Paris, ses organes, ses fonctions et sa vie dans la seconde moitié du XIXe siècle/XVII

CHAPITRE XVII

LA PROSTITUTION


i. — les règlements.

Vice inhérent à l’humanité. — Rites religieux. — Violence inutile des anciennes ordonnances. — Costume particulier. — Marguerite de Provence. — Ordonnances somptuaires de saint Louis. — Le Glatigny. — La tradition subsiste. — Le Hueleu. — Protection de François Ier. — Ordonnance de Charles IX. — Sobriquets. — L’hôpital général. — La guerre de Trente Ans. — Lettres patentes du 20 avril 1684. — La Nouvelle-Orléans. — Manon Lescaut. — Passer les remèdes. — Rapports secrets rédigés pour Louis XV. — Premières tentatives d’un règlement sanitaire. — Le Pornographe. — Ordonnance du 2 mai 1781. — Pendant la Révolution. — Recensement général. — Arrêté du 12 ventôse an X. — Arrêté du 1er prairial an XIII. — Salle de santé. — La taxe des douze livres. — Savary et Debelleyme. — Abolition de la taxe. — Établissement d’un dispensaire gratuit et régulier. — Infirmerie de la Petite-Force. — Infirmerie de Saint-Lazare. — Statistique. — Service des mœurs. — Les visites. — Le service administratif. — Le service actif.


Charron dit quelque part, dans son livre de la Sagesse : « La philosophie se mesle et parle librement de toutes choses pour en trouver les causes, les juger et régler. » Que cette phrase me serve d’excuse auprès du lecteur, au moment où je vais l’entretenir d’un des phénomènes morbides persistants qui semblent inhérents à notre espèce même. La brutalité des passions de l’homme, la faiblesse organique et morale de la femme, ont amené les mêmes résultats, dans tous les temps, chez tous les peuples. Les livres sacrés, à quelque religion qu’ils appartiennent, et qui sont les plus anciens monuments écrits de l’histoire, sont pleins de malédictions et de menaces contre les impuretés et les dissolutions de la femme, « de l’étrangère, » comme l’appelle l’Ecclésiaste. Cependant, certains cultes asiatiques, ne déifiant en l’homme que les instincts matériels, ont admis la prostitution parmi les rites sacrés et dans les mœurs sacerdotales. Sans remonter jusqu’à Hérodote et sans aller jusqu’à Babylone, on peut savoir ce qui se passe, aujourd’hui encore, dans les parties de l’Indoustan que l’islamisme n’a pas pénétrées.

Nous nous trouvons donc en présence d’un fait essentiellement humain, qui est du ressort de l’histoire naturelle même, que nulle législation n’a créé, mais que des nécessités de premier ordre, touchant à la santé publique, à la sécurité des villes, au maintien extérieur des mœurs, à la répression nécessaire de toute forme excessive de la perversité, ont forcé d’enfermer dans les étroites prescriptions de règlements sévères, administrativement appliqués pour le plus grand bien de tous, pour combattre un scandale toujours prêt à s’afficher, pour essayer, en un mot, non pas de guérir, mais au moins d’atténuer, dans les ressources du possible, une plaie sociale constamment ouverte, et qui ne tarderait pas à s’étendre d’une façon effroyable, si elle n’était pas incessamment surveillée.

Il est intéressant d’étudier les moyens que la société emploie pour lutter contre ce mal incurable, de voir où commence et où finit la prostitution, d’apprécier les habitudes des créatures réduites à un si bas état, de dire ce qui les maintient dans l’abjection, enfin de parler des maisons de refuge que la charité religieuse a ouvertes à leur repentir. C’est ce que je vais essayer de faire, sans me dissimuler aucune des difficultés de la tâche que j’entreprends.

Bien des rois de France, mus par un vif sentiment de moralité ou de piété, ont voulu en finir, d’un coup et pour jamais, avec les femmes de débauche vénale, qui semblaient vouloir agir comme aurait pu le faire une corporation reconnue et privilégiée. Les mesures les plus violentes, les plus inqualifiables, furent parfois décrétées contre ces malheureuses et restèrent sans effet, comme toute peine qui dépasse le but, comme resta inutile la fameuse ordonnance de 1536, qui punissait les ivrognes de la prison, du fouet, du bannissement et de l’essorillement. Charles VIII a beau ordonner qu’elles soient brûlées vives, le maréchal Strozzi a beau en faire jeter huit cents à la rivière, le lieutenant civil de la prévôté a beau, le 30 mars 1635, leur commander « de vuider la ville et les faubourgs, sous peine d’être rasées et bannies à perpétuité sans forme de procès », on n’arrive même pas à en diminuer le nombre. Ce fut en vain aussi qu’on essaya de les astreindre à un costume particulier et de leur interdire les costumes portés par les femmes honnêtes ; le proverbe subsiste encore : Bonne renommée vaut mieux que ceinture dorée. »

Saint Louis le premier les frappa à propos des habillements luxueux qu’elles portaient ; un manuscrit attribué à Sauval[1] raconte, à ce sujet, une anecdote caractéristique. La reine Marguerite de Provence, femme de Louis IX, allant à l’offrande, après avoir touché la patène de ses lèvres, se retourna, selon l’usage de la primitive Église encore conservé à cette époque, pour donner le baiser de paix à sa voisine ; elle embrassa une dame richement vêtue et de haute apparence, qui n’était autre qu’une « ribaude folieuse », ainsi que l’on disait alors. Ce fut là l’origine des ordonnances somptuaires rendues contre ces misérables créatures, ordonnances que la plupart des rois renouvelèrent sans grand succès, malgré les peines excessives qu’elles éditaient contre les délinquantes. Le Châtelet lui-même usait d’indulgence à leur égard et leur faisait rendre les robes parées, les bijoux, les affiquets que les sergents avaient saisis, le plus souvent pour se les faire racheter de la main à la main.

On réussit mieux à les parquer dans certains quartiers distincts et à les y contenir, malgré la tendance envahissante qu’elles n’ont point encore perdue à l’heure qu’il est. Deux endroits qui leur furent attribués par diverses ordonnances, et, entre autres, par celle dont le prévôt de Paris fit faire « un cry », le 18 septembre 1367, sont restés célèbres ; ils formaient, au milieu de la ville et sur les confins des faubourgs, une sorte d’asile inviolable ouvert à ce que la débauche a de plus immonde et de plus violent. L’un, qui s’appelait le Glatigny, représentait au nord de la Cité, sur les bords de la Seine, vis-à-vis de la Grève, une sorte de quadrilatère s’appuyant sur la rue Glatigny, la rue des Marmousets, la rue du Chef-de-Saint-Landry, la rue des Ursins, et coupé transversalement par la rue du Milieu-des-Ursins et du Bas-des-Ursins. C’était la forteresse du vice ; et les lieux qu’elle occupait ont subsisté jusqu’à notre époque. Ils ont été profondément modifiés en 1836, lorsque l’alignement des rues du Chef-de-Saint-Landry et de Saint-Pierre-aux-Bœufs ayant été déclaré d’utilité publique, amena la création de la rue d’Arcole, qui a disparu récemment elle-même pour faire place aux constructions du nouvel Hôtel-Dieu.

Ce qui se passait là, il est plus facile de l’imaginer que de le dire ; c’est le vol, l’assassinat, la basse orgie en permanence ; les malfaiteurs de Paris y trouvaient un refuge où la très-insignifiante police de ce temps n’osait guère s’aventurer. Bien souvent les plaintes, les réclamations des prêtres et des bourgeois habitant la Cité avaient contraint le prévôt de Paris à rendre des ordonnances dont on n’avait point tenu compte. Pour fermer cette Sodome urbaine, il fallut presque un coup d’État. En 1518, à la prière de la reine Claude, émue par les lamentations du clergé de Notre-Dame, François Ier signa des lettres patentes qui prescrivaient la destruction du Glatigny. Il se passa alors un fait des plus singuliers : les voisins de ce lieu maudit, redoutant de voir le roi, qu’on savait mobile à l’excès, rapporter bientôt l’édit qu’il venait de promulguer, s’armèrent de pelles, de pioches, de marteaux, et, en moins de vingt-quatre heures, abattirent toutes les maisons qui abritaient les femmes de mauvaise vie. Le lendemain de cette brutale exécution, l’évêque fit une procession solennelle et des exorcismes autour des ruines comme pour en chasser l’âme impure[2]. Les masures démolies furent reconstruites ; la tradition, plus forte que les arrêts de la monarchie, conserva à la débauche ces lieux de prédilection dont on avait voulu l’expulser, et, de nos jours encore, les rues obscures, étroites et puantes de la Cité servaient de repaire à ce que l’orgie a de plus honteux ; au Glatigny avaient succédé la rue aux Fèves, la rue de la Licorne, la rue des Deux-Ermites, el il n’a pas fallu moins que la démolition complète de toute la Cité pour les purifier. Des casernes et le nouvel Hôtel-Dieu ont remplacé ces ruelles obscènes, que nos vieux historiens nommaient « les clapiers des femmes vivant en vilitè ». Plus redoutable encore que le Glatigny, le Hueleu, prenant son point d’appui contre les murailles extérieures de l’enceinte de Philippe Auguste, était un large pâté de maisons côtoyé par la rue Saint-Martin, la rue Saint-Denis, la rue Grenéta, la rue aux Ours, traversé par la rue Bourg-l’Abbé, et qui devait son nom aux rues du Petit-Hueleu et du Grand-Hueleu, que nous avons connues sous l’appellation du Petit et du Grand-Hurleur, et que le boulevard Sébastopol a heureusement emportées[3]. Quand les agrandissements de la ville, s’étendant jusqu’à nos boulevards intérieurs, eurent englobé ces lieux infâmes, les riverains se plaignirent, réclamèrent à grands cris contre les désordres dont ils étaient forcément les témoins, et demandèrent que toutes les femmes qui faisaient leur société habituelle des vagabonds et des malfaiteurs de la pire espèce fussent rejetées hors des murailles. On ne les écouta point. Du reste, François Ier, le destructeur du Glatigny, semble avoir eu quelque prédilection pour le Hueleu, car, en 1532, une femme de cet endroit, nommée Jeanne Belle-Fille, insultée par ses compagnes, qui l’appelaient « pouacresse, sorcière », et l’accusaient d’avoir commerce avec le diable, fut directement prise sous la protection du roi. Il défendit d’attenter à sa personne ou à ses biens, sous peine de cent marcs d’argent d’amende et de la potence. « Elle avait, dit le manuscrit que j’ai déjà cité, des maisons, des granges, des bois, des prés et des terres, avec beaucoup de domestiques, et elle fit mettre les armes et la sauvegarde du roi sur tous ces lieux. »

Les successeurs de François Ier furent moins tolérants et voulurent nettoyer ces cloaques ; ils échouèrent devant des habitudes traditionnelles, et surtout contre une force d’inertie qui défiait les menaces. Les choses en arrivèrent à un tel scandale, que Charles IX y mit de la colère. Il fit rendre une ordonnance par le prévôt de Paris, qu’il déclara personnellement responsable, et le 27 mars 1565 le Hueleu fut vidé. On n’y gagna rien ; la débauche, forcée de fuir son antique retraite, se répandit dans les rues voisines, et finit, en se disséminant de proche en proche, par échapper à toute surveillance. Certains actes publics ont conservé les noms que portaient ces malheureuses ; ils ont une sorte de saveur moyen âge qui nous étonne aujourd’hui : elles s’appelaient Thomasse la Courtoise, Jehannette la Commune, Perrette la Vilaine, Catherine aux Lardons, Étiennette la Chèvre. Ainsi qu’on le voit, l’usage des sobriquets sous lesquels les filles dissimulent leur identité n’est point nouvelle, et l’histoire en a gardé la trace, mieux sans doute qu’elle ne conservera celle des Camélia, des Baccara, des Bastringuette, des Mousqueton et des Carabine de notre temps.

Ce fut Louis XIV qui le premier et d’une façon régulière essaya, par l’organisation de l’hôpital général, de mettre un peu d’ordre dans ce monde très-nombreux, particulièrement insoumis, redoutable à cause de ses accointances, vivant exclusivement de méfaits, qui, de tout temps, a formé au milieu de Paris cette bestiale armée du vice toujours combattue, toujours recrutée, toujours debout. On va appliquer aux mœurs la raison d’État, qui jusqu’alors a paru exclusivement réservée à la politique. La guerre de Trente Ans, pour des raisons que la physiologie explique, avait amené en Europe une recrudescence du mal horrible qui ne porte aucun nom honnête, ni dans le langage vulgaire, ni dans la technologie scientifique, et qui pendant tout le dix-septième siècle sévit avec une rigueur implacable. Les écrivains familiers de l’époque, Saint-Simon, madame de Sévigné elle-même, racontent des détails qui prouvent que les plus hauts personnages n’en furent point exempts ; le duc de Vendôme en est la preuve.

Le 20 avril 1684, des lettres patentes signées Louis, et contre-signées Colbert, enregistrées au parlement le 29 du même mois, rendirent exécutoire un double règlement très-sévère, qui devait être appliqué aux femmes d’une débauche publique et scandaleuse ». La question sanitaire, si importante en pareille occurrence, qu’elle doit primer toute autre considération, a préoccupé le rédacteur des articles, car je lis : « Lesdites femmes seront traitées des maladies qui leur pourront survenir[4]. » Ce qu’on avait surtout en vue, c’était la punition : « Elles seront habillées de tiretaine avec des sabots ; elles auront du pain, du potage et de l’eau pour toute nourriture, et une paillasse, des draps et une couverture pour se coucher. On les fera travailler le plus longtemps, et aux ouvrages les plus pénibles que leurs forces pourront permettre. » Pour réprimer la paresse ou l’insubordination, on inflige le carcan et les « malaises ». On ne parle pas du fouet, qui cependant était indifféremment administré à chacune de ces malheureuses lorsqu’elle entrait dans la dure maison. C’était là qu’on les maintenait sous une discipline inhumainement violente et dans des conditions de promiscuité telles, que les vices les plus monstrueux naissaient de l’entassement même des prisonnières.

Plus tard, sous la Régence, lorsque la fièvre du Mississipi eut tourné toutes les têtes, ce fut vers la Nouvelle-Orléans qu’on dirigea les vagabonds et les femmes débauchées arrêtées à Paris. Sous Louis XV, on peuplait encore nos colonies de cette façon. Par l’immortel récit de l’abbé Prévost, nous savons comment s’effectuait le transport des détenues que l’on prenait à la Salpétrière pour les conduire au port d’embarquement. Qui ne se souvient de Manon Lescaut ? « Figurez-vous ma pauvre maîtresse, enchaînée par le milieu du corps, assise sur quelques poignées de paille. » Au petit pas d’un chariot à peine couvert d’une mauvaise toile, les malheureuses traversaient la France et allaient bien souvent reporter au Nouveau Monde la terrible contagion que l’Europe en a, dit-on, reçue.

Les femmes laissées libres, qui étaient malades et n’avaient pas les moyens de se faire traiter chez elles, pouvaient aller à Bicêtre « passer les remèdes[5] » ; mais on n’y restait jamais plus de six semaines : guéries ou non, au bout de ce temps ces malheureuses étaient expulsées. On trouve le fait consigné dans les rapports secrets qu’un agent nommé Marais rédigeait pour le roi Louis XV, et qui racontent, par le menu, tous les scandales mystérieux de Paris, surtout lorsqu’ils ont trait aux gens de cour et aux filles[6]. En feuilletant ces pages, où les noms propres sont écrits en toutes lettres, on est édifié sur les moyens d’existence de quelques seigneurs du siècle dernier ; le vicomte de Létorières, entre autres, que le théâtre et le roman ont popularisé de nos jours comme un type parfait de mœurs élégantes, faisait, selon ces rapports, un métier qu’il serait difficile de qualifier[7]. Du reste, c’était le bon temps pour les femmes de cette espèce, et la destinée de Jeanne Vaubernier, devenue comtesse Du Barry, semblait leur ouvrir toutes les voies de la fortune[8].

Les lieutenants de police se préoccupaient cependant de la démoralisation générale et des maux qu’elle entraînait. Berryer, en 1746, ébaucha un projet de règlement sanitaire qui n’eut pas de suites ; en 1762, un certain Aulas proposa un système complet qui fut rejeté, parce que « de pareilles mesures, dit le rapport de police, fourniraient matière à des risées pour le public ». En 1770, Restif de la Bretonne, dans son Pornographe, mêle aux très-sérieuses et très-pratiques améliorations qu’il conseille de telles divagations, qu’on passe outre sans l’écouter. Toute idée de surveillance parait abandonnée, et lorsque, le 6 novembre 1778, le lieutenant de police Lenoir publie la fameuse ordonnance qui règle encore aujourd’hui les garnis, les cabarets, les auberges et autres maisons où les femmes de mauvaise vie peuvent facilement trouver asile, il n’y fait même pas la plus légère allusion. Du reste, de tous les projets avortés qu’on a pu mettre au jour à cette époque, il semblerait ressortir qu’on voulait punir non pas la débauche elle-même, mais le mal physique qui en résulte ; cette idée apparait très-nettement dans une ordonnance du 2 mai 1781, en vertu de laquelle tout militaire atteint de contagion pour la troisième fois sera condamné à servir deux années au delà du terme fixé par son engagement. Une telle prescription atteignait le but opposé à celui que l’on cherchait ; pour éviter le châtiment on cachait le mal, que des mesures si particulièrement étroites ne faisaient qu’aggraver.

La Révolution avait amené une licence de mœurs effrénée ; sous prétexte qu’on était un peuple libre, on dépassait ce que la monarchie absolue avait produit de plus scandaleux ; toutes les plaies morales s’étalaient en public ; les jardins, les promenades, étaient envahis par la débauche ; les gravures apposées aux vitres des marchands faisaient détourner les yeux des honnêtes gens ; les livres les plus infâmes s’entassaient chez les libraires, et bien des gens parlant de « leur âme sensible » retournaient à l’état de brute. Le mal a été bien grand sans doute, car la Commune, faisant trêve à ses préoccupations politiques, fit afficher, à la date du 4 octobre 1793, une proclamation qui tentait de modérer tous les débordements dont Paris avait à souffrir[9]. Il faut croire que la proclamation et les considérants emphatiques qui l’accompagnaient ne produisirent qu’un effet médiocre, car, le 20 ventôse an IV (1796), la Convention prescrivit un recensement général des femmes vivant exclusivement de désordre. Cette fois encore, le règlement fut nul, et ce n’est que vers 1798 qu’on s’arrête enfin à l’idée si simple de restreindre le mal produit par la débauche, en soumettant les femmes de mauvaises mœurs à des visites sanitaires, régulières, obligatoires, et en les inscrivant. On mit la question à l’étude, et l’on peut croire qu’on procéda avec une extrême lenteur, car quatre années se passent avant que l’arrêté du 12 ventôse an X (3 mars 1802) soit rendu et mette enfin en vigueur le système des visites périodiques et préventives. À cette époque, deux officiers de santé en étaient chargés ; c’était insuffisant et presque dérisoire ; mais le principe était posé, et il n’allait pas tarder à recevoir un développement nécessaire.

Un arrêté du 1er prairial an XIII (21 mai 1805) installa un véritable dispensaire de salubrité, rue Croix-des-Petits-Champs, sous le nom de Salle de santé. Chaque fille devait s’y présenter quatre fois par mois, et acquitter mensuellement une taxe de douze livres ; cette dernière mesure était déplorable, elle éloignait ces malheureuses, qui sont généralement fort pauvres, et comme les médecins, que nul contrôle n’entravait, ne se gênaient guère pour exiger six francs par visite, le dispensaire presque abandonné ne remplissait plus aucune des conditions de garantie qui l’avaient fait ouvrir.

Savary, en arrivant à la police, fut frappé de ces inconvénients, qu’il fallait arrêter au plus vite, sous peine de voir tomber en désuétude une institution qui, dans son germe, était excellente et pouvait facilement devenir féconde en bons résultats. Il créa une comptabilité spéciale pour le dispensaire, et, enlevant ainsi aux médecins le droit de percevoir eux-mêmes la taxe, fit cesser des abus qui n’avaient que trop duré. Un commissariat particulier, installé au dispensaire le 20 août 1822, devint l’origine du service des mœurs, que M. Debelleyme organisa d’une façon définitive et sérieuse par ordonnance du 16 décembre 1828 ; à cette même époque, comprenant que l’intérêt public seul était en question, que la taxe imposée aux filles fermait la porte du dispensaire, qu’il fallait par tous les moyens les y attirer, que la multiplicité des visites serait un bienfait pour la population, il abolit la rétribution exigée depuis 1802, et greva son budget, à partir du 1er janvier 1829, de tous les frais de ce servie spécial. En 1830, le dispensaire quitta la rue Croix-des-Petits-Champs, et fut placé dans les bâtiments mêmes de la Préfecture de police, où il fonctionne encore aujourd’hui.

Obéissant aux impulsions d’une morale supérieure, dédaignant l’opinion de certains législateurs à esprit étroit, qui voudraient ne considérer le mal produit par la débauche que comme la punition de celle-ci, l’administration agit sans parti pris : elle combat la contagion partout où elle peut l’atteindre, ne se préoccupe que de la santé publique, et fait bien. Autrefois on envoyait les femmes malades à l’infirmerie de la Petite-Force, et, lorsque la place y manquait, dans les hôpitaux. En ce dernier cas, la situation était fort douloureuse : leurs compagnes de dortoir les insultaient, et parfois même refusaient de les tolérer au milieu d’elles. On avait essayé de parer aux inconvénients reconnus en réservant l’hôpital du Midi pour certaines maladies, en consacrant Lourcine à la médication des femmes ; mais l’administration comprit qu’elle devait avoir un local à elle, directement placé sous son contrôle, et où elle enverrait les femmes signalées par le dispensaire. Le 23 juillet 1834, le conseil municipal vota les fonds nécessaires à l’établissement d’une infirmerie dans la maison de détention de Saint Lazare ; les travaux furent exécutés pendant l’année 1835, et, le 8 février 1836, la nouvelle « renfermerie », comme on eût dit au moyen âge, fut inaugurée.

Vastes, très-aérées, dominant de larges cours, les salles peuvent contenir normalement trois cents malades, et trois cent soixante dans les jours d’encombrement. Sans qu’il soit besoin de donner ici une définition scientifique, le lecteur comprendra que les maladies soignées à Saint-Lazare sont exclusivement spéciales. On n’y entre que sur un ordre émanant de la préfecture de police ; on n’en sort que sur l’autorisation écrite et motivée de l’un des deux médecins attachés à l’établissement. Tout y est d’une propreté scrupuleuse : les parquets reluisent, les vitres sont brillantes, la vaisselle d’étain a presque des reflets d’argenterie ; on n’a pas l’air de s’y trop ennuyer ; on y cause, on y rit ; on s’y dispute parfois : c’est la maison de l’égalité par excellence ; les robes de soie, les chapeaux de dentelle sont laissés au vestiaire aussi bien que les jupons d’indienne et les bonnets en jaconas ; le costume est uniforme : robe grise et béguin blanc. On pourrait croire, lorsqu’on visite ces pauvres créatures dans leur chambre, où les lits grisâtres sont alignés avec soin, qu’on va leur trouver un air contrit et humilié ; nullement : il y a longtemps qu’elles ont jeté toute pudeur par-dessus les moulins. À voir l’état des mœurs parisiennes, on peut deviner que l’infirmerie de Saint-Lazare ne se repose guère ; en effet, elle a reçu 1 790 malades dans le courant de l’année 1869.

Le service des mœurs, organisé à la Préfecture de police au triple point de vue sanitaire, administratif et actif, fonctionne sans désemparer avec une régularité parfaite. Loin d’être arbitraire et excessif, comme on l’en a souvent et injustement accusé, s’il mérite un reproche, c’est celui de résister parfois aux mesures rigoureuses et d’avoir une indulgence presque paternelle pour des êtres incorrigibles sur lesquels il hésite à appesantir la main. Il se compose d’un certain nombre de médecins placés sous l’autorité immédiate d’un médecin en chef, chargé du dispensaire ; ceux-ci reçoivent à leur salle, sévèrement séparée de toute autre, les filles isolées et celles qui appartiennent aux maisons publiques de la banlieue ; ils visitent à domicile celles qui vivent en groupe sous la direction d’une femme ayant obtenu l’autorisation de tenir ce que le langage technique appelle une tolérance. Leur fonction n’est point une sinécure, car les visites se sont élevées en 1869 au nombre de 106 479.

La partie administrative s’occupe des inscriptions, admoneste, punit, juge les contestations, prononce sur les contraventions, réforme ou modifie les règlements surannés, en édicte de nouveaux lorsqu’on les croit nécessaires, et agit sans appel comme un tribunal en dernier ressort, sauf approbation rigoureusement indispensable du préfet de police. Le service actif, composé de quarante-cinq inspecteurs commandés par un officier de paix, ne relevant que du chef de la police municipale, a pour mission de s’assurer à l’extérieur si les règlements sont exécutés, de relever les infractions commises, de surveiller d’une façon particulière les lieux de plaisir spécialement fréquentés par les filles, d’arrêter celles-ci et de les conduire au bureau administratif lorsqu’elles y sont mandées, de constater que les punitions ne sont point éludées, et enfin de faire rapport sur tout ce qui peut intéresser la grave question de la moralité publique.

ii. — les filles soumises.

L’inscription. — Le dossier. — La brème. — Prescriptions. — Où se recrute la prostitution. — Précocité. — Les servantes. — Les rêveries. — La misère. — Insuffisance des salaires. — Égoïsme de l’homme. — Un exemple. — Ignorance. — Insouciance. — Le second mariage. — Les hommes riches. — Les filles du peuple sont perdues par les homme du peuple. — La tour de Nesle. — Motion à la Société secrète des Saisons. — Antichambre du chef de service. — Attitudes. — Loquacité. — Être pavillon. — Interrogatoire. — Le goût des animaux. — Contagion des larmes. — À Saint Lazare. — Le panier. — Doyenne de la prostitution. — Laideur et vieillesse. — Cent soixante-six arrestations. — Les gros numéros. — L’estaminet. — L’absinthe. — La phthisie. — Probité. — Les dames de maison. — Feu d’artifice. — Le retrait du livre. — Dans leurs terres.


Lorsqu’une femme est résolue à prendre ce métier qui, quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, mène à la plus abjecte misère, par les chemins de la maladie, de l’alcoolisme et de la débauche, elle se fait inscrire sur le livre sans nom. On lui forme un dossier renfermant toutes les pièces d’identité ou autres qui peuvent fournir des renseignements sur elle ; si elle a subi des condamnations, si elle a déjà occupé les inspecteurs du service actif, si elle a laissé quelque part un souvenir quelconque, on en prend note, et, toutes les fois que le chef du bureau des mœurs la fera comparaître, il lui suffira d’un coup d’œil pour savoir à qui il a affaire. De ce moment, elle n’est plus à elle-même, elle est à l’administration.

On lui remet une carte que, dans leur argot, les femmes de cette espèce nomment la brème, car elle est blanche et plate comme le poisson que l’on appelle ainsi. Sur le recto, on écrit son nom, son âge et sa demeure ; au-dessous, les douze mois sont imprimés, et c’est là qu’elle devra faire mettre le visa du dispensaire, une fois par semaine si elle appartient à une maison, deux fois seulement par mois si elle vit isolément et chez elle. Sur le verso, elle peut lire les prescriptions dont il lui est défendu de s’écarter : à toute réquisition d’un agent de police, elle devra exhiber sa carte ; jamais elle ne stationnera sur la voie publique, où elle ne pourra pas apparaître avant sept heures et après onze du soir ; dehors, elle ne portera pas d’étoffes de couleur éclatante, elle ne sera pas coiffée en cheveux ; elle ne peut se montrer à sa fenêtre, qu’il lui est ordonné de tenir fermée et munie de rideaux ; les abords des églises, des palais, les jardins publics, les boulevards, les Champs-Élysées, lui sont interdits ; elle ne pourra habiter dans les environs d’un pensionnat, et comme une longue expérience a appris que les voleurs et les filles ont une insurmontable attraction les uns pour les autres, si elle a un amant, elle ne devra jamais lui donner asile ; de plus, les inspecteurs du service ont le droit d’entrer chez elle jour et nuit, à quelque heure que ce soit.

Où se recrute ce monde lamentable, qui inspire encore plus de pitié que de dégoût, lorsqu’on a eu le courage de l’étudier de près ? Dans la misère, dans la paresse, dans l’ignorance. Si ce n’est la cause, c’est du moins le prétexte. Sauf des exceptions si singulièrement rares, qu’on pourrait les citer toutes en deux lignes, ces malheureuses sortent de très-bas. Une d’elles disait avec impudence : « Je viens du ruisseau, j’y veux retourner. » La plupart sont des filles de manouvriers perdues dès l’enfance par la fréquentation de leurs semblables. À voir la précocité de leur dévergondage, on serait tenté de croire qu’elles sont nées sans aucun des attributs moraux que nous respectons chez la femme ; on dirait que l’impudeur fait partie de leur nature comme bientôt elle sera une nécessité de leur métier. L’esprit reste confondu lorsque l’on parcourt certains dossiers qui nous en apprennent plus sur l’état réel des mœurs d’un pays que tous les traités de morale imaginables. Une de ces femmes, qui a longtemps occupé le monde de Paris ; qui, grâce à des libéralités excessives et multiples, jouit maintenant d’une grande fortune et vit à l’étranger dans un palais, arrêtée à l’âge de douze ans et demi pour la troisième fois, « reconnue vénérienne et galeuse, » promettait de « renoncer à sa vie de débauche ». Que dire de cette enfant de sept ans et demi qui se sauve de la maison paternelle pour aller courir les aventures, parce que, dit-elle, elle en a l’habitude depuis l’âge de quatre ans ; qui veut tuer sa mère pour avoir de beaux habits et plaire aux hommes ? Le rapport de cette affaire, qui a fortement préoccupé la police en 1825, est un des récits les plus navrants qu’on puisse lire[10].

La plupart arrivent de la province, de la campagne. Elles ont entendu dire qu’à Paris on gagnait de l’argent ; elles ont l’exemple de celle-ci et de celle-là qui est revenue au village avec un petit magot ; elles sont parties vertueuses peut-être, à coup sûr sans idée préconçue de corruption. Elles sont entrées comme filles de cuisine, comme bonnes à tout faire dans quelque ménage parcimonieux ; les amies les ont entraînées ; elles ont été au bal, elles y ont fait une connaissance ; tout a mal tourné, les maîtres l’ont su, elle a été chassée, sans certificat, sans ressources ; elle a lutté quelque temps, a vécu de hasards ; elle a honte, et n’ose plus retourner au pays ; à bout de courage et de résolution, elle ferme les yeux et met le pied sur la pente qu’on ne remonte pas.

Il y en a qui, jeunes, charmantes, aptes à toutes les œuvres du bien, ont horreur de la pauvreté, reculent à cette pensée qu’elles seront la femme d’un ouvrier, qu’il faudra travailler, porter d’humbles vêtements, faire la cuisine, soigner les enfants ; elles ont rêvé je ne sais quelle existence de princesse des Mille et une nuits, elles ont la haine de leur infime condition ; celles-là sont farouches dans le mal ; elles n’y glissent pas, elles s’y précipitent. Une de ces misérables abandonnées d’elles-mêmes, orpheline, âgée de vingt ans, toute pleine de fraîcheur et de grâce, absolument inconnue à la Préfecture de police, où jamais on n’avait eu à s’occuper d’elle, vint d’emblée demander son inscription. Elle fit à la fois horreur et pitié. Un chef de bureau, mû de compassion en voyant tant de jeunesse et de beauté se jeter résolument à l’égout, lui parla et lui montra l’avenir où elle courait. Il lui dit : « Ici, par notre situation même, nous sommes en relation avec des femmes charitables qui ont commisération pour toutes les faiblesses ; elles sont adjuvantes et sérieuses ; elles n’abandonnent point celles qu’elles ont adoptées ; laissez-moi vous mettre en rapport avec une de ces âmes compatissantes ; vous savez lire et écrire, c’est un grand avantage pour vous, et l’on peut en tirer parti ; donnez-nous le temps nécessaire pour tenter quelques démarches, et je vous promets qu’on vous trouvera une place d’ouvrière ou de femme de chambre. » Elle regarda le chef de bureau avec dédain, et lui répondit : « Être domestique, merci ! on ne mange pas de ce pain-là dans ma famille. « 

La misère est la principale pourvoyeuse ; car, dans notre état de civilisation, le sort des femmes est des plus douloureux. Le salaire qui rétribue le travail souvent excessif auquel elles sont contraintes de se livrer est insuffisant ; les hommes, par un esprit d’égoïsme qu’on ne saurait trop énergiquement blâmer, leur ont arraché des mains la plupart des métiers qui pouvaient les aider à vivre ; on les a chassées des imprimeries, des magasins de nouveautés, des fonctions de comptable, où elles excellent ; la mode s’en est mêlée, au risque de ce que la morale a pu y perdre, et, pour les femmes du monde, les tailleurs ont remplacé les couturières[11]. Dans certaines administrations publiques, où elles pourraient rendre de réels services, dans celle des télégraphes, par exemple, on ne consent à les employer que si elles possèdent déjà, par elles-mêmes, une certaine aisance. Les chemins de fer en les admettant comme buralistes, en leur confiant sur beaucoup de points intermédiaires le maniement des télégraphes électriques, ont donné un bon exemple, qui malheureusement est resté stérile. Prises entre la nécessité de rester honnêtes à la condition de vivre de privations ou de devenir vicieuses en aspirant au luxe, elles ont pu hésiter ; mais le courage leur a manqué, elles ont été promptement vaincues, et elles sont arrivées où l’on sait. Si, avant de les juger et de les condamner en masse, on les entendait une à une, et si l’on vérifiait leurs allégations sur des pièces authentiques, on pourrait, sans excuser leur lâcheté, sans avoir d’indulgence pour une si profonde dégradation, éprouver au moins une grande pitié pour les causes qui l’ont amenée. Entre un nombre considérable d’espèces qui ont passé sous mes yeux, en voici une que je dois citer :

Une jeune fille, née en 1850, est arrêtée dans le courant de 1864 pour racolage sur la voie publique. Interrogée par le chef du service administratif, elle répond : « Ma mère est portière et refuse de me recevoir ; je ne travaille pas, je n’ai point d’état, je n’ai aucune ressource ; je n’ai d’autre domicile que celui des gens qui consentent à m’emmener et je ne mange que lorsqu’ils veulent bien me donner à manger. » En 1865, elle est saisie de nouveau, et l’on reconnaît au dispensaire qu’elle est enceinte et galeuse. On la fait soigner ; guérie et sortie de l’hôpital, elle met au monde une petite fille le 28 décembre. Sa misère devient effroyable, l’hiver y ajoute. Dans la soirée du 18 février 1866, après être restée trois jours sans asile, sans manger, portant son enfant sur les bras, elle a chanté dans les cafés et les restaurants de bas étage ; elle a gagné trois francs. Elle a été frapper à la porte de plusieurs garnis qui tous ont refusé de l’admettre, soit parce qu’elle était seule, soit parce que, d’habitude, ils ne reçoivent que des hommes. Vers une heure du matin, harassée de fatigue, entendant son enfant crier, elle s’est assise sur le seuil d’une porte cochère de la rue du Rocher ; tout en allaitant sa petite fille, elle s’endort de lassitude. À cinq heures, le froid du matin la réveille ; elle tâte son enfant, il est glacé, il est mort. En vain elle court chez un marchand de vins qui ouvre sa boutique, au poste des sergents de ville de la rue de Vienne[12], rien ne peut ranimer le pauvre petit être qui vient d’échapper à la vie. Le frêle cadavre est porté à la Morgue et la mère est traduite en police correctionnelle, sous prévention de vagabondage et d’avoir causé par imprudence la mort de son enfant.

Acquittée et remise à l’administration, gardée momentanément au Dépôt, elle a horreur de la cellule, horreur de Saint-Lazare ; elle écrit au chef du service une lettre touchante : « Rappelez-vous, monsieur, que ma mère m’a mise aux Enfants trouvés et que ma pauvre petite fille est morte entre mes bras. Je suis pour la vie celle qui implore votre pitié. » Peut-on sévir contre de telles infortunes ? Elle fut relaxée immédiatement. On pensera peut-être que de pareilles leçons portent fruit et corrigent celles que la destinée a si durement frappées ? erreur ; elles se rejettent dans la débauche avec une insouciance qui serait inexplicable, si l’on ne savait que chez ces sortes de femmes les impressions sont d’autant plus violentes qu’elles sont plus fugitives. Cette même femme qu’on aurait pu croire corrigée par un sort si implacable, trouva un honnête ouvrier qui l’épousa. Elle n’en continua pas moins sa vie de désordres. Arrêtée pour fait public d’immoralité, elle fut réclamée par son mari, à qui l’administration consentit à la rendre. À peine sortie du bureau, elle égara son naïf mari dans le dédale de la Préfecture de police, se sauva, et deux jours après était surprise dans des conditions qu’on ne peut raconter. Est-elle simplement vicieuse ? N’est-ce point plutôt une malade et peut-être une aliénée ?

L’ignorance de quelques-unes de ces créatures amoureuses du mal, qui ne sont pas encore des jeunes filles et déjà ne sont plus des enfants, dépasse tout ce qu’on peut imaginer. Beaucoup d’entre elles, âgées de quatorze ou de quinze ans, non-seulement n’ont jamais franchi le seuil d’une église ou d’une école, mais ignorent même le nom de Dieu et la forme de la première lettre de l’alphabet ; elles ne savent littéralement pas parler, non pas qu’elles ne puissent articuler des sons, mais parce qu’elles n’ont point à leur service le nombre de mots nécessaires pour exprimer une idée ; à toutes les questions qu’on leur pose, elles répondent, avec le geste brusque d’un animal effarouché : Je ne sais pas ! Lorsqu’on les interroge sur leurs parents, on doute si l’on est en présence d’un être humain. Avez-vous encore votre père ? — Papa ? je crois que oui, mais je n’en suis pas sûre. — Et votre mère ? — Maman ? elle doit être morte, mais je n’en suis pas sûre. Si l’on insiste, on n’en tire plus que l’éternel refrain : Je ne sais pas !

Pour celles-là, pour ces misérables, dénuées, abandonnées, perdues avant même d’avoir pensé à se perdre, lorsque, d’indice en indice, on parvient, à force de patience et de soins, à remonter à l’origine, on trouve presque invariablement que l’enfant appartient à un père ou à une mère qui ont contracté un second mariage. Dans la classe ouvrière, c’est là une cause primordiale, essentielle de démoralisation. Lorsque c’est la mère qui s’est remariée et que l’enfant est jolie, il arrive fréquemment que le beau-père cherche à la débaucher. La mère, qui est femme avant tout, en devient jalouse et la chasse. Si c’est le père qui a convolé en secondes noces, la belle-mère tourne en marâtre, elle bat sa belle-fille, et l’enfant se sauve. Dans les deux cas, la pauvre petite est jetée sur le pavé. Si quelque bonne âme n’en a pitié et ne s’en charge, elle reste errante et vague comme un chien égaré. Elle couche sous les ponts, dans les chantiers, dans les bâtisses inachevées ; elle y rencontre la plèbe du vagabondage et du vol ; elle roule de misères en misères, d’aventures en aventures, jusqu’à la Préfecture de police qui, la voyant gangrenée dans ses moelles, la saisit au nom de la santé publique. Est-ce tout ? non pas, et il faut avoir le courage de descendre plus bas encore dans cette fange sociale où grouillent des perversités que l’on ne soupçonne pas. Si le huis clos des cours d’assises livrait ses secrets, on acquerrait cette épouvantable conviction que bien des pères ont eux-mêmes, emportés par une bestialité monstrueuse, poussé leurs filles dans le désordre et dans la honte.

J’ai lu dans plus d’un livre, et il est admis pour beaucoup d’esprits à courte vue, que ce sont les gens riches qui perdent les jeunes filles de la classe ouvrière. Sur ce sujet, certains écrivains de parti pris sont intarissables et parlent volontiers de « l’or corrupteur ». La vérité est bien plus simple. Les « filles du peuple » sont perdues par le peuple. Dans les vastes maisons à logements multiples qu’elles habitent, dans les ateliers qu’elles fréquentent, dans les bals interlopes où on les entraine, dans les cabarets où on les conduit, elles n’ont que trop de mauvais exemples sous les yeux, que trop de sollicitations à repousser, que trop de combats à soutenir, que trop de ruses à déjouer, que trop d’attaques violentes à éviter. Les hommes, irresponsables, et ne voyant guère là qu’une simple affaire de plaisir, s’entraident pour ces œuvres malsaines ; parfois même ils s’associent. On le vit bien dans cette ténébreuse affaire de la Tour de Nesle qui se dénoua en septembre 1844 devant la cour d’assises, et qui montra en action une confrérie de vingt-sept jeunes ouvriers se réunissant, sous de faux noms, dans une maison de la rue du Pot-de-Fer-Saint-Marcel, où ils attiraient de malheureuses enfants qu’on a presque toutes retrouvées couchées sur le grabat des hôpitaux. Dans cette classe de la société où l’instruction est rudimentaire, l’éducation nulle, la morale une convention inconnue ; où la nécessité de gagner sa vie dès l’enfance donne une liberté d’allures considérable ; où l’ouvrière est le plus souvent placée sous l’autorité immédiate d’un chef d’atelier dont sa destinée peut dépendre ; où le mal n’est flétri que lorsqu’il est public, la vertu d’une femme court d’autant plus de risques que nul ne la respecte et que chacun semble prendre à tâche d’y porter atteinte. On n’a qu’à consulter les tables de la criminalité et l’on verra que, sur cent attentats aux mœurs, il y en a au moins quatre-vingt quinze qui sont commis par des hommes de la classe ouvrière.

Sous le règne de Louis-Philippe, à une réunion de la société secrète des Saisons, un homme proposa d’établir une conscription pour la prostitution, seul moyen d’éviter, disait-il, que les filles pauvres servissent au plaisir des riches. Un des auditeurs repoussa la motion et dit un mot saisissant : « Les riches n’ont que nos restes, nous le savons tous. » Rien n’est plus vrai, et si les riches, puisqu’on les appelle ainsi, savaient d’où sortent la plupart des drôlesses qu’ils associent clandestinement à leur existence, s’ils connaissaient leurs antécédents, s’il leur était donné de compter combien de fois elles ont été arrêtées pour vol, combien de fois pour faits d’immoralité, combien de fois pour vagabondage, combien de fois pour maladie, ils s’en éloigneraient avec horreur.

C’est lorsqu’elles ont été « ramassées », qu’elles ont passé la nuit au Dépôt, qu’elles sont réunies pour comparaître devant le chef de service qui les interroge, qu’il faut les voir pour les bien connaître. On les rassemble dans une sorte d’antichambre qui serait absolument obscure, si le gaz n’y brûlait depuis le matin jusqu’au soir. Assises sur des bancs de bois, le dos appuyé contre les murailles où leur tête a laissé de larges taches grasses, elles sont surveillées par un garçon de bureau et un garde de Paris. Si l’on mêlait ensemble des femmes venues du centre de l’Afrique, des îles de l’Océanie et des pentes de l’Himalaya, l’on n’obtiendrait pas un plus criant disparate. Quoique le fond des mœurs soit le même, les habitudes extérieures sont tellement diverses, que l’on peut se croire en présence d’êtres essentiellement différents les uns des autres. Là, sous le niveau réellement égalitaire de la réglementation administrative, toutes les catégories se rencontrent, et la femme élégante, parfumée, dédaigneuse, qui soupe à la Maison Dorée, est assise à côté de la pauvresse dépenaillée, coiffée d’un mouchoir crasseux, chaussée de souliers avachis, qui sur les talus des remparts extérieurs a reçu d’un soldat la moitié d’un pain de munition. Elles ne sont pas fières entre elles ; elles savent comment elles ont débuté, elles savent comment elles finiront ; pour elles la différence des milieux n’entraîne ni le respect, ni le dédain, et la robe de soie cause volontiers avec les haillons rapiécés. Pendant qu’elles sont là, attendant leur tour d’être appelées près du chef de service, on a remis à ce dernier les procès-verbaux d’arrestation, constatant les contraventions déclarées ou les délits reprochés. Les rapports des inspecteurs du service actif, des sergents de ville, des chefs de poste, des commissaires de police, sont joints à chaque dossier personnel et grossissent le nombre de pièces instructives qui déjà y sont annexées.

Toutes ensemble on les fait entrer dans le bureau, et elles se trouvent en présence de l’homme qui les juge, qui écoute leurs griefs, apprécie les excuses qu’elles font valoir, et qui, selon la gravité des circonstances, les relaxe immédiatement ou propose de leur infliger une punition qui ne devient exécutoire qu’après avoir été approuvée par le chef supérieur. C’est un homme déjà d’un certain âge, très-doux, très-patient, très-humain, qui plus d’une fois, en présence de misères émouvantes, a tiré quelque pièce de vingt sous de sa poche, qui connaît son personnel sur le bout du doigt, dont la grande préoccupation est de n’avoir pas une injustice, pas un excès de pouvoir à se reprocher, qui, depuis nombre d’années, remplit les fonctions délicates dont il est chargé, et qui jouit dans toute son administration d’une considération méritée. On a le droit d’être surpris que, pour procéder à un interrogatoire qui peut révéler des faits particuliers, il fasse entrer toutes les filles ensemble dans son bureau. Ce monde-là est singulièrement soupçonneux, il est bavard, n’attache pas grande importance à ce qu’il dit ; on a dû lui enlever jusqu’à la possibilité de la médisance ; aussi, sauf des cas d’une gravité spéciale, elles comparaissent toutes à la fois.

Leurs attitudes sont très-variées : quelques-unes ricanent ; d’autres ont l’air somnolent ; les plus rouées cherchent à attendrir et font effort pour pleurer ; en somme, ce qui domine, c’est l’indifférence. Ce sont des enfants hébétés. Lorsque l’une d’elles tire de sa poche sa queue de rat ou un simple cornet rempli de tabac, toutes lui en demandent et se bourrent le nez. Pour une mouche qui vole, elles éclatent de rire ; il y en a qui regardent le feu avec de grands yeux ouverts, comme si elles n’avaient jamais vu de charbons enflammés. Une d’elles, vieille, sèche, ridée, quoiqu’elle n’ait que quarante-deux ans, était assise sur un escabeau, les coudes sur ses genoux, le menton dans les mains ; sa face émaciée, rendue plus pâle encore par d’étroits bandeaux de cheveux noirs, ressemblait à celle de ces statues étiques que les sculpteurs du moyen âge ont attachées au portail des cathédrales ; l’œil fixe, la bouche pincée, l’air dur et réfléchi, elle eût bien symbolisé la Mendicité menaçante. Dans les maisons de fous, à la salle des agitées, on voit des figures semblables.

Parfois, abruties par l’ivresse permanente et comme pénétrées d’alcool, elles ont un flux de paroles qu’elles ne parviennent pas à arrêter. On a beau les prier, les menacer, leur dire, leur crier de se taire, leur voix lente et traînante laisse échapper des mots sans suite qui tombent avec la régularité de la goutte d’eau des clepsydres. Du reste, elles se doutent bien que leur état intellectuel n’est pas net ; elles ont un mot particulier pour rendre cet effet d’oscillation perpétuelle : elles disent, je suis pavillon. L’expression est juste ; en effet ces âmes extraordinairement faibles flottent à tous les vents. On les interroge ; à les entendre, les inspecteurs ont toujours eu tort, ils leur en veulent et les persécutent ; si on leur demande la raison de la haine dont elles se plaignent, elles ne savent que répondre. Toutes cherchent à donner d’elles une bonne opinion ; elles disent volontiers : Je ne suis pas une vilaine femme, comme il y en a. On les a arrêtées avec des chiffonniers et des vagabonds ; elles répliquent : Vous me connaissez et vous savez que je n’aime à fréquenter que des gens comme il faut. Le chef de service écrit leurs réponses en les abrégeant, et toutes, quoique la plupart ne sachent pas lire, suivent la plume des yeux, comme pour deviner le sens des phrases qu’elles ne peuvent déchiffrer.

Leur voix éraillée par les cris, par l’ivresse et le reste est odieuse à entendre ; toute leur personne exhale une odeur étrange qui leur est bien spéciale, car on la retrouve au dispensaire et à Saint-Lazare, dans les salles où elles sont enfermées : cela sent à la fois les cheveux sales, les vieilles nippes et l’alcool ; le cœur en lève de dégoût. Elles plaident l’indulgence pour elles-mêmes et disent : « Voilà plus de six mois que je n’ai été arrêtée, cela ne mérite t-il pas quelque chose ? » Quelquefois elles ont des mots d’une naïveté sinistre ; on reprochait à l’une d’elles d’avoir été trouvée dehors à minuit, une heure après l’instant réglementaire ; elle répondit : « Que voulez vous, les affaires vont si mal ! »

Bien souvent, quand elles comprennent que l’on va les envoyer à Saint-Lazare, elles éclatent en larmes et supplient qu’on les laisse aller chez elles pour donner à manger à leur chien, à leur chat ; elles ont du reste presque toutes la passion des animaux. Jadis on leur permettait de les emmener avec elles à Saint-Lazare ; on a dû y mettre bon ordre : la prison était devenue une ménagerie. D’autres fois, c’est leur enfant quelles demandent à aller chercher pour le confier à une voisine tant que durera leur détention. Pendant que la pauvre femme parle d’une voix entrecoupée de pleurs, l’émotion gagne de proche en proche, et bientôt toutes ces malheureuses sanglotent ; car elles pleurent comme elles rient, sans trop savoir pourquoi. Il est extrêmement rare qu’on ne leur accorde pas l’autorisation demandée ; on leur fait faire la promesse, qu’elles n’observent pas toujours bien loyalement, de se représenter le lendemain. Quoi ! surseoir à une punition méritée et infligée pour qu’une femme, et quelle femme ! puisse aller soigner son chien ! c’est de la faiblesse ; — non pas, c’est simplement de l’humanité : toute douleur est respectable lorsqu’elle est sincère. Et puis, si, pendant la détention de sa maîtresse, le chien privé de nourriture devient enragé et qu’il en résulte un malheur dont on arriverait facilement à connaître la cause première, quels cris l’on pousserait, et de quoi n’accuserait-on pas la police !

On ne leur dit jamais, sur le moment même, de quelle punition elles sont administrativement frappées ; on le faisait jadis, mais l’une d’elles, emportée par un mouvement de colère, saisit un presse-papier en marbre et le lança à la tête du chef de bureau ; depuis cette époque, elles sont réintégrées au Dépôt, mises en voiture cellulaire et conduites à Saint-Lazare, où le greffier leur donne communication de la peine prononcée contre elles. Elles quittent leurs vêtements prennent le costume de la prison, la robe de laine à raies noires et bleues, le bonnet de laine noire, le fichu de cotonnade blanche, et, dans leurs compagnes de captivité, retrouvent le plus souvent leurs camarades de débauche. Heureuses celles qui, protégées par les maîtresses des maisons auxquelles elles appartiennent, reçoivent le panier, c’est-à-dire quelques mets moins grossiers que ceux du réfectoire, et le linge indispensable dont l’administration des prisons se montre avare d’une façon cruelle envers des femmes qui, sous les verrous, n’ont droit d’exiger ni serviette, ni mouchoir. Il y a quelques-unes de ces créatures dont l’existence est si misérable que leur temps d’incarcération est pour elles une époque de repos et de réconfort. Elles aiment leur prison, elles y reviennent avec plaisir, elles en connaissent tous les détours, elles en sont les anciennes et s’en vantent. La doyenne de la prostitution de Paris s’y trouvait en 1869, à titre d’hospitalité ; elle est née en 1780 ; elle ne quitte plus son lit et l’on voit qu’elle a été fort belle. Elle est au trois quarts imbécile et tout à fait en enfance. Ses camarades d’infirmerie, pour la faire « endêver », lui disent qu’elle a été la maîtresse de Marat ; elle s’en défend avec énergie, parle du beau Barras et marmotte à mi-voix des paroles indécises parmi lesquelles on distingue : « C’était le temps des grandes guerres ! »

Lorsque l’on a vu toutes ces femmes défiler devant soi, on reste stupéfait de leur laideur et de leur âge ; cela donne une étrange idée de l’homme ; car, à les regarder, on ne comprend pas qu’elles puissent vivre de leur métier. La vieillesse même ne parait pas un obstacle. L’une d’elles, arrêtée au mois de décembre 1868 et envoyée à Saint-Lazare pour outrage public aux mœurs, est née le 9 thermidor an X. D’autres, au contraire, usées, surmenées, arrivent prématurément à la décrépitude ; j’en trouve la preuve dans une femme née en 1824 ; elle parait centenaire ; elle ne vit pas de la débauche celle-là, elle en meurt. Son existence a été effroyable. Elle a connu toutes les prisons et tous les hôpitaux ; elle a été arrêtée cent soixante-six fois : onze fois pour être jetée à l’infirmerie de Saint-Lazare ; neuf fois pour vol ; soixante et onze fois pour ivresse, « couchée dans le ruisseau et injuriant les passants, » disent les rapports ; trois fois pour aliénation mentale ; deux fois pour tentative de suicide ; une fois pour rixe et coups de couteau. Elle disparaît, on la croit morte, on la raye des contrôles. Elle revient, elle demande en grâce qu’on lui donne le pain du Dépôt ; elle est épileptique ; elle a une tumeur au genou, ce qui l’empêche de marcher et de faire l’état de chiffonnière.

Lorsqu’elles vieillissent, que la phthisie, l’anémie ne les ont point emportées vers la trentième année, il est rare qu’elles n’aient point de pareils faits dans leur histoire. En effet, ce sont là les éléments mêmes de leur existence, et l’on en reste convaincu, lorsqu’on a pénétré dans les antres qu’elles habitent. Il m’a été permis d’accompagner les agents du service actif dans les tournées d’inspection qu’ils sont obligés de faire, et j’ai franchi des seuils sur lesquels j’aurais cru n’avoir jamais à mettre le pied. Du côté des fortifications, dans des rues honteuses qui se cachent aux environs des anciens boulevards extérieurs, il y a des maisons stigmatisées d’un numéro énorme et reconnaissables à des fenêtres toujours closes dont les carreaux sont dépolis.

Si l’on pousse la barrière et la porte qui ferment l’entrée, on se trouve dans un estaminet garni de tables de marbre ou de bois et éclairé au gaz ; à travers les nuages de fumée répandue par les pipes, on distingue des gravatiers, des terrassiers, des charretiers, ivres pour la plupart, assis devant un flacon d’absinthe et qui causent avec des créatures dont l’aspect est aussi grotesque que lamentable. Toutes, et presque uniformément, elles sont vêtues de cette cotonnade rouge chère aux nègres d’Afrique, et dont on fait des rideaux dans les petites auberges de province. Ce qui les couvre n’est point une robe, c’est une blouse, sans ceinture et qui bouffe sur la crinoline. Dégageant les épaules outrageusement décolletées et ne venant qu’à la hauteur des genoux, ce vêtement leur donne l’apparence de gros vieux enfants bouffis, luisants de graisse, ridés, abrutis et dont le crâne pointu annonce l’imbécillité. Elles ont des grâces de chien savant, quand les inspecteurs, vérifiant le livre d’inscription, les appellent et qu’elles se lèvent pour répondre.

Là, dans leur milieu même, avec les hommes qui les recherchent, dans cette tanière, on comprend que la principale occupation de leur vie est de boire. Par goût, par forfanterie, par intérêt, elles sont entraînées vers une ivresse qui, à force d’être renouvelée, devient presque leur état normal. À l’homme grossier qui s’assoit près d’elles, elles plaisent en buvant ; en buvant elles l’excitent à boire et c’est autant de bénéfice pour la maîtresse de la maison. Le vin ne produit plus d’effet, l’eau-de-vie est bien faible ; ce qu’on aime là, c’est l’absinthe, c’est ce vert-de-gris liquide, potion mortelle qui tue l’âme aussi vite que le corps.

C’était pendant une dure soirée d’hiver que je parcourais ces bouges qui, sauf quelques différences peu appréciables, sont également bêtes et inspirent un dégoût pareil ; j’entendais quelques-unes de ces malheureuses tousser de cette toux déchirante qui annonce une lésion organique profonde ; elles portaient leur main à la poitrine avec effort, se renversant en arrière avec les yeux à demi clos et les veines du cou gonflées ; dès que la quinte était passée, elles se versaient un verre d’absinthe et rallumaient une cigarette.

On croit volontiers que ces femmes-là sont des voleuses, on a tort ; elles savent très-bien qu’elles sont sous la main de la police, et cela suffit pour leur donner une probité relative à laquelle elles manquent rarement. Il serait plus vrai de dire qu’elles sont exposées à être très-fréquemment volées, qu’on les maltraite sans pudeur, et les Causes célèbres racontent qu’elles sont souvent assassinées. Parmi elles, il y en a qui sont d’une délicatesse scrupuleuse. À cet égard, un fait qui s’est passé en 1809 mérite d’être raconté. Un jeune homme de dix-sept ans, employé dans une maison de commerce, avait, malgré son extrême jeunesse, inspiré une telle confiance qu’il fut chargé de la caisse. Longtemps régulier et à l’abri de tout reproche, il fit, comme l’on dit, de mauvaises connaissances, se laissa entrainer, fut tenté et disparut de chez son patron en emportant 50 000 francs. Il se rendit dans une grande ville de province, y fit quelques dépenses, y acheta des bijoux pour son usage ; mais, se trouvant trop près de Paris, et craignant d’être découvert, il gagna la capitale d’une province méridionale de l’ancienne France. Il va dans une de ces maisons que l’on devine, et, tout fier de sa richesse mal acquise, il montre à la femme qu’il avait choisie, sa montre, sa chaîne, ses boutons de manchettes et enfin son portefeuille, qui renfermait 47 000 francs en billets de banque. Pour cette misérable, c’était une fortune, et elle pouvait lui dire, comme les gens de sa sorte : part à deux ! Elle n’en fit rien, loin de là.

Elle lui dit qu’il était trop jeune pour avoir tant d’argent, qu’il avait volé, que les mauvais chemins menaient aux précipices, qu’à son âge toute faute, si grave qu’elle fût, pouvait être pardonnée ; que, s’il ne revenait pas résolument en arrière, sa vie était perdue et détruite à jamais ; qu’elle le savait bien, elle, qui avait côtoyé les voleurs et qui n’ignorait aucune des angoisses de leur existence ; qu’il fallait, tout de suite, sans plus réfléchir, boire sa honte et aller trouver un prêtre qui dirait ce qu’il y avait à faire. Le jeune homme eut beau lutter, elle n’en démordit point et le conduisit chez le premier curé que l’on rencontra. L’argent fut renvoyé à qui de droit ; le caissier infidèle se constitua prisonnier, passa en police correctionnelle à Paris, fut acquitté et remis à son père. Il n’est peut-être caillou si brut qui ne renferme une étincelle. N’est-ce point une fille publique qui, sous la Terreur, en plein tribunal révolutionnaire, cria : Vive la Reine ! et mérita d’aller mourir[13] ?

Les femmes qu’on appelle en langage administratif les Dames de maison, sont, comme les filles qu’elles groupent autour d’elles, soumises à la surveillance constante de la police. Entre ces directrices et ces pensionnaires de mauvaises mœurs, la haine est permanente et l’exploitation perpétuelle. Il est difficile d’entrer à ce sujet dans des détails circonstanciés ; qu’il suffise de savoir que les filles ne gagnent rien, qu’elles n’ont droit qu’à la nourriture et au logement, dans ces laides maisons où l’on sait les retenir en leur faisant contracter des dettes en échange des mille futilités ou des boissons alcooliques qui les tentent. On frappe avec sévérité sur les maîtresses de maison lorsque le moindre scandale a attiré l’attention, lorsqu’elles ont reçu des mineurs, lorsque les persiennes des croisées ne sont pas cadenassées, lorsque le plaisir vénal a dégénéré en orgie bruyante. On leur recommande par-dessus tout de ne jamais rien faire qui puisse les signaler au public d’une façon particulière, et cependant la folie de ces pauvres êtres est telle, qu’il y a quelques années, toutes les fenêtres, toutes les portes d’un des bouges les plus connus des boulevards extérieurs, s’ouvrirent à onze heures du soir, pendant qu’on y tirait un feu d’artifice pour célébrer je ne sais quelle fête de famille. Dans ces cas-là, la punition ne se fait pas attendre : on retire le livre aux maîtresses en contravention, pour huit jours, pour quinze jours ; pénalité grave, qui entraine nécessairement la fermeture de la maison pour le laps de temps indiqué, et comporte une perte d’argent parfois considérable…

La plupart de ces femmes sont d’anciennes filles qui, ayant mis quelques sous de côté, ou possédant l’esprit de calcul, obtiennent la permission d’exploiter leurs semblables. Celles-là sont plus immondes que les autres et le commerce qu’elles font est le plus horrible qui soit. Autrefois, à l’époque où on les qualifiait de « femmes du monde tenant académie », on les promenait volontiers, montées à rebours sur un âne, et on les faisait fustiger par la main du bourreau ; on est plus décent et plus humain aujourd’hui, mais on les atteint plus sûrement par les simples mesures que je viens d’indiquer. Quelques-unes sont d’étranges personnes, actives, entreprenantes, travaillées par toutes sortes d’idées saugrenues ; l’une d’elles, qui, malgré une importante fortune, n’avait point abandonné son vilain métier, s’occupait de magnétisme, employait deux ou trois agents de change pour ses opérations financières, écrivait à l’empereur pour lui recommander une recette contre l’oïdium, et passe actuellement les dernières années de sa vieillesse dans une maison centrale, où l’ont conduite des faits de baraterie. Lorsqu’elles sont devenues riches, ce qui arrive fréquemment, elles se retirent à la campagne, dans « leurs terres » ; elles cachent avec soin leur origine impure, deviennent dames patronnesses, dames quêteuses, dotent les jeunes filles pauvres, font des œuvres de piété, par bonté d’âme sans doute, mais aussi parce qu’elles ont soif d’une considération qui leur a toujours manqué.

iii. — les insoumises.

Nombre restreint des filles soumises. — Causes de la diminution des inscriptions. — La politique et les mœurs. — Décadence. — La prostitution clandestine. — Elle est partout. — Causes de démoralisation. — L’Exposition de 1867. — Les mangeardes. — À l’ancienneté. — Les fils de famille. — Les fils de la bourgeoisie enrichie. — Les petits crevés. — Le drainage des fortunes. — Les allumeuses. — Grandes affaires. — Les petites Maubert. — Les débuts. — L’ogresse. — 120 000. — Difficulté de la répression. — Les protections. — Suite d’une arrestation erronée. — Santé publique. — La famille. — Influence morale de la préfecture de police. — L’homme est l’obstacle à la destruction de la prostitution. — Les mâles de ces femelles. — Le verbe flamand maeken. — Le prêt. — La fille se ruine pour son amant. — Le mari. — Un cocher délicat. — Les chiffonnières de l’avenir.


Le nombre des femmes sur lesquelles la police étend son action est extraordinairement restreint et ne correspond guère à l’opinion reçue. Au 1er janvier 1870 on en comptait 3 656, dont 2 590 isolées et 1 066 dans les cent cinquante-deux maisons actuellement ouvertes[14]. Depuis vingt ans, la diminution est notable ; on peut en juger par ce fait que, en 1852, il existait deux cent dix-sept maisons à Paris. Un moraliste superficiel peut s’en réjouir et voir là une preuve de l’amélioration des mœurs publiques ; il faut s’en affliger, au contraire, car cet état de choses indique une démoralisation croissante et des plus dangereuses. Il faut d’abord constater que les filles soumises ont une tendance prononcée depuis quelque temps à quitter les maisons où l’administration a, pour les retenir, un intérêt facile à comprendre ; elles cherchent maintenant, bien plus volontiers qu’autrefois, l’isolement et cette sorte de liberté relative qui, sans dérouter complètement la surveillance, la rend plus difficile et moins efficace. L’unique préoccupation de beaucoup de ces êtres corrompus est d’échapper tout à fait à l’administration et de vivre dans une indépendance qui devient pour la santé publique un péril de premier ordre et de tous les instants.

Notre étrange civilisation a produit ce résultat néfaste. La vanité de nos habitudes y est pour beaucoup ; jamais le vieux proverbe : habit de soie, ventre de son, n’a été plus applicable que de nos jours ; chacun veut avoir sa maîtresse, comme chacun veut avoir des chasses, aller aux eaux, fréquenter les bains de mer et assister aux premières représentations des théâtres. Or la plupart des femmes que les hommes cherchent, trouvent et adoptent, appartiennent à la catégorie infime et véreuse où la prostitution inscrite se recrute ordinairement.

Les différentes phases politiques que la France a traversées depuis une soixantaine d’années, ont été singulièrement propices à la corruption des mœurs. L’instabilité de nos institutions, l’inconsistance de notre état social ont, nécessairement, amené la vie à outrance, et l’on s’est hâté de jouir, parce qu’on n’était pas certain de posséder longtemps. Plus encore que par le passé, Paris a été une ville de plaisir, une sorte de Venise du dix-septième siècle. S’amuser est devenu la plus importante, sinon l’unique préoccupation du plus grand nombre. Un vent d’abrutissement a soufflé qui a courbé les volontés les meilleures, balayé toute retenue, desséché les instincts les plus précieux. L’esprit ayant répudié ses droits, la matière a naturellement abusé des siens. La licence des mœurs semble avoir fait effort pour égaler celle que l’on a reprochée à la Régence et au Directoire. Nous sommes aujourd’hui en présence d’écuries d’Augias où les gens de toute catégorie et de toute condition se sont empressés de verser leur fumier. Quel Hercule aura le courage et la force de nettoyer le cloaque ? Jamais la gangrène n’a été si profonde ; elle atteint les œuvres vives, et va, si l’on n’y veille, désagréger l’être entier. Où donc est le remède ? Dans des réformes politiques, dans des réformes sociales ? Je n’en crois rien ; nous sommes toujours tombés de fièvre en chaud mal, quand nous avons eu recours à ce genre de médication ; le remède est dans les réformes morales ; mais qui donc veut en entendre parler et ne sourit à ce mot-là ?

À la Bourse, dans les cercles, on joue un jeu effréné ; partout on signale, on saisit des tripots clandestins. La science des paris de courses est devenue un métier et bien des gens en vivent ; les arts les plus élevés ont été travestis en bouffonneries ignobles ; nos rues regorgent de cabarets : depuis la Madeleine jusqu’à la Bastille, ce n’est qu’un café où l’absinthe, ramollissant les cerveaux, verse la fureur maniaque ; puis, au milieu de ces causes d’abaissement, la plus vive, la plus pénétrante, que nul frein ne retient plus, a tout envahi ; sévèrement gardée autrefois par le seul poids des mœurs dans les bas-fonds de la société, elle a gagné de proche en proche ; comme une moisissure qui se glisse à travers les fentes d’une muraille, agissant avec la force inexprimable des parasites, elle a lentement, mais invinciblement monté ; elle a pris le premier rang, qu’on n’ose plus lui disputer ; elle occupe la surface, elle s’étale au grand jour : c’est la prostitution insoumise.

L’euphémisme administratif l’appelle la prostitution clandestine ; il n’y a rien cependant de moins clandestin que ses allures ; elle correspond exactement à la définition si précise de la loi romaine ; Palam… sine delectu… pecuniâ acceptâ[15]. En effet, elle procède ouvertement, sans choix, pour de l’argent ; elle encombre les boulevards, les Champs-Élysées, le bois de Boulogne ; elle remplit nos théâtres, non-seulement dans les loges, mais sur les planches où elle paye pour se montrer comme sur une table de vente, au plus offrant et dernier enchérisseur ; elle a les façons provocantes de ceux qui ne craignent rien ; elle force les caissiers à dévaliser leur caisse ; elle sort dans des voitures à quatre chevaux ; elle porte aux oreilles des diamants historiques, et, lorsqu’elle demande une inscription pour mettre en haut de l’escalier de son hôtel, on peut lui répondre :

Ainsi que la vertu le vice a ses degrés.

Il n’est si mince beauté, esprit si obtus qui ne rêve la fortune d’Aspasie ; l’exemple de quelques laiderons sans intelligence ni grâce, arrivées à des situations exceptionnelles, prouve qu’en pareille matière toute ambition est légitime. La plupart restent à croupir dans le ruisseau et, n’ayant pu s’élever jusqu’au petit employé, sont à toujours enfermées dans le monde des manœuvres, regardant d’un œil d’envie et injuriant, lorsqu’elle passe, leur ancienne compagne qui fut blanchisseuse ou piqueuse de bottines comme elles, et qui maintenant se retourne pour voir le domestique monté derrière sa voiture. La voie ouverte était trop tentante pour la fragilité féminine, les femmes s’y sont jetées ; demandez aux patrons pourquoi ils cherchent en vain des ouvrières, aux artistes pourquoi ils trouvent si difficilement des modèles : la prostitution insoumise les a saisies et ne les lâchera plus.

Tout parait avoir concouru à produire cet état de choses dont on peut constater le résultat sur les tables des mariages et des naissances, qui diminuent dans une proportion intolérable. Des causes absolument opposées ont amené des effets semblables ; on dirait que la misère et la richesse se sont donné le mot pour agir de conserve : des crises industrielles est sorti le chômage, vidant les ateliers et jetant sur le pavé des femmes qui ont été demander à la débauche des moyens d’existence que le travail ne leur donnait plus ; l’accroissement de la prospérité publique et des fortunes individuelles pousse naturellement aux besoins de jouir et aux excès de vanité ; l’argent coule à flots, les femmes sont accourues pour en réclamer et en prendre leur part. Il n’est pas jusqu’aux faits accidentels de notre vie sociale qui n’aient eu leur funeste importance. L’Exposition universelle de 1867, qui du reste, par les étranges auxiliaires qu’elle avait appelés à son aide, qu’elle avait placés aux endroits les plus apparents comme une réclame malsaine, comme une invitation et une promesse de mauvais aloi, semblait presque une complice, l’Exposition universelle avait attiré des quatre coins du monde toutes les filles perdues, ou qui ne demandaient qu’à se perdre ; le nombre en augmenta immédiatement de près d’un tiers à Paris, et ce nombre n’a point diminué. Ces femmes, que les mères de famille, qui les haïssent et les redoutent pour leurs fils, appellent d’un nom vigoureux et brutal, les mangeardes, excitent une telle émulation par leur luxe, par leurs toilettes, qu’elles en sont arrivées à donner le ton à la mode, et qu’on ne sait plus aujourd’hui si ce sont les honnêtes femmes qui s’habillent comme les filles, ou les filles qui sont habillées comme les honnêtes femmes.

L’amour rapproche les distances ; il y a longtemps qu’on l’a dit, mais dans les relations qu’on entretient avec elles, l’amour est pour bien peu et la vanité pour beaucoup : ce qui le prouve, c’est que les plus recherchées, les plus célèbres, les plus disputées, sont des femmes galantes sans jeunesse, arrivées, par ancienneté, aux chevrons de la notoriété publique. Ce qu’il y a d’incompréhensible, c’est que ces filles sans intelligence, sans instruction, sans orthographe pour la plupart, sans ressources dans l’esprit, font leur société extérieure de ce que le monde des hommes a de plus distingué ; je dis société extérieure, car, en dessous et près du cœur, il y a un homme de basse espèce, toujours un escroc, souvent un repris de justice.

Que les jeunes gens qu’on appelle par excellence les fils de famille vivent dans cette compagnie décevante et médiocre, cela se comprend : ils obéissent à des habitudes de race ; pour eux la débauche facile et le jeu font partie de la vie élégante : s’ils se ruinent dans ces désordres de bas étage, ils savent que, grâce aux noms qu’ils portent, ils pourront réparer toute brèche faite à leur fortune en épousant la fille d’un de leurs fournisseurs enrichis ; mais il est inconcevable, pour un esprit sérieux, que les fils de la bourgeoisie les aient pris pour modèles avec tant d’ardeur, aient imité leurs sottises et soient même parvenus à les dépasser. Ceux-là n’ont pas compris que la fortune acquise par leur père devait être entre leurs mains un instrument de travail tout puissant et perfectionné ; au lieu de trouver, dans la large facilité que la vie leur offrait, un moyen de développer leurs facultés, d’acquérir ce bien suprême qui est l’intelligence fécondée par l’étude, et de s’ouvrir toutes les carrières libérales, politiques, administratives, qui donnent à ceux qui les exercent une influence primordiale sur les destinées d’un pays, ils ont profité de ce qu’ils n’étaient pas forcés de travailler pour vivre, pour vivre sans travailler ; ils ont répudié toute moralité, tout courage, toute ambition généreuse ; eux aussi, ils ont voulu entretenir des maîtresses, parier aux courses, jouer gros jeu, s’enivrer en compagnie de camarades tarés et de femmes interlopes ; dans un temps d’égalité forcenée, ils ont voulu avoir une vie de privilège ; ils l’ont eue et ils ont formé cette génération que le bon sens populaire appelle vertement les petits crevés ; aussi, lorsque la France a cherché au dedans d’elle même les hommes dont elle avait besoin, elle a vu le vide et n’a trouvé personne.

Dans cette œuvre de décomposition sociale et d’abâtardissement, les femmes galantes ont été des instruments de premier choix ; minotaures femelles, elles ont dévoré les jeunes hommes avec une persistance malfaisante qu’on serait tenté de prendre pour un des instincts de l’espèce ; à les voir pulluler de la sorte, débuter au sortir de l’enfance et s’imposer encore lorsque déjà elles sont sur le seuil de la vieillesse, on dirait qu’elles ont été chargées de remplir quelque mission sociale importante et secrète. C’est à se demander si elles ne sont pas les distributrices du capital, si l’extraordinaire mobilité qu’elles impriment à l’argent n’est point leur excuse, sinon leur raison d’être, et si, dans la vulgarisation des fortunes, elles ne jouent pas le rôle que l’agriculture a réservé au drainage.

Elles ont eu, du reste, dans les opérations financières de notre époque, une importance toute nouvelle et généralement ignorée du public. Tout le monde a remarqué autour des marchands de chaînes de sûreté et d’autres objets de bimbeloterie, qu’il est permis de vendre sur la voie publique, des hommes empressés qui payent sans liarder, s’applaudissent de l’acquisition qu’ils viennent de faire, et, par leurs gestes de satisfaction, semblent inviter les passants à les imiter : ces gens-là sont des allumeurs, ils amorcent les chalands. Eh bien, dans les grandes affaires de banque et d’industrie qui, depuis 1830, ont encombré notre place et trop souvent compromis son crédit, les femmes de la haute prostitution, les fines fleurs de la galanterie mercantile, ont servi d’allumeuses ; elles ont amorcé les actionnaires ; intéressées aux opérations par les promoteurs mêmes de l’affaire, elles ont profité des nombreuses relations qu’elles entretiennent dans le monde riche pour vanter la spéculation et y faire affluer les capitaux des gens naïfs qui les écoutaient. Dans ce genre de monde, nul service n’est gratuit ; on récompensait leur concours en les associant aux bénéfices, sans jamais les laisser participer aux pertes. Et voilà comment il se fait que quelques-unes de ces créatures ont, dans certains établissements de crédit public, des comptes courants dont nul banquier ne rougirait et qu’elles peuvent donner des dots royales à leurs filles lorsqu’elles les marient.

On peut être surpris que les femmes qui, par les habitudes de leur enfance, le dévergondage animal de leurs mœurs, le fond de bêtise innée qui épaissit leur intelligence, appartiennent aux couches les plus infimes de la société, puissent parvenir à ne pas être trop déplacées dans la compagnie d’hommes dont les manières sont bonnes et l’esprit suffisant. Ce phénomène est facile à expliquer ; on croit ordinairement que, débutant dans les estaminets de bas étage, elles arrivent successivement, gravissant les degrés d’une hiérarchie conventionnelle, à devenir les élégantes soupeuses des restaurants à la mode. Le fait n’est pas impossible et l’on pourrait en citer quelques exemples, mais il n’est pas commun. Celles qui sont des Petites Maubert, c’est ainsi qu’on les nomme, prennent, dès les premiers jours, le goût des plaisirs du quartier sordide où elles ont commencé ; il leur faut les bals violents, la dure eau-de-vie des cabarets de la rue Mouffetard, la brutalité des rencontres, la société des voleurs et des filous. Elles naissent, vivent et meurent dans cet enfer ; si, par hasard, une circonstance les en fait sortir, elles quittent tout pour aller reprendre le galetas et l’absinthe du ruisseau natal.

Les filles qui occupent le premier rang dans la haute galanterie ont, presque toutes, été lancées par des femmes qui, reconnaissant en elles quelque beauté, devinant que les semences du mal germeraient vite sur le fumier des mauvais instincts, les ont recherchées, décrassées, poussées en avant. La femme qui fait ce métier est l’ogresse, elle a une part proportionnelle sur les bénéfices de sa pupille. Dans cette sorte de commerce, qu’on ne sait de quel nom appeler, l’exploitation atteint des proportions extravagantes. Pour conduire une de ces pauvres filles dans un monde élégant et riche, il faut qu’elle soit au moins convenablement vêtue ; elle ne possède généralement que quelques nippes bien simples et parfois très-usées ; l’ogresse intervient et loue la toilette complète : bagues, bijoux, robes et châles, montres et colliers, à des prix léonins qui parfois dépassent la valeur de l’objet[16]. On loue tout, jusqu’à des billets de banque, qu’on peut montrer pour prouver que l’on est riche et que l’on doit être traitée avec quelque considération. Beaucoup de blanchisseuses font ce métier en été et louent les robes en mousseline de leurs clientes à des filles dénuées de vêtements. L’ogresse est généralement marchande à la toilette en ses moments perdus et remplit volontiers un personnage intermédiaire dont les vieilles comédies ont souvent parlé.

Si, comme on l’a dit, la prostitution, ou plutôt son mode extérieur, est l’expression patente des mœurs secrètes d’une société, nous sommes bien malades ; mais il ne faut point désespérer ; il vaut mieux regarder le mal en face et déchirer les voiles ; il est puéril de fermer les yeux et de croire que le danger a disparu parce qu’on ne le voit plus. De quoi se compose cette armée de dépravation, de débauche et de ruine, qui nous enserre si bien à cette heure, qu’elle semble obstruer toutes les avenues de notre vie ? De trente mille femmes, si l’on ne s’occupe que de celles qui, par leur existence extravagante, insouciante, excessive, font courir un danger réel à la santé publique. C’est le chiffre qu’on donnait déjà au commencement du siècle ; c’est le chiffre que Mercier inscrivait en 1780 dans son Tableau de Paris. Il est, sans aucun doute, au-dessous de la vérité ; mais, en cette matière, les documents n’ont rien de certain, ils ne sont qu’approximatifs ; on ne possède que des observations générales qui, suffisantes pour asseoir les probabilités d’une hypothèse, n’affirment rien d’une manière positive. Si, faisant le dénombrement de la prostitution insoumise et clandestine, on veut, pour rester dans la réalité absolue du sujet, compter toutes les femmes qui ne vivent que de galanterie, depuis la grisette qui est « mise dans ses meubles », jusqu’à la grande dame qui, avant de se rendre, exige et reçoit un million en pièces d’or nouvellement frappées, on peut hardiment quadrupler le chiffre et l’on arrive à cent vingt mille. Qu’on ne se récrie point ! Il n’y a qu’à regarder impartialement autour de soi pour être convaincu.

Pourquoi, puisque chaque soir elles remplissent les lieux publics, puisqu’elles s’entassent, au vu et au su de tout le monde, dans les cafés les mieux éclairés, les plus fréquentés, pour y faire ouvertement leur manège, la police n’intervient-elle pas et ne met-elle pas bon ordre à de tels scandales si fréquemment renouvelés ? Par une raison fort simple : parce qu’on lui impose deux conditions dont les termes se combattent si précisément, qu’ils se neutralisent et se réduisent à néant. D’une part, on veut qu’elle protège la santé et la morale publiques ; de l’autre, on exige qu’elle respecte la liberté individuelle. Or, comme on ne peut sauvegarder la morale et la santé publiques qu’en arrêtant les femmes dont le seul métier est d’y porter atteinte, et qu’on ne peut les arrêter sans exciter des récriminations singulièrement violentes on hésite, on recule devant un parti radical ; le mal gagne avec la rapidité d’une lèpre non combattue, et il fait de si actifs progrès, que, lorsqu’on veut y donner remède, il n’est plus temps.

Tel homme, négociant respectable et patenté qui, le soir, en arrivant à son cercle, dira : Les boulevards sont pleins de filles perdues, on ne saurait s’y promener avec sa femme ou sa sœur ; à quoi donc pense la police, de ne pas faire balayer toutes ces impuretés ? à minuit, en rentrant chez lui, s’il voit un inspecteur du service actif saisir une femme prise en flagrant délit de provocation ; si, selon l’invariable habitude en pareil cas, la femme pleure, crie, se roule par terre et appelle au secours, ce même homme, ce défenseur des bonnes mœurs, insultera les agents, tâchera de leur arracher la « victime » qu’ils emmènent et peut-être s’oubliera jusqu’à les maltraiter. Les Parisiens sont ainsi faits et combattent volontiers pour les dames, sans s’inquiéter d’abord si l’infirmerie de Saint-Lazare ne les réclame pas. Lorsque, après maints délits excusés, pardonnés, intentionnellement négligés, on se décide enfin à arrêter une de ces créatures, on ne peut imaginer la qualité et le nombre des gens qui accourent pour intercéder en sa faveur et réclamer « cette petite ». C’est à ne pas comprendre comment la vénalité du plaisir peut faire naître de si considérables protections.

Au milieu de nombreuses arrestations opérées le même soir, une erreur fut commise, il y a peu d’années, au détriment de deux pensionnaires d’un théâtre subventionné. Les suites de cette aventure furent déplorables, et la moralité publique en fit tous les frais. Les journaux, affriolés par ce petit scandale, ravis de prendre en faute une administration qui cependant est la sauvegarde de Paris, les journaux prirent en main la cause des femmes indûment arrêtées, et, depuis ce temps, ces expéditions bien combinées qui nettoyaient nos boulevards et chassaient de la circulation ces quêteuses de vilenies, ont été à peu près abandonnées. Veut-on apprendre la fin de cette histoire et connaître le résultat de la polémique qui a paralysé les opérations du service actif ? Ce résultat est écrit en chiffres redoutables dans les registres du dispensaire : pendant l’année 1869, la moyenne des filles soumises malades a été d’une sur 116 ; celle des filles insoumises de 49 1/2 pour 100 ; cette proportion ne diminue pas ; loin de là : au mois de janvier 1870, sur 100 filles insoumises visitées, 61 étaient malades. Si l’on pouvait parcourir la correspondance des chefs de corps avec le préfet de police, on comprendrait la gravité du mal, l’un d’eux écrivait : « Nos hôpitaux regorgent et nos casernes sont désertes[17]. »

Une fille ne peut être inscrite avant sa majorité, à moins que les faits qui lui sont reprochés ne soient tellement nombreux, tellement graves, tellement coupables, qu’ils prouvent une corruption déterminée et éloignent toute possibilité d’amendement ; et encore, avant de se résoudre à cette extrémité, on fait auprès de sa famille toutes les démarches qui peuvent la mener au salut. Il est rare, extraordinairement rare, que la famille intervienne ; le plus souvent, le père et la mère, au lieu de se présenter au chef de service qui les a mandés, se contentent de répondre qu’ils ne veulent pas donner d’argent (on ne leur en demande jamais), et qu’ils abandonnent leur enfant à l’administration. Mais si, dans la suite, la fille ainsi délaissée fait une fortune quelconque, ou seulement sort de la misère, la mère accourt : « Me voilà, c’est moi qui ferai ton petit ménage. » On ne repousse guère ces retours de tendresse intéressée. Une sorte d’indifférence mêlée de pitié et de vanité vit dans le cœur de la plupart de ces femmes ; et puis elles ont été tant battues dans leur enfance, qu’elles ne sont point fâchées de dominer sur les êtres devant qui elles ont tremblé ; il en est une qui eut pour portiers son père et sa mère, et son frère pour cocher.

Quand une fille se présente pour être inscrite, et lorsqu’elle n’est point absolument gangrenée, lorsqu’un retour au bien est possible, le bureau des mœurs appelle à son aide toutes les ressources morales dont il dispose, et plus d’une fois il a arraché au mal l’être qui allait périr. Dans l’espace de cinq ans, il a rendu à leur famille, confié à des protections respectables ou à des sociétés charitables, 5 217 jeunes filles arrêtées, à qui il a ainsi rouvert la bonne porte. Bien souvent déjà on a essayé de guérir la lèpre morale qui dévore cette classe de femmes. Les efforts ont été inutiles ; elles sont très-fugaces, défiantes, elles glissent et échappent aux raisonnements. Chaque fois qu’on a sérieusement voulu attaquer la prostitution, on a été arrêté par des obstacles toujours renaissants, derrière lesquels on trouvait l’homme. Oui, l’homme, qui est le plus sûr auxiliaire du vice, non pas parce qu’il en profite au point de vue de ses plaisirs ou de sa passion, mais parce qu’il y trouve des ressources qui lui permettent de traîner son existence dans la fainéantise et l’oisiveté.

Cela est sinistre à dire ; mais s’il y a, comme on l’a vu plus haut, cent vingt mille femmes qui à Paris font ce métier, il y a derrière elles autant d’individus qui subsistent de leurs libéralités : ce sont les mâles de ces femelles. Dans ce monde étrange, l’homme vit de la femme, qui vit de la prostitution. Il y en a de toutes les catégories, depuis l’élégant qui dîne à la Maison Dorée et a ses grandes entrées dans les coulisses de l’Opéra, jusqu’au filou aviné qui passe sa soirée à la Guillotine de la rue Galande ou au bal Emile. La diversité des milieux constitue une différence extérieure très-notable, mais le fond est le même. Le premier dit : ma maîtresse ; le second, plus franc dans le cynisme de son langage, dit : mon ouvrière, ma marmite. Dans une lettre écrite par un détenu de Mazas et saisie sur une fille publique, je lis : « Je te dirai que je ne suis pas trop malheureux ; ma dabe vient m’assister et me voir deux fois par semaine ; c’est la meilleure de toutes les Louis XV que j’ai eues. » Il est superflu de dire que ces hommes, dont le nom populaire dérive du mot flamand maeken, qui signifie trafiquer, sont des gens dont les instincts abjects sont au-dessous de tout mépris. Dans la basse classe, ils sont redoutables, et quand, leur ouvrière étant à Saint-Lazare, ils se trouvent sans argent, ils deviennent volontiers voleurs et parfois assassins.

Ils protègent les filles, ils les défendent contre ceux qui les insultent, les préviennent quand les inspecteurs sont en tournée, prennent fait et cause pour elles dans leurs querelles ; mais, en échange, ils ne leur laissent pas un sou vaillant ; chacune d’elles est taxée par eux à une somme fixe qu’ils appellent le prêt, et qu’elle doit donner tous les soirs, sous peine d’être battue. On tâchait d’arracher une pauvre créature qui n’avait pas encore perdu toute notion du bien à l’un de ces bandits rapaces qui la dévorait vivante ; on lui expliquait ce que c’était que cet homme, et que le métier qu’il faisait était plus immonde que le sien ; elle répondit ce mot touchant : « Je le sais ; mais si je n’aime rien, je ne suis rien[18]. » Certains de ces hommes n’ont d’autre profession ; ils excellent dans l’art de découvrir quelque fille sage, avenante et jolie, de s’en faire aimer, de la débaucher graduellement, de lui apprendre à boire, de lui donner les premières notions du métier auquel ils la destinent, de briser en elle tout ressort de pudeur et de vertu, de la contraindre à l’inscription et de lui arracher ensuite sou à sou l’argent maudit qu’ils la forcent à gagner. Au fond du cœur de toutes ces filles, qu’elles soient traitées comme des duchesses ou malmenées comme des esclaves, il y a de l’amour pour un coquin. « Le cœur des femmes n’est fait que d’aimer, » a dit madame de Staël. Ces misérables, qui sont à tout le monde, il faut qu’elles aient quelqu’un qui soit à elles, et ne pouvant s’attacher leur amant par la tendresse exclusive, elles le retiennent par l’intérêt, en lui donnant tout ce qu’elles possèdent.

L’idéal de beaucoup d’entre elles est de trouver un mari qui joue auprès d’elles le personnage que je viens d’esquisser. Cela n’est pas facile à rencontrer ; quelques-unes y réussissent cependant, ce sont les plus rusées et peut-être les plus redoutables. Dès lors elles ont un état civil régulier ; elles sont à couvert, elles n’ont plus rien à craindre ; la présence du mari est une sorte de légitimation acceptée. Tout n’est point rose pour les coquins de bas étage qui ont signé ce contrat d’infamie, et parfois, chez eux-mêmes, dans leur propre maison, ils reçoivent des leçons à mourir de honte, s’il subsistait encore dans leur âme un sentiment humain. L’une de ces femmes, une étrangère, qui n’est ni plus belle ni moins bête que beaucoup d’autres, mais qui a eu cette chance, comme disent les mauvais plaisants, de tirer un king à la loterie, est bien et dûment mariée. Son luxe a souvent étonné Paris ; elle a le goût des chevaux et de fort beaux attelages. Elle voulut avoir le meilleur cocher connu et fit faire des offres à une célébrité des rênes et du fouet. Le cocher imposa des conditions très-dures, qui furent toutes acceptées ; puis, faisant allusion au mari de la dame, il ajouta : — « Et je ne conduirai jamais monsieur ! » — Cette dernière clause ne fut point rejetée, et le mari sut la subir. Ajoutons que, malgré les avantages considérables accordés au cocher, il ne resta point dans la maison ; il la quitta en disant : « Un tel service me déconsidère. » On peut rire de la susceptibilité de ce brave homme ; j’avoue naïvement qu’elle me touche et que j’y applaudis. Elles ont quelquefois à supporter des avanies plus violentes encore, publiques, et qui ressemblent à une exécution. J’ai lu dans un rapport de police le récit d’un fait qui n’est pas sans moralité et mérite de n’être point passé sous silence. Le jour de l’inauguration des courses de Vincennes, une fille, fort célèbre à Paris, seule dans une voiture conduite à la Daumont, s’engagea dans le faubourg Saint-Antoine. C’était un dimanche ; la population ouvrière, debout sur les trottoirs, regardait le défilé. À la vue de cette femme d’une élégance provocante et outrée, on murmura, on se réunit autour de la voiture, qui bientôt fut forcée de s’arrêter. Les quolibets et même les projectiles commençaient à pleuvoir. Un gamin se jeta au milieu du rassemblement et s’écria : « Laissez passer les chiffonnières de l’avenir ! » La foule s’écarta en huant la fille, qui reprit sa route.

iv. — les repenties.

Comment elles finissent. — Petits métiers. — Le chantage. — Fondations religieuses. — Détruites par la Révolution. — Les refuges. — Dames diaconesses. — Asile de Reuilly. — Propreté protestante. — Élévation morale. — Ouvroir de Notre-Dame de la Miséricorde. — Insuffisance du local et des ressources. — Résultat. — Le Bon-Pasteur. — Esprit mystique. — La règle. — Le début. — Chemiserie. — Retour vers l’enfance. — Maternité brisée. — Noms de convention. — Les trois classes. — Les dames de l’œuvre du Bon-Pasteur. — Dévouement. — Aspiration vers la vie de campagne. — Dialogue. — Hors la loi. — Congrès médical de 1867. — L’opinion de la science. — Addition proposée à l’article 384 du code pénal. — La législation actuelle suffit à la répression. — Arrêt de la cour de cassation. — Il n’est que temps d’aviser.


Comment finissent-elles, ces femmes auxquelles on pourrait presque toujours appliquer la jolie épitaphe de la danseuse romaine : Saltavit biduo et placuit ? C’est là le profond mystère que nul encore n’a pu pénétrer. Selon le degré de l’échelle où le hasard, le bonheur, la mauvaise fortune les ont placées, elles tombent plus ou moins bas. Celles qui, économes et prévoyantes, continuent jusqu’à la fin à vivre dans l’opulence, sont extrêmement rares ; on les cite, on s’étonne de leur luxe, mais on ne réfléchit pas que, pour une qui a réussi, dix mille sont mortes dans la misère et l’abjection. Bien souvent les plus heureuses et les plus riches ont, malgré leur grande expérience du cœur humain, une heure de folie pendant laquelle, vieilles, fanées, délaissées, elles épousent quelque tambour-major, quelque jeune coiffeur, ou un agent d’affaires véreuses, qui dans l’argent ne voit que l’argent et non la source d’où il est venu.

Beaucoup, dans une catégorie moyenne, arrivent, sur leurs économies ou grâce aux largesses d’un ancien amant généreux, à établir un cabinet de lecture, un débit de parfumerie, une boutique de lingerie, un magasin de modes ; il y en a parmi les ouvreuses de loges, les portières, les femmes de ménage, les balayeuses, les chiffonnières, les marchandes des quatre saisons. Celles qui, perverses et corrompues, n’ayant jamais aimé, ont trouvé moyen, pendant la période brillante de leur existence, de se faire écrire par leurs amants des lettres compromettantes, essayent de vendre celles-ci fort cher lorsque la pauvreté les saisit ; cette manœuvre, qui est extrêmement fréquente, c’est le chantage ; quelques unes de ces femmes y excellent et savent, en la pratiquant, se procurer des ressources aussi impures et plus coupables encore que celles dont elles ont subsisté jadis. Parfois elles s’adressent à des hommes récalcitrants, indignés de pareils procédés, qui, sans hésiter, vont les dénoncer à la préfecture de police ; celle-ci intervient alors, et il est rare qu’elle ne réussisse pas dans la mission officieuse dont elle s’est chargée. Les plus malheureuses d’entre elles, épuisées par l’alcoolisme et les maladies nerveuses, parvenues à ce degré de doux hébétement qui parait être la destinée dernière de ces cerveaux enfantins, sont reçues à la Salpêtrière, en hospitalité à Saint-Lazare, ou vont terminer leurs jours sur les grabats des dépôts de mendicité de Saint-Denis et de Villers-Cotterets.

La religion, dans la mesure des possibilités que la bienfaisance met à sa disposition, intervient pour les sauver, pour les arracher à l’horrible avenir qui leur est réservé, et les admet, quand elles sont jeunes encore, pleines de vie et d’ardeur, dans des refuges où elles peuvent renoncer à leurs désordres et suivre les voies que le repentir ouvre dans le calme des consciences apaisées. La première création de ces maisons hospitalières remonte haut dans notre histoire urbaine. Dès 1198, l’abbaye Saint-Antoine des Champs (aujourd’hui hôpital Saint-Antoine) reçoit des filles converties ; en 1226, saint Louis fonde le couvent des Filles-Dieu ; en 1494, on inaugure le refuge des Filles-de-Paris ; en 1629, les Madelonnettes ; en 1660, Sainte-Pélagie ; enfin, en 1698, le Bon-Pasteur, œuvre de madame de Combé, spécialement protégée par madame de Maintenon et par Louis XIV. Toutes ces maisons furent détruites pendant la Révolution française, qui, procédant par masse d’exclusion, ne respecta pas assez certains instituts dont la charité, plus encore que la religion, était la base.

Aujourd’hui plusieurs œuvres analogues ont été établies de nouveau, fonctionnent avec régularité, parviennent, à force d’économie, à donner asile à bien des malheureuses, et rendent au bien les âmes fourvoyées qu’elles peuvent accueillir. L’esprit de secte prévaut, avec ses formes exclusives, dans la direction de ces refuges. En 1866, on en a ouvert un spécialement destiné aux juives ; celui des Dames diaconesses, fondé en 1841 par M. le pasteur Vermeil, ne reçoit que des protestantes. Les maisons catholiques, qui sont les plus nombreuses et les plus importantes, n’admettent naturellement que les filles appartenant à la religion apostolique et romaine.

Ces refuges pour les repenties témoignent d’un amour du bien devant lequel il faut s’incliner. Celui que surveille l’œuvre importante, active et riche des Dames diaconesses, occupe un grand terrain dans le haut de la rue de Reuilly. L’institution est complète : c’est à la fois une école, une infirmerie, une maison de correction et un lieu d’asile pour celles que le vice a lassées. Au premier coup d’œil, dès qu’on a franchi la porte d’entrée, on reconnaît l’influence protestante, l’influence du libre examen, qui donne l’initiative individuelle en mettant chaque conscience face à face avec sa propre autorité. Tout reluit, tout est clair, brillant, fourbi, d’une propreté exquise : sorte d’emblème extérieur, réconfortant et moral, qui a une grande importance, car on a quelque propension à nettoyer son esprit lorsqu’on a l’habitude de nettoyer son corps. Aussi dans les dortoirs, devant chaque lit, s’étalent, contre les murailles, de grands lavoirs bien entretenus, où chaque pensionnaire trouve la brosse à dents, le peigne, le savon, qui lui sont indispensables. Cette exception toute protestante mérite d’être remarquée, car dans nul refuge catholique nous ne trouvons vestige de pareils soins, qui cependant sont élémentaires, ne serait-ce qu’au simple point de vue de la santé.

À Reuilly, les filles repenties n’ont point de dortoir ; isolées pendant la nuit, elles dorment chacune dans une chambre séparée qui leur laisse au moins ces heures de solitude dont toute âme a besoin pour se retrouver, sous peine de ne plus s’appartenir. On leur enseigne la couture et le blanchissage, de façon à leur donner la possibilité d’être plus tard de bonnes servantes ; on leur fait la classe et nulle ne sort de là sans savoir lire, écrire et posséder quelques éléments de calcul. L’œuvre, en un mot, a pour but, d’abord de ramener ces malheureuses aux notions du bien, de les forcer à rompre avec leurs habitudes prises ; puis de leur faire comprendre que, dans la vie, la moralité est non-seulement une vertu, mais qu’elle est aussi un avantage, et enfin de les mettre à même de subvenir par un travail régulier aux besoins de l’existence. Réussit-on ? Souvent. On s’occupe de les placer, généralement comme domestiques, en province, le plus qu’on peut, pour les enlever aux tentations de Paris, et jamais on ne les fait entrer dans une position quelconque sans avouer aux personnes dont elles vont dépendre, ce qu’elles ont été jadis et quelles épreuves elles ont traversées. On les suit, on les encourage, on veille sur elles de loin comme de près, et parfois on est arrivé à temps pour prévenir une défaillance nouvelle. Du reste, les chiffres suivants indiqueront dans quelle proportion on opère le salut de ces abandonnées ; sur trente-six filles repenties qui, depuis 1866 jusqu’à la fin de 1869, sont restées, en moyenne, chacune deux ans et demi dans la maison des Dames diaconesses, vingt et une placées par les soins de l’œuvre ont tenu une conduite irréprochable, sept sont retournées à leur vieux péché, huit ont disparu sans donner de leurs nouvelles. Beaucoup s’attachent à la maison et voudraient y rester, car la nourriture y est bonne, la vie facile et la règle très-maternelle.

Parmi les instituts catholiques destinés à recevoir les filles qui penchent vers la conversion, deux m’ont paru dignes du plus sérieux intérêt : c’est l’Ouvroir de Notre-Dame de la Miséricorde et la maison du nouveau Bon-Pasteur. L’ouvroir est dans la grande rue de Vaugirard ; on dirait qu’il a été placé au delà de la barrière de l’École-Militaire, réceptacle de tant de vices et de débauches, comme le remède à côté du mal. La maison est petite, étroite, mal bâtie : c’est presque une masure de maraîcher ; il a fallu des tours de force d’imagination, de perspicacité, de bon vouloir pour en tirer parti. Le travail des pensionnaires et quelques médiocres secours alimentent bien insuffisamment cette œuvre excellente, qui étouffe dans les étroites limites où la pauvreté la confine, et qui pourrait cependant, si elle recevait un développement normal, rendre à la société d’inappréciables services.

Elle appartient aux sœurs de Marie-Joseph et a été fondée en 1843 par les dames visiteuses des prisons. Presque toutes les pensionnaires ont été choisies à Saint-Lazare, dans les salles de la correction paternelle, de la prévention, de la détention des filles publiques. On les emploie à des travaux de couture qu’elles font pour des magasins de confection, et elles arrivent promptement, sous la direction de dix sœurs qui les surveillent, à une extrême habileté. En utilisant tous les recoins, en élevant à grand-peine quelques bâtisses nouvelles, on est parvenu à abriter quatre-vingt-dix de ces malheureuses qui ont été envoyées là par les sœurs de Saint-Lazare, par la Préfecture et les commissaires de police, qui sont venues d’elles-mêmes pour trouver la réhabilitation de leurs fautes ou la préservation contre leur propre faiblesse.

Lorsqu’on les a gardées pendant trois ou quatre ans, qu’elles n’ont été réfractaires ni aux conseils, ni aux encouragements et qu’elles veulent sortir, on les place, dans les départements de préférence, et, en ce cas, la mère supérieure les accompagne elle-même et leur rappelle, au moment de la séparation, que la maison est ouverte à celles qui veulent y rentrer. De 1862 à 1870, cinquante-sept ont été rendues à leur famille, soixante-deux ont trouvé à se caser comme domestiques, vingt-cinq ont été placées comme sous-maîtresses dans des pensions bourgeoises, dix-neuf se sont mariées et sept sont décédées. Un fait touchant et qu’il faut noter, car il est l’éloge de l’œuvre : les anciennes pensionnaires qui disposent d’un jour de sortie viennent invariablement le passer dans l’ouvroir, près des sœurs à qui elles doivent d’avoir appris à marcher dans le droit chemin.

Tout le bien qu’on pourrait faire se trouve en partie neutralisé par l’exiguïté du local, qui a forcé de supprimer la classe, au grand détriment des esprits ignorants, qu’il faudrait éclairer, et par le manque de ressources qui met l’œuvre dans la nécessité, singulièrement douloureuse et antichrétienne, de refuser les malheureuses qui viennent s’offrir à la pénitence et crier à l’aide contre elles-mêmes : en 1869, on s’est vu contraint de repousser plus de quatre cents demandes. La charité peut-elle cependant avoir un plus noble but que de secourir des misères morales qui n’ont, le plus souvent, été engendrées que par des misères physiques ? La mère supérieure, qui est d’une intelligence remarquable et d’une douceur charmante, s’épuise en vains efforts pour augmenter son petit troupeau ; hélas ! ce ne sont point les brebis égarées qui manquent ; c’est la bergerie même qui les repousse, car elle est pleine, elle est comble, et elle ne peut que trop rarement ouvrir la porte au fur et à mesure des vacances qui se produisent[19].

Les deux œuvres dont je viens de parler, Dames diaconesses et ouvroir de la Miséricorde, prennent indifféremment les enfants en correction, les voleuses, les vagabondes et les filles ; une œuvre s’est spécialement consacrée à ces dernières : c’est le Bon-Pasteur, dont le siège est rue d’Enfer, derrière les lourdes constructions de l’Observatoire. C’est en 1819 que l’ancienne fondation de madame de Combé fut reprise à nouveau et établie avec le vieil esprit mystique de renoncement absolu, de pénitence perpétuelle, en vertu duquel on arrache une âme à Satan pour la donner à Dieu. On semble aujourd’hui vouloir se départir un peu de ce système trop exclusif, et patronner quelquefois des pensionnaires à l’extérieur ; mais le but poursuivi étant de soustraire pour toujours ces malheureuses au vice, on les garde autant que l’on peut. On n’accepte ni femme mariée, ni jugée, ni épileptique, ni fille ayant des enfants ; toute attache avec la vie laïque doit être brisée ; on est au repentir, au travail et à Dieu ; le monde est mort.

La règle est austère sans sévérité excessive, et les infractions à la discipline sont si rares, qu’il se passe plusieurs années sans qu’on en ait une seule à réprimer. Comme à l’ouvroir de la Miséricorde, la maison est étroite et les ressources sont trop limitées ; il n’y a place que pour cent trente-quatre pensionnaires ; si l’on pouvait quintupler le nombre des lits, ils ne resteraient point vacants. L’expérience a démontré que, sauf exceptions motivées, il était bon d’imposer une limite d’âge ; autant que possible, nulle enfant n’est admise avant seize ans, nulle femme après vingt-trois ; plus jeunes, les filles qu’on ne pourrait que trop facilement recueillir n’offrent aucune notion du bien et du mal, elles n’ont guère encore que des instincts sur lesquels il est difficile d’agir ; plus âgées, elles ont une telle habitude du vice, elles sont si profondément imprégnées de débauche, elles ont des cerveaux si parfaitement ossifiés par l’abrutissement, qu’elles déjouent toute influence et qu’elles ne peuvent se plier à la vie régulière et monotone d’un couvent. Du reste, il n’y a là ni vœux, ni engagement. La porte est constamment ouverte pour celles qui veulent s’en aller ; seulement, lorsque l’on quitte la maison, c’est pour toujours, et jamais il n’est permis d’y rentrer ; en revanche, on y peut rester jusqu’à l’heure de sa mort.

Il faut croire que l’on ne s’y trouve pas trop mal, car j’ai vu là une femme de soixante-dix-sept ans qui habite la maison depuis que l’œuvre a été fondée. Elle a gardé souvenir des jours pénibles du début ; elle se rappelle que l’on dormait sur des feuilles sèches, tant on était pauvre et dénué, que l’on ne mangeait que du pain bis, que l’on n’avait point de feu en hiver et que l’on se couchait avec le soleil, parce que l’on n’avait pas de quoi acheter de la chandelle. Peu à peu, tout s’est modifié : on a eu des lits, de vraies couvertures en bonne laine, de la lumière ; on a pu manger de la viande et se procurer des médicaments pour les malades qui ne sont que trop nombreuses parmi ces pauvres épaves de la dépravation ; au lieu des durs sabots, on a porté des chaussons de lisière ; enfin, on a fait bâtir une petite chapelle où l’image immaculée semble veiller sur la débauche repentie. La pauvre vieille racontait tout cela d’une voix chevrotante et me disait : « Voilà cinquante ans que je suis ici, c’est moi qui suis la doyenne[20]. »

L’œuvre gagne quelque argent, car il parait que les pensionnaires ont une habileté renommée pour la couture ; ce sont elles qui font une partie de la chemiserie fine que vendent les lingers à la mode. Je suis peu au fait des difficultés des points à crevés, des piqûres, des plis façonnés et des bordures dentelées, mais j’ai admiré l’incomparable adresse de ces ouvrières en les voyant, à l’aide de ciseaux assez grossiers, découper des clinquants de couleur, les assembler et obtenir de véritables chefs-d’œuvre de patience qui représentent le Calvaire entouré des instruments de la Passion. Comme toutes les femmes qui vivent ensemble, sous une règle uniforme, sans communication avec le monde extérieur, sous l’empire d’habitudes fixées d’avance et d’exercices de piété souvent renouvelés, elles s’attachent, dans le dénûment de leur existence, à mille petits détails insignifiants, qui pour elles deviennent des événements de premier ordre. Il m’a paru qu’elles retournaient vers l’enfance, et que volontiers elles joueraient à la poupée. Du reste, de quelque volonté de renoncement qu’elles soient animées, quelques efforts qu’elles fassent pour ne plus regarder que vers le ciel, la femme n’est point morte en elles, le sexe subsiste dans ce qu’il a de plus respectable et de plus attendrissant. Il y a quelques années, une dame visiteuse avait amené avec elle sa petite fille, âgée de trois ou quatre ans ; dès que ces pauvres femmes aperçurent l’enfant, elles éclatèrent en sanglots : leur maternité brisée les étreignait au cœur.

Par une précaution très-touchante, nulle ne peut conserver son vrai nom, lorsqu’elle passe le seuil du refuge ; elle laisse toute trace palpable de ses souvenirs dans la vie qui est derrière elle ; elle entre nue, comme après un baptême nouveau, dans l’existence humble, recluse, monacale, qui va se refermer sur sa jeunesse. Elle reçoit dès lors un nom de convention qu’elle portera jusqu’à l’heure dernière, et aucune de ses compagnes ne saura qui elle est, ni ce qu’elle a été. Les pensionnaires sont divisées en trois classes sévèrement isolées, qu’elles franchissent successivement par un noviciat plus ou moins long. La maison est admirablement tenue ; on y a tiré le meilleur parti possible du local et des jardins ; les ateliers sont grands, les réfectoires assez spacieux, et les dortoirs seraient irréprochables si, à l’instar des dortoirs protestants, ils étaient munis d’ustensiles de propreté. Ne point donner de linge de toilette à des femmes, les réduire à aller, si la fantaisie les y engage, se laver à la fontaine banale de la cour, c’est pousser l’austérité au delà des limites. Que craint-on ? la coquetterie ? Les cheveux coupés, le béguin de laine noire et la robe de bure suffisent à y mettre bon ordre.

Ce sont les religieuses de Saint-Thomas de Villeneuve qui ont la direction de ce refuge ; mais le recrutement est fait par les dames de l’œuvre du Bon-Pasteur. Celles-ci n’appartiennent à aucune congrégation ; elles sont du monde et du meilleur. Ce sont des mères de famille à qui la soif du bien fait oublier les préjugés de caste et surmonter le dégoût instinctif que toute femme bien née éprouve pour les hontes du vice salarié. À quelque secte philosophique ou religieuse que l’on soit attaché, il est impossible de voir sans une profonde admiration le labeur auquel elles se livrent, par pur esprit de charité et de commisération. Semblables à un plongeur qui se jetterait dans un océan d’immondices pour y trouver une perle, elles descendent dans les bas-fonds les plus corrompus de notre civilisation décomposée pour y découvrir un être tombé qu’elles puissent ramasser, redresser et soutenir. Dans le troupeau humain, elles ne cherchent que la brebis galeuse. C’est au centre même de l’infection morale et matérielle qu’elles ont établi leur lieu de prédilection ; c’est dans l’infirmerie de Saint-Lazare, dans les salles gangrenées de Lourcine qu’elles vont s’asseoir au chevet des malades, qu’elles leur racontent l’histoire de Marie de Magdala, qu’elles leur parlent de Celui dont le souffle a chassé les démons, qu’elles affirment que l’innocence perdue peut se reconquérir ; qu’elles donnent des asiles à ces pauvres âmes alourdies par le vice et les aident à s’envoler vers les régions de l’idéal, où l’on retrouve la conscience de soi-même et l’espoir d’une vie meilleure. Il est facile d’aller visiter les indigents, de leur porter des vêtements et du pain, de panser la plaie des infirmes, de secourir les affligés ; mais il faut un cœur bien gonflé de vertu et brûlant de bien belles ardeurs pour fouiller dans le dédale de toutes ces impuretés, et y ressaisir les pauvres filles que le monstre n’a pas encore dévorées tout entières.

Les dames du Bon-Pasteur sont attachées à leur œuvre avec passion ; les difficultés sans nombre dont elle est entourée semblent avoir centuplé leur énergie ; mais c’est en vain qu’elles voudraient faire plus : comme l’ouvroir de Notre-Dame de la Miséricorde, elles sont forcées de s’arrêter là où l’impossibilité commence. C’est la pauvreté, la pauvreté seule qui les contraint à ajourner des actions de salut que le moindre retard peut rendre inutiles. Ne rencontrera-t-on pas un vieillard opulent qui, se souvenant des folies de sa jeunesse, de l’argent qu’il a jeté à l’égout de la corruption, donnera à ces maisons de refuge, à ces hospices de la morale, la somme dont ils ont besoin pour agrandir leur cercle d’influence et accueillir toutes les délaissées, toutes les repenties qui viennent frapper à la porte et demandent à entrer pour l’amour de Dieu ! Ne se trouvera-t-il pas une pécheresse enrichie qui aura pitié de ses sœurs aspirant au bien ? L’exemple de Théodora ne tentera-t-il pas une des parvenues de la débauche et de la vénalité ? Quand, après avoir été pantomime et courtisane, la fille d’Accacius, le montreur d’ours, se fut assise aux côtés de Justinien, sur le trône d’or des empereurs de Byzance, elle pensa à la vie qu’elle avait menée jadis, et près des rives du Bosphore, probablement à l’endroit où s’élève actuellement le Téké des derviches hurleurs de Scutari, elle fonda une maison hospitalière pour les filles que leur existence dégoûtait et que la grâce avait touchées.

Il serait à désirer que ces refuges fussent multipliés, et qu’au lieu de les enfermer dans l’intérieur même de notre grande ville, on pût les installer à la campagne, dans de larges espaces, au soleil, parmi les prés verts et les bois, où ces pauvres filles, harassées d’elles-mêmes et des autres, pourraient, en plongeant dans la nature, reconquérir la santé morale qui leur manque. Presque toutes, elles aspirent vers la vie des champs ; elles sont gorgées de Paris, de son bruit, de son indifférence, de son tumulte inhumain : « Je suis saturée de boue et de gaz, disait l’une d’elles ; il n’y a pas de vrais arbres aux Champs-Élysées. » La lassitude excessive est du reste un caractère général chez les filles ; il n’en est pas une peut-être, parmi celles que le sort a le plus favorisées, qui ne ferait volontiers graver sur sa tombe la mélancolique inscription que Brantôme a relevée sur une lame sépulcrale, dans une église de Rome : Quœso, viator, ne me, diutius calcatam, amplius calces.

Mais, quand même on décuplerait le nombre des maisons hospitalières, on ne doit point se faire illusion et il faut savoir dire que, par de tels moyens, on n’améliorera que bien peu nos mœurs actuelles ; qu’importe ? n’arracherait-on qu’une âme au bourbier, c’est autant de sauvé. Malgré tous les efforts de la charité et de la religion, ce qui reste en présence, ce qui s’accroît, ce qui menace, c’est la prostitution insoumise. L’autre est matée, elle appartient à la police, qui la regarde de près ; mais, arrivée à bout de réglementation, l’administration se trouve désarmée en face d’un ennemi qui s’appelle Légion, et qui, pareil à certaines plantes vénéneuses, renaît de son propre fumier. Chez les filles insoumises les plus fréquemment arrêtées, les plus maltraitées à tous égards, on rencontre d’insurmontables obstacles contre l’inscription. Cinq cents fois par an, dans le bureau du chef de service, on entend le dialogue suivant : « Voulez-vous renoncer à votre genre de vie ? — Non. — Voulez-vous travailler ? — Non. — Voulez-vous être renvoyée dans votre pays ? — Non. — Voulez-vous être inscrite ? — Non. » Que faire avec ces récalcitrantes ?

Ces femmes, qui se sont placées elles-mêmes hors de la moralité, ne doivent-elles pas, au nom d’un intérêt supérieur et sans danger pour le respect impérieusement dû à la liberté individuelle, être mises hors la loi ? Elles ont fait retour à la vie purement animale : sont-elles dignes de jouir des garanties de la vie civilisée, qu’elles outragent ? Il faut que l’administration compétente puisse inscrire d’office toute fille insoumise malade ou qui aura été surprise en récidive flagrante de faits de débauche. La mansuétude de l’autorité est fort respectable, mais à la condition que l’indulgence ne dégénère pas en faiblesse et qu’on puisse toujours porter un remède efficace à des besoins de vices, à des débordements qui ne sont que trop fréquents dans les grandes agglomérations humaines[21].

Un congrès international médical a été réuni à Paris en 1867, pendant la durée de l’Exposition universelle, pour chercher le meilleur moyen d’arrêter la contagion menaçante. Les médecins qui, par leur pratique, savaient à quoi s’en tenir sur ce redoutable sujet, ont été très-nets et très-affirmatifs dans les opinions qu’ils ont émises, et le docteur Mangeot semble les avoir toutes résumées en disant : « Au nom des intérêts les plus élevés, nous tenons pour les plus grandes rigueurs dans les mesures administratives, non-seulement pour les femmes publiques et soumises, mais vis-à-vis de ce qui touche plus ou moins à la prostitution clandestine. Toute cette catégorie appartient, selon nous, aux établissements insalubres et doit subir la réglementation. » Le nœud de la question est là, on aura beau chercher, il n’y en a point d’autres. Cependant on a été plus loin et l’on a proposé d’ajouter à l’article 384 du code pénal le paragraphe suivant : « Quiconque, femme ou fille, sans autorisation préalable, aura attenté aux mœurs en se livrant à la débauche, sera punie d’un emprisonnement de six mois à deux ans, et d’une amende de cinquante francs à cinq cents francs. » Ce n’est point dans un but moral que des médecins, des praticiens, qui avaient sondé la plaie, ont demandé l’adjonction de cet article, sans penser que les mots « autorisation préalable » en rendaient l’application impossible, c’est au point de vue de la santé publique compromise de la façon la plus grave, c’est au nom de la race qui s’étiole, qui décroît, qui hérite des débilités transmises, qui donne un nombre anormal d’aliénés, que les maladies nerveuses épuisent et qui semble avoir été empoisonnée dans les sources mêmes de la vie.

Le péril signalé en 1867, dans une réunion des sommités scientifiques de l’Europe, n’a point diminué ; au contraire. Mais, pour le combattre, il n’est point besoin d’avoir recours à des lois nouvelles : celles du 14 décembre 1789, des 16-24 août 1790, des 19-22 juillet 1791, disent que « les attributions propres au pouvoir municipal sont de faire jouir les habitants des avantages d’une bonne police ». L’arrêté consulaire constitutif du 12 messidor an VIII dit : « Section I, article 2 : Le préfet de police pourra publier de nouveau les lois et règlements de police et rendre les ordonnances tendant à en assurer l’exécution ; art. 9 : En conformité à la loi du 22 juillet 1790, il fera surveiller les maisons de débauche, ceux qui y résideront et s’y rendront. Section III, art. 25 : Il assurera la salubrité de la ville en prenant des mesures pour prévenir et arrêter les épidémies, les épizooties, les maladies contagieuses. » La cour de cassation, dans un arrêt longuement motivé du 3 décembre 1847, reconnaît, dans l’espèce, que « la police sur les personnes qui se livrent à la prostitution exige non-seulement des dispositions toutes spéciales dans l’intérêt de la sécurité, de l’ordre et de la moralité, mais encore des mesures particulières au point de vue de l’hygiène publique ». En voilà plus qu’il ne faut pour armer le préfet de police du pouvoir discrétionnaire dont il a besoin pour purifier nos boulevards, nettoyer ces cafés qui sont devenus de véritables maisons de débauche. vider ces restaurants à la mode où les filles insoumises attendent, comme chez elles, qu’un soupeur les fasse appeler, et pour repousser dans les bas-fonds, dont jamais elles n’auraient dû sortir, ces créatures qui portent avec elles la démoralisation, la maladie et la ruine.

La question se pose impérieusement aujourd’hui : Laissera-t-on la prostitution insoumise nous envahir et submerger nos mœurs ? Un tel problème, facile à résoudre, si l’on veut se tenir en dehors des fausses sentimentalités et ne considérer que l’intérêt social, est de nature à préoccuper les esprits sérieux. À voir ce qui se passe, à consulter les documents irrécusables des statistiques hospitalières, on comprendra que la situation ne peut se prolonger impunément et qu’il est grand temps d’aviser.

Appendice.Le nombre des maisons dites de tolérance a encore diminué : au 31 décembre 1873, il n’était plus que de 126 : 16 pour la banlieue ; 54 sans estaminet ; 66 avec estaminet. À la même époque, l’effectif de la prostitution était de 4 603, dont il faut déduire 689 femmes détenues ou disparues depuis plus de trois mois. Le bureau des mœurs a énergiquement fonctionné, car 969 inscriptions nouvelles ont été faites dans le courant de l’année. Les visites sanitaires se sont élevées au chiffre de 108 572, et 1 880 filles soumises ont traversé l’infirmerie de Saint-Lazare. Les filles insoumises ne sont pas plus réservées qu’autrefois ; elles sont plus agressives que jamais. La Préfecture de police ne les ménage guère ; en 1875, elle en a arrêté 3 319, dont 1 211 reconnues malades ont été immédiatement envoyées à l’infirmerie spéciale, et dont 635 ont été inscrites.

Le siège de Paris et la Commune ont porté un préjudice grave aux refuges qui accueillent les repenties ; le compte rendu de l’œuvre des Diaconesses a constaté le péril qui a menacé la Maison hospitalière ouverte à Reuilly. « La nuit du 13 au 14 avril, les délégués de la Commune pénétrèrent dans nos établissements avec un mandat d’amener contre quelques-unes de nos sœurs, et l’intention de saisir le premier prétexte pour produire ce mandat et dissoudre l’établissement. Ils tinrent quelque temps les Diaconesses prisonnières, et pendant ce temps, dans une chambre voisine, ils interrogèrent une à une nos détenues, leur promettant la liberté le soir même, si elles voulaient, en se disant l’objet de mauvais traitements, leur donner le prétexte qu’ils cherchaient à leurs mauvais desseins. Dieu veilla sur elles dans ce terrible moment. Pas une ne faiblit. Toutes furent unanimes à s’écrier qu’elles préféraient le sort qui leur était fait ici au vice et à la liberté. Et l’une d’elles, une enfant de seize ans, s’emporta même jusqu’à dire à celui qui lui offrait de sortir à l’instant même : « Vous êtes un lâche ! » Les malfaiteurs, confus dans leurs projets, sentant peut-être que la main de Dieu était ici, se retirèrent sans mot dire, et la maison continua à exercer paisiblement son activité chrétienne. »

L’ouvroir de la Miséricorde, dont le personnel, au 31 décembre 1873, se composait de 85 pensionnaires et de 10 religieuses, a été moins heureux que la maison de Reuilly. Dans son remarquable Rapport fait à la commission d’enquête sur le régime des établissements pénitentiaires (juillet 1874), M. Louis Lacaze a dit, en peu de mots, les tribulations qui ont assailli cette œuvre excellente : « Il a fallu, au moment du siège, transporter en Bretagne et mettre en sûreté chez les sœurs de Marie-Joseph, à Sainte-Anne d’Auray, les jeunes filles de la maison, les y entretenir, et rapatrier ensuite dans l’établissement de Vaugirard 48 d’entre elles qu’on n’avait pas pu rendre à leurs familles. C’est 10 000 francs que les événements du siège avaient coûté à l’œuvre, et un dixième seulement de cette somme lui a été alloué à titre d’indemnité. Les scélérats de la Commune élurent domicile à leur tour dans la maison de Vaugirard, et la lingerie tout entière (plus de 500 paires de draps, de 100 torchons et de 400 mouchoirs) fut pillée. Lorsque l’ouvroir fut restauré pour la seconde fois, les sœurs y rentrèrent avec leurs enfants, le 10 juin 1871 ; d’autres ne tardèrent pas à venir les rejoindre au foyer retrouvé ; le personnel fut bientôt au complet, et au bout de quelques jours les places manquèrent pour les demandes d’admission qui se produisaient de toutes parts. »

La Maison du Bon-Pasteur a été détruite de fond en comble. Il n’en est pas resté une pierre ; la Commune y mit le feu, et la pauvre petite communauté dispersée a traversé de très-mauvais jours avant de parvenir à se reconstituer. Dans son rapport, M. Louis Lacaze a cité une longue et très-intéressante lettre de madame Duparc, « qui met au service de l’œuvre, non-seulement un dévouement si complet, mais une si rare élévation d’esprit et de cœur. » Cette lettre, nous sommes autorisé à la reproduire ; dans les extraits que nous en donnons, nos lecteurs trouveront des faits dont il est bon de garder le souvenir :

« Les demandes d’admission se multipliaient, et, grâce à un don spécialement fait pour créer un certain nombre de lits, nous allions agrandir la maison d’une classe, et nos plans étaient déjà faits. quand la guerre est venue tout arrêter. Pendant le siège, malgré le manque de ressources et de travail, nous avons conservé toutes nos enfants sans exception. Elles ont passé les trois dernières semaines dans deux petites caves, à cause de la violence du bombardement dans ce quartier. Ce n’était que le prélude de nos désastres. Le 23 mai au soir, la maison, investie depuis plusieurs jours par les communeux, a dû être évacuée en quelques minutes, par leur ordre et sous leurs menaces. Environ 130 enfants et 12 religieuses[22] se sont trouvées subitement jetées dans les rues de Paris, au milieu de la bataille, à onze heures du soir. Le feu était mis simultanément à tous les bâtiments et à la chapelle. Nos enfants avaient dû fuir sans avoir le temps de rien emporter, sinon leurs malades et leurs infirmes. Mobilier, vêtements, linge, tout a été littéralement réduit en cendres. Après avoir erré presque toute la nuit, au milieu de grands dangers, la pauvre colonie a été charitablement recueillie à l’Hôtel-Dieu, jusqu’à ce que l’occupation du faubourg Saint-Germain par nos troupes leur permît d’aller chercher un autre asile. Notre présidente, madame la comtesse de Kergorlay, avait mis à leur disposition ; en cas de malheur, son hôtel rue de Varennes. Elles y sont restées cinq semaines, manquant de lits, de vêtements, de mille choses qu’on ne peut rendre à une réunion de 140 personnes sans beaucoup de temps et d’argent, mais heureuses de partager ensemble ce temps d’épreuves. Le 24 mai au matin, quoique séparées pendant la suite de la nuit, pas une n’avait manqué à l’appel. Cinq semaines après leur arrivée chez madame de Kergorlay, nous avions obtenu l’autorisation de leur donner asile dans la grande maison d’école de la rue de Babylone prolongée. Mais c’était encore une mesure provisoire, et il fallait avoir déménagé pour le 1er octobre. Au dernier moment seulement, et après de longues et inutiles recherches, nous avons pu louer pour elles une maison à Vaugirard. Elles y ont passé deux ans.

« L’avenir semblait des plus incertains. Nous n’avions en capital que la très-modique somme qui nous avait été donnée pour agrandir le Bon-Pasteur, et sur laquelle il avait fallu de toute nécessité prélever quelque chose pour traverser, sans voir périr l’œuvre, ces temps difficiles. Nous ne pouvions songer à bâtir qu’en diminuant de plus de moitié le nombre de nos enfants, tandis qu’il faudrait le décupler pour répondre aux supplications qui nous sont adressées, et qu’augmentent chaque jour la misère et le manque d’ouvrage.

C’est alors que nous avons eu le bonheur inespéré de nous adresser à MM. Hunebelle, dont l’incomparable générosité nous a sauvées. Aucun terme ne peut rendre notre reconnaissance. Grâce à eux, sans faire d’avances, sans savoir si nos indemnités nous permettraient de nous acquitter, nous avons relevé nos murs, et ils ont voulu le faire dans des proportions telles, que, si jamais nous en avons les moyens matériels, nous pourrons, sans faire de nouvelles constructions, doubler à peu près le nombre de nos enfants, et le porter à 200.

En ce moment (juillet 1874), les murs sont relevés, mais il faut subvenir à tous les frais de mobilier et renouveler enfin les vêtements et le linge de la maison. Après l’incendie, toutes nos enfants n’avaient absolument que les vieilles robes et le linge quelles portaient sur elles. Pour donner à chacune un mouchoir, une paire de bas et une chemise, il fallait 1 000 francs ; ainsi du reste. Elles ont vécu depuis lors dans de grandes privations inévitables, avec une pénurie de linge qui devenait une véritable souffrance, et qui est arrivée à des limites extrêmes. Tout étant à renouveler à la fois pour un si grand nombre de personnes, la dépense est nécessairement considérable. Et cependant, combien il est nécessaire d’adopter un plus grand nombre de ces infortunées ! Nous avons le cœur navré de ne pouvoir accueillir celles qui nous demandent en grâce de les sauver, car c’est les repousser fatalement dans le mal. Cependant le renouvellement de la maison se fait assez vite et les admissions sont nombreuses, parce que les familles redemandent parfois leurs enfants, et que d’ailleurs beaucoup de ces infortunées, jetées dans le vice presque dès l’enfance, entrent au Bon-Pasteur poitrinaires et n’y vivent que peu d’années. Nous avions, au moment de l’incendie, 135 lits de pénitentes au Bon-Pasteur. Il a fallu, faute de place à Vaugirard, remettre dans leur famille un certain nombre d’entre elles. Nous en avons en ce moment 109. À mesure que nous aurons les moyens de refaire des lits et des trousseaux, nous pourrons reprendre d’abord notre ancien chiffre, puis augmenter d’une nouvelle classe entière. »


  1. Bibl, imp., dép. des mass. fr., 13653 fr., suppl. fr., 4945.
  2. Au dict an (1518), samedi vingt-sixiesme janvier, fut abbatu le bordeau de Glatigny, qui estoit derrière l’église Sainct-Denys de la Chartre et joignant par derrière à icelle. Et le fut par ordonnance et commandement du roy, à la prière et requeste de la royne estant à Paris, à cause des insolences et maulx qui se commetoient par chacun jour. Et y furent trouvez les ossement de troys hommes morts, en démolissant les maisons ; et le lendemain, qui estoit dimanche, par ordonnance de monsieur de Paris, furent faictes processions généralles autour de la cité, à cause de la dicte démolition. (Journal d’un bourgeois de Paris sous le règne de François Ier, p. 73-74.)
  3. Le mot Hueleu est la contraction des noms francisés de Hugo Lupus, portés au douzième siècle par le propriétaire des terrains sur lesquels les deux rues furent percées et bâties. Le Hueleu, qui contenait quatre tours de l’enceinte de Philippe Auguste, est très-nettement indiqué sur le plan dit de Ducerceaux.
  4. Le plus ancien règlement français touchant ce triste sujet est l’ordonnance d’Avignon, 1347, qui recommande de rechercher les femmes atteintes de « mal provenant de paillardise ». En remontant aux origines mêmes des sociétés, on trouve des prescriptions analogues dans la Bible ; Nombres, ch. v, 2 ; Lévitique, ch. xv, 2-3. L’authenticité du texte d’Avignon est mise en doute par plusieurs syphiliographes.
  5. Si l’on en croit Mercier, le système d’admission à Bicêtre était déplorable ; les malades étaient rançonnés et n’obtenaient le droit d’entrée qu’à prix d’argent : « Il faut pour se faire guérir dans ce lieu redoutable, dit-il, être inscrit depuis huit à dix mois ; et souvent le tour de l’infortuné qui attend n’arrive pas encore. » Tableau de Paris, chap. DCV.
  6. Bibl. imp., dép. des mss. fr., 11395 ; suppl. fr., 2996.
  7. Les femmes dont la réputation est venue jusqu’à nous, et qui passent pour avoir vécu au milieu d’un luxe extravagant, ont eu leur jour de misère ; dans un rapport du 12 décembre 1766, je lis : « Hier, la Duthé n’avait pas le sol ; elle a été obligée d’emprunter un écu de six livres pour aller aux Italiens. »
  8. Louis XV eut, un instant, l’idée d’épouser la Du Barry ; écrivant au duc de Choiseul pour amener la paix entre celui-ci et la favorite, il disait : « Si je l’épousais, tout le monde tomberait à ses genoux. » (Voir Lettres d’Horace Walpole, p. 220 ; citation de madame du Deffand.)
  9. Cet arrêté, rendu sur le réquisitoire de Chaumette, fut rédigé par Dorat-Cubières, qui était alors secrétaire-greffier de la Commune ; le dernier paragraphe « invite les vieillards, comme ministres de la morale, à veiller à ce que les mœurs ne soient point choquées en leur présence ».
  10. Si je ne me trompe, l’enfant dont il est question fut l’objet d’une des plus curieuses observations d’Esquirol. (Voir des Maladies mentales, par E. Esquirol. 2 vol. in-8. J.-B. Baillière, 1858 ; t. I, p. 285-286, de la Monomanie.)
  11. La mode des couturiers n’est point nouvelle à Paris ; Brantôme, à l’article ii du IVe discours des Dames galantes, parlant d’un laquais qui avait été l’amant d’une grande dame, dit : « Et fut un très-bon tailleur et des renommez de la cour ; si bien qu’il n’y avoit gueres de filles ou femmes qu’il n’habillast quand elles vouloient être bien habillées. » — Et — « la robe d’or sur or, rebrodé d’or, rebordé d’or, et par dessus un or frisé, rebroché d’un or mêlé avec un certain or qui fait la plus divine étoffe qui ait jamais été imaginée » que Langlée, fils d’une femme de chambre d’Anne d’Autriche, offrit à madame de Montespan, ne fut-elle point apportée et essayée à celle-ci par son tailleur ordinaire ? (Voir Lettres de madame de Sévigné, 5 novembre 1676, t. I, p. 134, édit. Hachette.) Louis XIV avait vu le mal et il essaya d’y remédier, lorsque en 1675, malgré l’opposition des tailleurs pour femmes, il autorisa les couturières à s’organiser en maitrise ; « Considérant qu’il est dans la bienséance et convenable à la pudeur et à la modestie des femmes et des filles, de leur permettre de se faire habiller par des personnes de leur sexe, lorsqu’elles le jugeront à propos. »
  12. Ce poste, supprimé rue de Vienne, a été transféré rue de Naples.
  13. Vers 1840, on constata qu’il y avait parmi les filles soumises une femme veuve qui se livrait à la prostitution pour avoir le moyen de faire élever ses deux filles, dans un excellent pensionnat ; sa tenue était bonne et nul reproche administratif ne lui fut jamais adressé. Le préfet de police, qui était alors Gabriel Delessert, la fit appeler, lui donna quelque argent, l’engagea à renoncer à l’atroce métier qu’elle exerçait sans que ses enfants s’en fussent jamais doutés et lui promit de l’aider dans l’œuvre de réhabilitation qu’il lui conseillait. Elle revint plusieurs fois le voir, puis disparut tout à coup ; on ne put retrouver ses traces. On a supposé qu’elle s’était retirée en province avec ses filles, lorsque celles-ci eurent terminé leur éducation.
  14. Plusieurs de ces maisons ont dû être évacuées ou ont été détruites pendant les deux siéges que Paris a supportés. Il n’en existe plus que cent quarante aujourd’hui (décembre 1871).
  15. Dig., lib. XXIII, titre ii.
  16. Dans son excellent livre, M. C.-J. Lecour, chef de la première division de la préfecture de police, a cité des chiffres qui prouvent à quel point ces malheureuses sont exploitées par les ogresses : « Prix quotidiens de location : une parure, 30 francs ; une bague, 10 ; un bracelet, 13, un diadème, 100 ; une broche, 10 ; une aigrette, 90 ; une montre et une chaîne, 30. (La prostitution à Paris et à Londres, 2e édition. Paris, P. Asselin, 1872.)
  17. Pendant le troisième trimestre de 1865, les troupes de la garde impériale, casernées à Paris, ont eu près de 20 000 journées d’hôpital, pour cause de maladies provenant de débauches. (Dépêche du ministre de la guerre, en date du 15 janvier 1866)
  18. La prostitution à Paris et à Londres, par C.-J. Lecour
  19. Le chiffre des jeunes filles patronnées monterait à sept cents, si cette maison hospitalière était assez grande et assez riche pour les recevoir. (Rapport fait à la commission d’enquête sur le régime des établissements pénitentiaires, par M. Louis Lacaze, membre de l’Assemblée nationale, p. 4.)
  20. Une fille, vieille et retombée au plus bas, me parlant du Bon-Pasteur où elle était restée six semaines, au temps de sa jeunesse, me disait : « Ç’a été l’époque la plus heureuse de ma vie. »
  21. Pendant la période d’investissement et sous la Commune, la prostitution, trouvant ses coudées franches, s’est développée outre mesure. Dès qu’on est rentré dans un ordre de choses plus régulier, le service des mœurs a déployé une activité considérable pour restreindre le débordement qui nous menace. En juin, juillet, août, septembre et octobre 1871, les arrestations de femmes pour faits immoraux se sont élevées au chiffre de 7 750 ; tandis que, pour toute l’année 1869, elles avaient été de 8 256. De plus, pendant ces cinq mois, on a prononcé 417 inscriptions ; la moyenne annuelle ne dépasse ordinairement pas 300.
  22. C’est aux sœurs de Saint-Thomas de Villeneuve que Raoul Rigault disait : « Je vous croyais déjà au ciel, où vous avez tant d’envie d’aller. Je saurai bien vous y envoyer ! » Pendant que des hommes de la Commune enduisaient de pétrole les murs de la maison hospitalière, une de ces humbles filles s’acharnait à jeter de l’eau pour empêcher l’incendie. Ces hommes, impatientés, finirent par l’enduire de pétrole elle-même, et il fallut que quelques braves gens qui assistaient à cette scène entraînassent de force la vaillante sœur pour la cacher à l’Hôtel-Dieu. (Louis Lacaze, loc. cit.)