difficulté, et même que le principe de l’obligation ne soit pas admis, car bien des gens croient encore, comme Richelieu, qu’une nation est d’autant plus facile à gouverner qu’elle est plus ignorante ; nos révolutions successives n’en sont guère la preuve. À voir ce qui se passe dans les pays où l’enseignement obligatoire est pratiqué, on peut cependant reconnaître que l’instruction est aux peuples ce que le lest est aux navires : ça les met et ça les maintient en équilibre.

Il y a plus de quarante ans que lord Brougham a dit : « Ce n’est plus le canon, c’est désormais l’instituteur qui est l’arbitre du monde. » Il est certain que la nation qui a les meilleurs instituteurs a aussi les meilleurs canons ; nous en avons fait personnellement la cruelle expérience. « Quel est votre meilleur général ? demandait-on à un très-grand personnage de Berlin, après la campagne qui se termina si brusquement à Sadowa. — Il répondit : « Le général maître-d’école. » On n’a cessé, en France, de répéter ce mot depuis 1866, mais sans paraître comprendre la grande leçon qu’il contenait. Ce que l’on a certainement voulu dire, c’est que l’avenir appartient au peuple le plus instruit, parce que la soumission aux lois, le sentiment du devoir, l’abnégation, sont les fruits naturels de l’instruction. Ceci est élémentaire, et il est pénible d’avoir à le rappeler. Si l’on parvient à combattre l’ignorance, à la poursuivre pied à pied, à la chasser des refuges où elle va se cacher sous toutes sortes de prétextes ; si l’on réussit à donner aux enfants des classes laborieuses des notions simples, justes et fortes ; si l’on arrive à faire naître dans la classe bourgeoise le goût des études sérieuses, le mépris des frivolités grivoises où elle s’est perdue, on aura sauvé le pays et nous pourrons peut-être entrer dans une période de vitalité nouvelle. L’état actuel est fait pour affliger ceux qui regardent avec prudence et sans illusion vers l’avenir. Il y a péril en la demeure, et il est temps de se hâter.

Le premier réformateur scolaire est un réformateur religieux, Jean Huss, qui impose à tous ses disciples l’obligation de lire eux-mêmes la Bible traduite en langue vulgaire. C’était l’enseignement primaire élevé à l’état de dogme. Cette première théorie du libre examen eut et aura d’incalculables conséquences. Toutes les sectes protestantes issues de Zwingle, de Luther, de Calvin, adoptèrent, sans même le discuter, le principe formulé par celui qui mourut sur le bûcher de Constance. Si la France n’est pas entrée dans cette voie féconde où ses voisins immédiats de la Suisse et de l’Allemagne la précédaient, elle le doit à la Saint-Barthélemi, à l’acte du 13 juillet 1593 et à la révocation de l’édit de Nantes. L’esprit du protestantisme se fait jour en 1560 aux états d’Orléans ; la noblesse y demande qu’il soit levé « une contribution sur les bénéfices ecclésiastiques pour raisonnablement stipendier les pédagogues et gens lettrés, en toutes villes et villages, pour l’instruction de la pauvre jeunesse du plat pays ; et soient tenus les pères et mères, à peine d’amende, à envoyer lesdits enfants à l’école ; et à ce faire soient contraints par les seigneurs ou les juges ordinaires ». Il est difficile de formuler plus nettement le système de l’enseignement obligatoire[4].

On devait attendre longtemps avant de voir reprendre ces idées, si simples qu’aujourd’hui elles nous paraissent naturelles. Il fallut la Révolution française, la Convention et ce grand mouvement théorique qui, abordant de front tous les problèmes, n’en sut résoudre que bien peu. Par un décret du 18 août 1792, l’Assemblée législative avait détruit toutes les corporations, « même celles qui, vouées à l’enseignement public, ont bien mérité de la patrie. » En 1795, on proclame la liberté de l’enseignement ; on n’organise pas les écoles, mais on punit les parents qui n’y envoient pas leurs enfants ; en 1794, on déclare que l’enseignement est gratuit, et, en 1795, on n’accorde à l’instituteur d’autre traitement que la rétribution consentie par les familles. Un décret neutralisait l’autre : enseignement obligatoire sans écoles, gratuité pour l’élève, gratuité pour le maître. La Révolution voulut l’enseignement, ne fit rien pour le créer et détruisit celui qui existait[5]. On peut penser ce qu’était l’école dans la cacophonie de ces contradictions légales. D’après les rapports des Conseils (en 1796), il est constaté que ces systèmes révolutionnaires et savants d’éducation ne font pas de progrès, qu’il y a maintenant des districts de 80 000 habitants où l’on ne peut se procurer un maître d’école, et que, dans quelques-unes des plus grandes villes de province, les précepteurs ne savent pas l’orthographe[6]. »

Sous la Restauration et sous le gouvernement de Juillet, on commença à s’occuper d’une façon moins platonique de l’enseignement primaire. L’ordonnance du 29 février 1816, la loi du 28 juin 1833 donnèrent aux études élémentaires une impulsion qu’elles n’avaient pas encore reçue ; c’était le temps de la méthode Jacotot, de l’enseignement mutuel, et de bien d’autres systèmes qui n’existent plus guère que dans le souvenir. Lorsque l’on discutait à la Chambre des pairs la loi de 1833, Victor Cousin n’hésita pas à déclarer que l’obligation lui paraissait devoir être adoptée ; en effet, il était puéril de s’arrêter devant des considérations spécieuses qui n’ont fait reculer ni la Suisse, ni l’Allemagne, ni la Suède, ni tant d’autres pays. Après la révolution de 1848, on faillit résoudre cette grosse question ; l’obligation était inscrite dans les projets de loi successivement présentés par M. Carnot (5 juin), par M. Barthélémy Saint-Ililaire (13 décembre), par M. Jules Simon (5 février 1849). Ces différents projets furent absorbés et profondément modifiés par la loi du 15 mars 1850, — la loi Falloux, — qui établissait la liberté de l’enseignement, mais passait l’obligation sous silence, tout en assurant par l’article 14 la gratuité aux enfants indigents.

On peut savoir exactement quelle part chacun des gouvernements qui se sont succédé en France depuis soixante ans a prise à la création des écoles ; on a des documents précis qui, partant de la fin de la Restauration, aboutissent aux dernières années du second Empire. En 1829, la France possède 30 796 écoles primaires publiques, — 32 520 en 1832, — 43 843 en 1850, — 53 820 en 1868. Donc, en quarante ans, le chiffre n’a augmenté que d’un peu plus des deux tiers. Nous sommes loin encore à cette heure d’avoir atteint le nombre total des écoles qui seraient indispensables pour satisfaire aux besoins qui s’imposent chaque jour avec une intensité croissante[7].

Pour bien se rendre compte du degré d’instruction — ou d’ignorance — de notre pays, il faut jeter les yeux sur une carte dressée en 1866 au ministère de l’instruction publique, et représentant les départements teintés selon le nombre des conscrits illettrés appartenant à la classe de 1864 : sept départements où le nombre des illettrés est au-dessous du vingtième, — onze où le nombre varie entre le vingtième et le dixième, — vingt-deux flottant entre le dixième et le quart, vingt-trois entre le quart et le tiers, — vingt-six où le total des illettrés dépasse le tiers et même la moitié. Sur cette lamentable liste, la Meurthe est au premier rang : 2 illettrés, 3,2 sur 100 ; au dernier, je vois l’Ariège : 66,65 sur 100 ; la Seine n’arrive que la treizième avec 7,04 sur 100[8]».

Les choses se sont bien peu modifiées depuis cette époque. On a fait de généreuses tentatives pour doter toutes nos communes des écoles primaires dont elles ont besoin, mais on s’est brisé contre l’apathie naturelle aux paysans, contre l’indifférence des municipalités, contre la vieille idée coupable que le temps passé à apprendre est du temps perdu qui ne rapporte rien. Les efforts ont échoué surtout et échoueront infailliblement encore contre des obstacles matériels, qu’il est du devoir du pays de vaincre à force d’argent. C’est là le plus pressé, il faut y courir. On pourra, sans difficultés trop sérieuses, imposer l’instruction à tous les enfants : les parents qui n’obéiront pas à la persuasion céderont à l’amende et aux peines coercitives ; mais, si l’on veut exercer l’enseignement, il faut deux choses indispensables : un local pour abriter les élèves et un maître pour les instruire. Or les écoles sont tellement défectueuses que plus d’un paysan hésiterait à y remiser son bétail, et l’on rétribue si misérablement le labeur ingrat des instituteurs, qu’on s’expose à n’en plus trouver et à voir tarir la source de ce recrutement si précieux. Les communes, trop pauvres ou peu intelligentes, refusent de payer ; on s’adresse au département, qui regarde volontiers du côté des dépenses d’apparat et fait la sourde oreille. C’est l’État qu’on sollicite, et il inscrit à son budget une somme destinée à soutenir l’enseignement primaire.

En réunissant toutes les ressources que les communes votent en rechignant, celles que les départements n’osent pas refuser, et celles que le ministère de l’instruction publique est autorisé à consacrer à cet objet, nous arrivons, pour la France entière, à une somme qui n’atteint point 60 millions. — L’État de New-York, pour une population de 4 382 759 habitants, a donné à l’enseignement 50 millions en 1870[9] — « Avec cela, m’écrit un homme de bien qui consacre sa vie à l’enseignement primaire et qui mieux que tout autre en a sondé les plaies, avec cela nous avons en France des écoles moins bien entretenues que des chenils, des instituteurs moins bien payés que les bons valets de ferme, des institutrices fort au-dessous, comme situation, des femmes de chambre des chefs-lieux d’arrondissement. »

Les maîtres congréganistes ont 600 francs par an, mais la vie en commun leur permet de subsister sans trop de peine. Quant aux laïques, qui sont au nombre de 52 000 environ, presque tous mariés, la moitié ne reçoit pas plus de 750 à 800 francs par an, un bon quart a de 550 à 600 francs ; reste un cinquième auquel on donne, — j’ose à peine le dire, — 450 francs. Il ne faut donc pas être surpris si, sous peine de mourir de faim, ces malheureux se font sonneurs de cloches, tambours pour crier les actes publics, écrivains à l’état civil, — s’ils vont faucher ou fauciller avant que la classe soit ouverte, — s’ils vont glaner quand elle est close. Et ils sont admirables, ces hommes humbles, supérieurs au milieu où ils vivent, continuant malgré tout leur croisade contre l’ignorance ; le soir, gratuitement, ils s’en vont dans les classes d’adultes et tâchent d’enseigner l’A, B, C, D à des paysans sournois qui leur rient au nez. M. Duruy, lorsqu’il était ministre de l’instruction publique, avait été ému d’un si ardent courage résistant à une telle misère ; il demanda un subside pour récompenser, pour secourir environ 25 000 instituteurs qui se dévouaient au delà de leurs forces ; on lui accorda 50 000 francs, — quarante sous par tête.

Il est facile de modifier cette situation et de la rendre enfin tolérable, car ce n’est qu’une affaire d’argent. Pour donner aux instituteurs et aux institutrices un traitement minimum de 1 000 fr., il faudrait que le crédit ordinaire de l’enseignement primaire fût porté à 80 millions. Avec cette somme, régulièrement inscrite aux budgets annuels, on arriverait aisément à disposer d’un personnel excellent ; mais la question du matériel resterait tout entière ; celle-là est fort lourde, fort douloureuse, et par cela même elle demande à être résolue immédiatement. Il faut réparer les écoles qui tombent en ruine et les rendre habitables. Il faut en construire des nouvelles, les outiller, les meubler, leur fournir les instruments de travail sans lesquels toute institution est vaine. Pour doter la France des écoles dont elle a besoin, quelle somme est nécessaire : 180 millions au moins. Or le ministère de l’instruction publique dispose aujourd’hui de 1 200 000 fr. pour venir en aide aux communes qui font bâtir des maisons scolaires[10]. Si cet écart énorme n’est pas comblé d’ici à peu d’années par une subvention extraordinaire, c’est à désespérer de l’avenir. Il ne faut pas liarder en présence d’un tel péril ; l’argent ainsi dépensé rapportera de gros intérêts qui, bien employés, formeront le capital intellectuel de la France.

En ce qui touche l’enseignement primaire, Paris ne grèvera en rien le budget de l’État. Notre grande ville, si injustement calomniée parfois, est une mère inépuisable pour ses enfants ; elle sait qu’elle a charge d’âmes, et, si elle suit l’impulsion qu’elle s’est donnée à elle-même, elle offrira un exemple admirable. Elle ne demande rien au gouvernement ; elle se suffit, et pour qu’on puisse regagner le temps perdu, elle tient sa caisse toute grande ouverte. Les instituteurs et les institutrices ont des émoluments qui leur permettent de vivre, les écoles sont très-bien outillées, le service si important de l’inspection fonctionne sans relâche, et les desiderata que nous aurons à signaler tiennent à un ordre de choses imposé par la configuration même de Paris et par l’inégale répartition de sa population dans les différents quartiers.

La gratuité dans nos établissements scolaires est absolue et ne souffre point d’exception ; non-seulement on n’exige aucune rétribution pour l’enseignement, mais on fournit aux élèves le papier, l’encre, les plumes, les livres, les modèles d’écriture et de dessin, les cartes géographiques et tous les objets qui peuvent être utiles aux démonstrations des instituteurs[11]. On ne saurait donner trop d’éloges au conseil municipal et lui témoigner trop de gratitude pour la largeur intelligente et libérale qu’il met à poursuivre la tâche entreprise. Il n’a rien refusé de ce qu’on lui a demandé, il a prévu les exigences avant qu’elles fussent formulées, mais il convient de dire qu’il a trouvé à la tête de l’enseignement primaire de Paris un homme qui s’est consacré à cette œuvre avec une ardeur et un dévouement sans bornes. En réunissant les ressources ordinaires et extraordinaires, municipales et départementales, votées pour l’enseignement et généreusement offertes par la ville, on arrive à la somme vraiment imposante de 30 millions ; cela suffit, il ne s’agit que de continuer[12].

Aussi quel excellent usage on a fait immédiatement de cette richesse ! Bien vite on a créé 22 000 places dans les écoles communales, on a soutenu l’enseignement libre par un subside spécial, augmenté le traitement du personnel, développé le matériel classique, qui laissait tant à désirer ; on a divisé les classes trop nombreuses, organisé deux écoles normales, ouvert une école d’apprentis, enfin on a constitué un magasin scolaire qui, centralisant tous les objets nécessaires aux écoles, permet de les distribuer rapidement, d’en surveiller l’emploi et de réaliser de grosses économies, grâce à un atelier de réparations qui fonctionne sans désemparer.

Il est intéressant de visiter ce magasin, qui est situé sur le boulevard Morland, — c’est l’île Louvier, réunie à la terre ferme depuis 1843, — et qui fait partie du garde-meuble de la ville. Lorsque j’ai pénétré dans la cour, je me suis arrêté avec un serrement de cœur involontaire, car elle était pleine de tas de débris noircis et comme carbonisés qui représentent tout ce qui reste des objets d’art et d’orfèvrerie retrouvés sous les décombres de l’Hôtel de Ville incendié. Dans d’immenses galeries divisées par des planchers de sapin entourés de barrières à claire-voie on a rassemblé tous les gros meubles utiles dans les classes : les chaires destinées aux professeurs, les tableaux noirs et les tables réservées aux élèves. On peut croire au premier abord qu’il est facile de faire des tables et des bancs pour les écoliers ; c’est pourtant un problème qu’il n’est pas toujours aisé de résoudre, car rien n’est plus contraire à l’hygiène, à la discipline, à la morale même et à la bonne tenue des classes, c’est à-dire à tout ce qui facilité l’enseignement, que ces longues tables où les enfants sont pressés les uns contre les autres, comme je l’ai vu dans une école où douze enfants, assis devant une table longue de 3m,75, n’avaient pas la liberté de mouvement nécessaire pour pouvoir écrire. Toutefois il faut tenir compte de l’exiguïté des classes et du nombre des écoliers ; à force de tâtonner et d’étudier la question, on s’est arrêté à un banc-table, muni de pupitres, qui au maximum pourra recevoir cinq enfants ; et, toutes les fois que l’emplacement le permettra, on isolera les élèves autant que possible en créant pour chacun d’eux une sorte de petit bureau particulier.

Une autre galerie, séparée en un grand nombre de chambrettes, renferme les livres, les cahiers, les plumes de fer, les crayons, les ardoises, les cartes, les sphères, les compendiums métriques, la craie et tout le menu bagage de l’écolier. Cependant il ne suffit pas d’outiller l’élève, il faut outiller l’école ; il faut des rideaux aux fenêtres, un christ sur la muraille, une pendule pour indiquer l’heure, des balais pour nettoyer les classes, des arrosoirs pour l’arroser ; s’il y a un jardin, il faut des râteaux, des louchets et des pelles ; je n’en finirais pas si je voulais énumérer tous les ustensiles qui font partie de ce qu’on appelle le mobilier scolaire. On peut apprécier l’activité de ce service : en 1872, on a livré aux écoles des tables-bancs représentant 16 149 places, 300 bureaux de maître, 300 bibliothèques, 325 tableaux noirs, 2 461 éponges à tableaux, 2 068 paires de rideaux ; pour le seul trimestre de janvier-avril 1873, je compte 98 754 volumes, 447 050 cahiers et 434 100 plumes de fer. Si les enfants de Paris ne s’instruissent pas, ils n’en accuseront pas leur outillage, car on ne le leur marchande guère.

Grâce aux ressources extraordinaires, on a déjà créé 22 000 places, je l’ai dit tout à l’heure ; mais le crédit n’est pas épuisé, et l’on va en avoir 23 000 autres en construisant de nouvelles écoles[13]. Lorsque ce progrès sera réalisé, tous les enfants qui devraient fréquenter les classes trouveront-ils place sur les bancs de l’enseignement primaire ? — Non. — D’après une statistique faite en 1871, 341 établissements scolaires se subdivisent ainsi : 94 salles d’asile, dont 65 laïques et 29 congréganistes ; 123 écoles de garçons, dont 69 laïques et 54 congréganistes ; 124 écoles de filles, 65 laïques et 59 congréganistes ; ceux-ci sont donc en minorité, puisqu’ils ne dirigent que 142 établissements, tandis que les laïques en possèdent 199. Ces 341 salles d’asile et écoles peuvent recevoir 89 012 élèves[14]. Or le nombre des enfants en âge de fréquenter ces deux sortes d’établissements est de 259 517.

La différence est notable, elle dépasse 170 000 ; mais, pour rester dans la vérité, il faut se hâter d’en déduire 102 500 enfants qui reçoivent l’instruction première dans leur famille ou dans les pensionnats, et 22 000 auxquels on a fait place dans les écoles publiques ; reste donc 46 000 enfants qui, par suite de l’indifférence des parents ou du défaut de vacances dans les écoles, échappent aux bienfaits de l’enseignement. Lorsqu’on aura mené à bonne fin les travaux qui doivent mettre 23 000 places au service des nouvelles générations, qu’on aura construit les 35 écoles ou groupes d’écoles projetés, nous nous trouverons en présence de 23 000 pauvres petits êtres qui ont besoin d’apprendre, et pour lesquels la ville ne se lassera pas de mettre en pratique la maxime divine : Sinite parvulos ad me venire[15].

L’enseignement primaire distribué dans les salles d’asile et dans les écoles de Paris est excellent ; il donne à l’enfant des notions générales suffisantes, et le conduit même assez loin dans l’histoire, le calcul et la géographie. Dans les salles d’asile, où l’enfant peut séjourner de deux à six ans, l’instruction qu’il reçoit est fort embryonnaire ; elle lui apprend à démêler un peu l’écheveau de ses pensées, elle attire son attention sur les objets usuels, elle l’initie aux premiers principes de la lecture et de l’écriture, elle lui fait résoudre de très-faciles problèmes qui ne dépassent pas la soustraction ; par la gymnastique cadencée qu’elle lui impose, elle l’amuse, rhythme ses gestes et développe ses mouvements ; par les vers puérils qu’elle lui fait chanter sur des airs connus, elle met dans sa petite tête des vocables dont il demande l’explication, des préceptes de morale et d’hygiène quotidienne ; ne ferait-elle que le retenir et l’empêcher de courir dans les rues, elle lui rend un service signalé.

Rien n’est plus divertissant à voir que ces bambins rangés à la file, les mains sur les épaules les uns des autres, marchant bruyamment en mesure et chantant sur l’air des Alsaciennes : Nous nettoierons nos chaussures et nous laverons nos mains ! ou de les regarder lorsque, guidés par la baguette du moniteur, ils braillent à tue-tête : Ba, be, bi, bo, bu ! Parfois, lorsqu’ils reniflent trop fréquemment, on interrompt la leçon et on leur dit : Mouchez-vous ! Alors, tous à la fois, ils tirent de leur poche une loque informe et se mouchent avec un ensemble extraordinaire ; puis ils se remettent à crier de plus belle : Ba, be, bi, bo, bu ! Il faut être là quand ils arrivent de la maison paternelle, le petit panier au bras, la mine fouettée par le froid du matin. La directrice, la sous-maîtresse, une bonne, les reçoivent, les mènent près d’un grand lavoir en marbre et leur donnent des soins de propreté dont ils n’ont que trop souvent besoin. Lorsqu’un enfant vient à l’asile, propret, débarbouillé, peigné, il affirme par ce seul fait la moralité de sa famille.

À l’école, c’est plus sérieux ; on ne chante plus, on ne marche pas en cadence ; les enfants sont déjà de petits personnages pénétrés de l’importance de leur rôle ; cela ne les empêche nullement de sauter comme des cabris pendant les récréations, lorsqu’il y a une cour, ce qui ne se rencontre pas aussi souvent qu’on pourrait le désirer. Selon que les enfants sont plus ou moins nombreux, l’école est divisée en plus ou moins de classes ; j’en ai compté dix à l’école de la rue Morand. La classe est une grande salle éclairée par des vitrages latéraux ; le maître est dans une chaire assez élevée et domine les écoliers, qui sont assis sur des bancs placés devant des tables munies d’encriers ; sur la muraille se détache l’image de Celui qui attirait les enfants et qui a dit : « Aimez-vous les uns les autres ; » puis sont accrochés des tableaux noirs, des cartes géographiques, des tableaux d’histoire naturelle élémentaire. Dans un coin, voici la petite bibliothèque, sur laquelle on a placé une sphère terrestre ; plus loin, une armoire contient tous les ustensiles qui peuvent servir à démontrer le système métrique, depuis le litre jusqu’à la chaîne d’arpentage. C’est complet, et un maître intelligent peut tirer un bon parti de cet outillage. Dans les classes élémentaires, on se contente de suspendre des tableaux de lecture, dont plusieurs m’ont paru conçus sans méthode et trop au hasard[16].

On est assez silencieux, les devoirs sont bien faits, les dictées sont bonnes, l’orthographe est très-souvent irréprochable et le corps d’écriture nettement formé. On profite de toute occasion pour inculquer aux enfants des idées de morale, de respect, de sobriété. Autant que l’école le permet, on mêle à l’enseignement une dose très-convenable d’éducation. J’ai entendu un instituteur raconter l’histoire des patriarches ; arrivé à Noé, il sut parler de l’ivresse en termes que n’aurait point désavoués un membre de la Société de tempérance. En général, la leçon n’est qu’une série d’explications renouvelées qui met le professeur en rapports constants et personnels avec ses élèves ; plût au ciel que ce système fût adopté pour l’enseignement secondaire, car il produit d’excellents résultats. J’ai été très-vivement frappé d’entendre des fillettes et des garçonnets de douze à treize ans, interrogés par moi au hasard, répondre très-lestement et sans erreur à des questions sur les règnes de Charles VI et de Louis XI. J’ai renouvelé l’expérience dans plusieurs écoles, laïques ou congréganistes, et j’ai emporté cette conviction, qu’une causerie du maître, interrogeant tous ses élèves à la fois, excitant leur émulation, posant la question et disant : Qui veut la résoudre ? est un mode d’enseignement qui anime l’écolier, l’occupe, le réveille et lui apprend — toute l’éducation est là — à faire un effort sur lui-même.

Le programme d’études rédigé par la direction de l’enseignement primaire, le journal des classes, l’ordre des exercices imposés, sont suivis à la lettre ; mais tant vaut le maître, tant vaut l’école, et les instituteurs qui ne voient dans la pédagogie qu’une besogne rebutante n’auront jamais que de fort médiocres élèves, tandis que ceux qui aiment leur métier, qui sentent qu’ils remportent une victoire toutes les fois qu’ils fécondent les facultés natives de l’enfant, qui, en un mot, ont le feu sacré, obtiennent de leurs écoliers de véritables tours de force.

Dans la rue Neuve-Coquenard, au fond de l’impasse de l’école, un instituteur laïque a su inspirer la passion de la géographie aux enfants qu’il dirige, et avec eux il a créé un chef-d’œuvre. Sur les murailles du préau il a fait peindre par des élèves de douze à quatorze ans dix-neuf grandes cartes géographiques et vingt et une plus petites. On ne s’est pas contenté de figurer les cinq parties du monde, on a pris l’Europe, on a pris la France, et on les a représentées aux différentes phases de leur histoire ; de plus, des tableaux réellement peints et dessinés donnent la hauteur comparative des montagnes et le cours des principaux fleuves du monde. Ce travail est admirable et a dû exiger des études très-sérieuses de la part de ceux qui l’ont exécuté. — Ces tableaux, qui couvrent les murs du préau, c’est-à-dire de l’endroit où les enfants mangent, où ils déposent leurs casquettes, où ils jouent, sont donc dans l’endroit le plus exposé aux avaries de toute sorte ; — en bien ! toutes ces belles cartes sont indemnes, pas une d’elles ne porte seulement trace d’un coup de crayon ; — en me rappelant la façon outrageuse dont nous avions l’habitude de traiter les murs du collège, je n’en croyais pas mes yeux.

Il est impossible d’étudier attentivement les écoles primaires sans reconnaître que la femme possède des facultés pédagogiques bien supérieures à celles de l’homme ; chez elle, c’est comme un instinct ; tout concourt à le développer : sa mission naturelle et ses goûts. Pendant que le petit garçon casse le nez de son pantin et lui ouvre le ventre pour voir ce qu’il y a dedans, la petite fille dorlote sa poupée, la couche, la soigne, la gronde, l’instruit, et bien souvent lui fait une morale dont elle-même aurait besoin. Cette sorte de maternité latente qui domine toujours la femme et la dirige apparaît chez des institutrices de vingt ans et chez des sœurs de charité. Les Américains et les Suédois ne l’ignorent pas, car c’est aux femmes qu’ils confient l’éducation des enfants des deux sexes jusqu’à l’àge de douze ans, et ils font bien. Du reste, comme écolières, les petites filles sont plus intéressantes que les petits garçons ; bien plus que ceux-ci elles sont ambitieuses, ardentes, primesautières ; elles veulent tout apprendre et demandent toujours à répondre, même quand elles ne savent rien. Elles ont de jolies mines effarouchées lorsqu’on les gronde, et pendant les récréations elles causent entre elles, se groupent comme pour se recevoir mutuellement et se divertissent fort à jouer à « la madame ».

Lorsque l’on pénètre dans une école de filles, que l’on voit les escaliers cirés, les vitres bien transparentes, les tables très-nettes, il est inutile de demander si l’on est chez des congréganistes ou des laïques : on est dans une maison dirigée par les sœurs de Saint-Vincent-de-Paul. Elles n’ont pas d’autre coquetterie, mais elles savent la pousser jusqu’aux extrêmes limites du possible ; la classe est moins morose, les cuivres reluisent, des rideaux éclatants de blancheur tombent le long des fenêtres, chaque encrier est entouré d’une rondelle de drap qui épargne bien des taches au pupitre, et contre la muraille, à la place d’honneur, s’élève une statuette de la Vierge environnée de fleurs en clinquant. Elles sont charmantes avec les enfants, ces saintes filles, et s’en font adorer, ce qui rend le travail de la classe singulièrement facile ; alertes, fort jeunes pour la plupart, assez fières de la bonne tenue des salles, elles vont et viennent à travers les bancs avec une prestesse élégante que leur gros vêtement de laine n’alourdit pas, donnant un conseil, corrigeant une faute, très-gaies, toujours souriantes et fort occupées de leur jeune troupeau.

Dans une de ces maisons, j’ai été reçu par la supérieure ; j’ai vu une femme d’une cinquantaine d’années, de façons exquises, aux traits fins, aux yeux spirituels et doux. Je l’ai regardée, et j’ai reconnu une femme que j’avais rencontrée jeune fille dans le monde au temps de ma jeunesse. Son entrée en religion avait fait un certain bruit jadis ; elle s’est consacrée au dur labeur de soigner les malades, de secourir les pauvres, d’élever les enfants. Il y a dans la pâleur profonde de son visage et dans son sérieux sourire la sérénité d’une âme appuyée sur des réalités inébranlables ; sous l’humble cornette et sous la robe de bure de la religieuse, elle cache un grand nom et un cœur que la charité dévore. Je me suis éloigné sans lui laisser soupçonner que je l’avais reconnue ; ai-je besoin de dire que son école mérite d’être citée comme modèle ?

En général, le personnel enseignant employé dans les établissements communaux de Paris ne mérite que des éloges ; il y a bien, par-ci par-là, quelque directrice qui ne serait pas fâchée de laisser entrevoir qu’elle descend des Mérovingiens, ou quelques directeurs qui n’ont d’autres moyens de discipline que « la majesté du regard », — le mot m’a été dit ; — mais ce sont là des défauts minimes, défauts de surface qui n’altèrent en rien la qualité réelle, le dévouement sans relâche dont les instituteurs et les institutrices font preuve à tous les degrés.

Si les maîtres sont bons, si, pour la plupart, les écoliers sont attentifs, si l’enseignement est très-bien combiné et habilement donné, que manque-t-il donc à beaucoup de nos écoles pour être parfaites ? Il leur manque tout simplement d’être appropriées à l’objet en vertu duquel elles ont été créées, — il leur manque d’être des écoles. Celles qui ont été construites exprès dans les quartiers nouvellement annexés, ou dans ceux que l’on a vivifiés en y traçant de larges voies de communication, sont excellentes. Elles ont été bâties en vue d’un but défini qui a été parfaitement atteint. Les écoles de la rue de Puebla, de la rue Malesherbes, de la place de la mairie au XIVe arrondissement, la salle d’asile de la rue Leclerc, de la Tombe-Issoire, sont irréprochables ; on y trouve des préaux, des cours plantées, de vastes classes, de l’air et de l’espace, c’est-à-dire de l’hygiène et une surveillance possible.

Il n’en est point ainsi partout. Rue Morand, dans le populeux quartier de la Roquette, où les enfants anémiques et faibles ont besoin de soleil et de verdure, l’école, remarquablement tenue du reste, renfermait 985 enfants le jour où je l’ai visitée, — j’en ai compté 98 dans une seule classe, — et pour toute cette marmaille turbulente et joueuse, qu’on entasse dans des salles étroites, mal distribuées, insuffisantes à tous les points de vue, on dispose de deux petites cours dont l’ensemble présente 447 mètres carrés, emplacement bon pour la récréation de 25 ou de 30 enfants.

Mais il est un arrondissement de Paris, — le plus riche peut-être, — où les écoles, les salles d’asile sont vraiment lamentables : c’est le deuxième, qui forme une sorte de triangle dont la base est le boulevard Sébastopol, et dont le sommet aboutit au point d’intersection des boulevards de la Madeleine et des Capucines, par la rue aux Ours, la rue Neuve-des-Petits-Champs, les boulevards des Italiens, Poissonnière et Bonne-Nouvelle. Certes, dans le groupe parisien, c’est là un des plus actifs, un des plus commerçants, un des mieux peuplés ; c’est précisément cela qui fait les écoles si défectueuses. En effet, s’il n’a pas été difficile de trouver de vastes terrains dans les quartiers excentriques où la propriété n’a qu’une valeur restreinte, il n’est pas commode de découvrir les emplacements convenables pour une école dans cet immense écheveau de rues étroites, où les maisons à cinq ou six étages sont si pressées qu’elles semblent empiéter les unes sur les autres. Aussi a-t-on été obligé d’utiliser les locaux que la ville possédait, et ils sont affreux.

Rue de la Lune, dans une maison de physionomie douteuse, on pousse une porte bâtarde, on gravit un escalier fermé d’une petite barrière, et l’on arrive à une école telle qu’il faut le génie de sœurs de Saint-Vincent-de-Paul pour réussir à l’utiliser. Rue du Sentier, grandes salles il est vrai, mais pas de cour, pas de jardin pour les enfants ; un préau sans lumière, qu’on est forcé de consacrer à une classe supplémentaire, car il y a plus d’écoliers que de places normales. Cour des Miracles, dans cette ancienne truanderie du moyen âge, où Louis XVI avait voulu établir le marché à la marée et aux salines[17], le spectacle est navrant ; il est vraiment cruel de retenir des enfants au milieu de conditions pareilles. La maison scolaire occupe tout le fond de la place : au rez-de-chaussée une salle d’asile ; au second étage deux écoles, les garçons d’un côté, les filles de l’autre.

La salle d’asile n’a pas de jardin, pas même une de ces petites cours de souffrance comme il en existe souvent à Paris entre les maisons mitoyennes ; dans un préau sans jour et sans lumière, infecté, malgré tous les soins imaginables, par le voisinage immédiat d’une certaine chambrette, on réunit 150 enfants de deux à six ans. On a beau les débarbouiller constamment, ils sont toujours malpropres ; on dirait que cette vieille masure les salit d’elle-même. Les exercices qu’on leur fait faire, les mouvements gymnastiques dont on cherche à les amuser, ne remplacent pas le jeu au grand air, qui est indispensable à des bambins de cet âge. Ils sont tristes, ils s’ennuient, ils s’endorment malgré eux dans la lourde atmosphère qui les oppresse. Il y a plus : le danger du séjour dans ce mauvais local se révèle parfois d’une façon redoutable. Un enfant a mal aux yeux, puis un second, puis un troisième, tout à coup une épidémie ophthalmique se déclare, et l’on ne voit plus que de pauvres petites paupières rouges et tuméfiées. On appelle un médecin, on le consulte ; il répond : Démolissez votre salle d’asile et construisez-en une autre. — Comme ce sont là des remèdes qu’on ne trouve pas chez l’apothicaire du coin, les petits continuent à souffrir.

Les écoles sont dans des conditions semblables. On gravit deux étages pour arriver à celle des filles, et quand on demande où jouent les enfants, on vous conduit dans un vaste grenier, où les murs latéraux sont embarrassés de grosses poutres, dont on a jeté les refends par terre pour en faire une seule pièce, si grande maintenant, si disproportionnée, que le plancher a trop de volant, et qu’il s’effondrerait sur l’étage inférieur si les enfants, toujours surveillés, n’étaient forcés de modérer leurs ébats, La directrice demeure dans la maison ; j’ai traversé son appartement, il y pleuvait. Il y a là un danger permanent dont il est temps de se préoccuper ; une telle école ne peut plus subsister dans Paris, elle est en contradiction flagrante avec les efforts généreux que l’on fait chaque jour pour développer l’enseignement primaire. Il faut tout simplement prendre cette laide Cour des Miracles, et y créer un groupe scolaire modèle, qui est dû à un quartier très-laborieux, très-intéressant, et dont les contributions directes s’élèvent à une somme considérable (11 132 046 francs 84 centimes, pour 1873).

Les enfants reçoivent donc dans nos écoles de Paris, malgré l’état défectueux de quelques-unes d’entre elles, une instruction très-sérieuse et vraiment bonne[18]. Beaucoup n’en profitent pas encore : nous avons cité des chiffres ; il suffit du reste de parcourir certains arrondissements, de voir les gamins jouer dans les rues, pour se convaincre que toutes les familles n’ont pas compris la nécessité de l’enseignement ; mais cet enseignement profite moins qu’on ne pourrait le croire à ceux qui l’ont recherché. Vers quatorze ou quinze ans, l’enfant quitte les classes et entre à l’atelier. D’autres objets sollicitent son attention, d’autres soucis l’occupent, et bien souvent — trop souvent — le bénéfice des années scolaires est anéanti, le souvenir s’efface, et de ce qu’on avait appris jadis il ne reste plus rien. Quelques-uns, plus perspicaces ou plus ambitieux que les autres, suivent les classes d’adultes, ouvertes le soir pour les ouvriers ; mais le cabaret et le reste ont tant de sollicitations qu’il faut presque admirer les jeunes gens qui, libres, ne désertent pas tout à fait l’école. Pourtant la ville de Paris ne marchande guère les encouragements ; si elle a trouvé un écolier studieux et bon sujet, elle le fait entrer à l’école Chaptal, d’où il peut entrer à l’École centrale ou même à l’École polytechnique. Dans les deux cas, la ville n’abandonne pas son pupille : conjointement avec le ministre de l’agriculture et du commerce ou le ministre de la guerre, elle lui fournit une bourse qui lui permet de sortir de ce long apprentissage gratuit avec le diplôme ou le grade d’ingénieur.

Mercier écrivait de son temps : « Avec des nourrices, des gouvernantes, des précepteurs, des collèges et des couvents, certaines femmes ne s’aperçoivent presque pas qu’elles sont mères. » Mercier ne pouvait parler que des femmes riches ; que dirait-il aujourd’hui en voyant que Paris accepte, recherche cette délégation de maternité. À l’enfant qui vient de naître, elle ouvre les crèches[19] et l’y garde jusqu’à l’âge de deux ans ; de deux ans à six ans, elle l’admet dans les salles d’asile ; de six ans à quatorze, elle lui donne l’enseignement dans ses écoles ; plus tard, elle peut l’initier à l’enseignement secondaire à Turgot, à Chaptal, à Rollin, et le suivre, en subvenant à ses besoins, sur les bancs des écoles supérieures. En réalité on ne peut mieux faire.

Les maires, de leur côté, ne sont pas restés oisifs ; ils se sont associés dans la mesure des ressources dont ils pouvaient disposer aux efforts accomplis par l’autorité dirigeante. Dans presque tous les arrondissements, on est parvenu à créer, à l’aide de dons volontaires, une caisse des écoles. Cette institution, si elle est développée avec persistance, rendra de grands services. Grâce à elle, on pourra augmenter l’outillage scolaire et distribuer partout ces tableaux d’histoire naturelle élémentaire dont j’ai déjà parlé ; on pourra donner aux enfants des vêtements, des chaussures et certains médicaments, tels que l’huile de foie de morue et le vin de quinquina, dont ils n’ont que trop besoin pour combattre leur débilité constitutive ; on pourra leur remettre, au lieu de livres de prix, des livrets de caisse d’épargne qui seront un encouragement pour eux et pour leurs parents ; on les fera soigner gratuitement lorsqu’ils seront malades, et l’on arrivera même à leur ouvrir des carrières industrielles que la pauvreté leur interdit.

Malheureusement, pour remplir la caisse, c’est à l’initiative individuelle qu’on s’adresse, — avec discrétion afin de ne point l’effaroucher, car on sait qu’elle est volontiers récalcitrante. C’est là cependant une œuvre sérieuse et très-bonne, à laquelle il est généreux et opportun de s’associer. Il m’est pénible de dire qu’elle est accueillie avec indifférence, et que dans certains arrondissements, malgré le dévouement et l’appel réitéré des maires, elle ne produit pas ce qu’on est légitimement en droit d’attendre. Je prendrai pour exemple le VIIIe arrondissement, — je le connais spécialement, et je n’avance rien d’excessif en disant que c’est un des plus riches de Paris ; — en 1872, on n’y a récolté que 20 390 francs offerte par 231 donateurs ; c’est fort médiocre et peu en rapport avec les grandes habitations des Champs-Élysées, du boulevard Haussmann, du boulevard Malesherbes et du faubourg Saint-Honoré. L’œuvre cependant est plus intéressante que nulle autre, car c’est sauver les hommes que de protéger l’enfance[20].

Ce grand mouvement, qui part de la direction de l’enseignement primaire à la ville, qui est noblement encouragé par le conseil municipal et favorisé par les maires, atteindra-t-il son entier développement sans rencontrer d’obstacles ? Je voudrais pouvoir l’affirmer, mais nous avons vu poindre une question qui peut paralyser tant de beaux efforts. Beaucoup d’esprits sérieux veulent que l’instruction soit exclusivement laïque. Il ne faut pas se faire illusion, il ne s’agit pas seulement de rapporter la loi du 15 mars 1850 et de déposséder les congréganistes du droit d’enseigner ; on veut aller beaucoup plus loin, et supprimer de l’éducation tout ce qui a trait à la religion catholique, car l’enseignement laïque actuel comporte l’étude de l’histoire sainte et du catéchisme.

Or je crois qu’à tous degrés l’enseignement doit être libre, parce que la liberté crée la concurrence, que la concurrence détermine l’émulation, et que l’émulation engendre le progrès. Tout corps privilégié s’endort fatalement dans ce qu’il appelle la tradition, c’est-à-dire dans la paresse, et ne produit plus ; on sasse, on ressasse, et l’on tourne dans le même cercle où les esprits les plus vifs ne tardent pas à s’étioler. Il est donc fort utile que l’Université et le clergé se trouvent face à face, ne serait-ce que pour se réveiller mutuellement ; mais, à un autre point vue, on peut être surpris que cette question ait été soulevée, car il y a autant d’intolérance à empêcher un homme d’aller à la messe qu’à le forcer d’y aller. Ce qu’il y a d’inconcevable, c’est que ceux qui demandent l’enseignement exclusivement laïque se disent volontiers libres penseurs. La liberté est une ; on fait acte de libre pensée en croyant à une religion quelconque, tout aussi bien qu’en ne croyant à rien du tout. On semble n’avoir jamais compris, en France, que la liberté est le droit qui appartient à chacun de se conduire selon ses inspirations intimes en se conformant aux lois. Décréter un enseignement spécialement laïque ou spécialement religieux, c’est commettre un attentat contre la liberté de conscience, la plus précieuse de toutes, car c’est elle qui forge l’homme pour le grand combat de la vie.

Je crois, en outre, que les promoteurs de ce mauvais projet vont diamétralement contre le but qu’ils poursuivent. Il est facile de dire, comme un savant célèbre, que Dieu est une hypothèse ; mais le néant aussi est une hypothèse, et entre les deux on n’hésitera pas. — Lorsque j’entre dans une école tenue par des sœurs de Saint-Vincent-de-Paul, je ne leur demande pas quel Dieu elles adorent ; j’écoute la morale qu’elles professent, je m’incline, j’admire et j’estime que cette morale n’a jamais fait que du bien aux enfants. Les gens de foi médiocre, les indifférents même se rejetteront vers l’enseignement religieux dès qu’on tentera de le supprimer. Si l’on veut imposer l’école où l’on démontrera que l’avenir de l’au-delà n’est fait que de néant, chacun recherchera la doctrine qui affirme que l’effort sur soi-même, la victoire sur ses mauvais instincts, le redressement de sa propre nature, les bonnes actions trouveront plus tard une récompense éclatante ; on se dira qu’à tout prendre, et dans l’incertitude où flotte la pensée humaine, il vaut encore mieux essayer de gagner le paradis et de retrouver ses chers morts, que de marcher vers l’anéantissement. Si ce mouvement s’accentue, ce seront les congréganistes qui en profiteront, car on ira vers l’école qui enseigne la vie future et promet des compensations à cette vie terrestre.

ii. — secondaire.

Crise. — Le vers latin et la question ministérielle. — Pesanteur de la tradition. — Reconstitution de l’Université. — Les pères jésuites. — Méthode superficielle. — Enseignement mécanique. — La mémoire substituée au raisonnement. — Savantasses. — Absurdité des méthodes. — Le que retranché. — Conséquences du système. — Nul ne travaille. — L’évangile de l’enfance. — Substituer les conférences aux classes. — Le concours général. — Origine. — Prix en 1793. — Rivalité des chefs de colléges et d’institutions. — Les plus forts. — Question vitale pour les maîtres de pension. — Les racoleurs. — 1 200 francs de rente. — Résultats du concours général. — Tentative Fortoul. — La bifurcation. — On est résolu à supprimer l'Université. — M. Fortoul la sauve. — « Changer ou mourir. » — Les recteurs. — Circulaire du 13 novembre 1854. — M. Jules Simon. — Circulaire du 27 septembre 1872. — Haro. — Conséquences forcées. — Encore le vers latin. — La circulaire est trop réservée. — Elle désigne le but et n'ose y toucher. — Le discours latin. — Nulle concordance entre les idées et les vocables. — Métaphores. — Vice matériel. — Agglomération périlleuse. — Le collège Louis-le-Grand. — 29 professeurs, 1 179 élèves. — Le baccalauréat ès lettres. — Matières d'examen. — Le doyen des lettres françaises. — Ignorance. — Il faut excuser. — Indulgence. — Le phénicoptère est un poisson. — Langues vivantes. — Deux baccalauréats. — Pas de cours d'arabe à Saint-Cyr. — Résultats généraux de l’enseignement secondaire. — Les goûts des classes éclairées. — Les petits-crevés. — Orphée aux enfers. — Homère aux Quinze-Vingts.


L’enseignement secondaire ressemble en ce moment à certains malades : il subit une crise ; il en sortira vivifié ou mort. Si l’enseignement primaire est destiné à développer l’enfant, le but de l’enseignement secondaire est de former l’homme ; on peut reconnaître, sans être pessimiste, qu’il remplit fort mal sa tâche depuis longtemps déjà. Plus que toute autre chose, jusqu’à présent du moins, il est une arme entre les mains des partis ; le Gradus ad Parnassum a été tout à coup élevé à la hauteur d’une institution et la question des vers latins est devenue une question ministérielle ; on aurait pu en sourire si, en présence de l’Europe qui regarde sournoisement comment nous essayons à sortir de nos ruines, ce n’avait été un spectacle pitoyable. Bien des fois on a cherché à introduire des modifications importantes dans le mode d’enseigner ; mais il faut croire que l’on a fait fausse route, car les tentatives n’ont abouti à rien. Ce qui pèse sur l’enseignement secondaire, c’est un système, une tradition si lourde, qui parait si imposante, qu’elle neutralise tous les efforts et que les ministres y perdent leur latin. En effet, si dans ce siècle-ci on a pu créer l’enseignement primaire, qui n’existait réellement pas, on a reçu du passé une méthode d’enseignement secondaire qui fut célèbre, qui a été aveuglément suivie, et qui est absolument insuffisante aujourd’hui.

Ceci demande une explication.

Lorsque, de 1806 à 1808, Napoléon reconstitua l’Université, il n’y avait plus de corps enseignant en France ; les ordres religieux scolaires, détruits et dispersés par la révolution, ne s’étaient point reconstitués ; on avait ouvert par-ci par-là de médiocres pensions libres où l’on apprenait quelques bribes de latin et de français. On se souvint alors que les pères jésuites avaient eu de grands succès dans l’enseignement pendant le dix-huitième siècle et que tout homme qui avait eu une valeur quelconque était sorti de leurs mains. En effet, ils avaient excellé à faire ce que l’on appelait des sujets brillants, fils de la noblesse, de la finance, de la robe, de la bourgeoisie, qui, devant entrer fort jeunes dans le monde et parler de tout sans dire trop de sottises, effleuraient la surface des choses et n’approfondissaient rien. C’est aux jésuites qu’on doit les résumés, les conciones, les excerpta, les selectœ, qu’il suffit de lire attentivement pour avoir l’air de savoir quelque chose : méthode très-facile, mais décevante au premier chef, car elle est tout extérieure, absolument superficielle et ne touche jamais à la réalité des choses.

Ce système d’éducation sembla une merveille dans un pays où le « pour paraître » du baron de Fœneste a toujours été le mot d’ordre le mieux obéi. Par ce moyen les professeurs et les élèves trouvent leur besogne toute mâchée dans les livres et dans une série de dictionnaires qui excellent à résoudre les difficultés. Ce mode d’enseigner fut imposé à l’Université ; il a prévalu, il prévaut encore. En définitive, c’est l’enseignement mécanique et machinal qui substitue l’action de la mémoire à celle du raisonnement. La grammaire, la syntaxe, l’histoire, le grec, le latin, les sciences exactes même, tout fut « appris par cœur ». La mémoire, surchargée de mots, de règles abstraites, de phrases isolées, de faits dégagés des causes et des conséquences, compte sur elle-même et se fait défaut ; l’enfant auquel on n’a pas enseigné que toute éducation doit avoir pour principe trois termes corrélatifs qui sont : attention, comparaison, raisonnement, l’enfant oublie à mesure qu’il apprend, et en général les écoliers sortent du collège dans un état d’ignorance qu’on ne soupçonne pas, mais que nous aurons à constater en parlant des examens pour le baccalauréat ès lettres. Il y a longtemps que Montaigne a dit : « Savoir par cœur, ce n’est pas savoir. »

C’est là le vice fondamental de notre enseignement secondaire : il surmène la mémoire tout en négligeant l’esprit et l’intelligence. Il ne procède ni par observation, ni par réflexion ; il entasse aphorismes sur exercices mnémotechniques et ne s’inquiète pas si on les comprend, pourvu qu’on puisse les répéter à peu près textuellement. Aussi, au lieu de former des hommes ayant des notions générales et pouvant en tirer les conséquences logiques, il fait des savantasses qui ne savent rien et sont incapables, deux ans après leur sortie des écoles, d’expliquer un vers de Virgile ou de citer une date d’histoire[21].

Si la méthode générale est vicieuse, la méthode particulière appliquée à l’enseignement des différentes facultés que l’enfant doit s’approprier n’est pas meilleure : est-il croyable que l’on apprenne encore la règle dite du que retranché, c’est-à-dire une règle en vertu de laquelle les Latins supprimaient un vocable qui n’existait pas dans leur langue ? Il est vraiment cruel de fourrer un tel galimatias dans la tête des enfants. C’est un ancien professeur, un membre de l’Académie française, qui, parlant de l’enseignement distribué dans les collèges, l’a appelé l’éducation homicide. Le mot est dur, mais juste.

La conséquence du système adopté est assez singulière : personne ne fait rien, ni l’élève, ni le maître d’étude, ni le professeur. On sait comment les choses se passent : pendant les classes, le professeur dicte les devoirs à faire et indique les leçons à apprendre ; pendant l’étude, les élèves apprennent leurs leçons et font leurs devoirs. Donc le professeur leur donne à travailler, le maître les regarde travailler, mais en réalité, sauf quelques honorables exceptions, personne ne les fait travailler, ce qui pourtant est le but suprême de l’enseignement.

Ah ! combien la méthode usitée dans les écoles primaires est meilleure et plus féconde ! Au lieu de laisser l’enfant en présence d’une dictée maussade, de leçons dont il retient les mots sans en pénétrer le sens, de livres dont la vue seule l’ennuie, on cause avec lui, on l’interroge, on le met tout doucement sur la voie des réponses, on excite son jeune esprit à la recherche, au raisonnement, on le force, pour ainsi dire, à faire constamment des découvertes personnelles dont il est très-fier, qui l’encouragent et lui prouvent qu’avec de la réflexion on parvient à dénouer bien des difficultés.

Il y a dans les apocryphes, au chapitre xlviii de l’Évangile de l’enfance, un passage qu’il est bon de citer, car il renferme une méthode complète d’enseignement. Jésus veut aller à l’école, on l’y conduit. « Quand le maître vit Jésus, il écrivit un alphabet et il lui dit de prononcer Aleph ; quand Jésus l’eut fait, il lui dit de prononcer Beth. Le seigneur Jésus lui dit : « Dis-moi d’abord quelle est la signification d’Aleph, et alors je prononcerai Beth. » C’est là en effet l’élément même de l’instruction : expliquer à l’enfant ce qu’il est en train d’apprendre, et s’assurer qu’il a bien compris avant de passer à une autre démonstration. Pour parvenir à ce but, les classes, les études de nos lycées, devraient être des sortes de conférences où le professeur, le maître d’étude, les élèves, toujours en communication, en conversation, tiendraient sans cesse les esprits en alerte, et éclairciraient ensemble les points obscurs de toutes les matières enseignées. Loin de fatiguer les écoliers, on les reposerait de la rêche discipline, de l’uniformité de la vie de caserne, par des exercices intellectuels combinés de manière à ne faire entrer dans la mémoire que ce qui aurait déjà passé par le raisonnement. Ce qu’un enfant a raisonné, il le retient, et plus tard, devenu homme, il s’en souvient encore.

Une autre cause a eu sur l’enseignement secondaire une influence désastreuse : c’est ce que l’on appelle le concours général. Tous les ans, les différents lycées de Paris envoient leurs élèves les plus forts à la Sorbonne ; là ils composent ensemble, et les plus habiles reçoivent des prix dans une cérémonie solennelle, publique, qui s’ouvre invariablement par un discours latin, dont la confection est confiée à un professeur de rhétorique. L’origine de cet usage mérite d’être rapportée. Un ancien chanoine de Notre-Dame de Paris, nommé Louis Legendre, mort en 1733, fit donation au chapitre d’une somme dont la rente devait être employée à donner tous les quatre ans des prix aux écoliers auteurs des meilleures pièces de vers latins et français ; dans le cas où le chapitre n’accepterait pas, les cordeliers de Paris devaient lui être substitués. Le chapitre et les cordeliers refusèrent, et le testament fut attaqué par des collatéraux ; le parlement débouta ceux-ci et accorda la jouissance du legs à l’Université, qui fut chargée d’exécuter les volontés du testateur.

Le procès avait duré longtemps, car la première distribution n’eut lieu que le 23 août 1747. Elle se renouvela sans interruption, excepté de 1794 à 1800. En 1793, chaque lauréat reçut une couronne de chêne et un exemplaire de la constitution ! Depuis 1801, cette cérémonie s’est régulièrement continuée tous les ans. C’est la grande fête de l’enseignement secondaire, et c’est de là malheureusement que les maisons scolaires publiques ou privées tirent leur bonne ou leur mauvaise réputation. Le résultat est à signaler, car il est fort grave.

Plus une institution ou un lycée obtient de prix au concours général, plus il voit de familles lui confier d’enfants. Aussi ce n’est pas entre les élèves, c’est entre les chefs d’établissements que le concours excite plus que de l’émulation ; les proviseurs de collége et les chefs de pension rivalisent de zèle, car pour les uns c’est une question de gloriole, pour les autres c’est une question d’argent. À cela il n’y aurait pas grand mal, si, afin de parvenir à ces prix tant enviés, on ne négligeait absolument la masse des élèves pour ne s’occuper exclusivement que de ceux qui, par leur intelligence plus développée ou leur travail plus assidu, sont aptes à être couronnés de la main du ministre lui-même, au son de la musique, dans la grande salle de la Sorbonne. Dans une classe composée en moyenne de cinquante élèves, le professeur en soigne attentivement, en chauffe sept ou huit qui ont chance de réussir dans les compositions solennelles. « Aller au concours » est une locution qui revient incessamment dans le langage de tous les pédagogues de l’enseignement secondaire. Les autres élèves, pendant qu’on bourre leurs camarades favorisés de grec et de latin, font ce qu’ils veulent ; de mon temps, on lisait les romans de Paul de Kock ; aujourd’hui on lit les Mémoires d’une biche anglaise[22].

Pour les maîtres de pensions particulières, avoir des prix au concours devient l’affaire vitale ; et, plus encore que dans les colléges, tout y est sacrifié. L’âpreté au gain les surexcite à tel point qu’il n’est pas d’efforts dont ces marchands de soupe, — c’est ainsi que les appelle le vert langage des écoliers, — ne soient capables, afin de pouvoir faire insérer des réclames retentissantes à la troisième page des grands journaux, où ils énumèrent complaisamment les succès que leurs élèves ont remportés. C’est pour eux une sorte de nécessité, ils y gagnent leur vie et bien souvent y font fortune.

Cette excessive ambition a du moins un bon côté qu’on ne soupçonne guère : comme il faut que leur maison soit célèbre, du moins qu’elle ait meilleur renom que la maison voisine, ils ont des racoleurs qui sont aux aguets, voyagent en province et leur amènent des enfants intelligents, ouverts à l’étude, mais dont les parents ne sont pas assez riches pour acquitter le prix de la pension et les frais universitaires. Ces jeunes phénix sont reçus, élevés, instruits pour rien ; ils payent en prix et accessits. Certes, c’est un grand bienfait pour eux ; mais quel labeur et à quelle existence sont-ils condamnés ! Pas de sortie le dimanche, pas de promenade le jeudi : du grec, du latin, du latin, du grec, toujours et sans trêve. Un jour, un de ces malheureux demandait à passer la fête de la Pentecôte dans sa famille ; on lui répondit : « y pensez-vous ? Le concours approche ; sachez au moins reconnaître les sacrifices qu’on fait ici pour vous. » J’en ai connu plusieurs qui sont devenus célèbres et qui ne parlent de ce temps-là qu’avec horreur. Parfois cela tourne assez mal pour le chef d’institution. Une mère fort adroite et peu scrupuleuse avait fait entrer son fils au pair, — cela se dit ainsi, — dans un établissement privé ; l’enfant, dès la première année, obtint trois prix au concours général. La mère fit mine de vouloir le placer dans une maison rivale, et elle joua si bien son rôle, que le directeur lui constitua une pension annuelle de 1 200 francs à la condition qu’elle ne retirerait pas son fils.

On voit le résultat le plus clair du concours général : l’instruction des neuf dixièmes des écoliers est outrageusement négligée au profit du très-petit nombre qui peut augmenter la réputation ou la vogue d’un établissement scolaire ; mais qui oserait parler de le supprimer ? On peut affirmer que les 7 500 élèves qui suivent les cours de nos six grands lycées et du petit lycée de Vanves, que les 13 000 qui sont dans les pensions particulières et les 2 200 qui sont répandus dans les institutions relevant de l’autorité ecclésiastique, donnent un contingent studieux singulièrement restreint. Ceux-là seuls travaillent qui se destinent aux écoles spéciales, et encore ils se limitent strictement aux connaissances exigées par les examens. Les autres traînent une enfance oiseuse et pervertie sur les gradins des classes, où ils peuvent végéter à la condition de ne pas trop troubler la discipline. Quand l’âge d’avoir terminé leurs études aura sonné, ils apprendront par cœur un manuel de baccalauréat afin de subir sans échec cette formalité aussi facile que superflue, puis ils entreront dans la vie, et Dieu seul peut savoir à quoi leur servira cet enseignement, dont ils n’auront retiré qu’un ennui sans compensation, qui a duré huit ans.

Plus d’une fois on a essayé de modifier les méthodes, de les rendre plus pratiques, plus vivantes, et de donner une sérieuse utilité au long apprentissage de l’enfance. Une tentative surtout, très-hardie et radicale, est restée célèbre par l’animosité qu’elle a soulevée : c’est la fameuse bifurcation entreprise par M. Fortoul en 1852. Cet essai paraissait rationnel cependant, et de nature à satisfaire aux exigences des différentes carrières qui s’ouvrent devant les jeunes gens au sortir du collége. Vers le milieu de leurs études scolaires, il leur était permis de bifurquer, c’est-à-dire de choisir la voie des lettres ou celle des sciences, en prévision de la fonction sociale qu’ils voulaient exercer plus tard. Rien n’était plus simple ni plus légitime, et il faut se reporter aux passions latentes de l’époque pour comprendre l’opposition presque générale que souleva cette mesure. On n’y alla pas de main morte, on accusa M. Fortoul d’avoir porté un coup mortel à l’Université.

Loin de là, il la sauva ; car à ce moment précis et très-troublé de notre histoire elle était condamnée à disparaître. Les trois principaux acteurs du drame où se joua l’existence d’une des plus respectables institutions de notre pays sont morts, et l’on peut raconter des faits qui alors furent ignorés. Après le coup d’État du 2 décembre 1851, le comte de Montalembert fut un des premiers à se rallier à la politique nouvelle, et il eut de fréquents entretiens avec le président. Il obtint de lui que l’Université, qu’il lui représentait comme un foyer d’opposition permanente, comme la réserve où se recrutaient les adversaires de tout pouvoir régulier, de toute religion, serait supprimée, que les colléges même deviendraient des institutions particulières, et l’on devine le parti que pouvaient en tirer ceux qui se croient exclusivement appelés à diriger l’enseignement, en vertu de l’axiome : Ad eum qui regit christianam rempublicam, scholarum regimen pertinet.

Jamais l’Université n’avait couru un tel danger, et l’on pouvait croire que c’en était fait de cette vieille mère dont nous sommes tous sortis. Le décret de confiscation des biens de la famille d’Orléans éloigna M. de Montalembert de Louis-Napoléon ; avec une grande habileté, M. Fortoul profita de cet incident. Il déclara, il prouva que l’Université seule était en mesure de donner l’enseignement scientifique, vers lequel se portaient tous les esprits ; il démontra que, si on la supprimait, toutes les écoles spéciales allaient être bientôt désertes, au grand détriment de la jeunesse et du pays ; il ébranla une conviction qui, dans l’espèce, s’appuyait plutôt sur la passion d’autrui que sur une opinion personnelle ; il invoqua le souvenir du premier empire, qui avait recréé l’Université ; il proposa comme moyen terme la bifurcation, qui fut acceptée, et par le fait il conserva un ordre de choses si gravement en péril qu’il fallait « changer ou mourir » ; le mot a été dit.

Les adversaires immédiats de l’Université ont deviné ce qui s’était passé ; ils se sont mis en mesure de profiter d’une occurrence pareille, si jamais elle se représentait, et avec un succès croissant que nul ne peut nier, ils donnent l’enseignement spécial qui ouvre l’entrée de nos grandes écoles scientifiques. M. Fortoul fit plus : la loi de 1850 avait singulièrement amoindri l’influence de l’Université en détruisant les académies de province pour constituer un rectorat départemental dont les 89 titulaires n’avaient qu’une importance administrative presque infime. Par la loi de 1854, il rétablit 16 académies provinciales et en plaça les recteurs dans une situation élevée qui leur permit de marcher de pair avec les autres agents supérieurs de l’autorité ; les préfets, les procureurs généraux, les évêques se plaignirent ; le ministre ne se laissa pas émouvoir et maintint la haute position qu’il avait faite aux fonctionnaires qui avaient l’honneur de représenter l’Université. On a accusé M. Fortoul d’avoir porté préjudice à ces lettres classiques qui jusqu’à présent sont le fond même de l’éducation française ; je voudrais que ceux qui témoignent ainsi contre lui pussent lire l’Instruction générale sur l’exécution du plan d’études des lycées du 15 novembre 1854. C’est un chef-d’œuvre, à la rédaction duquel les plus hauts personnages de l’enseignement ont concouru ; si cette instruction avait été suivie, la littérature et les sciences auraient jeté un éclat dont nous voudrions les voir briller[23].

Avec d’autres formules et par d’autres moyens, M. Jules Simon, ministre de l’instruction publique, a repris les idées de M. Fortoul ; j’ai bien peur que la circulaire du 27 septembre 1872 n’ait le sort de l’instruction du 15 novembre 1854[24]. Il faut peut-être une nouvelle génération pour qu’une révolution sérieuse et féconde soit accomplie dans l’enseignement secondaire. Cette circulaire n’a pas eu le don de plaire à tout le monde ; elle a soulevé des animosités qui, on serait tenté de le croire, visaient l’homme politique beaucoup plus que les réformes scolaires essayées par lui. Dès qu’elle eut paru, un évêque qui doit beaucoup à ses succès pédagogiques déclara dans une lettre publique qu’il fallait « n’en tenir aucun compte ». Il y a là un désarroi, je le répète, dont l’enseignement souffre cruellement et qui, pendant de longues années, peut lui causer un mal irréparable.

Il est inutile d’analyser cette circulaire ; elle est connue, tous les journaux s’en sont occupés, et la tribune de l’Assemblée en a violemment retenti. Elle poursuit le but que M. Fortoul avait tenté de toucher ; elle ne laisse pas aux élèves la liberté de bifurquer, mais, en décidant que nul ne pourra passer d’une classe inférieure dans une classe supérieure sans avoir subi un examen d’aptitude, elle arrive naturellement au même résultat ; car l’effet de cette mesure, si toutefois elle est appliquée, — ce qui est douteux, — sera de rejeter hors des humanités les enfants pour lesquels celles-ci n’ont point d’attrait et de les pousser vers les sciences, où peut-être ils rencontreront une voie qu’ils chercheraient en vain ailleurs.

De ceci on n’a trop rien dit, peut-être parce qu’on n’a pas vu jusqu’où s’étendaient les conséquences des prémisses. Mais la circulaire supprime les vers latins, et il n’y a pas assez d’anathèmes contre le ministre qui ose porter la main sur l’arche sainte, en débarrassant les écoliers d’un exercice purement mécanique, aussi fastidieux qu’inutile. On n’a point ménagé les expressions ; on a parlé de « la ruine des humanités et du renversement de la haute éducation intellectuelle en France » ; ce n’est que puéril ; le sort du pays n’est compromis en rien parce que des enfants ne termineront plus des vers boiteux et inintelligibles par des omnia tandem ou des denique jam-jam. Nous avons tous fait des vers latins au collège, et nous savons que pour être un bon notaire, un avoué habile, un honorable marchand de vins, il est superflu d’avoir juxtaposé des dactyles et des spondées qui ne savent pas pourquoi on les met les uns près des autres à coups de dictionnaire.

Loin de trouver cette circulaire trop radicale, quelques réformateurs ont estimé qu’elle était trop réservée, qu’elle ne va pas jusqu’au but, et qu’au moment de l’atteindre elle hésite, se détourne et s’arrête. En effet, elle passe devant le discours latin, mais elle n’ose pas le renverser, et cependant elle laisse deviner ce qu’elle en pense. On dit que c’est se payer de mots, et qu’en réalité le discours latin, qui pouvait avoir sa raison d’être au siècle dernier à cause des vieux usages universitaires si longtemps conservés pour les examens, n’a plus rien à faire de notre temps ; on dit encore qu’il soumet l’élève à une sorte de casse-tête chinois sans profit, et que le dernier des portefaix romains de l’époque césarienne se pâmerait de rire en écoutant nos meilleures phrases latines. Sans être aussi absolu, on peut reconnaître que de nos jours il est difficile de parler latin. En effet, si le discours reproduit des idées modernes, on ne peut le faire convenablement, par l’excellente raison que les vocables font défaut[25], puisqu’il exprime des pensées, des considérations, des découvertes scientifiques que l’antiquité n’a point connues ; si au contraire le discours porte sur des idées anciennes, c’est nous qui sommes pris au dépourvu, car ces idées ne sont pas nôtres, nous ne pouvons nous en pénétrer, ni même nous les assimiler, par suite d’un fait dont on ne semble tenir aucun compte, à savoir que le christianisme a modifié la morale, la philosophie, la logique, c’est-à-dire la manière d’être de l’entendement humain.

Aussi les métaphores imaginées par les élèves ne sont plus qu’une sorte de jeu d’esprit ; la télégraphie électrique devient « le fil forgé par Vulcain, tendu par Iris, sur lequel glisse la foudre, enfin domptée et obéissante », et la montre est « l’aiguille intelligente qui répète les pulsations du cœur de Chronos ». Il est probable que l’Université elle-même finira par renoncer à ce vieil usage ; tôt ou tard on reconnaîtra que, si la translation du français en latin est indispensable pour fixer dans l’esprit de l’enfant l’économie de certaines règles grammaticales, c’est la translation du latin en français qui doit être l’occupation principale de l’écolier, car elle tiendra son esprit éveillé, lui apprendra des faits qu’il ignore, et lui révélera des idées qu’il ne connaît pas.

Notre enseignement secondaire a un défaut matériel qu’il faut signaler, car il en reçoit un préjudice grave : je veux parler de l’agglomération. 700 ou 800 élèves et plus dans un seul collége, c’est beaucoup trop. La vie a beau être réglée comme celle d’un couvent, les maîtres ont beau se promener pendant la récréation au milieu de ces cours si tristes, si dénudées, entourées de hautes murailles à fenêtres grillées qui évoquent l’idée de prison, le veilleur a beau parcourir la nuit les dortoirs où soixante enfants sont réunis, tout souffre d’un tel encombrement, l’émulation, la discipline, la morale. Sans insister sur des périls qui ne sont que trop réels, on peut affirmer que ce serait un grand bienfait pour les élèves admis à l’enseignement secondaire s’ils étaient dispersés dans des maisons ne contenant pas plus de cinquante écoliers, dont il serait facile de surveiller la conduite et de diriger le travail, ce qui est impossible avec la population de nos lycées.

Je prendrai pour exemple le plus célèbre de nos colléges, Louis-le-Grand, qu’aujourd’hui l’on nomme le lycée Descartes. Il y a vingt-neuf classes quotidiennes pour 1 179 élèves, dont 527 internes ; il est inadmissible que vingt-neuf professeurs, quels que soient leur mérite et leur bon vouloir, puissent donner un enseignement suffisant à près de 1 200 écoliers. Pour sa part le collége n’a rien négligé ; les dortoirs sont très-aérés, les quartiers bien disposés ; l’infirmerie est un modèle de propreté, le gymnase couvert est outillé presque avec luxe, la nourriture est plus qu’abondante, le recrutement des maîtres d’étude a lieu dans des conditions convenables ; mais tout cela ne fait pas qu’un seul homme puisse s’employer utilement auprès d’un nombre trop considérable d’enfants.

On ne peut bien pénétrer les résultats du système d’études suivi jusqu’à ce jour qu’en assistant aux examens du baccalauréat ès lettres. L’enseignement secondaire s’y montre dans toute sa stérilité. Ce n’est pas sans émotion que j’ai vu des hommes du plus sérieux mérite, professeurs en Sorbonne, membres de l’Institut, perdre un temps précieux, qu’ils emploieraient si bien ailleurs, à interroger des enfants ahuris qui semblent même ne pas savoir ce qu’on leur demande. Dans cette petite salle, si humble, si terne, où les examinateurs eux-mêmes sont obligés de se lever de temps à autre pour aller jeter une bûche dans le feu, car la faculté des lettres est trop pauvre pour attacher un domestique à leur service, j’ai vu défiler ces jeunes gens qui ont, dit-on, fini leurs études, et qui semblent ne les avoir même pas commencées. Les matières de l’examen ne sont pas bien compliquées cependant ; quelques fragments de latin et de grec, quelques auteurs français qui sont toujours Corneille, Boileau, Racine, La Fontaine et Molière, un peu de philosophie, quelques mots d’histoire et de géographie, des mathématiques, assez pour prouver que l’on sait compter. L’histoire est limitée à celle de la France et ne commence qu’à Louis XIV, de sorte que si l’on demande à l’un de ces enfants quel est le roi qui eut l’honneur d’avoir Sully pour ministre, il peut refuser de répondre, car la question est en dehors du programme fixé par un règlement.

J’ai vu le doyen des lettres françaises, un vieillard dont la vie entière a été consacrée au travail et qui retrouve chaque jour une vigueur nouvelle dans le culte des grandes choses de l’esprit, faire des efforts inimaginables, multiplier les questions, aider les candidats, les encourager, les « souffler » lui-même, sans réussir à tirer d’eux une réponse passable. J’ai appris là, dans la même journée, bien des choses que j’ignorais ; par exemple que, dans la conquête de la toison d’or, Jason fut aidé par Andromède, qu’Amphitryon est une pièce de Racine, et que le Lutrin est une comédie de La Fontaine ; je sais maintenant que le vers de l’Art poétique d’Horace, ne… vertatur Cadmus in anguem, signifie que Cadmus ne doit pas être changé en poisson. — Ne leur parlez ni de Ronsard, ni de Le Sage ; l’un est trop ancien, l’autre est trop moderne. Eux aussi, ils prendraient Milo pour un sculpteur, car ils n’ont pas mis le pied dans nos musées, et ils diraient que la Sainte-Chapelle a été bâtie par Louis XIV, car jamais ils n’ont entendu parler d’archéologie.

Faut-il plaindre ou blâmer ces jeunes gens ? Il faut les excuser, car ils apportent là le fruit des méthodes d’enseignement qui les ont fatigués sans les instruire. On les reçoit néanmoins, malgré leur médiocrité en toutes choses et leur flagrante ignorance ; d’abord parce que l’examen de bachelier ès lettres n’est qu’une simple formalité qui équivaut à un certificat d’études, et qui n’ouvre la porte d’aucune carrière ; ensuite parce qu’aujourd’hui la loi militaire les talonne, que le régiment va les prendre, les éloigner de tout travail intellectuel, qu’ils sont arrivés à la limite d’âge fixée pour les débuts du service, qu’il faut leur assurer le bénéfice du volontariat d’un an, et qu’en présence de ces motifs, qui se fortifient l’un par l’autre, les examinateurs ont une indulgence de nourrice. Et puis, ils n’ignorent pas, ces hommes savants entre tous, qu’on ne peut avoir tout appris ; ils se rappellent peut-être qu’un des leurs, qui fut maître de conférences à l’École normale et lauréat de l’Institut, a mis une note spéciale à un livre qu’il traduisait pour expliquer au lecteur étonné que le phénicoptère est un poisson ; cependant, comme professeur de grec, il avait certainement lu Aristophane, et il aurait pu se souvenir du personnage emplumé qui, dans les Oiseaux, fait son entrée à la grande joie de Pisthetœrus, en disant : Torotix ! Torotix ! Si les maîtres sont sujets à de telles erreurs, il est juste de ne pas être trop sévère pour les élèves.

Il me semble que cet examen de bachelier ès lettres, qui met fin à l’enseignement secondaire, est bien mal combiné ; il n’est pas à détruire, il est à modifier. Tout le monde parait d’accord aujourd’hui pour reconnaître que, si l’étude des langues mortes, — des langues immortelles, comme on les a bien nommées, — est excellente, celle des langues vivantes est indispensable, et qu’elle doit occuper une place importante dans l’instruction de la jeunesse. On a déjà commencé à les introduire dans nos lycées ; mais ce n’est là encore qu’un germe qui recevra certainement plus tard le développement qui lui est nécessaire.

Je voudrais que le baccalauréat fût divisé en deux examens parfaitement distincts et indépendants l’un de l’autre. L’enfant reste en moyenne pendant huit ans au collège. Six années suffisent amplement pour lui faire apprendre ce qu’il doit savoir de grec, de latin et d’histoire, surtout si l’on consent à diminuer le nombre des jours de congé, qui est excessif, car il dépasse celui des jours de travail : anomalie singulière, qui s’explique par cette considération assez médiocre et peu avouée, que, pendant que l’élève n’est pas au lycée ou à la pension, son entretien et sa nourriture sont à la charge de sa famille. Au bout de six ans, vers la seizième année, l’écolier passerait un premier examen portant sur les matières des humanités, et à dix-huit ans il aurait à subir une seconde épreuve, qui constaterait sa force en histoire naturelle, dans les langues vivantes et en géographie.

J’insiste sur les langues, qui sont un instrument de travail et d’avenir rigoureusement nécessaire à notre époque ; nous les avons toujours trop négligées, négligées à ce point que nous possédons l’Algérie depuis quarante ans, que c’est là — malheureusement — notre école de guerre, que tous nos officiers y séjournent à tour de rôle, et qu’on n’a pas encore eu l’idée d’installer un cours de langue arabe à l’école militaire de Saint-Cyr.

Ce n’est pas seulement aux examens de la Sorbonne que l’on peut apprécier les résultats de notre enseignement secondaire ; cet arbre de la science, tel que nous le cultivons, a eu des fruits amers. Il n’y a qu’à voir le degré d’instruction et les goûts des « classes éclairées » qui ont passé par les colléges ou par des institutions analogues pour s’en convaincre et devenir modeste. Sans parler de cet académicien grand seigneur qui regrettait de faire partie d’une commission chargée de juger une nouvelle traduction de Térence, parce que, disait-il, « il était un peu brouillé avec son grec, » on peut reconnaître que la bonne compagnie a déserté le goût de ce que l’on nomme si justement les belles-lettres. On s’est épris de romans obscènes qui chatouillaient les fibres les moins nobles de l’âme, on s’est engoué de farces de la foire, de pantalonnades indignes d’amuser des Hottentots ; on s’est pressé dans des estaminets interlopes pour applaudir une chanteuse épileptique qui débitait des sottises grivoises ; des femmes du monde accompagnées par des hommes comme il faut ont été dans les bals publics voir sauter des filles dégingandées ; des fils de bourgeois enrichis ont mis des talons rouges aux souliers ferrés de leur père et ont cru faire acte de vie élégante en donnant voiture à quelque ancienne blanchisseuse.

Il y a longtemps qu’un homme d’un grand bon sens et de beaucoup d’esprit, Édouard Thouvenel, me disait avec tristesse : « Le succès d’Orphée aux Enfers me fait douter de l’avenir de la France ! » — Il avait raison : répudier l’amour du beau, se complaire au médiocre, rechercher l’amusant à tout prix, c’est entrer dans la voie où il n’y a pas de salut. Tous ces gens, dont les fils se sont appelés les petits-crevés, à qui le sérieux faisait horreur, ne se doutaient guère que l’écrivain qui traduisait le plus fidèlement leurs pensées et qui répondait le mieux à leur coupable entraînement vers la bassesse des plaisirs, était ce « réfractaire », futur membre de la Commune, lorsque, à propos d’une pasquinade ridicule intitulée Barbe-Bleue, il renvoyait le vieil Homère aux Quinze-Vingts. — Peut-être ces mêmes hommes auraient-ils admiré les chants du grand Immortel autant qu’ils les ont dédaignés, si, sur les bancs du collége, on leur eût enseigné à en comprendre la splendeur incomparable.

iii. — supérieur.

La source. — Facultés et établissements scientifiques. — Anémie de l’enseignement supérieur. — La politique. — La faute en est aux professeurs. — Mauvaise volonté du pouvoir ; mauvais vouloir des auditeurs. — M. E. Renan. — Abandon du concours. — Y revenir. — Ambition légitime. — Enseignement délaissé. — Pâtissier, ancien élève de l'École normale. — Les cours du Collége de France. — Nombre des étudiants. — Pauvreté de l’enseignement supérieur. — L’École de médecine. — La bibliothèque. — Le laboratoire de chimie. — Ce qu’il est. — Ce qu'il devrait être. — Collections dans les tiroirs et dans les escaliers. — L'École pratique est un charnier. — Infection. — Superposition substituée à la superficie. — Pas même une glacière. — Le Muséum d'histoire naturelle. — Il meurt. — Procès-verbaux de l’enquête de 1858. — La salle des pachydermes. — L’alcool. — Le croup des boas. — L’herbier général. — Le budget de la bibliothèque. — La culture. — Les serres. — Rien n’a été modifié depuis 1858. — On a cependant acheté de l’alcool. — La collection d'anthropologie. — 25 000 francs pour voyageurs naturalistes. — Faute d’outillage, la science est annulée. — Tout est à reconstruire. — Emplacement indiqué. — Institut scientifique à créer. — La reconstruction de la Sorbonne. — Mission de M. Wurtz en Allemagne. — Les études scientifiques au delà du Rhin. — La Saxe et l’Autriche après Sadowa. — Greifswald. — La science abstraite rapporte à la France plus de 100 millions par an. — La science et l'orthodoxie. — L’enseignement supérieur rend au budget l’argent qu’il en reçoit. — Tableau comparatif. — Parole de M. Duruy. — La Prusse après Iéna. — Exemple à suivre. — La bataille suprême. — Loi du maréchal Niel. — Être ou ne pas être. — Un mot de Bacon. — La régénération.


Il en est de l’enseignement comme de la distribution des eaux en agriculture. Il est bon de faire des canaux d’irrigation dans les prairies, il est utile de protéger la pente du ruisseau, mais il est indispensable d’entretenir avec soin la source qui surgit en haut de la montagne, car c’est d’elle que vient toute fécondité ; si on la néglige, elle s’oblitère et tarit ; les terrains traversés par le ruisselet deviendront stériles, la prairie ne sera plus qu’un marécage. — La source, c’est l’enseignement supérieur : on n’a d’élèves qu’à la condition d’avoir des professeurs.

Ce ne sont pas les grandes institutions qui nous manquent ; nos facultés sont nombreuses, et les établissements scientifiques ne nous font pas défaut : faculté de théologie, faculté des lettres, faculté des sciences en Sorbonne ; faculté de droit, faculté de médecine, École supérieure de pharmacie, École pratique des hautes études, Collége de France, Muséum d’histoire naturelle ; École de langues orientales vivantes, École des chartes, École des mines, École des ponts et chaussées, École de médecine et de pharmacie militaires, École polytechnique, École normale supérieure, d’où sortent les professeurs des enseignements littéraire et scientifique. C’est complet, et il y a là de quoi féconder le cerveau de la France, afin qu’il puisse agir sur le corps tout entier.

Il est triste d’avouer que, dans cette douloureuse question de l’instruction publique, plus on s’élève, plus on est exposé aux désillusions pénibles. L’enseignement primaire à Paris est très-bon, l’enseignement secondaire est médiocre, l’enseignement supérieur s’engourdit de plus en plus, il paraît atteint d’anémie ; il meurt de pauvreté. Les hommes d’élite sont impuissants à le vivifier, car l’argent lui manque ; il ne vit plus que d’expédients. Il a été bien brillant jadis, sous la Restauration, pendant les premières années de la dynastie de Juillet ; il a fait parler de lui, il a réuni autour de ses chaires les intelligences du pays et les savants étrangers. Certaines voix parties de la Sorbonne, du Collége de France, de l’École de médecine, ont éveillé des échos jusqu’au bout du monde ; quel vent mauvais a donc desséché cette moisson superbe ? La politique, qui s’est infiltrée dans l’enseignement, l’a pénétré, l’a vicié en son principe même et lui a enlevé le caractère d’utilité générale, quoique abstraite, qu’il doit toujours conserver sous peine de s’altérer et de périr.

À qui la faute ? Je n’hésite pas à répondre : Aux professeurs qui de leur chaire ont absolument voulu faire une tribune au pied de laquelle les partis adverses se donnaient rendez-vous pour applaudir ou pour siffler, et bien souvent, — je l’ai vu jadis, — pour échanger des injures, qui le lendemain amenaient des rencontres meurtrières. Les gouvernements, qui, après tout, sont dans leur droit de légitime défense en ne voulant pas se laisser renverser, ont réagi avec excès en sens contraire. Bien des hommes de haut mérite, dont la place était indiquée, n’ont point été appelés à l’enseignement supérieur parce que l’on se méfiait d’eux. Tout individu suspect, quelle que fût du reste sa capacité personnelle, se vit éloigné des cours ; les élèves, ou, pour mieux dire, les auditeurs ont regimbé, et ils ont sifflé à priori des professeurs de la valeur de Sainte-Beuve ; la jeunesse ne voulait accepter que les adversaires du pouvoir, et le pouvoir se refusait à les admettre.

On a pris un moyen terme qui n’a satisfait personne et dont l’enseignement surtout a pâti : on a choisi des hommes qui n’inspiraient ni crainte aux uns, ni enthousiasme aux autres. L’indifférence générale leur a répondu. Le dernier effort libéral de la part du gouvernement a été fait en faveur de M. Renan, qu’il y avait un certain courage, en présence de l’irritation du clergé, à installer dans une chaire du Collége de France. Une phrase anodine en elle-même, mais hétérodoxe en son essence, commentée, grossie, amplifiée outre mesure, souleva l’exaspération de tout le parti religieux. Le professeur de langue hébraïque paya pour le futur auteur de la Vie de Jésus ; il avait fait une hardiesse inutile, on commit un abus de pouvoir peu généreux ; personne n’y a gagné, et les auditeurs studieux ont perdu un cours qui eût été très-remarquable et très-intéressant.

Pour éviter qu’on ne leur imposât des professeurs dont les doctrines leur eussent été hostiles, les gouvernements ont renoncé à la voie du concours et se sont réservé le droit de nommer aux chaires vacantes sur présentation par les corps compétents ; de sorte que les candidats à ces hautes fonctions de l’enseignement ont plutôt cherché, pour parvenir à leur but, à se créer des relations influentes qu’à augmenter la somme de leur savoir, et cela n’a pas peu contribué à empêcher les hautes études de s’élever au-dessus d’une moyenne insuffisante. Cependant, si le concours est mauvais et périlleux pour l’enseignement secondaire, qui, avant tout, doit façonner la masse des écoliers, il est excellent lorsqu’il s’agit de déterminer une sélection parmi les chefs de l’enseignement supérieur, car il force au travail, il donne par la publicité du débat une émulation très-vive, et il arrive à ce résultat inappréciable de faire surgir les individualités. La Sorbonne, le Collége de France, les facultés en général sont affaissées et comme somnolentes ; le rétablissement du concours pour les chaires réveillerait bien du monde et donnerait un coup de fouet salutaire à plus d’une ambition ; mais ce serait à cette condition expresse que toute politique serait absolument bannie du cours, sous peine d’interdiction immédiate, car elle n’a rien à y faire et ne peut qu’y créer des dangers sans compensation.

La politique a eu également sur le recrutement des professeurs une influence prépondérante ; la gloire de M. Cousin et de M. Guizot, la fortune parlementaire de M. Royer-Collard et de M. Villemain, étaient faites pour tenter bien des hommes qui, parce qu’ils ont eu quelques prix au grand concours et qu’ils ont passé trois ans à l’École normale, se croient volontiers aptes et destinés à gouverner le monde. Cette idée n’a rien d’excessif chez des jeunes gens qui, par les succès qu’ils ont obtenus, ont prouvé une supériorité sérieuse sur leurs condisciples, et elle est naturelle en France, où, tout en reconnaissant qu’il faut un apprentissage pour être cordonnier, on admet qu’il n’est besoin d’aucune éducation préalable pour être un homme politique. Le résultat d’une pareille opinion saute aux yeux et il est inutile d’insister. Une telle ambition, qui n’a rien que de légitime, éloigne de la carrière pédagogique ceux qui auraient pu y rendre des services signalés. Tout ce qui se sentait ou se croyait une valeur quelconque, tout ce qui se trouvait mal à l’aise dans les liens étroits de la direction administrative, se jeta dans le journalisme, dans la politique militante, et l’enseignement ne garda que les esprits les moins aventureux. Nous y avons gagné des écrivains de talent, des polémistes remarquables, et en lisant leurs œuvres, la jeunesse regrette peut-être de n’avoir pas été dirigée par eux.

Ceux qui ont résisté aux tentations de cette sorte sont entrés dans la route tracée ; ils s’y sont engagés avec résignation, cherchant dans le culte des lettres, dans les joies intimes et profondes qu’on y trouve, une compensation au désagréable métier, ingrat entre tous et mal rétribué, qu’ils sont obligés de faire ; à moins que, pris de dégoût à leur tour pour une carrière qui a toutes les déceptions, ils n’aient ouvert, sur une place fréquentée, une boutique où l’on débite des boîtes de croquets, ornées d’une étiquette où l’on peut lire : X…, ancien élève de l’École normale supérieure, section des sciences.

Les cours du Collége de France ne conduisent à rien celui qui les écoute. Entre qui veut ; il n’y a point d’inscriptions préalables, et comme ils ne servent à l’obtention d’aucun diplôme, ils sont fort peu suivis par la jeunesse studieuse ; les auditeurs sont en général des oisifs, quelques femmes, quelques rares personnes ayant conservé le goût des choses de l’esprit ; on y a remarqué un fait déjà observé pour les bibliothèques publiques : quand il fait mauvais temps, l’auditoire est plus nombreux, car les passants sont venus se mettre à l’abri. Il faut retenir ce personnel mobile et chez qui la futilité domine ; on tâche alors de rendre la leçon « amusante », on multiplie les anecdotes, et ces cours, qui devraient toujours se tenir sur les hauteurs voisines de l’abstraction, finissent par devenir ce que les Anglais appellent des « lectures » et ressemblent à d’agréables causeries dont un seul interlocuteur tiendrait le dé[26].

Il n’y a pas à morigéner les professeurs, ni à les rappeler à la grandeur très-réelle de leur mission : ils savent à quoi s’en tenir à cet égard ; mais pour ne pas voir leur amphithéâtre absolument désert, ils ont été forcés d’abaisser successivement le degré de leur enseignement, afin de se mettre au niveau du public qui les écoute. L’étude des sciences mathématiques n’attire qu’un nombre d’étudiants bien restreint, car elle n’ouvre aucune voie aboutissant à une carrière certaine ; cela se comprend : tous les jeunes gens qui se sentent des aptitudes spéciales sont accaparés par l’École polytechnique. Il n’en est pas moins douloureux de constater, par exemple, que le cours de mécanique céleste, professé aujourd’hui par Alfred Serret, un des plus grands mathématiciens qui aient existé, ne réunit que douze auditeurs, dont six appartiennent à la section des sciences de l’École normale.

Dans les facultés qui délivrent des diplômes pour la licence et le doctorat, il y a un empressement nécessité par les exigences mêmes de la carrière choisie ; il est impossible de déterminer le nombre des auditeurs que mille circonstances étrangères aux études font incessamment varier, mais par le nombre des inscriptions prises on peut conclure qu’il s’est élevé, pendant l’année scolaire 1871-1872, au chiffre de 182 pour la théologie, de 402 pour les sciences, de 4 540 pour les lettres, de 5 034 pour le droit et de 2 120 pour la médecine, ce qui donne un total de 12 278 jeunes gens se destinant à passer des examens.

Si pour enseigner les lettres il n’est besoin que d’une chaire et de quelques bancs, s’il suffit, à cet ameublement rudimentaire, d’ajouter un tableau noir pour démontrer des problèmes de mathématique, il n’en est plus de même dès qu’on touche à ces grandes sciences qui ont pour but de pénétrer, de révéler les secrets de la nature, et qui chaque jour, aidées par la méthode expérimentale, font des découvertes nouvelles. La chimie, la physique, la physiologie, l’histoire naturelle, demandent un grand attirail, et, sous peine d’être réduites à l’état de théorie platonique, doivent posséder des laboratoires, des instruments, des matières à expérience, des collections, en un mot, un outillage particulier et fort dispendieux.

Quand, au commencement de ce siècle, on a organisé à Paris la plupart de ces instituts de haut enseignement, l’appareil de la science était fort modeste ; il en est de cela comme du rouet de nos grand-mères, qui est devenu l’énorme machine à filer que l’on sait. Si Lavoisier revenait aujourd’hui, reconnaîtrait-il dans la chimie, telle qu’elle est professée à cette heure, la science qu’il a fondée avant de mourir ?

C’est en étudiant la Faculté de médecine et le Muséum d’histoire naturelle qu’on détermine avec le plus d’évidence le mal dont souffre l’enseignement supérieur ; on reconnaît qu’il est non pas neutralisé, mais étrangement amoindri par sa pauvreté excessive. Là où il faudrait de vastes salles, de grandes galeries, des laboratoires spacieux, nous trouvons des chambrettes sans jour et radicalement insuffisantes. Sauf le grand amphithéâtre, tout est à reconstruire à l’École de médecine ; la place est tellement mesurée, qu’on passe des thèses et qu’on fait des cours dans le cabinet du doyen. Entrons à la bibliothèque ; elle est fort riche et possède plus de 40 000 volumes ; mais elle ne les renferme pas, car on ne saurait où les y mettre. Dans des chambres voisines de la salle de lecture, qui est trop basse et où l’on n’y voit goutte, on a mis des casiers les uns près des autres, laissant à peine entre eux un espace suffisant pour livrer passage au bibliothécaire. Il me semblait revoir les magasins du Mont-de-Piété ; les volumes ont été fourrés partout où l’on a pu les caser ; il y en a derrière les portes, il y en a devant les fenêtres ; on a été obligé de faire cinq dépôts extérieurs : chez le conservateur, dans des greniers, dans un ancien bûcher.

La chimie joue un rôle considérable dans la thérapeutique actuelle, elle est indispensable aux médecins, et notre École de médecine, qui eut une si grande réputation dans le monde savant il y a une quarantaine d’années, devrait être, à cet égard, organisée de main de maître ; c’est le vœu de tous les intéressés : des élèves, des professeurs, des ministres. Pas de place, pas d’argent. Au petit laboratoire où Orfila a distillé tant de poisons, on a annexé une grande chambre où brûlent les fourneaux à gaz, où les cornues suspendues aux murailles, où les baguettes de verre brillent sur les tables. Cela est suffisant pour faire des expérimentations à huis clos, mais ce n’est point ainsi qu’il faut procéder dans l’enseignement ; préparer une expérience dans le laboratoire et l’apporter aux élèves comme preuve d’une démonstration théorique, c’est pour ainsi dire faire un tour de passe-passe ; l’expérience tout entière doit être faite sous les yeux des étudiants ; ils doivent en suivre les phases, et, s’ils peuvent y mettre la main, cela ne vaudra que mieux ; car on accordera que la manipulation chimique est, dans bien des cas, d’une importance exceptionnelle.

Le laboratoire d’une école de médecine sérieuse doit se composer de trois parties distinctes, quoique concourant au même but : un laboratoire pour les commençants, dans lequel le professeur expérimente en leur présence ; un laboratoire pour les élèves plus avancés, où ils font eux-mêmes les manipulations ; enfin un laboratoire de recherches réservé au professeur et à ses préparateurs, qui y trouvent le recueillement nécessaire pour opérer les découvertes dont les nations s’enrichissent. Dans l’état actuel des choses, on montre bien plus le résultat de l’expérience que l’expérience elle-même aux étudiants entassés dans un amphithéâtre dont le dernier gradin touche presque le plafond.

J’ai fort mal cherché le laboratoire de physique sans doute, car je ne l’ai point trouvé. La moitié de la collection très-complète de tous les instruments de chirurgie inventés en France est dans des tiroirs, faute de place. On a mis où l’on a pu des pièces pathologiques, des animaux empaillés, quelques-uns dans une sorte de musée, d’autres dans des couloirs ; j’en ai vu le long des murs d’un escalier de service. Telle est notre école théorique de médecine, où 3 000 jeunes gens environ se pressent chaque jour.

Quant à l’école pratique, c’est un charnier. Établie sur une petite portion de l’ancien couvent des cordeliers, elle s’ouvre sur la rue de l’École-de-Médecine et s’étend jusqu’aux Cliniques dont elle est mitoyenne. La chapelle a été utilisée tant bien que mal ; on y a installé un musée pathologique extrêmement intéressant, mais où les objets sont tellement entassés qu’ils échappent forcément à l’observation. Dans une cour, qui n’est pas plus ample qu’il ne faut, on a construit des pavillons destinés aux nécropsies et aux dissections ; sur les tables, les cadavres en décomposition ou conservés à l’aide d’injections d’acide phénique répandent une épouvantable odeur qui empoisonne le quartier et va souvent troubler jusque sur leur lit de souffrance les malades couchés dans l’hôpital voisin. Mettre un tel établissement, particulièrement insalubre, dans une rue très-populeuse, au milieu d’un groupe de maisons qui le dominent et qu’il infecte, c’est une idée tellement singulière qu’elle est inexplicable.

Deux ou trois professeurs ont là leurs laboratoires de physiologie, dont l’un est situé au second étage ; on peut se figurer ce que c’est que le transport des cadavres et des débris humains dans des conditions pareilles. Ces inconvénients ne sont ignorés de personne ; tout le monde sait qu’un laboratoire de physiologie doit être de plain-pied avec le sol, orienté au nord, muni de larges fenêtres et ventilé à outrance. Soit : mais lorsqu’on n’a pas de place pour mettre une salle au rez-de-chaussée, on la construit sur une autre ; où la superficie fait défaut, on a recours à la superposition. Dans ces sortes d’endroits, où la décomposition rapide offre le double danger de nuire à la santé publique et de paralyser les études des élèves, il est utile d’obtenir une atmosphère froide, maintenue, autant que possible, à une température invariable. L’agent réfrigérant par excellence, c’est la glace. Il n’est pas un laboratoire de physiologie d’outre-Rhin qui n’ait une ou plusieurs glacières ; je ne vois rien de semblable à notre École de médecine pratique, et, quand même on voudrait y organiser une glacière, je cherche en vain dans quel coin on pourrait l’installer.

Le Muséum d’histoire naturelle est plus à plaindre encore ; il est littéralement paralysé, et, dans les conditions qu’il est obligé de subir, il ne végète même plus, il meurt. Ici nous avons pour nous guider un document officiel de la plus haute importance. C’est la collection des Procès-verbaux de la commission chargée d’étudier l’organisation du Muséum d’histoire naturelle. Cette commission, instituée par M. Rouland, ministre de l’instruction publique, en vertu d’un arrêté du 21 mai 1858, était composée de personnages compétents, choisis dans les sciences, dans le haut enseignement et dans les grands corps de l’État. Tout ce qui a été constaté alors dans ces pages douloureuses existe encore à l’heure qu’il est ; il est facile d’aller s’en assurer. Dans la salle des pachydermes, le local est tellement humide qu’en hiver il est nécessaire d’éponger tous les matins les animaux empaillés ; les madrépores sont placés dans un ancien couloir : au printemps et en automne l’eau ruisselle sur les vitres des armoires qui les contiennent ; dans un cabinet situé sous les combles et où l’on est forcé de remiser des réserves et des parties de collection, il pleut en hiver et l’on suffoque en été ; « la conservation des objets est impossible dans un pareil milieu. »

En 1851, l’Assemblée nationale, en voie d’économie, supprime 35 000 francs sur la subvention du Muséum ; l’alcool coûtant cette année-là plus cher que d’habitude, on ne peut en acheter ; les collections en bocaux se perdent, deviennent inutiles, et ne servent plus qu’à encombrer les rayons des casiers. La ménagerie des reptiles est moins bien disposée que les baraques foraines où l’on montre des serpents ; tous les boas y meurent promptement, atteints par le croup, maladie qui paraît inhérente au local qui leur est affecté, car on ne la retrouve pas dans les établissements zoologiques de l’étranger ; l’espace réservé aux animaux y est tellement restreint qu’ils ne peuvent atteindre leur développement normal.

Partout il en est ainsi. « La commission, avant de quitter ces locaux, croit devoir en constater l’insuffisance et le délabrement. Les planchers et plafonds ont fléchi, des infiltrations pluviales tachent et détériorent les murs. Les employés et les collections sont également à l’étroit. » Dans une salle de l’herbier général, en hiver, la toiture vitrée laisse pénétrer la neige, qui alors couvre les tables de travail ; 100 000 espèces de plantes sont renfermées dans 2 336 cases ; il n’existe ni inventaire ni catalogue, ce qui doit peu faciliter les recherches. La bibliothèque a vu en 1848 son budget de 10 000 fr. réduit à 7 500 fr. ; cette somme misérable doit suffire aux achats et à la reliure.

Quant aux cultures, on jugera du travail surhumain qu’elles exigent : aux environs de Paris, un hectare maraîcher occupe quotidiennement six ouvriers ; le Muséum est tellement pauvre que pour la même étendue de terrain il ne peut employer que trois hommes payés, de 2 à 3 fr. par tête. Pour le service des serres, le budget des achats est de 600 fr. par an ; il n’est donc pas étonnant que nos collections soient singulièrement dépassées par celles des industriels qui font métier de vendre des plantes rares. Ces cages vitrées, si vastes qu’elles soient, ne sont pas assez élevées ; on a été forcé d’étêter des palmiers qui, avant d’avoir atteint leur taille normale, allaient défoncer les vitrages supérieurs ; les fougères sont grillées par le soleil ou déformées par la pression contre la toiture. Les appareils de chauffage sont bons, « mais ces appareils quadrangulaires, placés au-dessous du niveau du sol, en sont isolés, des deux côtés seulement, par une tranchée si étroite, que l’on comprend malaisément d’abord comment un homme peut s’y introduire, et moins encore comment il peut s’y mouvoir. Le remaniement de ces réduits serait un acte d’humanité. » Tous les professeurs, interrogés les uns après les autres, répondent invariablement : Ce qui manque au Muséum, c’est de la place et de l’argent ; si l’on ne vient sérieusement à son secours, il périt.

Une nouvelle commission, instituée en 1863, reproduit dans des termes moins accentués toutes les observations présentées dans le rapport de 1859 ; rien n’était changé, rien n’est changé. Aujourd’hui on éponge encore les pachydermes empaillés, l’eau tombe encore du plafond, coule le long des murailles, suinte sur le plancher. Cependant on a acheté de l’alcool ; en parcourant les salles en décembre 1872, j’ai vu qu’on remplissait les bocaux : mais les collections sont invisibles, tant les animaux sont pressés les uns contre les autres. Les ruminants empaillés sont littéralement en troupeaux, tassés comme des moutons qui sentent le loup ; les oiseaux, si plaisants à regarder, si intéressants à étudier, sont placés en retrait sur dix rangs de profondeur ; les sauriens conservés en bocaux sont empilés dans d’admirables armoires en bois sculpté qui jadis ont contenu la bibliothèque de Buffon, mais dont les larges cadres empêchent de voir ce qu’elles renferment. La collection d’anthropologie, toute récente, si curieuse, formée à grand-peine par un savant amoureux des belles notions qu’il professe, est non pas réunie, mais dispersée, dans une vingtaine de pièces situées à différents étages, dans trois corps de logis distincts ; elle est d’hier, et déjà elle manque, d’espace. En somme et d’un mot, les galeries sont des magasins ; il n’y a pas de collections, il n’y a que des entassements.

Qui croirait que le Muséum d’histoire naturelle, ce grand établissement scientifique que Buffon, Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, les Jussieu, ont illustré à jamais, qui plus que tout autre doit se tenir au courant des découvertes nouvelles et les provoquer, n’a qu’une somme de 25 000 fr. inscrite à son budget pour « voyageurs naturalistes ? »

C’est assez ; le lecteur doit être édifié et comprendre que, si les instituts de l’enseignement supérieur sont dans cet état, l’enseignement supérieur lui-même ne vaut guère mieux. Ne pas donner aux professeurs les moyens matériels de démonstration, ou livrer une bataille sans être armé, c’est tout un. Si le laboratoire de l’université de Heidelberg n’avait pas été convenablement outillé, MM. Bunsen et Kirchhoff n’auraient point découvert l’analyse spectrale, à laquelle on doit déjà deux nouveaux métaux, et M. Helmholtz n’aurait pas pu faire les expériences qui déterminent les lois de l’acoustique. À Paris, je ne vois que trois laboratoires convenables et munis d’appareils sérieux : un pour la physique, à la Faculté des sciences ; deux pour la chimie, à l’École normale supérieure et au Jardin des Plantes.

Il est question, et depuis très-longtemps déjà, d’agrandir le Muséum d’histoire naturelle et l’École de médecine. Ces deux établissements ne sont pas à modifier, ils sont à remplacer. On ne peut augmenter l’un qu’en faisant des constructions dans les jardins, qui lui sont indispensables ; on ne peut accroître l’autre qu’en le laissant dans un quartier d’où il devrait disparaitre, et en lui donnant les terrains occupés actuellement par les cliniques, qu’on reporterait alors à Necker, à Saint-Antoine ou à Saint-Louis.

Il y aurait mieux à faire et un parti radical à prendre. Il ne faut pas se dissimuler cependant que l’heure est douloureuse et qu’elle est mal choisie pour demander à la France un si gros sacrifice ; mais le jour viendra où, rentrés dans notre richesse normale, nous pourrons nous tourner tout entiers vers les fécondes entreprises de la paix. Il sera bon alors de regarder du côté de ces grands instituts scientifiques dont nous avons été si fiers, qui ont été et qui doivent redevenir notre honneur même, et peut-être ferions-nous bien de commettre la sage folie de ne rien réparer et de tout reconstruire. Ce n’est pas l’emplacement qui manquera ; il est tout indiqué ; je l’ai signalé ; j’y insiste de nouveau en prévision de temps plus prospères.

L’entrepôt des vins et liquides n’a plus de raison d’être, puisqu’il est remplacé par l’immense entrepôt créé à Bercy ; la Salpêtrière, qui contient trente et un hectares, abrite des folles, qu’on peut bien transporter ailleurs, et des vieilles femmes qui seraient beaucoup mieux dans un hospice établi à la campagne. C’est là, sur l’emplacement de l’Entrepôt et sur celui du vieil hôpital, qu’on devrait construire un institut pour les sciences naturelles et physiologiques, qui n’aurait point de rival au monde ; les collections, les ménageries, les serres, les cultures du Muséum trouveraient enfin l’espace qui leur manque ; l’École de médecine pourrait avoir l’ampleur qui est nécessaire à ses amphithéâtres, à sa bibliothèque, à ses musées, à ses pavillons de dissection, à ses laboratoires de chimie, de physique, de pathologie, à ses cliniques même, qui, au lieu d’être comme aujourd’hui une sorte d’infirmerie banale, devraient réunir, pour l’instruction des étudiants, tous les cas curieux et particuliers disséminés dans nos différents hôpitaux.

On créerait là facilement une sorte de cité scientifique[27] où les élèves trouveraient tous les éléments qui rendent l’enseignement fécond et le travail attrayant. On verrait alors quel beau développement nous prendrions, et comme promptement nous ressaisirions ce rôle d’initiateurs, qui a été le nôtre pendant si longtemps, car ce n’est ni l’esprit d’invention, ni les hommes, ni le bon vouloir qui nous ont manqué ; ce sont tout simplement les ressources matérielles. Parfois on a pu croire que nous allions enfin nous élancer sur cette voie où d’autres nous précédent aujourd’hui, mais nous nous arrêtions tout à coup sans cause apparente. Il en a été de cela comme de la reconstruction de la Sorbonne, qui avait été décidée ; solennellement, en 1855, on posa la première pierre : la première pierre attend toujours la seconde[28].

L’exemple nous a été donné par nos adversaires eux-mêmes ; il faut savoir le suivre, et leur disputer, au grand bénéfice de l’esprit humain, une supériorité que nous saurons peut-être leur ravir. Le 5 juin 1868, M. Duruy, alors ministre de l’instruction publique, chargea M. Wurtz, membre de l’Académie des sciences et doyen de la Faculté de médecine, d’aller étudier les établissements scientifiques des principales universités allemandes. Le rapport de l’éminent professeur fut publié en 1870[29]. Il nous montre ce que nous avons à faire. Partout, dans l’Allemagne du Sud comme dans l’Allemagne du Nord, chez les catholiques et chez les protestants, il trouve la science à l’œuvre, poursuivant les recherches dont le champ est illimité, ne descendant pas des hauteurs abstraites où elle doit toujours planer, honorée par les gouvernements qu’elle honore, encouragée par eux et mise en état de ne pas rester une stérile spéculation de l’esprit. À Heidelberg, à Munich, à Berlin, à Leipsig, à Bonn, à Gœttingue, à Vienne, il voit des laboratoires de chimie, de physique, de physiologie construits exprès, et outillés sur les indications des professeurs eux-mêmes.

Ce rapport a précédé la déclaration de guerre ; j’y lis cette phrase dont les événements allaient si douloureusement constater la vérité : « Il s’agit d’un intérêt de premier ordre, car la vie intellectuelle d’un peuple alimente les sources de sa puissance matérielle, et son rang est marqué aussi bien par l’ascendant qu’il sait prendre dans les choses de l’esprit que par le nombre et la valeur de ses défenseurs. » Dès le printemps de 1867, les chambres saxonnes, après les désastres qui avaient anéanti l’autonomie de leur pays, votent sans hésiter les sommes nécessaires à la reconstruction du laboratoire de Leipzig, qui s’élève aujourd’hui sur une superficie de 5 000 mètres carrés ; l’Autriche cherche à se relever de Sadowa, et consacre 5 millions de florins (12 millions 1/2 de francs) à la construction de ses instituts scientifiques. De tels faits ne sont-ils pas propres à exciter notre émulation ?

Nous n’avons rien de semblable même à ce que je vois dans une pauvre petite ville de Poméranie, située tristement sur les bords de la Baltique ; Greifswald, qui n’a guère plus de 10 000 habitants, possède un institut anatomique et physiologique, un laboratoire de chimie, un hôpital académique ; ce n’était pas assez : on vient d’y organiser un institut pathologique. Après avoir énuméré toutes ces richesses qu’il envie et qu’il voudrait trouver en France, M. A. Wurtz conclut : « C’est la science qui féconde aujourd’hui le travail des nations. Ce sont donc des dépenses productives que ces sommes consacrées au perfectionnement des études scientifiques ; c’est un capital placé à gros intérêt, et le sacrifice, comparativement léger, qu’il aura imposé à une génération, vaudra aux générations suivantes un surcroît de lumières et de bien-être. »

Les générations contemporaines en profitent les premières, et l’on aurait tort de croire que les découvertes abstraites restent longtemps dans le domaine de la science pure. Toutes les découvertes qui ont enrichi notre commerce et développé notre industrie sont sorties de l’enseignement supérieur ; c’est là un fait qu’on semble négliger et qui est d’une extrême importance. Les travaux des Dumas, des Chevreul, Pasteur, Wurtz, Berthelot, Sainte-Claire Deville, ont amené dans la fabrication des teintures, des vins, des bières, des corps gras, dans l’exploitation des vers à soie, dans les combinaisons métallurgiques, des modifications qui rapportent à la France un revenu net de 100 millions. En regard de ce chiffre énorme, il convient de remarquer que les chaires expérimentales ont pour frais de cours un crédit annuel qui varie de 200 à 1 500 francs.

La situation faite aux savants désintéressés n’est vraiment pas digne d’envie ; on ne les paye pas, on leur dispute les moyens de travail, et on les invective volontiers ; dès qu’ils ne commencent pas leur leçon par une profession de foi orthodoxe, on les traite de matérialistes, et on les accuse d’attaquer la morale chrétienne, comme si la religion et la science n’étaient point choses essentiellement distinctes, comme si elles ne pouvaient marcher parallèlement sans se heurter dans des champs clos où elles ne font que se blesser mutuellement sans profit pour personne.

Par ce qui précède on a pu juger de la misère qui accable notre enseignement supérieur ; mais il est bon néanmoins de citer quelques chiffres, car les facultés rendent au trésor une partie de l’argent qu’elles en reçoivent. En effet, les rétributions versées par les étudiants pour inscriptions, examens, certificats d’aptitude, diplômes, n’appartiennent pas à l’instruction publique, elles sont versées dans les caisses de l’État. J’ai sous les yeux les comptes de dix années antérieures à 1873 ; il est intéressant d’en mettre le tableau comparatif sous les yeux du lecteur, afin que celui-ci puisse juger, au premier coup d’œil, quelles ressources misérables et illusoires la France met au service de son enseignement supérieur.

années. crédits législatifs. recettes de l’état. dépenses restant a la charge de l’état.
  fr. fr.  c. fr.  c.
1863………… 3 749 721 3 154 365 00 595 356 00
1864………… 3 764 721 3 293 845 00 470 876 00
1865………… 3 778 378 3 597 529 00 180 849 00
1866………… 3 828 821 3 597 647 00 231 174 00
1867………… 3 933 821 3 675 268 50 258 552 50
1868………… 3 940 521 3 860 459 50 80 061 50
1869………… 4 187 281 4 015 727 00 171 554 00
1870………… 4 215 521 3 323 569 50 891 951 50
1871………… 4 349 721 3 149 442 50 1 200 278 50
1872………… 4 402 921 4 316 610 00 86 311 00


Donc un peu plus de 1 200 000 francs dans une année exceptionnelle où nos facultés sont désertes, c’est là le maximum ; le minimum ne s’élève pas à 81 000 francs. Cela est de nature à nous faire réfléchir. M. Duruy, visitant l’École pratique de médecine le 3 février 1864, a dit : « Il faut que le budget cède à la science et non la science au budget. » C’est là un mot d’ordre auquel désormais il serait sage d’obéir. Faut-il procéder par annuités ? faut-il au contraire avoir le courage de faire une large dépense immédiate ? c’est ce que les pouvoirs publics auront à décider. Qu’ils sachent bien seulement qu’ils se trouvent en présence d’une vieille construction qui se lézarde, qui menace de s’écrouler, qui ne tient plus qu’à force d’étançons, et qu’il est urgent de la reprendre depuis les fondations jusqu’au faitage.

Dans cette grosse question, j’ai peur qu’on ne sacrifie l’enseignement supérieur à l’enseignement primaire, et qu’on ne lâche la proie pour l’ombre. Il en est de l’instruction comme des pluies fécondantes, elle tombe de haut et ne remonte jamais. Après Iéna, lorsque la Prusse n’existait réellement plus, elle n’alla pas chercher des maîtres d’école ; elle fit venir Fichte, et lorsqu’elle vit que le grand philosophe acceptait la direction de l’enseignement supérieur, elle se crut sauvée, et elle l’était.

La solution du problème se pose aujourd’hui devant la France avec une énergie redoutable ; tous ceux qui par fonction ont la main à la manœuvre sont pleins d’ardeur ; ils sentent très-nettement que c’est affaire de vie ou de mort, et ils sont prêts ; partout j’ai constaté, à tous les degrés de l’échelle, un élan sérieux et réfléchi ; ils savent parfaitement que notre pays va livrer sur ce terrain-là sa suprême bataille, celle dont on sort réellement régénéré ou vaincu pour toujours ; ils ne doutent pas de la victoire ; mais leur donnera-t-on les moyens de la remporter et comprendra-t-on, comme disent les bonnes gens, qu’il faut se saigner aux quatre membres ?

Ne retombons pas dans les fautes que nous avons commises et que nous expions si rudement. Lorsque en 1867 on a discuté la loi militaire présentée par le maréchal Niel, il n’a pas manqué de gens très-autorisés qui disaient : Prenez garde, vous désorganisez l’armée ; telle qu’elle est, elle suffit à toutes les éventualités ; n’y touchez pas ! — On les a écoutés ; où en sont les petits-fils des vainqueurs d’iéna et d’Auerstædt ?

Si en matière d’enseignement l’on veut conserver les vieilles méthodes, ne pas rajeunir les matières d’instruction et la discipline, ne pas faire aux professeurs une situation qui leur permette de résister sans peine aux sollicitations des éducations particulières ou de l’industrie, si nous ne rendons pas le ministère de l’instruction publique absolument indépendant de la politique, si chaque changement ministériel amène des modifications dans le système pédagogique, si l’incohérence et l’hésitation continuent à fatiguer les élèves tout en paralysant les maîtres, si la France ne consent pas un sacrifice considérable en faveur de ce qui constitue en somme les plus grandes gloires de l’esprit humain, si nous ne rompons pas avec les habitudes prises, si nous n’appelons pas l’intelligence de tous au goût des choses sérieuses, si nous continuons à nous contenter de savoir « un peu de chaque chose et rien du tout, à la françoise », comme dit Montaigne, nous courons risque de ne pas reconquérir le rang que nous avaient fait nos anciennes destinées.

On aura beau chercher à concilier les intérêts, ce qui est le but de toute politique intérieure respectable, on aura beau avoir une politique extérieure prudente et ferme, mettre les budgets en équilibre, diminuer les impôts, accroître les revenus, avoir des armées innombrables et embellir les villes, on n’aura rien fait tant que l’on n’aura pas forgé à nouveau le moral de la nation par une loi d’enseignement à la fois très-sévère et très-large. Le mot de Bacon a la force d’une vérité éternelle : Quantum scit, tantum potest ; tant l’homme sait, tant il peut. Si nous pouvions adopter cette grande parole comme devise et avoir le courage de tirer toutes les conséquences qu’elle renferme, on pourrait regarder tranquillement du côté de l’avenir et croire, sans illusion, à cette régénération dont jusqu’à présent l’on s’est contenté de trop parler.

Appendice.L’enseignement primaire continue à être à Paris l’objet des sollicitudes de la préfecture de la Seine, qui semble prendre à tâche de lui donner une ampleur irréprochable ; mais ce n’est là, pour ainsi dire, qu’un effort individuel et local ; la France n’a point fait de grands progrès sous ce rapport. L’Assemblée nationale aura vécu cinq années sans trouver le loisir d’aborder sérieusement la question de l’enseignement obligatoire, qui, malgré les vœux unanimes des conseils généraux, malgré le cri poussé, après nos défaites, par la population tout entière, se trouve ajournée, sinon rejetée à l’oubli. Il y a là un dédain du devoir, un abandon du mandat que l’histoire jugera avec sévérité et dont la nation aura singulièrement à pâtir.

L’enseignement secondaire distribué par l’Université et par quelques ordres religieux n’est pas encore parvenu à sortir de sa vieille ornière ; il se traîne toujours entre les vers latins et le discours latin pour aboutir au concours général. Cependant le mode des examens du baccalauréat ès lettres a été modifié ; un décret du Président de la République, en date du 25 juillet 1874, détermine les conditions nouvelles imposées aux candidats qui, à partir du 1er octobre 1875, seront soumis à deux séries d’épreuves, séparées par une année d’intervalle.

Nous devons signaler, dans l’enseignement secondaire, une tentative des plus importantes issue de l’initiative privée. Quelques hommes de cœur et de savoir, frappés de l’insuffisance des méthodes qui fatiguent les enfants sans les instruire, se sont réunis et ont fondé une institution sur des principes absolument nouveaux et différents de ceux qui servent de base à l’enseignement universitaire. Entreprise en 1871, dans les proportions les plus modestes, l’École Monge a pris un développement extraordinaire et mérité. Mettant en œuvre les grands préceptes pédagogiques de Pestalozzi et de Frebœl, on vit avec les enfants dans un échange d’idées perpétuel ; passant du simple au composé, du concret à l’abstrait, ne sortant jamais d’un sujet sans l’avoir approfondi et éclairé sous toutes ses faces, on s’adresse toujours à l’observation, au raisonnement, et l’on ne demande à la mémoire que de venir en aide à la réflexion. Il n’y a pas de classe, à proprement parler, il n’y a que des conférences, où maîtres et élèves sont en communication permanente. On comprendra facilement la révolution pédagogique qui s’accomplit à l’École Monge, en apprenant que l’usage des dictionnaires y est interdit ; toute explication y est orale. On y commence l’étude du latin à douze ans, lorsque l’esprit des enfants est déjà façonné par toutes sortes de notions préliminaires, et le premier livre que l’on met entre leurs mains est celui des Commentaires de César ; la traduction du texte, l’analyse grammaticale, les données historiques, les incidences archéologiques, topographiques et morales se côtoient dans la même leçon et s’éclairent mutuellement ; au bout de dix-huit mois d’un travail semblable, à la fois un et multiple, un élève d’intelligence ordinaire lit Tite-Live à livre ouvert et fait verbalement un récit latin sur un acte quelconque de l’histoire romaine. J’en ai fait l’expérience, à ma grande surprise, sur des enfants de douze à treize ans ; j’y ai mis quelque malice, et, comme l’un d’eux m’expliquait le système d’armement des soldats romains, je lui ai brusquement demandé ce que c’était que l’amentum ? Il a répondu sans hésiter. Là, les conférences ne durent jamais plus d’une heure et demie, car on a remarqué que c’était la somme de temps pendant laquelle un enfant pouvait demeurer fructueusement attentif. Des récréations libres et des récréations gymnastiques interrompent l’étude par une sorte de travail physique qui amène une rénovation des forces intellectuelles. Les promenades hors du pensionnat sont combinées de façon à donner aux enfants des notions d’art, d’industrie, de géologie, de minéralogie, de zoologie ou de botanique. J’ai visité l’institution après les congés de Pâques (1875) ; le directeur arrivait de Hollande avec quelques élèves, auxquels il avait été montrer les musées et le système de canalisation. Les résultats obtenus sont admirables ; cette institution, à peine née, est dans un tel état de prospérité, qu’elle ne sait plus où loger ses élèves, et qu’elle est obligée de faire une sévère sélection parmi ceux qu’on lui présente. Elle fera des hommes, mais je voudrais qu’elle fût école normale et qu’elle formât des professeurs, car elle distribue un enseignement qu’on ne saurait trop propager dans l’intérêt même du pays.

L’enseignement supérieur n’est pas plus riche que par le passé : en 1875 une somme de 4 444 921 francs votée par l’Assemblée a été portée à son budget ; ses recettes ont été de 4 233 347 francs 50 centimes : la dépense de l’État n’a donc été que de 191 573 fr. 50 cent. Pour être rigoureusement exact, il convient d’ajouter à ce total dérisoire un crédit additionnel de 168 000 francs, obtenu, à titre de restitution, d’une somme correspondante avancée par le ministre de l’instruction publique pour droits de présence aux examens ; la France a, en 1873, dépensé 359 573 fr. 50 cent. pour son enseignement supérieur ; ce serait ridicule, si ce n’était lamentable. Cependant on a fini par se préoccuper des mauvais aménagements de nos instituts d’enseignement supérieur ; on a construit, au Muséum d’histoire naturelle, un nouvel édifice pour les reptiles vivants ; les conditions nécessaires à leur existence n’ont sans doute pas été étudiées avec soin, car ils y meurent comme des mouches : la mortalité frappe de préférence sur les ophidiens ; grâce au concours empressé et toujours présent de la direction des bâtiments civils, les quatre chaires de zoologie, la chaire de culture, la chaire de botanique ont été pourvues de vastes laboratoires appropriés à l’enseignement et enfin dignes d’une nation qui se respecte. La prolongation du boulevard Saint-Germain va permettre de donner plus d’ampleur à l’École de médecine ; on ne la déplacera pas, ce qui est un tort grave ; l’École pratique sera agrandie au détriment des maisons voisines et des Cliniques. On eût mieux fait de prendre dès à présent un parti radical, auquel on sera forcé d’avoir recours avant vingt ans.

De par la loi délibérée en séance publique le 5 décembre 1874, le 17 juin et le 12 juillet 1875, l’enseignement supérieur est actuellement libre en France. Il suffit d’être Français, d’avoir vingt-cinq ans, et de n’être pas frappé de certaines incapacités, pour professer urbi et orbi tout ce que l’on voudra, excepté la médecine et la pharmacie, dont l’enseignement exige un diplôme préalablement obtenu. Quoique cette loi soit le résultat de compromis politiques trop médiocres pour trouver place ici, le principe en est bon, et nul aujourd’hui ne pourra plus se croire le droit d’en appeler au bras séculier pour frapper un professeur hétérodoxe, comme nous l’avons vu autrefois pour MM. Michelet, Quinet et Ernest Renan. Est-ce bien réellement la liberté que l’on a accordée à l’enseignement supérieur, et n’est-ce point plutôt un partage que l’on a consenti entre l’université qui le détenait et le clergé qui voulait l’accaparer ? L’avenir répondra à cette question, mais jusqu’à présent les universités libres en création sont des universités exclusivement cléricales. Un des maîtres de l’enseignement religieux, le Père E. Marquigny, de la Société de Jésus, a formulé une opinion qu’il est bon de retenir, car nous serons sans doute appelés à en voir l’application : « Oui, a-t-il dit, nous avons demandé la liberté de l’enseignement supérieur, mais en affirmant les droits de l’Église, tels qu’ils ont été définis par elle-même, et nous ne permettrons pas qu’on puisse se méprendre sur notre désir de voir les nouvelles générations formées, dans des universités libres, à l’infaillible doctrine du Vatican. » Cette déclaration est grave, car elle implique l’enseignement de l’astronomie jusqu’à Galilée exclusivement et elle promet l’incapacité d’hériter aux enfants issus du mariage civil.

Mais il est avec le ciel des accommodements et tout s’arrangera pour le mieux ; on posera les prémisses, on n’en tirera pas les conséquences, la terre continuera de tourner et les enfants légitimes ne seront pas bâtards. L’enseignement libre donnera à l’université une impulsion dont chacun profitera et il sortira de là une émulation propice aux grandes choses de l’esprit. Cependant on a fait preuve d’une faiblesse coupable : tout en votant la liberté de l’enseignement supérieur, il fallait maintenir imperturbablement le droit exclusif de l’État à la collation des grades. L’État peut seul être assez impartial pour tenir la balance d’une main ferme et désintéressée. On pouvait élever une rivale en face de notre vieille université sans déconsidérer celle-ci et la diminuer. Les Commissions mixtes qui prononceront sur la capacité des candidats sont une institution vicieuse et dont le résultat sera funeste. Le député qui a soutenu, défendu, fait adopter cette mauvaise disposition législative est un fils de l’université et un lettré ; il s’est souvenu de Tacite et il a cru sans doute que, comme Agrippine, l’université lui disait ; Ventrem feri !



  1. Essai sur la vie, les méthodes d’instruction et d’éducation et les établissements d’Henry Pestalozzi, par Augustin Cochin. — Paris, août 1848. Brochure de 88 pages.
  2. Il est dur, mais utile, d’écouter à ce sujet ce que disent nos adversaires. La Gazette de l’Allemagne du Nord a écrit, en 1873 : « S’il est vrai, comme aucun homme qui pense ne le contestera, que l’ignorance véritablement grandiose des français à l’égard de tout ce qui se passe en dehors des frontières de leur pays, fut pour nous un allié efficace avant et pendant la dernière guerre, on peut en conclure avec une justesse mathématique de quelle importance est ce fait, que le même peuple, le plus agressif de tous, malgré les terribles leçons des dernières années, s’enferme de plus en plus dans son vieil esprit de mandarinisme (Chinesenthum). Nous pourrons encore dans l’avenir tirer profit de cette ignorance nationale. » — J.-J. Ampère écrivait de Bonn, le 6 novembre 1826, à madame Récamier : « Je suis confondu, dans ce pays, des connaissances indispensables dont nous nous dispensons en France. »
  3. Le budget de l’instruction publique dans l’Alsace-Lorraine, y compris l’université de Strasbourg, a été pour l’année 1873 de 6 562 427 fr. 24 centimes.
  4. Dès le seizième siècle, les Flandres proclament la gratuité et l’obligation en matière d’enseignement. Par arrêté du 24 février et du 10 novembre 1584, les pères et mères, les maîtres et maîtresses sont tenus d’envoyer leurs enfants et leurs domestiques aux écoles de Lille, depuis l’âge de huit ans jusqu’à celui de dix-huit, « sous peine de griesve punition arbitraire à la discrétion des échevins. » Voir à ce sujet la très-curieuse brochure de M. J. Houdoy : l’Instruction gratuite et obligatoire depuis le seizième siècle. Lille, imp. L. Danel, 1873.
  5. Le projet de Saint-Just résume toutes les idées niaises et excessives qui avaient cours alors sur l’enseignement : « Les enfants mâles sont élevés de cinq à seize ans par la patrie ; ils sont vêtus de toile dans toutes les saisons et ne vivent que de racines ; ils couchent sur des nattes et ne dorment que huit heures. » — Saint-Just est plus indulgent que l’école de Salerne, qui a dit : Septem pigro, nulli concedimus octo. Un tel projet mis à exécution aurait eu pour résultat immédiat de développer l’anémie et le rachitisme dans d’incalculables proportions ; les grandes épidémies nerveuses du moyen âge provenaient précisément de ce que l’on vivait de racines et de ce que l’on était vêtu de toile en toutes saisons.
  6. H. Taine, Lettres d’un témoin de la révolution, p. 235.
  7. Dans un rapport sur l’instruction primaire et secondaire chez les différents peuples, lu le 29 mai 1873 à l’Académie des sciences morales et politiques, M. Levasseur établit que sur quarante-cinq nations qu’il a pu étudier, la France arrive la vingtième avec une moyenne de 13 enfants inscrits aux écoles primaires par 100 habitants.
  8. Elle est précédée par la Meurthe, la Haute-Marne, le Doubs, la Meuse, les Vosges, le Bas Rhin, l’Aube, le Jura, le Haut-Rhin, les Hautes-Alpes, la Côle-d’Or et la Haute-Saône. La situation de la Seine est meilleure aujourd’hui ; elle deviendra tout à fait bonne, si l’on persiste dans la voie où l’on est entré.
  9. Émile de Laveleye, l’Instruction du peuple, p 369.
  10. Le chiffre de 1 200 000 francs se rapporte à l’année 1872 ; le budget de 1873 est moins misérable pour cet objet : 1 700 000 francs ; le budget de 1874 porte une augmentation notable sur les fonds de retraite et les fonds de secours ; le maximum des retraites, réservé aux instituteurs primaires âgés de soixante ans, pourra dorénavant être de 500 francs.
  11. En l’absence d’une loi prescrivant l’obligation, la gratuité est excellente ; elle sollicite les parents et les encourage à envoyer leurs enfants à l’école ; il n’y a donc actuellement que des éloges à donner à cette mesure. Mais si l’obligation se trouvait enfin imposée par un acte législatif, la gratuité indistincte, telle qu’elle est pratiquée à Paris, me semblerait un excès, sinon un abus. L’obligation implique la gratuité pour les indigents : cela suffit. Le principe de la gratuité générale et absolue me parait naître d’un sentiment peu élevé ; faire payer l’État pour tous, afin que ceux qui ne peuvent payer ne soient point humiliés, c’est de la mauvaise égalité et de la pitoyable économie politique. On pourrait s’inspirer de ce qui se passe dans le grand-duché de Bade, où l’enseignement obligatoire fonctionne admirablement. La commune fixe elle-même la redevance due par les écoliers et instruit gratuitement les indigents. Dans la commune de Schwarzach, par exemple, forte de 16 à 1 800 habitants, chaque écolier paye un florin (2 fr. 15 c.) par an ; les pauvres sont exemptés de cette taxe minime sur la simple déclaration du bourgmestre. Si, à Paris, les enfants dont les parents ne sont point dans la misère acquittaient un droit annuel de six francs, on obtiendrait une somme qui ne s’éloignerait guère de 400 000 francs, couvrirait les frais de fourniture de livres, de papiers, etc., etc., et permettrait d’apporter de nouvelles améliorations à nos écoles.
  12. La part du département est de 1 500 000 francs.
  13. Ces nouvelles écoles sont sur le point d’être livrées aux enfants. (Janvier 1874.)
  14. Le nombre des élèves inscrits en 1873 a été de 84 008.
  15. Voyez l’Instruction primaire à Paris et dans le département de la Seine (1871-1872). C’est la meilleure page de l’histoire de la ville de Paris.
  16. Ainsi ceux-ci, que j’ai relevés dans une salle d’asile : « Le merle noir et le bel insecte ; — Martin, tu es leste, ôte ta veste et saute à la mer ; — il faut aimer la vertu ; — le brave monte à la grande brèche ; le nègre prépare le sucre si bon ; — Clémentine a du chagrin. » Autant que possible, les exemples de lecture doivent être composés de façon à donner à l’enfant une notion utile quelconque.
  17. Voir tome IV, chap. xviii, la Mendicité.
  18. À l’exposition universelle de Vienne, la ville de Paris a obtenu le diplôme d’honneur pour l’enseignement primaire ; deux autres pays ont été seuls jugés dignes de cette haute récompense : la Saxe et la Suède, si célèbres par l’admirable mouvement qu’ils ont imprimé depuis longtemps à l’instruction populaire. Le directeur de l’enseignement primaire en Saxe, M. le conseiller aulique Borneman, écrivait récemment, dans une lettre publiée par le journal le Temps, que depuis l’Exposition de 1867 Paris avait fait des progrès « vraiment merveilleux ».
  19. Les crèches sont une fondation due à l’initiative individuelle ; la ville ne leur donne qu’une modeste subvention annuelle de 600 francs. Cette œuvre a été établie à Paris en 1844 par M. Marbeau.
  20. Le zèle, déjà fort tiède des premiers jours, s’est encore ralenti ; du 1er décembre 1872 au 1er décembre 1873, la caisse des Écoles du VIIIe arrondissement n’a reçu que 13 571 fr. 45 centimes.
  21. Cet état de choses ne date pas d’hier ; Évelyn, dans le Journal de son voyage à Paris, écrit en 1652, dit : « Les exercices scolaires n’atteignent à aucune profondeur, » et Mercier dit, en 1782 : « Il y a dix colléges de plein exercice ; on y emploie sept ou huit ans pour apprendre la langue latine, et sur cent écoliers, quatre-vingt-dix en sortent sans la savoir. »
  22. En 1847, M. Saisset, professeur de philosophie au collége d’Henri IV, quittait sa chaire, venait s’asseoir devant le premier gradin, où il avait réuni les six plus forts, et leur faisait la leçon à voix basse ; quand les autres écoliers parlaient trop haut, il s’interrompait pour leur dire : Ne faites donc pas tant de bruit, vous nous empêchez de causer. »
  23. M. Fortoul, très-curieux de nos propres origines, avait proposé de former un Recueil des poésies populaires de la France : il obtint du Président de la République un décret conforme en date du 15 septembre 1852, et le 17 septembre de la même année, il adressa, sur cet objet, aux recteurs une circulaire qui contenait des instructions excellentes rédigées par M. Ampère. Les chansons que l’on doit recueillir sont divisées en treize catégories différentes. L’auteur du mémoire cite des exemples choisis avec un rare discernement. Qu’en a-t-il été de ce projet et pourquoi n’a-t-il pas été mis à exécution ? Nous croyons pouvoir affirmer qu’un nombre considérable de chants a été réuni. Toutes ces vieilles poésies sont sans doute enfouies aujourd’hui dans quelques cartons du ministère : pourquoi ne pas les en faire sortir et les mettre au jour ? Cela ne vaudrait-il pas mieux que le Pied qui r’mue, les Bottes de Bastien, Bu qui s’avance, et tant d’autres inepties sans excuses dont on s’est sottement engoué ?
  24. La circulaire du 27 septembre 1872 est aujourd’hui lettre morte ; un rapport de M. Patin (voir Moniteur universel, 30 septembre 1875) ramène l’enseignement secondaire aux errements du passé. Les vers latins, le thème latin, proscrits à la suite d’une révolution politique, sont rétablis à la suite d’une révolution parlementaire. La réforme tentée n’a pu produire aucun résultat ; elle n’a pas duré un an.
  25. M. Michel Bréal, dans son excellent livre, cite à ce sujet le début d’un thème qui mérite d’être rapporté. « L’humanité était un sentiment si étranger au peuple romain, que le mot qui l’exprime manque dans la langue. » Quelques mots sur l’instruction publique en France, p. 207. — C’est vraiment dépasser la mesure.
  26. M. Michel Bréal, dans le livre que j’ai déjà cité, établit très-nettement que la médiocrité de l’auditoire force le professeur à baisser le niveau de ses leçons, et à l’appui de cette opinion, que l’expérience justifie tous les jours, il cite le passage suivant, emprunté à des Institutions d’instruction en France, par Cournot : « On a des cours de littérature ancienne où il faut sauver par toutes les grâces du langage, par toutes les finesses oratoires, la citation de quelques lignes, de quelques mots de latin ou de grec ; ou des cours de physique où rien n’est épargné pour l’effet agréable des expériences, mais où l’on n’oserait écrire, ni surtout discuter une formule trigonométrique : car on a affaire à un auditoire auquel il faut plaire et de qui l’on ne peut raisonnablement attendre une attention fatigante. » (Michel Bréal, Quelques mots, etc., p. 339, 340.)
  27. La valeur considérable des terrains occupés par l’École de médecine, l’École pratique et la Clinique arriverait naturellement en défalcation d’une partie des dépenses nécessitées par les reconstructions que nous proposons.
  28. Tout le monde a pu voir le plan de reconstruction de la Sorbonne, à l’École des beaux-arts, dans l’exposition des œuvres de Vaudoyer, en février 1873.
  29. Les hautes études pratiques dans les universités allemandes, par Adolphe Wurtz ; Paris, 1870.