Paris, Paulin - Nouvelle étude sur la Chanson d’Antioche

NOUVELLE ÉTUDE
sur la
CHANSON D’ANTIOCHE
par
M. PAULIN PARIS
Membre de l’Institut



PARIS
LEON TECHENER
libraire de la société des bibliophiles françois
52, rue de l’arbre-sec, 52
1878

NOUVELLE ÉTUDE
SUR LA
CHANSON D’ANTIOCHE
À l’occasion d’une Thèse présentée en 1876 à la Faculté des lettres de Paris.
I

J’avais eu le bonheur, il y a trente ans, de distinguer au milieu des fabuleuses chansons de geste qui forment ce qu’on appelle le cycle du Chevalier au Cygne, une branche, qui semblait, à la différence des autres, ne rien devoir aux caprices de l’imagination ni au développement de la tradition consacrée. C’était l’histoire des pieux guerriers qui, sous la direction suprême de Godefroi de Bouillon, étaient partis de France, d’Allemagne et d’Italie, pour aller affranchir le Saint-Sépulcre du joug des infidèles. La chanson les suivait à Constantinople, à Nicée, à Tarse, à Antioche : elle ne les abandonnait que sur la route qui les rapprochait de Jérusalem, but de leur grande entreprise. Plus j’étudiai ce poëme, plus je fus frappé de son importance historique et littéraire. Je le publiai donc au mois de février 1848, sous le titre de Chanson d’Antioche, que lui avaient donné les contemporains de son auteur[1]. L’édition fut mise en vente précisément la veille des trois journées qui allaient effacer la renommée des trois journées de juillet 1830. L’auteur d’une thèse à laquelle je me vois contraint de répondre[2] veut bien dire que « cette publication excita dans le monde littéraire une certaine émotion. » C’est une erreur. Le monde littéraire n’y fit pas la moindre attention, et M. Techener, qui n’avait pas craint d’en être l’éditeur, pourra dire combien il eut de peine à débiter les premiers exemplaires. En présence des hauts faits des Ledru-Rollin, Caussidière et compagnie, il n’y avait pas de place réservée au récit des faits et gestes de Godefroi de Bouillon, de Tancrède et des autres héros de la première croisade. Mais le moment d’en parler est-il aujourd’hui redevenu plus favorable ? Hélas ! je n’oserais l’affirmer.

La Chanson d’Antioche avait assurément droit à l’attention des esprits sérieux. Elle raconte les premières opérations des croisés ; elle présente sous un nouveau point de vue plusieurs grands faits d’armes, plusieurs grands noms oubliés ou différemment signalés dans les autres récits contemporains. Il est vrai que le poëme, composé à une date très-rapprochée des événements auxquels il était consacré, ne nous était pas conservé dans sa première forme. Les vers en avaient été retouchés ; on avait fait disparaître leurs aspérités surannées, pour les mieux approprier aux changements introduits, vers le second tiers du douzième siècle, dans la langue écrite et même dans l’accentuation verbale. Pour se conformer au goût de leurs auditeurs ordinaires, les jongleurs, ces comédiens ambulants du moyen âge, avaient été obligés de sacrifier la prosodie originale. Et, pour lui conserver sa popularité, un des plus habiles d’entre eux, Graindor de Douai, avait substitué aux finales assonantes des vers la rime exacte que nous exigeons aujourd’hui de nos versificateurs. Il ne faut pas trop regretter ce remaniement ; sans lui, rien apparemment ne resterait aujourd’hui de l’œuvre primitive. On aurait cessé d’en multiplier les copies, et les jongleurs, auxquels on ne l’aurait plus demandée, ne l’auraient pas arrêtée aux bords du gouffre sans fond Quo non nata jacent[3].

Rien ne prouve mieux la date reculée et la longue vogue de la Chanson d’Antioche que ce remaniement de Graindor entrepris un siècle plus tard. Si le poëme original eût appartenu, je ne dirai pas à la fin, mais seulement au milieu du douzième siècle, on n’aurait pas senti le besoin de le rajeunir. Le Roman de Rou, conservé dans sa première forme, nous atteste que les conditions de la versification étaient déjà telles en 1150 qu’on les retrouve, à partir de là, dans les dernières chansons de geste. Il n’en avait pas été de même des Chansons de Roncevaux, d’Ogier le Danois de Guillaume d’Orange, des Quatre fils Aimon et d’Alexandre de Macédoine, qui composaient le répertoire des jongleurs avant les Croisades. Je ne m’étendrai pas sur ce point, puisque les critiques les plus disposés à contester la première date de l’Antioche admettent cependant que, dans sa forme originale, elle appartenait encore au premier tiers du douzième siècle.

Trois des six manuscrits, où je l’avais trouvée ainsi renouvelée, conservent à la suite treize couplets d’un style plus ancien, où la rime exacte n’a pas été substituée à l’assonance primitive. Ces couplets semblent bien être encore l’œuvre de l’auteur de la Chanson d’Antioche, et donneraient ainsi le moyen de conjecturer quel avait été le poëme non remanié. On doit présumer que leur auteur n’avait pas eu l’intention de s’arrêter là, et qu’il eût voulu conduire les Croisés au terme de leur grand et pénible voyage : mais le dernier des treize couplets les laisse dans Rames ou Ramla, ville voisine de Jérusalem. Or l’intérêt qui s’attachait à la marche des Croisés, d’Antioche à Rames, était, on le comprend, inséparable du récit de leur entrée dans la ville sainte. Voilà pourquoi les jongleurs de la génération suivante avaient pu négliger de chanter ces treize couplets dont ils n’avaient pas la conclusion, et voilà pourquoi, de son côté, Graindor ne les aurait pas renouvelés. Ainsi, le nom de Chanson d’Antioche fut acquis à l’œuvre qui, dans la pensée de son auteur, aurait apparemment dû s’appeler la Chanson d’Antioche et de Jérusalem.

Des critiques, dont l’autorité est grande à mes yeux, ont, je le sais, refusé de rapporter ces treize couplets à la composition originale; par la raison que, tout en conservant encore l’assonance, la versification ne leur semblait pas appartenir aux premières années du douzième siècle. Cette raison ne m’a pas semblé péremptoire. On doit s’attendre à voir, dans les transcriptions d’anciens poëmes, exécutées aux époques de la rime exacte, un rajeunissement que les copistes jugeaient alors indispensable. Si l’ancien texte de la Chanson de Roncevaux ne nous avait été transmis que par des jongleurs du treizième siècle, nous ne l’aurions pas assurément telle qu’on l’a retrouvée dans le manuscrit d’Oxford; et peut-être ce précieux manuscrit d’Oxford avait-il déjà modifié le texte plus ancien que son copiste avait reproduit. Personne, en ces temps-là, ne devinait l’intérêt que devait, plus tard, offrir aux philologues la reproduction rigoureuse d’un texte suranné ; et quand le transcripteur n’allait pas jusqu’à substituer la rime à l’assonance, il remplaçait au moins les mots vieillis par ceux que l’usage avait depuis consacrés, et personne ne songeait à lui en savoir mauvais gré.

Mais pour ce qui touche à nos treize derniers couplets, s’ils n’avaient pas appartenu à l’ancienne chanson, comment le dernier de ceux que Graindor a renouvelés répondrait-il exactement au premier de ceux qui ne l’ont pas été ? Il s’agit, dans les vers de Graindor, de la mort et des obsèques d’Aïmer ou Adhémar de Monteil, l’illustre évêque du Puy :

De l’esveque du puy vous dirai verité :
Sovent lor fait sermon et a admonesté

De Dieu croire et amer, si aront s’amisté.
Mait d’une chose furent forment desconforté,
Que maus pris à l’evesque par la Dieu volenté.
Au quint jor desvia, si com il ot disné.
Mont en furent li prince coreçous et iré,
Et li povre et li rice en ont assez ploré.
Cele nuit le gaitierent ; quant il fut ajorné,
Droit au mostier S. Piere l’ont li Baron porté.
Iluec sont asemblé de toute la cité,
Clerc et prestre et canone et evesque et abé,
Qui ont fait le service et la messe canté.
Puis ont à grant honneur le baron entieré
En un rice sarcu de marbre bien ouvré,
Dalés l’autel S. Piere que Deus a tant amé,
En icel leu meisme ù il orent trové
La lance dont Dieus ot trespercié le costé.

Voici maintenant le couplet ancien non remanié :

Apres cele léesce orent moult grant tristor :
Car l’evesque del Pui ne vit mais quinze jors;
Devenus est malades, au cuer angoissos....
L’arme s’en alée et li cors remest sols.
Li angle l’emporterent à grant procession.
Ainc por roi ne por conte, por fil d’empereor
Ne fu tels li services com al vesque ot le jor,
De moines et de prestres et d’abés qui i sont.
Et ont lites les saumes del sautier environ....

2e c.

Le saint vesque emporterent la gent qui Deu servirent,
Et clerc et moine et prestre adont se revestirent,
A crois, à filateres, à estavaus de chire.
Les encensiers emportent, si vont la messe dire
Droit au mostier S. Pere qui estoit en la vile,
Al cor del mestre autel le vesque enfoïrent
En la méisme fosse où il la lance prindrent.

Nous avons encore recueilli un autre fragment de la vieille chanson dans les trois manuscrits qui contenaient les treize couplets dont on vient de parler. Le même passage se trouvant renouvelé dans les trois autres manuscrits, la comparaison entre l’ancien et le nouveau style est devenue facile. Il est encore ici question d’un service funèbre. C’est après la victoire remportée dans le val de Gurhenie. Voici le texte ancien :

Cel jor se revestirent et maint vesque et maint prestre,
Font eve benéoite, les cors font metre en terre.
Dist li vesques del Pui : moult est bone tel guerre.
Car les armes d’ices n’iront pas en miseres,
Ne al jor del juise n’i aront nul contrere.
Ichele nuit sejornent tant que li jors esclere.

Et voici le même fragment remanié :

Cel jour se revesti li evesques gentis,
Aigue font beneoite, s’ont les cors enfoïs.
« Baron » ce dist li vesques, entendés à mes dis.
Je vous dis entresait qui ci meurt est garis.
Les armes de ces cors jà sont en paradis,
En solas et en joie seront més à tousdis.
Cele nuit sejornerent volontiers, non envis.

(Ch. d’Antioche, I, p. 162.)

J’en ai dit assez, je pense, pour qu’on me pardonne d’avoir cru reconnaître, dans ces treize couplets complémentaires, le style du premier auteur.

Les vers de la Chanson d’Antioche sont de douze syllabes : on a donné plus tard aux vers de cette mesure le nom d’alexandrins, en raison des anciennes Chansons d’Alexandre qui l’avaient également adoptée. Mais on ne pourrait dire s’ils n’avaient pas été longtemps auparavant en usage; au moins voit-on les trouvères qui préféraient cette mesure à celle de dix syllabes, avertir qu’ils allaient se régler non sur la Chanson d’Alexandre, mais sur celle d’Antioche :

Senors esta canso es faita d’aital guia
Com sela d’Antiocha, e ayssi versifia,


disait encore au treizième siècle le chantre de la Guerre des Albigeois[4]. Il faut peut-être aussi remarquer que, dans les plus anciens manuscrits, chaque vers alexandrin est écrit en deux lignes, la seconde ligne rimant seule avec la quatrième ; c’est l’origine de ce que nous avons appelé hémistiche. Quand Wace, l’auteur du Roman de Rou, est las de la mesure octosyllabique, il a recours à l’alexandrin, comme étant plus bref :

Là comence l’estoire — que nos dire devon.
Mais, por l’uevre esploitier, — les vers abregeron,
La voie est longue et grief, — et le labor cremon.

Les plus anciennes chansons de geste ont été rarement composées dans cette mesure : on ne l’a même retrouvée que dans le Voyage de Charlemagne à Jérusalem, qui remonte assurément à une époque antérieure aux Croisades, ainsi que l’a dernièrement et de nouveau démontré Gaston Paris. Mais comme on ne peut douter que la Chanson d’Antioche n’appartienne à la première partie du douzième siècle, il faut bien admettre que l’hexamétre alexandrin était en usage dès ce temps-là, et probablement auparavant.

Le trouvère auteur de notre chanson se nommait Richart ; il avait ou l’on avait ajouté à son nom de baptême celui de Pèlerin, pour avertir les auditeurs qu’il avait été du grand voyage d’Outre-mer. On ne voit pas qu’on lui ait contesté cet avantage, bien que Graindor, pour ne pas avoir l’air de faire parler les jongleurs en leur propre nom, ait dû souvent remplacer par une forme impersonnelle les je et les nous de l’original[5].

La présence de Richart au milieu des croisés est pourtant attestée plus d’une fois dans la Chanson renouvelée. Avant de nommer les principaux chefs de l’armée persane campée devant Antioche :

Moult est grans la bataille et fort li caplisons,
Nonante rois i ot, sans les autres barons.
Cil qui la chanson fist sot bien dire les noms,
Ricars li pelerins de cui nos le tenons.
(T. II, p. 960.)

Ces noms de rois ou émirs, Graindor les reproduit d’après Richart, sans que nous soyons pourtant obligés de les en croire sur parole ; mais ce qu’il faut remarquer, c’est qu’au début du treizième thème de Tudebode, ajouté certainement plus tard, on revoit la plupart des mêmes noms, qui sont attribués aux anciens rois d’Antioche. Cette nomenclature forme, dans le récit de Tudeborde, un singulier hors-d’œuvre qui doit avoir eu pour point de départ la liste des rois ou émirs persans de notre chanson.

L’auteur espagnol de la Gran conquista d’Oltramar ne doutait pas non plus que Richart le pèlerin n’eût accompagné les premiers Croisés en Orient. On sait que la Gran conquista est une sorte de compilation librement traduite au treizième siècle de nos plus anciennes chansons de geste, et particulièrement de l’Antioche. Voici donc ce qu’on y lit :

Pero contar vos hemos lo que dijo Ricarte el pelegrino que fa acerto en aquella batalla, e despuis fa canon de S. Pedro [6], que furon ayuntados en aquella batalla noventa e dos reges, sin los otros ricos hombres.

Veut-on d’autres garants de la présence de Richart au milieu des Croisés ? Quand l’armée persane se répand sur une étendue de deux lieues entre l’Oronte et les montagnes :

Del fleuve jusqu’au mont en a li rans duré,
Çou dist cil qui là fu : dui lieves tient de lé.
(T. II, p. 227.)

Assurément cil qui là fu n’était pas Graindor ; c’était donc le pèlerin Richart. Il devait même y avoir dans l’original : Jou qui la fui di-jo. Mais voici d’autres vers encore plus intéressants et plus positifs. Quand les Croisés, enfermés dans Antioche, prennent la résolution désespérée d’aller provoquer l’innombrable armée qui les tient assiégés, il y eut dans les divers quartiers un moment d’hésitation. Le vaillant Aimar ou Adhémar, évêque du Puy, armé de la sainte lance, avait beau sermonner, en leur représentant que la porte du paradis était dès ce moment ouverte à tous ceux que les mécréants immoleraient :

Icil furent si coi nus n’i respont ne crie.
Car n’i a chevalier n’ait péor de sa vie,
Fors seul Huon le maine ; cil ne laira nel die,
Et fu freres le roi qui France a en baillie.
Si respondi au vesque : « N’i afiert prierie,
Jà, se Dieu plaist, par moi n’iert ma geste avilie.
Qui plus craint mort que honte n’a droit en seigneurie ;
Jou isterai premier, el non Sainte-Marie. »

Il ot teus trois o lui de mesnie escarie,
Qui a orguel le tindrent et à grant estoutie,
Et por paor de mort ont s’eschiele guerpie.
Jou sai bien qui il furent, mais n’es nomerai mie :
Dame Dieus lor pardoinst cette grant felonie !

Richart aurait-il pu s’exprimer ainsi, sans avoir été témoin, pour ainsi dire, de cette belle scène ? Ne l’aurait-il racontée qu’à vingt-cinq ou trente années de distance ? Personne, je crois, ne devra le supposer.

Enfin, à défaut de témoignages aussi clairs et aussi décisifs, nous avons celui de Lambert, curé de la ville d’Ardres en Artois, et nous pourrions nous en contenter. Lambert, dans les dernières années du douzième siècle, avait recueilli la chronique des seigneurs d’Ardres à la suite de celle des comtes de Guines, d’après les récits qu’en faisait un petit-fils d’Arnoul le Vieux, seigneur d’Ardres. Arnoul, malgré ses cinquante ans, avait partagé les fatigues de la croisade : il était parti avec le comte de Flandres, et n’était revenu qu’après avoir assisté à la prise de Jérusalem. Nous ne doutons pas qu’il n’eût fait alors ce qu’on avait droit d’attendre d’un preux chevalier ; mais ses faits d’armes n’avaient pas jeté un grand éclat, puisque son nom n’est cité dans aucune des relations de la première croisade. À son retour, il entendit chanter les prouesses de ses parents et de ses voisins, les comtes de Gand et de Saint-Pol. Pour expliquer le silence gardé sur les siennes, il assura qu’on aurait également parlé de lui, s’il eût consenti à donner au trouvère auteur de la Chanson d’Antioche une paire de chausses écarlates qu’il lui avait demandées. Qu’on partage ou non l’indignation du petit-fils d’Arnoul, le passage est trop curieux pour ne pas avoir ici sa place :

Sciendum est quod in Antiochenorum expugnatione, hic Arnoldus senex, inter multos multarum nationum proceres, animi virtute non minus quam præstantis corporis in militia probitate, cum primis annumeratus est primus... Et tamen, Antiochenæ commendator cantilenæ, avaritiæ zelo ductus et magis cupidus temporalis lucri retributionis, quam Arnoldus laudis humanæ, quia Arnoldus eidem scurræ duas caligas denegavit scarlatinas, de eo dignæ promeritæ laudis præconium et gloriam subticuit ; et de eo, in cantilena sua, in qua ficta veris admiscens, multa multorum nihilominus laudandorum gesta sub silentio intacta reliquit, mentionem non fecit. Sed o laudenda et ubique terrarum prædicanda Arnoldi militia !.... qui humanam nullatenus quærens gloriam, scurræ maluit quantumcumque munusculum denegare, quam in ore scurræ et nomine indigni in orbe terrarum deferri et cum instrumento musicari vel decantari. Sed cum ignominiosus ille cantator nomen Arnoldi extinguere curavit, accensa lampade virtutum fama extulit et magnificavit. (Lamb. Ard. Chronica, p. 312.)

C’est un malheur pour Arnoul le Vieux que ces lampes dont parlait son petit-fils n’aient pas éclairé Tudebode, Foucher de Chartres, Raymond d’Aguilers, Albert d’Aix ou Guillaume de Tyr. Mais pourquoi le pèlerin Richart est-il ici présenté comme responsable de l’oubli général ? Lambert, qui se plaisait tant à citer Ovide, Horace et Lucain, ne pouvait ignorer que des savants clercs avaient également écrit l’histoire de la première croisade en témoins oculaires. Lambert, quand il s’en prenait à la Chanson d’Antioche, était donc persuadé que son auteur avait dû connaître, aussi bien et même mieux que personne, les hauts faits dont il avait cependant omis de parler dans sa chanson, in orbe terrarum cum instrumento decantata.

Rien dans le cours du poëme ne vient affaiblir la force des témoignages ici réunis pour constater la contemporanéité de Richart et de la première croisade. On ne trouve pas, même dans la forme renouvelée, un vers qui nous conduise au delà de l’année 1100. La plus récente allusion a trait à l’élection de Godefroi de Bouillon ; encore pourrait-elle être une addition de Graindor. Mais en accordant qu’elle appartienne à l’œuvre originale, elle prouvera seulement que Richart aurait assez vécu pour assister au triomphe complet des Croisés, et que ce ne fut pas la mort qui l’aurait empêché de mettre la dernière main à son ouvrage.

Toutefois, j’ai peine à croire qu’il ait vu le comte Étienne de Blois reparaître en Orient, pour y faire oublier la honte dont il s’était couvert à Antioche. Ou, dans ce cas, il faudra supposer que notre trouvère n’avait pas été maître de modifier la violente expression qu’il avait donnée aux sentiments unanimes de l’armée croisée. En effet, la chanson une fois confiée à la mémoire des jongleurs ne dépendait plus de celui qui l’avait faite ; elle ne pouvait plus être transformée. Et comme personne alors n’ignorait le nom de l’auteur de l’Antioche, Richart n’aurait pu revenir en France, même après la mort du comte de Blois, en 1102, sans courir le danger de vives représailles de la part du comte Thibaut de Champagne, fils d’Étienne, ou des amis et barons de ses terres qui conservaient le respect de la mémoire d’un prince dont la belle mort avait expié les premières faiblesses[7]. C’est donc en Orient que la chanson dut être répandue avant de l’être en France, où les pèlerins qui ne cessaient d’aller et revenir d’Europe en Asie n’auront pas tardé à la faire connaître.

Autre observation : suivant l’opinion le mieux établie, c’est au retour de la première croisade que les armoiries commencèrent à devenir héréditaires. Jusque-là, les écus pouvaient être incrustés d’aigles, de lions, de lis ou de chimères mais ces ornements étaient d’un usage banal ; chacun pouvait, à sa fantaisie, les prendre, les changer. Au retour d’Orient, les Croisés conservèrent comme un souvenir honorable les derniers écus qu’ils avaient rapportés, en donnant la préférence à ceux dont la taie ou plaque métallique avait été fendue, brisée, coupée, écartelée. Dès lors aussi, ils trouvèrent mauvais que d’autres adoptassent les mêmes insignes. Or, dans la Chanson d’Antioche, on ne trouve pas un couplet, un vers, un mot qui laisse supposer l’existence de ce nouveau genre de propriété de famille. Il y est seulement question de la couleur variée des enseignes et des bannières. L’occasion eût été pourtant favorable, si l’usage des armoiries héréditaires avait été déjà établi, de signaler les lis de France, les lions de Flandre, les léopards de Normandie, les vaches de Béarn, les merlettes de Lorraine. Et le silence de Richart, respecté dans la chanson renouvelée, atteste en même temps le soin qu’eut Graindor de conserver à la vieille chanson son véritable caractère.

Je viens d’affirmer que dans la Chanson d’Antioche rien ne pouvait se rapporter aux années postérieures à l’élection de Godefroi de Bouillon. Pour aller au-devant des dénégations, je vais exposer le véritable sens de deux vers qui, mal entendus, pourraient laisser quelque doute. Il s’agit des richesses que Baudouin, comte d’Édesse, avait recueillies dans cette ville, et qui plus tard auraient été d’un grand secours soit à lui-même, soit à d’autres avec lesquels il les aurait partagées. Guillaume de Tyr, et avant lui Albert d’Aix, ont éclairci ce que Graindor avait couvert d’une certaine obscurité. Ils mentionnent les généreux secours envoyés par le comte d’Édesse aux Croisés, exposés devant Antioche à toutes les extrémités de la famine. Voici le neuvième chapitre d’Albert d’Aix, liv. IV, intitulé : De munificentia Baldowini in Principes.

De die in diem non solum escarum, armorumque defectione arctabantur ; ita, longo tempore indigentia magis ac magis accresceret ut plurimi desperarent. Baldowinus qui Edessam civitatem dux promotus subjugaverat, plurima talenta auri et argenti fratri suo, Roberto Flandrensi cæterisque præpotentibus, per Gerardum nimium sibi familiarem, misit ad instaurandam defectionem quam tales et tam nobiles principes comperit tolerare. Equos etiam cursu laudabiles, cum ornatu sellarum et frenorum honorifico eidem fratri misit et cæteris principibus. Misit etiam arma miri honoris et decoris...

Dehinc, inedia invalescente, et copia escarum deficiente, circa regionem Antiochæ Baldowinus duci et fratri suo uterino Godefrido omnes reditus Turbaysel constituit in frumento, vino, hordeo et oleo, et in auro solum singulis annis quinquaginta millia Bysantiorum.

Voici maintenant le passage de la Chanson d’Antioche où M. Pigeonneau a cru trouver une preuve de la grossière ignorance dont Richart aurait fait preuve, en rapportant à Baudouin, premier comte d’Édesse, ce qui devait appartenir au troisième roi de Jérusalem. Le trouvère avait ainsi raconté les cérémonies du mariage de Baudouin avec la fille du vieux gouverneur d’Édesse :

Volés-vous la costume oïr que je vous die ?
Quant vient en icel jour qu’uns sa fille marie,
La chemise sa femme a li vaslés vestie,
Por çou qu’ele mieus ait le cuer en sa baillie.
De la cit fu li sires de grant ancesserie,
Et Baudoins moult plains de grant chevalerie ;
Li avoirs qu’il i prist lui fist puis maint aïe,
Au siege à Antioche lui rachata la vie.

Cette leçon peut fort bien être celle que Graindor avait dictée, en substituant au me fist ou nous fist texte original le lui fist qu’on vient de lire : il aura commis avec intention cette infidélité, pour éviter de donner le change à son auditoire, en paraissant faire entendre que c’était le jongleur, dont Baudoin aurait racheté la vie. Mais je ne pense pas qu’en présence des textes de Guillaume de Tyr et d’Albert d’Aix, on puisse garder le moindre doute sur le véritable sens des deux vers et sur la restitution qu’ils réclament :

Li avoirs qu’il i prist nous fist puis grant aïe,
Au siege à Antioche nous rachata la vie.

M. Pigeonneau a voulu pourtant en tirer un grand argument contre la véritable date de la Chanson et la présence de Richart au milieu des Croisés :

« Ces deux vers, nous dit-il, n’ont aucun sens, si on les rapporte à Baudouin comte d’Édesse.... Mais en 1123, Baudouin du Bourg, troisième roi de Jérusalem, fut pris dans un combat livré par les Musulmans, qui venaient en effet d’assiéger Antioche, et qui, repoussés devant cette ville, s’étaient rejetés sur Édesse. Il ne fut relâché qu’au bout de dix-huit mois, pour une rançon considérable. N’est-il pas possible qu’un trouvère flamand, écrivant huit ou dix ans après la mort de Baudouin Ier et peut-être même après celle de Baudouin II (1128 ou 1130), et sachant vaguement qu’un comte d’Édesse, roi de Jérusalem, avait été pris sous les murs ou dans les environs d’Antioche, ait confondu Baudouin de Boulogne et Baudoin du Bourg ; le siége d’Antioche en 1120[8], avec les combats livrés entre Antioche et Édesse en 1123 ? Cette explication reculerait encore de quelques années la date probable de l’apparition de la Chanson d’Antioche. »

En effet, Baudouin II étant mort en 1131, le pèlerin Richart n’aurait pu composer son ouvrage avant cette année-là. Mais, par malheur pour l’explication de M. Pigeonneau, l’histoire de Baudouin II n’avait rien dit de ce que M. Pigeonneau lui fait dire ; et c’est chez lui, je suis obligé de le remarquer, une habitude fâcheuse, de présenter comme parfaitement conformes, des textes qui offrent entre eux tous les genres de dissemblance. Rétablissons les faits :

Les Musulmans n’assiégèrent pas Antioche en 1120. Baudouin du Bourg, troisième roi de Jérusalem, fut fait prisonnier par l’émir Balac, non pas sous les murs ou dans les environs d’Antioche, mais près de Turbezel, aujourd’hui Tell-Bascher, à plus de cinquante lieues d’Antioche. Après une longue captivité, des négociants arméniens, sachant que la pauvreté du roi le mettait hors d’état de payer une rançon, offrirent de lui servir de garants et obtinrent ainsi sa liberté conditionnelle. Baudouin ne put trouver la somme exigée, et il allait retourner en prison, quand il fut prévenu, par la mort de Balac, que la sienne suivit de très-près.

Maintenant, quel rapprochement était-il permis d’établir entre les faits consignés dans toutes les histoires d’Outre-mer et les deux vers de notre chanson ?

C’est pourtant à l’aide d’une pareille exposition des textes que le savant professeur décide que la Chanson d’Antioche avait été composée vers 1130, par un trouvère assez ignorant pour confondre Baudouin II, troisième roi de Jérusalem, avec Baudouin de Boulogne, comte d’Édesse en 1098.

Je reviens à notre Richart, apparemment originaire d’une de nos provinces du Nord. Le plaisir qu’il semble prendre à raconter les prouesses du jeune Enguerrand de Saint-Pol et de son père le comte Huon donne à penser que s’il n’était pas né dans les domaines de ces puissants barons, il avait au moins trouvé un abri sous leurs tentes, pendant une partie du belliqueux voyage. Mais il ne faut pas oublier que la menue gent, c’est-à-dire les simples clercs, les jongleurs, les artisans, se trouvaient, par le fait de la prise de croix, affranchie de toute discipline féodale, comme l’a remarqué Guillaume de Tyr. Chaque individu, chaque famille, chaque groupe choisissait le baron qu’il entendait suivre, sans avoir le droit de rien exiger de celui dont il réclamait une protection bienveillante. Ainsi, le prêtre Tudebode, parti avec le comte de Saint-Gilles, s’était attardé dans le camp de Boemond, puis était revenu au comte de Saint-Gilles. Du camp des Flamands, Richart paraît avoir passé dans celui de Tancrède. Mais il a toujours cru devoir éviter, dans une chanson de geste, de se mettre en scène, si bien que nous ne pouvons dire s’il avait porté les armes ou s’il s’était contenté de chanter ceux qui avaient su le mieux s’en escrimer. Par ce qu’il a recueilli et par ce qu’il n’a pas mentionné, on peut assez exactement tracer son itinéraire. En quittant son pays, il a dû prendre la route d’Italie avec les Flamands, les Champenois, les Tourangeaux qui n’avaient pas attendu le printemps de 1097 pour passer à Constantinople, où Godefroi de Bouillon les avait déjà précédés. Avec l’armée croisée, il traversa l’Hellespont, arriva devant Nice, et quand la ville fut rendue, il entra dans la vallée de Gurhenie, soit avec Boemond et Tancrède, soit avec le comte de Flandres et Godefroi, accourus au secours des Normands et Siciliens. Il se trouva devant Tarse avec Tancrède et le suivit à Missis (Mamistra) et à Sucre, l’ancienne Cesarea Anazarbus. À compter du siége et de la prise d’Artaise (Ertesi), Richart rejoignit le quartier général, et ne paraît plus l’avoir quitté. Il assista donc au siége, à la prise, à la défense et au départ d’Antioche. C’est à Antioche qu’il dut commencer sa chanson ; aussi nous a-t-il raconté plus particulièrement les incidents multipliés de ce grand épisode historique : il l’a fait, sans les revêtir de couleurs mensongères, comme on devait le craindre assez naturellement d’un chroniqueur de sa profession.

Tracer cet itinéraire, c’est indiquer ce que Richart aura pu voir et ce qui dut lui échapper. Il ne faut pas conclure de ce qu’il n’a pas raconté, qu’il n’ait pas été en position de bien voir ce qu’il nous a fait connaître. S’il n’a pas tout dit, c’est qu’il s’est borné à parler de ce qu’il avait pu voir. Comme il n’avait pas été au nombre des Croisés qui avaient traversé l’Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie, pour atteindre Constantinople, il n’a pas raconté cette longue marche, ni les stations faites par le principal corps d’armée à Iconium, à Héraclée, à Antioche de Pisidie, à Marrash. Et cela, parce qu’il ne pouvait être à la fois avec ce corps d’armée et avec Tancrède, à Tarse, Mamistra, Sucre. Mais s’il eût composé sa chanson en France, vingt ou trente ans après le retour des Croisés, rien ne lui eût été plus facile que de prendre dans les autres récits contemporains la matière d’un récit bien autrement complet. Enfin, si, comme M. Pigeonneau l’a prétendu, il n’avait travaillé que pour donner plus de relief aux prouesses des chevaliers de Flandres, rien ne lui eût échappé de ce que les Tudebode, les Foucher, les Albert d’Aix, qu’on imagine avoir été ses guides, avaient mentionné à la gloire de ses compatriotes. C’est là ce qu’il n’a pas fait. Il a chanté, sans doute des exploits dont les autres historiens n’ont pas parlé, mais il en a omis pour le moins autant d’autres dont il eût facilement retrouvé la mention dans les relations déjà publiées. Que notre trouvère ait chanté avec une certaine complaisance les prouesses des chevaliers ses compatriotes ou ses nobles compagnons de gîte, personne ne doit en être surpris ; mais ce n’est pas assurément dans je ne sais quelles traditions flamandes dont il a fallu supposer l’existence, qu’il aura trouvé tout ce qu’il est seul à nous apprendre du Grec Estatin l’Esnasé ; des Champenois Baudouin Cauderon, Guy de Porcesse, Rogier l’Empereur ; des Poiers ou Picards Thomas de Marle et Raimbaud Creton ; des Lorrains Renier de Toul, Garnier de Grets, Olivier de Mouzon ; des Méridionaux Galo de Caumont et Raimond Pelet ; enfin, des preux chevaliers de l’Île-de-France, de Normandie, de Bavière, d’Allemagne et de Sicile.

N’ai-je pas prolongé la défense de notre pèlerin au delà de ce que pouvait exiger une cause aussi bonne ? J’arrive à Graindor, dont le remaniement mérite une attention sérieuse. Il s’est contenté de nous apprendre son nom et la ville dont il était originaire. C’est Douai, ville alors féconde en gentils faiseurs de lais, fabliaux et chansons de geste. Graindor ne renouvela pas seulement l’œuvre de Richart ; il l’a enfermée dans un second renouvellement, celui de la Chanson dite des Chétifs, œuvre de pure imagination, devenue le préambule et la conclusion d’une œuvre purement historique. Un passage d’Orderic Vital semble nous autoriser à reconnaître dans Guillaume IX, comte de Poitiers, père de la fameuse reine Alienor de Guienne, l’auteur de cette Chanson des Chétifs. Guillaume était parti pour l’Orient, en apprenant l’arrivée des Croisés à Jérusalem. Mais l’armée dont il était un des chefs avait été dispersée par l’ancien sultan de Nicée en traversant l’Asie Mineure. Il avait échappé à grand’peine, et à grand’peine avait pu gagner Jérusalem.

« Pictaviensis dux, dit Orderic Vital, peractis in Jerusalem orationibus, cum quibusdam aliis consortibus suis est ad sua reversus (1103), et miserias captivitatis suæ, ut erat jocundus et lepidus, postmodum prosperitate fultus, coram regulis et magnatis atque christianis cœtibus multoties retulit rhythmicis versibus cum facetis modulationibus.

Cette indication est d’autant plus précieuse que le héros de la Chanson des Chétifs est Harpin, le vicomte de Bourges qui avait réellement partagé les misères du comte de Poitiers, et, plus malheureux encore, était demeuré prisonnier des Turcs. S’il revint en France, ce qui est fort douteux, ce fut pour s’enfermer dans un monastère. Il pouvait donc sans inconvénient figurer dans un roman d’aventures, qui d’ailleurs le présentait sous le jour le plus favorable. On a refusé de voir dans la Chanson des Chétifs l’œuvre du comte de Poitiers, parce qu’un des derniers couplets en fait honneur à un chanoine de Saint-Pierre d’Antioche :

Li bons princes Raimons qui la teste ot colpée
Ceste chanson fist faire, de verité provée.
Cil qui la chanson fist en ot bone soudée,
Canones fu saint Pierre, de vérité provée.
Tant com li clers vesqui fu la chanson gardée,
Et quant il dut morir et l’arme fu alée,
Al Patriarche fu cele chanson livrée.

Mais ce prince Raimond, qui eut la tête coupée en 1149, était fils de Guillaume, comte de Poitiers, désigné par Orderic Vital comme auteur d’une chanson sur la captivité de ses compagnons croisés. Et cette chanson que Guillaume aimait à chanter lui-même, cum facetis modulationibus, non pas dans les carrefours à la façon des jongleurs, mais avec ses amis, était apparemment connue de son fils, devenu plus tard prince d’Antioche ; et, des mains de Raimond, elle avait pu passer dans celles d’un chanoine de Saint-Pierre. Toute compliquée que puisse paraître cette translation successive, elle est assurément plus vraisemblable qu’un ordre donné par ce même Raimond à un chanoine d’Antioche de composer une chanson telle que les Chétifs. Après tout, il se peut que le comte Guillaume n’ait rappelé les misères de la captivité dont parle Orderic, que dans un certain nombre de chansons légères, sirventes ou rotruenges, et que son fils ait voulu que ces petites pièces devinssent le sujet de la Chanson des Chétifs. Ce qu’on peut au moins assurer, c’est que le trouvère, auteur des vers que nous venons de citer, savait très-imparfaitement l’origine du poëme qu’il faisait entendre et le vrai nom de celui qui l’avait trouvé.

M. le professeur Pigeonneau s’est proposé, dans sa thèse, d’établir que le pèlerin Richart avait puisé le fonds et les principaux éléments de son œuvre dans les relations d’Albert d’Aix, de Tudebode, de Guibert de Nogent, et même de Foucher de Chartres. « Si, dit-il p. 22, on retranche la partie de la chanson qui concorde avec le récit des chroniqueurs, il ne reste plus que des lambeaux informes, des tronçons épars, sans lien, sans unité, disjecti membra poetæ. » La chute est assurément jolie ; mais que M. Pigeonneau me permette de le lui dire : Non erat hic locus. D’ailleurs, il m’en coûtera peu de reconnaître que Richart a, comme les autres historiens, mentionné l’arrivée des Croisés à Constantinople, le siége et la prise de Nicée, la bataille de Gurhenie, l’arrivée de Tancrède et de Baudouin de Boulogne devant Tarse, la querelle de ces deux princes, le siége, la prise et la défense d’Antioche. Mais est-il besoin de faire remarquer au docte professeur que notre pèlerin, s’il eût omis de raconter ces circonstances majeures de la grande campagne, eût fait une œuvre de pure imagination ? Ce qu’il importait de rappeler, c’est que le récit qu’il en présente est parfaitement indépendant des autres relations, c’est qu’il en diffère dans la plupart des détails et sous tous les points de vue. Et puis, tandis que de grands clercs tels que Guibert de Nogent, Robert de Reims et Baudri de Bourgueil n’avaient connu d’autre histoire de la Croisade que les thèmes de Tudebode, et n’avaient pas soupçonné qu’il en existât d’autres, comment un simple trouvère, un jongleur de profession, leur contemporain, aurait-il eu à sa disposition une sorte de bibliothèque publique, qui lui aurait permis de profiter du livre d’Albert d’Aix, au moment même où des copies commençaient à peine à s’en répandre ; comment aurait-il pu comparer entre elles les diverses leçons de Tudebode, celle même qui n’avait pas été rédigée avant l’année 1140, ainsi que l’ont si bien établi les savants académiciens, éditeurs des Historiens des Croisades ? Richart, qui, par conséquent, eût été un grand latiniste, aurait même si bien profité de la comparaison de ces textes, qu’on « croirait, dit M. Pigeonneau, qu’il les avait tous deux sous les yeux, et qu’il les avait comparés et complétés l’un par l’autre ! »

Nous ne nous arrêterons pas à réfuter une thèse aussi paradoxale. Tudebode avant, comme Richart, accompagné les Croisés, avait dû nécessairement voir et rapporter bien des incidents qui avaient également frappé l’attention du pèlerin Richart, comme lui témoin oculaire. Tudebode a même sur le trouvère un avantage : il a tenu note de ce qu’il voyait, le jour même où il avait vu, tandis que Richart, suivant toute apparence, ne s’était mis à l’œuvre qu’à plusieurs mois de distance. Il est vrai que les thèmes de Tudebode n’ont pas tous le même avantage ; le premier et les derniers ont été ajoutés beaucoup plus tard : mais on peut admettre qu’ils furent tous envoyés d’Orient en France, en Allemagne, en Italie. Ce point va nous arrêter un instant.

Quatre textes ont été jusqu’à présent recueillis de l’œuvre de Tudebode. Ils diffèrent plus ou moins entre eux. Le plus sincère nous transmet le nom de l’auteur, Petrus Tudebodus sacerdos Sivracensis ou de Civrai en Poitou. Il porte à deux ou trois reprises un cachet vraiment personnel. Dans la grande édition académique des Historiens des Croisades, MM. Adolphe Regnier et Waddington semblent avoir parfaitement résolu cette question de priorité, jusque-là controversée ; tout en reconnaissant avec moi que plusieurs passages ont été ajoutés dans quelques thèmes, et que tous ces thèmes ne remontent pas également au temps des événements racontés. Les autres textes sont anonymes. Le premier d’entre eux ne diffère de l’original que par des retouches de style et quelques omissions de faible intérêt. Le second est plus abondant en variantes ; le dernier multiplie les emprunts faits à Raimond d’Aguilers et à Foucher de Chartres. C’est celui que Dom Mabillon avait découvert en Italie. Dans ces additions est comprise la mention de la mort du jeune Boemond, prince d’Antioche, arrivée en 1139, et d’autres indices ne permettent pas d’en faire remonter la rédaction avant le milieu du douzième siècle. Il faudrait donc aussi rapporter à cette époque la date de la chanson d’Antioche, c’est-à-dire à l’époque incontestée de la substitution de la rime exacte à l’ancienne assonance.

On a regardé les trois derniers textes de Tudebode comme autant de plagiats ; c’est une accusation dont on abuse aujourd’hui, surtout à l’égard de gens qui ne se sont pas même nommés. Il semble plus naturel de voir dans la relation originale de Tudebode quelque chose d’officiel, dont on avait, dans le camp même des Croisés, communiqué plusieurs copies. Avant d’être envoyées en Europe, par l’intermédiaire des Byzantins ou des navires génois, ces copies purent recevoir des modifications plus ou moins graves, rien n’obligeant ceux qui en avaient pris connaissance à conserver l’original dans sa parfaite intégrité. Ainsi on corrigeait les plus apparents barbarismes ; on supprimait ce qui pouvait déplaire à ceux auxquels l’envoi était destiné ; on ajoutait ce qu’on avait regretté de ne pas trouver dans la première rédaction. L’exemplaire adressé aux Longobards fut soumis à de plus nombreuses additions, puisées à d’autres sources ; mais tout cela sans qu’on pût accuser les auteurs de ces additions d’avoir voulu s’approprier l’œuvre d’autrui. Ne croyons pas que cette armée, enflammée d’une ardeur si religieusement poétique, eût oublié le soin de sa propre renommée au point de ne pas veiller à ce qu’on allait raconter dans le pays natal de ce qu’elle avait déjà fait et devait faire encore. Surtout, disaient les barons, gardons qu’il ne soit fait de nous de mauvaises chansons. Ils n’ignoraient donc pas que parmi les nombreux clercs ou jongleurs que la dévotion ou la simple curiosité avait entraînés à leur suite, il devait s’en trouver qui eussent l’intention de raconter, les uns en latin, les autres en roman du Nord et du Midi, tout ce qui se passerait sous leurs yeux : et ces barons, ces chevaliers n’avaient pu rester indifférents à ce que rapportaient les clercs et les jongleurs. Tudebode paraît avoir écrit d’abord sous les auspices du comte de Saint-Gilles, dont il semble qu’il se soit ensuite séparé ; de toutes les relations, ce fut la sienne qu’on répéta le plus souvent dans les autres quartiers de la grande armée. Celles de Foucher de Chartres, de Raimond d’Aguilers et de Raoul de Caen, faites également par des clercs compagnons des Croisés, furent rédigées dans une intention pour ainsi dire exclusive. Mais ce qui porte dans Tudebode une sorte de caractère officiel, c’est la faible part qu’il accorde aux fautes, aux méprises, aux désordres inséparables d’une telle entreprise. Le blâme atteint seulement chez lui ceux qui, ayant abandonné l’armée, ne sont plus là pour se défendre, et pour comprimer l’indignation de ceux qui restaient. Tels furent le comte de Blois, le Grec Tatice, et les chevaliers de Normandie, qui s’étaient esquivés furtivement d’Antioche et avaient mérité le nom de funambules.

Si la première relation envoyée en France eût été d’un caractère plus confidentiel, elle aurait apparemment contenu d’autres jugements non moins sévères, tantôt sur la conduite de Baudouin, tantôt sur celle de Tancrède, du comte de Saint-Gilles ou même du sage et vaillant Godefroi. Les chefs n’ayant pas toujours agi d’un parfait accord, on y trouverait l’apologie des uns, la condamnation des autres. Justes ou non, de telles appréciations n’auraient pas manqué de s’y rencontrer.

Le pèlerin Richart dut se trouver dans une position assez analogue. Il ne fut pas assurément le seul, au milieu de tant de jongleurs, qui entreprit de célébrer les héros de la Croisade : mais on doit conjecturer que sa chanson, faite pour être d’abord chantée en Syrie, obtint en France une autorité qui fut refusée à ses rivales. Elle raconte avec un peu plus d’indépendance. Si le trouvère montre contre le comte de Blois une animosité plus vive et plus suivie que ne l’a fait Tudebode, il partage l’irritation de l’armée contre les autres fugitifs d’Antioche, tout en s’abstenant de nommer Guillaume de Melun, Gui Troussel et Guillaume de Grentemesnil, dont il avait précédemment signalé les prouesses. D’ailleurs, il n’a pas craint d’étaler la barbarie sauvage des Tafurs ; il a blâmé la conduite de Baudouin de Boulogne à l’égard de Tancrède, et plus tard celle de Tancrède à l’égard de Baudouin. Il a mentionné la retraite précipitée de Bohemond devant les Turcs faisant main basse sur ceux qu’il avait conduits au port Saint-Siméon. Il nous le montre hésitant à gravir l’échelle d’Antioche qu’il eût dû le premier à franchir. Enfin, et c’est là ce qui nous intéresse le plus, il entre dans des détails qu’on ne pouvait guère attendre des chroniqueurs ecclésiastiques. Ainsi, quand les Croisés, mourants de faim, prennent le parti désespéré d’aller provoquer l’innombrable armée persane, il nous parle des femmes et des filles des Croisés prêtes à suivre leurs époux, leurs amis, leurs frères :

Les dames qui alerent Nostre Seigneur servir,
Au milieu d’Antioche vont lor consaus tenir :
Si dist li une à l’autre : « Nel vous quiers à mentir,
Nos seigneurs vont là fors pour les Turs envaïr :
Mais se Dieus ce consent qu’il i doivent morir,
Cil gloton nous prenront, si nous feront honir ;
Mius est qu’ensemble alons le martire soufrir. »
Toutes crient ensemble : « Ci soit ! A Dieu plaisir ! »
Aus ostieus sont corutes, por les bordons saisir ;
En son lient lor guimples, por au vent refremir.
Les plusors vont les pieres sur les mances coillir,
Les autres de douce aigue font les bouciaus emplir.

Cil qui boivre voura n’i porra pas faillir
Parmi la porte en issent, por lor seigneurs véir.

Quent les dames se furent ens ès prés assemblées,
Lor seigneur les esgardent, qui tant les ont amées ;
Por la grant pité d’elles ont les colors muées,
Puis ont des blans aubers les ventailles fermées.
Après ont esgardé aus tranchans des espées,
Puis les ont à leur bras par grant force branlées,
Au mautalent qu’il orent en ont lor foi juree
Qu’ainçois que il les perdent, seront chier comparées.
(T. II, p. 223.)

Assurément, voilà de la belle poésie. Et tandis que le chanoine d’Aix, Albert, avait, seul, accusé les nobles dames et pucelles (puellæ), surprises par les Turcs dans le val de Gurhenie, de s’être parées de leurs riches habits pour essayer d’attendrir le cœur des mécréants, Richart les avait vues au même moment, se hâtant de venir en aide à leurs frères, à leurs époux :

Forment desirent l’aigue li chevalier Tangré ;
Mestier lor ont éu celes de leur regné,
Les dames et pucieles dont il i ot assés.
Quar cles se rebracent, les dras ont jus jetés,
Et porterent de l’aigue aus chevaliers lassés,
As pos et as escueles et as hanas dorés.
Quant ont bu li baron, si sont resvigorés.

Citons encore deux autres passages qu’on ne pouvait attendre des clercs historiens. La plupart des Croisés étaient disposés à regarder comme sincère la découverte de la Sainte lance, mais ils avaient encore plus de confiance à la vertu de leurs grandes épées. Ils refusent donc, l’un après l’autre, de porter ce nouveau palladium, comme les y invitait l’évêque du Puy. Le prélat s’adressant en dernier lieu à Hue le Maine, frère du roi de France :

« Sire, dist li cuens Hues, moult grant tort en avés,
Qui de porter la lance nul de nous requerrés

Ço n’afiert pas à nous, se dire le volés,
Mais à vous qui clers estes et vesques ordonés.
Nous somes chevaliers et chascuns alosés,
Par nous iert tous l’estours comenciés et finés.
Vous en irés devant, sur vos destriers armés,
Si porterés la lance de cui Dieus fu navrés ;
Et nous vous ferons voie à nos brans acerés.
— Seigneurs, dist li evesques, si soit come voulés,
Jou porterai la lance puis que la me donés. »
(II, p. 204.)

L’évêque du Puy, à mesure que les barons passaient le seuil de la grande porte d’Antioche, les aspergeait d’eau bénite ; mais les chevaliers faisaient ce qu’ils pouvaient pour n’en recueillir que quelques gouttes, dans la crainte d’en voir leurs armes ternies :

Enguerrans de Saint-Pol se fist le jour armer
D’un haubert jazeran assés luisant et cler.
Le vert elme luisant fist en son chief fermer.
Li evesques del Pui qu’on clamait Aïmer
De l’aigue benéoite lor comence à giter.
Quant Enguerrans le vist, si le prist à crier :
« Sire, laissiés vostre aigue, ne vous chault à jeter,
« Ne me moillies mon elme, car moult le puis amer,
« Anqui le vorrai bel aus Sarrasins mostrer. »
Li evesques s’en rist, quant ensi l’ot parler :
« Amis, dist-il à lui, cil qui tout peut sauver,
« Il garisse tes cors de mort et d’afoler !
« Encor cuide-tu bien de l’estor eschaper. »
(P. 216.)

Je ne rappellerai pas tant d’autres scènes qui ont le même caractère de vérité et qui sont autant de révélations aussi précieuses qu’inattendues. La Chanson d’Antioche est donc réellement un des plus anciens, des plus importants récits de la première croisade. Et je ne doute pas que les savants académiciens chargés de la publication des Historiens des Croisades ne lui réservent, dans leur grand ouvrage, la place qui lui est due à tant de titres, et que déjà peut-être il aurait dû y occuper après Tudebode et avant Foucher de Chartres, Raimond d’Aguilers et Raoul de Caen.

II

J’ai rappelé l’opinion qu’après un sérieux examen je m’étais formée de cette importante Chanson de geste : M. Pigeonneau, professeur au collége Saint-Louis et à l’École libre des sciences politiques, n’a pas eu besoin d’une aussi longue étude pour exprimer un jugement tout à fait opposé. À l’entendre, le pèlerin Richard n’avait pas été du pèlerinage de Syrie ; il avait composé son poëme vingt ou trente ans après le retour des Croisés, et sans même avoir quitté son pays de Flandres : ce qu’il avait raconté, il l’avait trouvé dans les relations latines précédentes, surtout dans Albert d’Aix et dans Tudebode. Pourtant, il avait çà et là cousu, à la trame que d’autres lui avaient fournie, quelques lambeaux, quelques tronçons sans unité, sans lien, en faveur des prouesses plus ou moins réelles de ses compatriotes. Voilà pour Richard.

Puis M. Pigeonneau, lisant avec les yeux de l’imagination ce que j’avais écrit sur l’œuvre du Pèlerin, me faisait dire que tous les historiens de la Croisade, sans en excepter le plus ancien de tous, Tudebode, avaient été les copistes de la Chanson d’Antioche. Or, au lieu d’avoir rien dit de pareil, j’avais reconnu que le plus grand nombre des thèmes, livres ou chapitres de Tudebode, paraissaient rédigés sous l’impression des événements racontés[9]. « Ils semblent dictés le jour ou le lendemain de chaque action décisive, tant ils portent le cachet d’un bulletin de bataille. C’est l’expression du premier sentiment qu’on voulait communiquer aux chrétiens de l’Occident. » (Chanson d’Antioche, Introd., p. xxviii.) Les livres de Foucher de Chartres, de Raoul de Caen, de Raimond d’Aguilers et d’Albert d’Aix, rédigés moins anciennement que les Tudebode, me semblaient pourtant n’avoir dû que peu de chose à notre Chanson. Mais, bien que chacune de ces relations, dans sa première contexture, fut indépendante des autres, il ne fallait pas oublier que tous les paragraphes mis sous le couvert de Tudebode n’étaient pas de la même autorité et n’avaient pas été recueillis aussi immédiatement. Le texte conservé au Mont Cassin et publié par dom Mabillon avait surtout fait des emprunts à Raymond d’Aguilers et à Raoul de Caen ; deux ou trois chapitres y forment même un tel contraste avec tous les autres que la critique s’était vue contrainte d’y reconnaître une interpolation de chansons de geste. M. Pigeonneau accuse la Chanson d’avoir mis à contribution les latinistes ; j’ai exprimé le sentiment contraire, auquel je ne désespère pas de ramener M. Pigeonneau lui-même.

Les savants académiciens, éditeurs de la grande collection des Historiens des Croisades, ont reconnu que la chronique publiée sous le nom de Tudebode avait été faite à plusieurs reprises, et qu’on y avait ajouté d’assez nombreux passages empruntés à d’autres ouvrages. Le prêtre Tudebode, revenu de Syrie, avais-je dit de mon côté, aura peut-être voulu faire de l’histoire de la Croisade un corps de légendes à l’usage du commun des fidèles. Dans cette intention il aura (ou l’on aura) ajouté le premier thème (consacré à la croisade de Pierre l’Ermite) ; le dixième où sont racontés les entretiens de Corbaran avec sa vieille mère ; le treizième où se trouve la liste fabuleuse des anciens rois d’Antioche. Pour ce qui regarde ce treizième chapitre de Tudebode, je dois remarquer qu’il était dans l’esprit des Chansons de geste de donner, avant le récit d’une grande bataille, le nom de ceux qui commandaient les échelles ou bataillons de l’armée ennemie. Richard le pèlerin n’avait pas omis cette énumération ; mais n’est-on pas surpris de voir le plus grand nombre de ces chefs ennemis transformés chez l’ignorant Tudebode en autant de rois, prédécesseurs de l’antique Antiochus ? C’est donc ici, suivant toutes les vraisemblances, la chronique latine qui nous présenterait le reflet d’un couplet mal retenu de la Chanson de geste.

D’ailleurs, il est certain que plusieurs récits poétiques de la Croisade avaient été des premiers, sinon les premiers, répandus en France par la voix des jongleurs et qu’on avait avidement écouté ces récits destinés aux laïcs. Ceux qui, parmi les clercs non croisés, avaient entrepris de recueillir les gestes de la guerre sainte, nécessairement durent tenir compte de ce que les trouvères et les jongleurs avaient déjà chanté. Mais un clerc latiniste aurait rougi d’avouer qu’il eût puisé dans une telle source ; jamais il n’eût daigné l’indiquer ni même avoir l’air de l’avoir connue ; bien différent des trouvères qui ne manquaient jamais de mentionner le livre latin qu’ils avaient pu lire pour le mettre à la portée des gens du siècle. Les bibliothèques d’Angleterre conservent une chanson de geste de la première Croisade, que son auteur présente comme la simple reproduction de l’Historia hierosolymitana de Baudri, archevêque de Dol (faite elle-même sur le modèle de la relation de Tudebode). Le trouvère anonyme se complaît à vanter le savoir et la grande autorité du prélat dont il va reproduire le livre en faveur du monde non lettré. De son côté Albert, chanoine et gardien de l’église d’Aix, avait écrit pour les clercs l’histoire de la même Croisade, sans connaître les relations latines déjà publiées : mais il aurait cru trop ravaler sa dignité de clerc en avouant ce qu’il empruntait aux récits des jongleurs populaires. Il dit seulement qu’il avait écouté ceux qui devaient être le mieux informés des événements. Decrevi ex his aliqua memoriæ commendare quæ auditu et revelatione nota fierent ab his qui præsentes adfuissent.

En ce temps-là, où l’on imaginait tant, en se défendant toujours d’imaginer, on obligeait ordinairement les chanteurs de geste à dire comment ils avaient pu être instruits de ce qu’ils allaient conter, à moins que le trouvère dont ils étaient les interprètes, ne se donnât pour témoin de ce qu’il avait chanté. Il fallait nommer ses garants ; et le pèlerin Richard n’aurait pas décliné cette obligation, s’il eût composé la geste d’Antioche, sans avoir quitté son pays, sans avoir accompagné les Croisés et s’il eût seulement voulu mettre en rime française ce qu’il avait trouvé dans une œuvre grammaticale. Il ne l’a pas fait, parce qu’il entendait parler de ce que lui-même avait retenu ou recueilli de première main.

La Chanson de geste[10] comportait certains ornements qui la distinguaient de la Chronique latine ou cléricale. Quand même elle avait la prétention d’être l’écho d’événements réels, elle faisait une part plus large aux récits de combats, aux prouesses des principaux guerriers ; elle prêtait à ceux-ci des discours, des harangues conformes à celles qu’ils auraient pu prononcer dans les conseils et même dans le feu de l’action. Les mêlées générales devenaient, dans ces poëmes, une succession de combats singuliers, dont les victimes étaient ordinairement désignées par des noms plus ou moins exacts. On s’y plaisait à faire le dénombrement des races qui avaient apporté à la grande armée ennemie ce que nous appellerions aujourd’hui leur contingent. — Enfin, on s’y donnait libre carrière dans le récit de la réception faite aux divers messagers. Personne n’avait l’envie ni le moyen de discuter la sincérité de ces ornements : c’était autant de lieux communs que les auditeurs aimaient à comparer aux tableaux du même genre répandus dans les Gestes d’Alexandre, de Roncevaus, d’Aspremont ou des Loherains.

M. Pigeonneau, tout en voulant que Richard le Pèlerin ait eu besoin d’emprunter au livre de Tudebode ces lieux communs de la poésie épique de tous les temps, reconnaît pourtant que ce Tudebode avait dû lui-même imiter en cela les chantres de geste. « Ce pauvre prêtre de Civray, dit-il, qui célébrait en si mauvais latin les Gestes de Dieu par les Francs[11], était le contemporain des poëtes anonymes qui chantaient en langue vulgaire les exploits de Charlemagne, d’Olivier et de Roland. Pourquoi n’aurait-il pas été poëte à son heure, comme à son heure il avait été chevalier[12] ? »

Ainsi notre pèlerin Richard n’aurait introduit ces ornements dans la Chanson d’Antioche, où ils sont à leur véritable place, que pour les avoir trouvés dans Tudebode et dans Albert d’Aix, où ils sont tout à fait déplacés. Cette supposition est aussi, singulière qu’inattendue, et mieux eût valu, pour employer une expression vulgaire, ne pas tant tourner autour du pot[13].

Au reste, les ornements poétiques dont je viens de parler se bornent dans les Tudebode aux prédictions de la mère de Corbaran, et à la liste des anciens rois d’Antioche, substituée à celle des chefs de l’armée persane, dans la chanson de Richard.

Albert d’Aix n’a pas recueilli l’épisode de la vieille Calabre mère de Corbaran, ni le dénombrement des chefs de l’armée persane rassemblée autour d’Antioche. En revanche, il s’est étendu outre mesure sur les détails de la réception de Soliman de Nicée à la cour du puissant soudan de Perse. La même réception tient une place assez grande dans la chanson de Richard, et malgré de très-sensibles différences entre les deux récits, il est évident que l’un des deux est le modèle que l’autre aura dû suivre. Ce modèle c’est, à mon avis, la Chanson d’Antioche. Au mérite d’être plus concise elle joint celui d’être plus intelligible, et surtout plus rapprochée de ce que dut être la réalité. Un détail ne permettra pas de douter que le chanoine d’Aix ne soit venu le dernier. Dans le récit de la complète déconfiture des bandes indisciplinées de Pierre l’Ermite devant le Civetot, Albert avait attribué le désastre des Chrétiens au seul sultan de Nicée Soliman : dans la chanson d’Antioche, c’est Corbaran d’Oliferne (Alep) qui, venu au secours de Soliman, avait décidé la victoire. Le chanoine d’Aix ne s’est pas apparemment souvenu de ce qu’il avait écrit dans son premier livre ; car, au cinquième, il nous montre le même Corbaran, se vantant d’avoir précédemment anéanti l’armée de Pierre l’Ermite. Je m’étonne, dit-il, de voir Soliman trembler devant les Chrétiens : Miror verba et querelam Solimani. Olim centum millia christianorum stravi, amputatis capitibus, juxta Civitot ubi montana terminantur... Petri eremitæ agmina innumerabilia satellites mei in auxilium Solimani missi attriverunt, quorum cadavere et ossibus campi regionis nunquam potuerunt vacuari.

Or, Richard pouvait seul prêter un tel discours à Corbaran, puisque seul il l’avait présenté comme le vainqueur des premiers Croisés :

Corbarans d’Oliferne a primerains parlé :
« Par Mahomet, mon dieu, qui fait croistre le blé,
« Mervoil-moi d’itel gent dont on a ci parlé !
« Auprès de Civetot, droit al mont dévalé,
« En ai-je trente mil ocis et descoupé. »
— Sire, » dist Solimans, « as-tu le sens desvé ?
« Che estoient tapins qu’avois là encontré.... »

Maintenant, les différences qui existent entre le récit d’Albert et celui de Richard peuvent s’expliquer par le désir qu’aurait eu le chanoine d’Aix d’ajouter quelque chose aux paroles d’un jongleur, ou parce qu’il n’aurait conservé qu’un souvenir confus de la chanson dont il n’avait pas eu le texte sous les yeux.

Pour mieux justifier les plagiats dont il accuse notre pèlerin, M. Pigeonneau ne veut pas qu’il ait fait son ouvrage avant 1125, ni même avant la mort de Baudouin du Bourg, arrivée en 1138. Mais dans l’hypothèse de ces plagiats, il fallait donner à la chanson d’Antioche une date encore moins ancienne. Je n’aurai pas de peine à le prouver.

Albert d’Aix a poursuivi son Historia hierosolymitanæ expeditionis jusqu’à l’année 1120. Il la rédigea donc plus tard ; un certain temps ayant dû s’écouler entre les récits qu’on lui venait débiter de cette dernière année et la mise en œuvre de ces récits. Il faut compter encore un autre laps pour les transcriptions plus ou moins nombreuses de son ouvrage. Qu’Albert ait été chanoine d’Aix-la-Chapelle, comme le veut M. Pigeonneau, ou d’Aix en Provence, comme l’avaient pensé les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, et la Gallia christiana[14], il faudra toujours admettre un nouvel intervalle avant que les copies de cette histoire s’en fussent répandues en France ; car les manuscrits ne se multipliaient et ne se répandaient pas alors avec la rapidité dont nous sommes aujourd’hui redevables à l’imprimerie. C’est donc au plus tôt vers 1130 que notre trouvère (en admettant qu’il entendît mieux le latin qu’aucun de ceux de la même profession) aura pu y puiser les sources de la chanson qu’il entendait faire. Et il ne faut pas oublier que les copies de ce gros livre latin, aujourd’hui des plus rares, ne durent jamais être des plus communes. Si donc Richard emprunta la plus grande partie de son poëme au chanoine d’Aix, il dut nécessairement le faire à partir de cette publicité. Nous voilà déjà bien près de 1140.

Le pèlerin Richard las, on ne sait pourquoi, de se régler sur Albert d’Aix, aurait, suivant M. Pigeonneau, demandé la suite des faits accomplis, au curé de Civray Tudebode, et il ne se serait pas contenté d’en suivre une seule rédaction ; il l’aurait comparée à celles que Besly et Mabillon nous ont permis de connaître.

« Dans la dernière partie (de l’Antioche) nous voyons tout à coup intervenir un nouveau guide, le chroniqueur anonyme de Bongart, ou du moins un de ses imitateurs, probablement Pierre Tuebeuf. On croirait que le trouvère avait les deux textes sous les yeux, et qu’il les a comparés, qu’il les a complétés l’un par l’autre » (p. 32).

Le texte donné par Duchesne diffère tellement peu de celui que Bongart a publié sous le nom de Tudebode ou Tuebeuf, que ce n’est pas ce double texte que Richard aurait eu besoin de contrôler. Et M. Pigeonneau, en rapprochant plus loin la leçon de Mabillon des deux précédentes, semble bien indiquer que tel était le second texte que Richard aurait eu sous les yeux. Or, cette comparaison de textes dont la réunion devait être assez difficile, on l’avouera, pour un trouvère contemporain de Louis le Gros, nous conduit à une date encore plus récente. On voit en effet, dans cette deuxième leçon, comment Tancrède prit une tour de Jérusalem, laquelle usque hodie Turris Tancredi appelatur. Expression qui suppose, comme l’ont déjà remarqué les auteurs de l’Histoire littéraire de la France, un temps considérable écoulé depuis la date de ce siége. On y parle aussi de la mort de Bohemond (1112) et de celle du fils de Bohemond, 1131. « La rédaction fut donc, comme le disent à leur tour MM. Regnier et Waddington, composée au moins quarante ans après la prise de Jérusalem. » Or, entre l’époque de cette rédaction, faite apparemment au Mont Cassin, et la publicité trés-problématique qu’elle aurait eue en France, il faut compter plusieurs années ; nous voilà donc contraints de descendre jusqu’au milieu du douzième siècle, c’est-à-dire, jusqu’à l’époque où les conditions de la versification furent renouvelées, la rime ayant remplacé la finale assonante dans les vers. Et si Richard avait attendu 1150 pour faire sa chanson, Graindor n’aurait assurément pas eu besoin de la renouveler.

M. Pigeonneau fait ensuite à notre Richard deux grands reproches : d’un côté, il aurait dû au chanoine Albert et au curé Tudebode tout ce qu’il avait mis dans sa chanson ; de l’autre, il aurait oublié nombre de faits intéressants, qu’il pouvait également leur emprunter. Assurément, jamais plagiaire n’aurait été plus infidèle. Mais, s’il avait eu sous les yeux le livre d’Albert, est-il vraisemblable qu’il eût négligé d’y recueillir vingt épisodes romanesques cent fois mieux à leur place dans son poëme que dans le livre du chanoine d’Aix ? Comment eût il oublié la lutte de Godefroi devant les murs de Nicée contre un nouveau Goliath, que mille flèches, arrêtées dans les mailles de son haubert, n’avaient pu encore ébranler ? — Et cet autre combat de Godefroi contre un ours monstrueux qui, dans les forêts du voisinage d’Antioche, dévorait tous ceux qui avaient le malheur d’approcher de son repaire ? Comment n’eût rien emprunté à la splendide réception faite aux envoyés du Soudan d’Égypte ; à l’histoire si poétique et si invraisemblable du beau Suenon, prince de Danemark, massacré par les Turcs avec sa mie la belle Florine, laquelle avait voulu le suivre en Orient, sperans post triumphum Fidelium tam magno tantoque viro sociari marito. Aurait-il passé la merveilleuse rencontre d’une flotte de sept cents écumeurs de mer, originaires de Frise, qui depuis huit ans exerçaient leur piraterie en toute liberté sur la Méditerranée ? Leur capitaine reconnaît dans Baudouin de Boulogne le fils de son ancien maître, il renonce aussitôt à son honnête commerce, et quand Baudouin est appelé par le Vieux de la Montagne, gouverneur d’Édesse, c’est à ce forban qu’il abandonne la ville de Tarse nouvellement conquise[15]. Tous ces beaux incidents et bien d’autres encore, comment un trouvère aurait-il négligé de s’en emparer s’il les eût connus ?

Voilà déjà un certain nombre de rectifications de faits et de dates qui réduisent de beaucoup la valeur des arguments de M. Pigeonneau. Pour informer contre le caractère original de la Chanson d’Antioche, le savant professeur allègue de nombreux anachronismes, des allusions à des ouvrages composés plus tard, le peu d’exactitude des indications locales, enfin l’absence de tout indice qui permette de supposer la présence de Richard au milieu des Croisés. Reprenons chacun de ces arguments tels que M. Pigeonneau va les énumérer en se plaçant, un instant, à mon point de vue.

1. Supposons, comme le veut M. P. P., qu’il faille attribuer aux rénovateurs les erreurs et les anachronismes qui ne manquent pas dans la Chanson d’Antioche.

Je n’ai supposé nulle part qu’on pût attribuer aux rénovateurs les erreurs et les anachronismes de la Chanson. Ces méprises sont bien de Richard, mais se rapportent uniquement à la date inexacte de l’assemblée de Clermont et à la présence du roi de France dans cette assemblée. La double erreur est tellement forte qu’il faut en conclure que Richard dut composer sa chanson loin de la France. S’il avait pu consulter une seule des chroniques publiées avant lui, ou s’il eût encore été dans son pays de Flandres, il aurait lu, ou chacun lui eût dit que l’assemblée s’était tenue au mois de novembre et que le roi Philippe n’y avait pas assisté. Or, autant qu’il m’en souvienne, ces deux anachronismes sont les seuls qu’on puisse relever dans la Chanson d’Antioche.

2. Supposons encore qu’il faille attribuer au rénovateur les fréquentes allusions aux romans du cycle carlovingien et du cycle d’Alexandre, qui n’existaient pas à la fin du onzième siècle.

Ici le docte professeur commet à son tour une furieuse erreur chronologique. Les romans carlovingiens et alexandrins existaient longtemps avant l’époque de la première croisade ; et dans le onzième siècle leur vogue était générale. Les gestes d’Alexandre, de Roland, d’Olivier, de Guillaume d’Orange, charmaient alors toutes les imaginations et contribuèrent puissamment à allumer l’enthousiasme de la Croisade. Quelques pages plus loin, M. Pigeonneau nous dira que le pauvre prêtre Tudebode les avait connues et s’en était inspiré au profit de la Chanson d’Antioche. « Car, dit-il, en les employant, Tudebode n’avait fait qu’imiter les poëtes contemporains qui chantaient en langue vulgaire les exploits de Charlemagne, d’Olivier et de Roland. » Ainsi, dès 1098, Tudebode pouvait tirer parti des romans carlovingiens ; et Richard n’aurait pu le faire en 1100, parce qu’ils n’auraient pas existé ! Ailleurs (p. 19), M. Pigeonneau conteste également l’ancienneté de la légende du Chevalier au Cygne. Car, dit-il, « la gloire de Godefroy de Bouillon dut précéder la gloire légendaire de sa famille. Comme les ancêtres des Douze pairs ou des Chevaliers de la Table ronde, Hélias, le chevalier au Cygne, ne dut la vie qu’à son illustre descendant ». Autant d’erreurs que de mots. Godefroy de Bouillon, fils d’Eustache, comte de Boulogne et de la comtesse Ida, petit-fils de Godefroy le bossu duc de la haute Lorraine, n’était pas le premier héros de sa race ; la tradition rattachait déjà ses ancêtres au fabuleux Chevalier au Cygne ; Guillaume de Tyr devait le constater comme notre Chanson d’Antioche. Dans celle-ci, le duc de Normandie s’indignant de se voir, lui le descendant des Quatre fils Aimon, moins honoré que le fils d’Eustache de Boulogne, les barons lui répondent :

Sire, n’en parlé plus....
Bien avés oï dire qui il est ne qui non.
Son aive duit uns cisne à Nimaie, el sublon,
Tout seul en un batel : ainc n’i ot aviron.
Plus reluisoit ses chiefs que penne de paon.
S’el retint l’Empereur par tel devision

Qu’il s’en porroit aler sans sule conteçon.
Puis li dona mollier en ceste region....
Tant que revint li cisne à la soie saison.
Li dus Godefrois est de celle estracion.
(Ch. vii, § 28.)

3. Supposons que Richard, préoccupé surtout de chanter les bons coups d’épée, ait négligé par calcul et non par ignorance de suivre la marche des Croisés à travers l’Europe et l’Asie. Supposons qu’il ait regardé comme un hors-d’œuvre ces détails d’itinéraire qui lui auraient peut-être inspiré moins de dédain s’il eût vraiment partagé les fatigues de l’expédition.

Ce n’est ni par calcul ni par ignorance que notre trouvère omet de conter la marche du grand et principal corps d’armée, à travers l’Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie. Il en eût trouvé les détails dans Albert d’Aix et dans Tudebode. Mais il n’a pas cru devoir parler de ce qui touchait à la marche de ceux qu’il n’avait pas accompagnés. On a vu plus haut qu’ayant suivi la voie d’Italie avec les comtes de Flandres et de Blois, il avait dû rejoindre le corps d’armée de Godefroy sous les murs de Constantinople. C’est en effet à partir de là qu’il a commencé son récit.

Pour ce qui regarde l’itinéraire de l’Asie Mineure, le reproche de l’avoir négligé est, comme tant d’autres, de la plus grande injustice : cet itinéraire est tracé dans la chanson avec une rare exactitude, et j’en appelle encore ici de M. Pigeonneau à M. Pigeonneau. « La géographie réelle, dit-il (p. 115), domine dans la Chanson d’Antioche. Richard avait sur certaines contrées de l’Asie des notions plus exactes que beaucoup d’historiens de son temps. Il connaissait l’Asie Mineure aussi bien que les chroniqueurs. Le récit du voyage du fils du Soudan, d’Antioche à Sarmazane (Kirmanshah), prouve chez lui une connaissance remarquable de ces contrées. Les noms très-exacts que cite le trouvère sont ignorés des chroniqueurs contemporains. L’exactitude des distances d’Antioche à Kirmanshah nous montre qu’il avait dû puiser dans les récits des Arméniens, des Syriens ou des pèlerins d’Europe, des idées assez exactes sur les pays situés au delà de l’Euphrate et du Tigre. »

Figurez-vous, maintenant, des Arméniens et des Syriens, faisant le voyage d’Asie pour venir apprendre en Flandres au pèlerin Richard la véritable situation, les véritables distances respectives des villes de ces contrées lointaines. Figurez-vous encore notre trouvère, assez bon latiniste pour avoir pu déjà comparer entre elles les différentes relations des chroniqueurs qui l’avaient précédé, assez versé dans la connaissance des idiomes de l’Orient pour avoir pu consulter avec profit les Syriens et les Arméniens. En vérité, M. Pigeonneau juge ici trop favorablement du savoir et de l’esprit critique de Richard. Une telle érudition, une telle recherche d’exactitude ne pouvait être le fait d’un trouvère du onzième siècle, qu’il ne laisse pas même sortir de sa province. Richard avait eu recours à des moyens plus sûrs de connaître l’Asie Mineure : il l’avait parcourue et n’avait eu qu’à rappeler l’impression qu’il en avait gardée.

4. Il n’en est pas moins impossible de trouver dans son poëme, un vers, un mot, qui trahisse la présence de l’auteur à Nicée, à Dorylée, à Antioche. Tous les épisodes où M. P. P. a cru reconnaître la signature d’un témoin oculaire se retrouvent presque textuellement dans les historiens, ou peuvent s’expliquer par des traditions locales qui se rapportent à des chevaliers de l’Artois, de la Flandre ou du Cambrésis probablement compatriotes de Richard le Pèlerin.

Il est assurément commode de supposer des traditions répandues dans les Flandres, et d’y rapporter ce qu’on lit uniquement dans la Chanson d’Antioche. Mais où donc a-t-on trouvé l’indice de ces traditions ; comment s’étaient-elles formées ? on s’embarrasse peu de nous l’apprendre. Voilà un historien dont les récits faisaient autorité ; que les contemporains avaient seulement blâmé de n’avoir pas dit tout ce qu’il savait[16] ; qu’on avait signalé comme témoin de ce qu’il avait raconté[17] ; — qui, lui-même, s’était à plusieurs reprises nommé dans le cours de son œuvre : aux yeux de M. Pigeonneau, il ne donne aucunement à croire qu’il ait été contemporain et compagnon de ceux dont il a chanté les prouesses ; tout ce qu’il en a révélé, il en a l’obligation à des traditions locales dont, gratuitement, il faut supposer l’existence ! Peut-être est-il permis d’argumenter ainsi en pleine Sorbonne ; mais je dois dire que notre École des Chartes se montre ordinairement plus difficile.

Quant à cette dernière assertion que tous les épisodes où l’on avait cru reconnaître un témoin oculaire se retrouvent presque textuellement dans les autres historiens, voici comment à la page 37 de cette même thèse, M. Pigeonneau en fait justice :

« Un certain nombre de faits très-vraisemblables, faits inconnus aux historiens, sont racontés par Richard le Pèlerin avec des détails si nets et si précis, que M. P. P. a cru devoir les attribuer à un témoin oculaire. » Mon docte contradicteur, comme on le voit, manie admirablement la lance d’Achille : s’il aime à faire des blessures, c’est pour avoir le plaisir de les fermer.

J’avoue que j’ai hâte d’arriver au principal argument. S’il était justifié, tout serait réduit à néant de ce que j’ai dit en faveur de la date primitive et de l’originalité de la Chanson d’Antioche. M. Pigeonneau pense donc que Richard n’avait fait qu’un plagiat parfois abrégé, souvent textuel, du livre d’Albert d’Aix et des thèmes de Tudebode comparés entre eux. « Les hasards du récit » dit-il, page 27, « ne suffiraient pas pour expliquer la parenté tout à fait intime qu’on reconnaît au premier coup d’œil, entre le texte de la Chanson d’Antioche et ceux de l’anonyme de Bongars et d’Albert d’Aix. »

Cette parenté tout à fait intime est, en réalité, tout à fait imaginaire. Les « hasards du récit » sont les événements mêmes dont il ne dépendait pas des historiens sérieux et sincères de déranger l’ordre et les résultats ; car il n’est pas ici question d’une œuvre de fantaisie, d’un roman dont la trame est laissée au choix des auteurs. Il est donc vrai qu’après avoir conduit les Croisés à Constantinople, Richard comme Albert et comme Tudebode les accompagne à Nicée, dans le val de Gurhenie (que les critiques modernes ont arbitrairement placé dans le voisinage de Dorylée), à Tarse, à Ertesi, à Mopsueste ou Malmistre, à la Mare, à Antioche. Je ne vois pas d’autres témoignages à l’appui des plagiats qu’on lui reproche. Peu importe pour M. Pigeonneau qu’à Constantinople, à Nicée, à Gurhenie, à Tarse, à Édesse, à Antioche, Richard ait autrement raconté, autrement apprécié les faits et les incidents qui avaient été les uns mentionnés, les autres omis par les différents chroniqueurs ; il suffit qu’il se soit rencontré avec eux sur le même terrain, pour mériter d’être accusé de leur en avoir emprunté la première révélation.

Et l’on ne se contente pas de lui reprocher de les avoir présentés dans le même ordre, on ajoute : « qu’il l’a fait souvent dans les mêmes termes, » sans citer le moindre exemple de cette répétition. Si l’on avait mis sous nos yeux un seul de ces passages, déclarés « identiques et presque textuels, » la cause eût été entendue, le jugement ne se serait pas fait attendre. Mais M. Pigeonneau nous a laissé le soin de faire ces rapprochements, tâche des plus longues et des plus fastidieuses. J’ai donc comparé entre eux les textes auxquels on nous renvoyait, et j’ai acquis ainsi le droit, j’en demande pardon à M. Pigeonneau, d’affirmer que rien de ce qu’on trouve dans Albert et dans Tudebode ne peut avoir été connu et par conséquent imité par le pèlerin Richard. Mon intention était d’abord de donner le résultat complet de ce travail de comparaison ; au dernier moment, j’ai craint de fatiguer l’attention de mes bienveillants lecteurs, et je me contenterai de citer quelques exemples de la façon dont les textes ont été appréciés. Je ne choisirai pas ; je m’en tiendrai aux quatre premiers prétendus plagiats. Par eux, on pourra juger de tous les autres.

1. La concordance entre Albert d’Aix commence au début même du poëme. Le récit du pèlerinage de Pierre l’Ermite à Jérusalem, de sa vision miraculeuse, de ses entretiens avec le patriarche, se retrouve presque mot pour mot dans le premier livre d’Albert d’Aix.

Il est fâcheux que dans la Chanson de Richard il n’y ait pas un mot de tout cela. M. Pigeonneau savait bien que Graindor, pour compléter l’histoire de la première croisade, en avait demandé les incertains détails, non pas à Albert d’Aix, mais à la Chanson des Chétifs ; et c’est dans cette chanson des Chétifs que se retrouve le fameux passage : « Là s’apparut de Dieu la majesté. » Il offre en effet une conformité sensible, quoique peut-être fortuite, avec le cui in visu majestas domini oblata est d’Albert d’Aix. Albert le devait-il aux Chétifs ; ou l’auteur des Chétifs l’avait-il emprunté d’Albert, peu nous importe, puisque le pèlerin Richard n’est pour rien dans cette revendication. Le savant professeur oublie encore ici ce qu’il avait lui-même reconnu : « la Chanson des Chétifs est une œuvre distincte, qui ne fut probablement fondue avec celle d’Antioche qu’à l’époque où Graindor remania et rajeunit ce poëme » (p. 28). Et plus loin : « Nous n’hésitons pas, d’accord avec M. P. P., à considérer cet épisode comme une interpolation dont toute la responsabilité retombe sur Graindor. Lui-même avait pris soin de nous avertir que les nouveaux jongleurs négligeaient de réciter le vrai commencement de la chanson, mais qu’il se garderait de l’oublier. Et cet avertissement suffirait pour trahir chez le rénovateur l’intention de raconter à sa manière la croisade de Pierre l’Ermite. »

Le point maintenant reconnu, on me dispensera d’appuyer sur cette première concordance. Seulement je profiterai de l’occasion pour rappeler que la véritable Chanson de Richard commence dans le texte que j’en ai publié, au trente-quatrième couplet :

Seignor or faites pais, que Dieu vous béneïe !
Ce fu un jour de mai que chascuns oisiaus crie,
Que li rossignol chante, et la merle et la pie,
Et l’aloe s’en voise en l’air à vois serie[18].

2. La concordance recommence et le texte original reparaît [19] au moment du départ des Croisés pour Constantinople. Mais on chercherait vainement les détails si intéressants que l’auteur de version anonyme et Albert d’Aix donnent sur la marche des différents corps d’armée à travers l’Allemagne, la Hongrie, la Bulgarie et l’Empire grec.

« On y chercherait en vain » non-seulement « les détails, » mais l’indice de cette marche, par la raison que Richard ayant suivi la route d’Italie, n’avait rien su ni voulu dire de ceux qui avaient suivi la route d’Allemagne.

3. Le trouvère, impatient sans doute d’arriver à son véritable sujet, conduit les Croisés jusqu’à Constantinople en trois vers.

Non pas en « trois » mais en huit vers que voici :

Li baron et li prince lor ost ont assenblées ;
De vitaille et de vivres ont les males torsées ;

Moult orent bien les os lor armes aprestées.
Les eschielles s’en vont, ès-les vous aroutées.
Al bon duc de Buillon ont les os comandées,
Et il les conduit bien par mons et par vallées.
Jusqu’en Costentinoble n’i ot regnes tirées,
Et il i sont venu à unes matinées.

Quelle que soit la concision du poëte, on ne trouve rien de ce qu’il nous dit ici, dans les dix chapitres qu’Albert d’Aix consacre à la marche des Croisés de Cologne à Constantinople : nouvelle concordance assurément des moins apparentes entre le Chanoine et le Trouvère. Mais l’impatience d’atteindre Constantinople n’avait pas empêché Richard de parler exactement des préliminaires de la Croisade. Chez Albert, deux lignes du sixième chapitre sont consacrées au Concile de Clermont et à la prise de croix. On n’y voit pas même indiqué le sermon d’Urbain II ; rien n’y est dit de ceux qui vouèrent le grand voyage ; tandis que Richard donne un texte du sermon pontifical aussi peu d’accord avec Tudebode, Robert de Reims, Guibert de Nogent et Foucher de Chartres, que le sont entre eux ces quatre latinistes mais au moins d’une éloquence plus vraie, mieux appropriée à la circonstance. Le poëte nomme ensuite ceux qui avaient donné le premier exemple ; d’abord Hue le Maine ou le Grand, frère du roi de France, puis Robert comte de Flandres :

De la françoise gent se croise grant partie.
Cil qui iluic ne furent ont la novele oïe,
De croisier après eus ne s’atargierent mie.
Li cuens Robers de Flandres part de la baronie,
A Arras est venus à Climence sa mie,
Souavet li conseille doucement en l’oïe :
« Dame, j’ou ai la crois, ne vous en poise mie,
« De vous voel le congié. S’en irai en Surie
« Delivrer le Sepucre de la gent paienie. »
Quant l’entent la Contesse, la couleur à noircie :
« Sire, ce dist la dame, pour moi n’irés-vous mie,
« Vous avés deus biaus fis que Jhésus béneie,
« Grant mestier ont de vous et de la vostre aïe. »
Quant li Cuens l’entendi, si l’a estroit baisie :

« Dame, ce dist li Cuens, tenés, je vos afie,
« Si tost com au Sepucre iert m’ofrande coucie,
« Et je l’aurai baisié et m’orison fenie,
« Dedeus les quinze jors vos afi, sans boisdie,
« Me metrai el retour, se Deus me done vie. »
La dame tent sa main et li Cuens li afie.

Les adieux des dames et des vieillards qui restent ne sont pas moins touchants ni moins heureusement exprimés. Telle est, suivant M. Pigeonneau, la troisième concordance entre Albert d’Aix et notre trouvère. Voyons encore la quatrième :

4. Il s’étend plus longuement sur les démêlés des Francs avec l’Empereur, et son récit, bien qu’on retrouve quelques-unes des circonstances mentionnées par les historiens, s’en sépare complétement sur le rôle qu’il attribue à Estatin. »

Il serait assurément étrange qu’on n’eût pas retrouvé dans l’Antioche quelques-unes des circonstances mentionnées par les autres historiens. Mais puisqu’elle « s’en séparait complétement sur les autres points, en devait-on conclure que le trouvère n’avait rien dit qu’il n’eût emprunté aux autres sources ? Cependant comme Estatin l’Esnasé ou Tatixos, que tous les latinistes accusent à qui mieux mieux de trahison, est représenté par le seul Richard comme un modèle de prudhommie, M. Pigeonneau explique sans le moindre embarras ce contraste par les relations particulières de ce personnage avec les chevaliers des Flandres. Il avait été plus tard investi de la charge de grand primicier, et il avait commandé en Asie Mineure un corps de cinq cents chevaliers flamands envoyés par Robert de Flandres au secours d’Alexis.... C’était une tradition flamande.

Malheureusement il n’existe aucune trace de ces relations particulières d’Estatin avec les chevaliers de Flandres. On n’a jamais présenté ce Grec comme le chef des chevaliers aventuriers qui s’étaient, en 1085, arrêté dans Nicomédie alors menacée par le Soudan de Nicée. Le comte actuel Robert, successeur en 1087 de Robert le Frison, fut parmi les chefs de la Croisade un de ceux qui se montrèrent les plus irrités contre l’empereur Alexis. Une tradition de bienveillance répandue en Flandres depuis quinze ans, à l’égard d’Estatin l’Esnasé, est donc une supposition aussi hardie qu’invraisemblable.

Nos lecteurs me pardonneront de ne pas pousser au delà cette comparaison des textes que je pourrais continuer avec le même avantage. J’aurais la même facilité de démontrer que toutes les concordances de M. Pigeonneau sont autant de discordances. Je vais seulement opposer au résumé de fantaisie de notre contradicteur (p. 327) celui que j’ai le droit d’en appeler le contre-pied.

Le nom des chefs campés autour des murs de Nicée n’est pas le même dans les deux ouvrages. Sur cinquante noms, il y en a vingt-cinq de substitués par Albert à ceux que nous trouvons dans l’Antioche ; l’ordre des places qui leur sont départies autour de la ville est absolument différent dans les deux récits.

Ce qui touche aux espions, chargés par Soliman d’aller parler aux assiégés, offre un autre contraste. Chez Richard, c’est un drogman, renégat chrétien, qui accomplit son message et qui, surpris au retour par Bohemond, est aussitôt mis à mort.

Mains et piés li lierent, sur l’engin fu levés,
Devant la tour de Nique entre tous est getés.
(P. 106.)

Dans Albert d’Aix il y a deux messagers. Nos gens les saisissent avant qu’ils soient arrivés devant les murs. L’un est aussitôt immolé ; l’autre, conduit devant les barons, leur apprend que Soliman se propose d’attaquer les Croisés au point du jour, et demande en pleurant le baptême. Les barons attendris lui conservent la vie, et le lendemain il trouve moyen de s’échapper.

Les circonstances de la bataille livrée à Soliman sont également au-dessus de tout soupçon d’imitation, et Richard a sur le latiniste l’avantage d’une parfaite clarté. Les cent mille Turcs de la Chanson deviennent dans l’Historia cinq cent mille, quingenti millia virorum pagnatorum et ferratorum equitum. On avouera que cela ne nous prévient pas en faveur de l’exactitude supérieure de sa relation.

Si je cite encore un épisode de la Chanson, c’est parce que j’en profiterai pour redresser une mauvaise leçon de mon édition. Suivant M. Pigeonneau, le récit de la mort de Baudouin de Gand, de Baudouin Cauderon et de Guy de Porcesse, et tous les détails de l’enterrement de ce dernier, se retrouvent dans le même ordre et dans les mêmes termes chez les deux narrateurs. On en va juger.

Albert (liv. II, ch. xxv) fait mourir les deux Baudouin, Gui de Porcesse, le comte de Forest et Galo de Lille, durant un assaut livré à la ville de Nicée. Le premier a la tête brisée par une pierre lancée du haut des murs ; le comte de Forest et Galo de Lille sont percés de flèches, Gui de Porcesse meurt de maladie. On leur fait un commun service funèbre. Quos viros nobilissimos, cum omni honore et religione episcopi et abbates sepelierunt, non modicum eleemosynarum largitionem pro salute animarum illarum dividentes egenis et mendicis.

Richard le pèlerin n’a mentionné ni la mort du comte de Forest, ni celle de Galo de Lille. Albert d’Aix en est le seul garant, et tout doit nous porter à croire qu’il a suivi un rapport infidèle. Étienne de Blois, dans sa curieuse lettre à la comtesse Adèle, écrite le lendemain de la prise de Nicée, dit qu’on n’eut à regretter durant le siége qu’un seul chevalier, Baudouin de Gand. Quidam occisi sunt ; sed vere non multi. Nominativus miles nullus, nist Flandrensis Balduinus comes de Gant. Si le comte de Forest, un des premiers barons de l’armée, avait été du nombre des victimes, Étienne de Blois ne l’eût assurément pas oublié. Pour Richard, il fait mourir Baudouin dans la tente de Gui de Porcesse, alors retenu dans son lit par une saignée qui devait plus tard le faire mourir. J’ai maladroitement, je le répète, choisi la leçon inexacte que donnaient deux des six manuscrits que j’avais sous les yeux. Les quatre autres substituent avec raison au nom de Gui (la seconde fois qu’il est donné) celui de Baudouin (de Gand).

De Guion de Possesse vous doi dire la vie,
Li bers se fist sainier, ce fut moult grant folie.
Car si com Dieus le vout, mors fu de maladie.
En sa tente gisoit qui toute estoit scrie :
Tur gietent lor perrieres qui la tente ont croissie.
Dans Baudouins en ot la teste pecoie.
Devant lui fist mander Buiemont où se fie,
Et le conte de Flandres, Robert de Normandie,
Et Tangré le pullan à la chiere hardie.
« Baron, dist Bauduins, france gent seignorie.
« Or convient departir la nostre compagnie :
« Sire Robert de Flandres et vous de Normendie
« Dieus vous range l’ennor et la grant seignorie
« Qu’ai eu entor vous et o la baronie ! »
A iceste parole en est l’arme partie.
Plaist-vous à escouter que fisent no baron ?
Iluec dehors la ville à un marbrin perron.
Là avoit un moustier el non Saint Siméon,
Là portèrent le cors par grant devocion.
La nuit i ont veillié Flamenc et Borgegnon,
Trente cierges ardans espandent environ,
Deci à l’endemain qu’entierrer le dut-on.
Puis ont le cors porté en un autre roion,
Une fosse i ont faite, ensi enfoé l’ont :
Li evesque del Pui fist iluec son pardon.
Le liu ont encensé : vers les loges s’en vont.

Retrouve-t-on ici le même récit, les mêmes détails, et jusqu’aux termes dont Albert d’Aix s’était servi ? M. Pigeonneau ne persistera pas, je l’espère, à le soutenir.

Mon contradicteur professe pour Albert d’Aix, pour la sûreté de ses informations et surtout l’étendue de ses connaissances géographiques, une admiration que je ne saurais partager. Qu’il ait été prébendier d’Aix en Provence ou d’Aix-la-Chapelle, il n’en est pas moins vrai qu’il écrivit son livre, non d’après ce qu’il avait vu ou lu, mais d’après ce que lui venaient raconter ceux qu’il croyait le mieux informés. Ainsi il avait pu composer ce grand ouvrage sans quitter l’église dont il avait la garde. Au nombre des on-dit qu’il a enregistrés, il est assurément permis de compter les chansons populaires que débitaient les jongleurs. Et l’on aperçoit tant de points de ressemblance entre le début de son histoire et la geste des Chétifs, que le latiniste est peut-être justement soupçonné d’avoir emprunté au chanteur vulgaire tout ce qu’il nous dit des campagnes de Pierre l’Ermite et de Godescale. La Chanson des Chétifs avait dû suivre d’assez près celle d’Antioche, puisqu’elle eut également besoin d’être renouvelée ; et le chanoine d’Aix n’ayant pu guère achever son livre avant l’année 1125, rien n’empêche d’admettre que plusieurs chansons de la Croisade l’eussent gagné de vitesse.

Mais que le premier thème de Tudebode, ajouté longtemps après les autres, ait été le guide d’Albert d’Aix pour ce qui touche aux préliminaires de la Croisade ; qu’Albert ait au contraire fourni à l’auteur de ce thème ou à la Chanson des Chétifs ce qu’ils rapportent de concert sur ces préliminaires, nous n’avons pas à le discuter. Le seul point hors de doute, c’est qu’Albert soit devenu pour cette partie le guide de Guillaume de Tyr. Mais il faut accepter avec une grande réserve tout ce qu’il ajoute aux récits de Tudebode, de Foucher de Chartres, de Raimond d’Aguilers et de Raoul de Caen, surtout quand ces additions ont un caractère romanesque. J’en ai déjà signalé de nombreux exemples : je veux seulement m’inscrire ici contre la sûreté de sa topographie. Il est en effet bien peu de localités signalées par lui seul qu’on puisse reconnaître aujourd’hui. Comme il en avait donné les noms et indiqué la situation, sans avoir eu besoin de quitter son église d’Aix, nous avons le droit d’en contester la parfaite exactitude. Tel est ce château de Ciperon, résidence du roi de Hongrie où Godefroy de Bouillon est royalement reçu. Telles sont, dans l’Asie Mineure, ces grandes villes de Stancone et de Reclei. J’accorde aujourd’hui bien volontiers que ces deux villes n’aient pas dû leur existence à un vers malentendu de Richard le pèlerin, il n’en est pas moins difficile de les retrouver dans le voisinage de la mer et sur la route qui conduisait à Tarse. Quel est encore ce nom vulgaire d’Ozellis donné à la vallée dont le premier nom aurait été Degorganhi[20] ? J’ai désespéré d’autant plus de le reconnaître qu’un peu plus loin[21] les Turcs sont obligés de traverser la vallée, quod dicitur Ozellis vel terribilis, pour arriver à celle de Degorganhi. Plus loin encore, Tancrède et Baudouin, séparés de la grande armée, avancent per medias valles Ozellis. Le moyen de se retrouver dans une nomenclature aussi confuse ? M. Pigeonneau sera plus heureux que tous les précédents historiens s’il peut nous dire quels étaient le château des Pucelles, le château des Bacheliers et le château des Pasteurs dont Tancrède aurait fait la conquête ? Castrum Puellarum quod vulgariter appellatur des Baiesses, castrum Pastorum, et castrum adolescentum quod dicitur des Bakelers. Il faudra, je le crains, les chercher, non dans les environs d’Alexandrette, où les place Albert, mais dans les fabuleuses chansons d’Alexandre de Macédoine[22]. Ajoutons que l’Oronte (Farfar) descend, suivant Albert, de la ville de Damas dans celle d’Antioche. Farfar fluvius Damasci Ferna vulgariter dictus cursu rapidissimo alveum Antiochiæ perluit (lib. III, § 32). Nous ne le suivrons pas au delà d’Antioche. Mais voilà l’écrivain qu’on ne craint pas de proclamer « le plus sûr des historiens contemporains de la Guerre sainte, et celui qui nous a transmis les informations les plus précises sur l’itinéraire des Croisés. » Au moins ne peut-on accuser Richard le pèlerin de s’être en cela réduit au rôle de plagiaire.

Je le répète, je n’entends pas suivre Albert d’Aix ni M. Pigeonneau au delà de la Chanson d’Antioche. Je laisse au savant professeur la responsabilité de tout ce qu’il a recueilli dans les diverses branches du cycle du Chevalier au Cygne, sur les mœurs et sur le degré de civilisation de la société française aux onzième, douzième et treizième siècles. Il me suffit d’avoir prouvé que mon contradicteur dont j’aime à reconnaître ici l’excellent style et le rare mérite, avait choisi, pour obtenir les palmes du doctorat, un sujet de thèse qui devait mettre son jugement critique à une trop rude épreuve. Lui-même semblerait l’avoir compris, quand avant d’achever son rude travail, labor improbus, il a reconnu à plusieurs reprises l’intérêt historique et poétique de l’ancienne et curieuse chanson dont il avait commencé par contester la valeur historique et littéraire. J’ai tiré grand profit de cette sorte d’amende honorable. C’est ainsi qu’après avoir accusé le pèlerin Richard de négliger, par ignorance, l’itinéraire des Croisés, M. Pigeonneau l’a représenté comme ayant été mieux instruit qu’aucun historien contemporain de la situation des lieux, et de leurs distances respectives. Après lui avoir reproché d’emprunter aux autres chroniqueurs de la Croisade tout ce qu’il avait recueilli dans sa chanson, il reconnaît qu’on y retrouve un grand nombre de faits qu’on chercherait en vain chez les autres chroniqueurs. Je crois donc que M. Pigeonneau serait revenu sur ses pas, et qu’il aurait même entrepris de soutenir la thèse contraire, si le temps ne lui eût manqué. Alors, en faveur de l’originalité, du mérite, et de l’importance historique de la Chanson d’Antioche, il eût ajouté son précieux témoignage à celui que n’ont pas hésité à lui rendre et le judicieux historien de la première Croisade, M. Peyre ; le savant explorateur des antiquités syriennes, M. de Saulcy ; enfin les éminents académiciens, éditeurs du grand recueil des Historiens des Croisades. C’est à ces juges, dont personne ne récusera l’autorité, qu’il conviendra de décider ce qui peut rester de la thèse contre laquelle je viens de m’inscrire. Et M. Pigeonneau, j’en ai la conviction, n’hésitera pas à s’incliner comme moi devant le jugement en dernier ressort qu’ils croiront devoir en porter.

P. P.
  1. On a bien souvent cité les vers de Giraud de Cabrera, dans lesquels il reproche à un jongleur ignorant de ne pas même savoir cette chanson :

    D’Antiochia
    non sab che sia !

  2. Le Cycle de la Croisade et de la famille de Bouillon, thèse présentée à la Faculté des lettres de Paris, par M. Pigeonneau, professeur au lycée Louis-le-Grand et à l’École libre des sciences politiques, 1877.
  3. Je ne sais si je dois remercier M. Pigeonneau d’avoir bien voulu reconnaître avec moi que Graindor, en touchant à la forme, avait respecté le fond de la chanson de Richart. « Je le reconnais, dit-il, en considération d’arguments que M. P. P. a eu le tort de ne pas invoquer. » Ces arguments, M. Pigeonneau ne les révèle pas, mais je suis trop heureux de son assentiment pour me plaindre de la façon dont il l’exprime.
  4. Toutefois, un habile et rigoureux romaniste, M. Meyer, penche à croire qu’il faudrait seulement rapporter ce passage au vers tronqué qui, dans le poëme des Albigeois, comme dans un fort grand nombre de chansons romanes, termine chacun des couplets : mais de mon côté j’ai peine à croire que l’emploi de ce demi-vers puisse justifier le ayssi versifia. Le choix du vers alexandrin pour la Chanson de geste étant alors assez inusité, on comprend mieux que l’avertissement du jongleur se soit rapporté à cette forme de versification. D’ailleurs, il y a grande apparence que la geste d’Antioche n’avait pas tardé à se plier au dialecte provençal, et c’est peut-être ce texte provençal dont l’auteur des Albigeois aura voulu parler. Le même M. Meyer a retrouvé en Angleterre un second renouvellement de la Chanson d’Antioche, et il en a publié un très-curieux extrait qui serre d’aussi près l’original.
  5. C’était l’usage des compilateurs et traducteurs du moyen âge de tenir peu de compte de ceux dont ils recueillaient les ouvrages. Dans la Chronique générale des Croisades, le livre de Villehardouin est introduit sans qu’on avertisse du nom de celui auquel on le devait. Le traducteur de Guillaume de Tyr se contente de traduire les fréquents ego vidi, ego dixi par : cil qui fit, ou : si com tesmoigne cil qui fist le livre, sans ajouter que cil était l’archevêque de Tyr.
  6. C’est une méprise venue de ce que l’auteur espagnol ayant sous les yeux un volume contenant la chanson des Chétifs à la suite de celle d’Antioche, a confondu l’auteur des Chétifs, désigné comme chanoine de Saint-Pierre, avec l’auteur de la Chanson d’Antioche, Richart le pèlerin. Nous reviendrons tout à l’heure sur ce point.
  7. Guibert de Nogent qui, s’il ne connaissait pas en 1108 le texte de la Chanson, en avait au moins entendu parler, semble y faire une allusion détournée à l’occasion de cette expiation du comte de Blois : Finis ad executionem hujus rei de qua criminatur adeo claruit, ut de eo jam secure laus cantari possit. (Lib. V, cap. vi.)
  8. Lisez apparemment 1098.
  9. Voy. Bulletin du bibliophile, octobre-novembre 1877.
  10. Me sera-t-il permis de dire ici que j’ai été des premiers, sinon le premier, à reconnaître le véritable sens de ce mot Chanson de gestes ? Il y a de cela près d’un demi-siècle.
  11. Gesta Dei per Francos. Ce titre appartient à l’œuvre de Guibert de Nogent, non à Tudebode.
  12. L’idée de faire du pauvre prêtre à son heure un chevalier, est une pure fantaisie de M. Pigeonneau.
  13. Quelques pages plus loin, M. Pigeonneau met au nombre des larcins faits par Richard à Tudebode l’épisode « d’Amedelis nommant à Corbaran les chefs croisés, à mesure qu’ils franchissent le pont de l’Oronte. » Or il n’est pas dit un mot de cet Amedelis, ni de ce dénombrement de l’armée chrétienne dans aucun des textes de Tudebode. Il faut donc qu’après avoir dicté tout cela à notre trouvère, Tudebode ait jugé inutile de le dire lui-même.
  14. Sub Fulcone præsule 1118 ad an. 1153, floruit in ecclesià Aquensi, Albertus, aliter Albericus, canonicus et custos. Scripsit satis accuratè historiam Hierosolymitanæ ab an. 1095 ad ann. 1120. (Gallia christiana, I, p. 344.)
  15. Ce récit d’Albert d’Aix, accepté par tous les historiens modernes, a pourtant l’air d’un conte. Quelques jours après le départ de Baudouin, Godefroi arrivant dans cette même ville de Tarse n’y avait trouvé que Bohemond au lieu de ce pirate Gillemer, dont Guillaume de Tyr n’a parlé que d’après Albert.
  16. Lambert d’Adres.
  17. Voyez plus haut, la citation de la Conquista d’Oltramar. Pour attester encore mieux le grand intérêt qu’on accordait à notre poëme, on me permettra de mentionner ici les extraits suivants des lettres du roi d’Angleterre, Henri III, dont je dois la traduction à l’obligeance de M. Francisque Michel : « Ordre au maître des chevaliers du Temple de confier au maître de notre garde-robe, porteur de ces lettres, et pour l’usage de la Reine, un grand livre où sont contenus les gestes d’Antioche et autres gestes. » (17 mai 1250.)

    Le 5 juin 1251, le Roi ordonne à Édouard de Westminster d’apporter (to cause) la geste d’Antioche pour en peindre les sujets dans la chambre du Roi, à la Tour de Londres. — Quatorze ans auparavant, la 21e année de son règne, 1237, le même prince fait peindre dans une salle de son palais de Clarendon cette même histoire d’Antioche avec le combat singulier du roi Richard. The king ordenes the history of Antioche, with king Richard’s single combat, to be painted in a chamber at his palace Clarendon.

  18. Vers charmant. — L’édition n’aurait pas dû faire deux mots de s’en voise ; c’est le présent du verbe s’envoiser, s’éjouir.
  19. Il fallait lire : commence et paraît.
  20. In valle Degorganhi quæ a modernis Ozellis nuncupatur. Lib. II, § 38.
  21. Ib., § 40.
  22. M. Michaud avait timidement proposé de reconnaître le Castrum puellare dans Hirem, ou Haran : l’attribution est inadmissible. Hirem est trop éloigné d’Alexandrette et trop rapproché d’Antioche.