Paradoxe sur l’architecte

Paradoxe sur l’Architecte
Œuvres de Paul ValéryÉditions du SagitaireVolume 1 (p. 192-198).


On lira avec intérêt, à la suite d’Eupalinos, un fragment datant de la jeunesse de l’auteur, publié en mars 1891 dans « L’Ermitage » et qui n’a pas été reproduit jusqu’ici ; il montre que l’architecture et ses problèmes ont toujours occupé son esprit.

Les dernières lignes de ce morceau sont écrites en vers alexandrins et ont été publiées en forme de sonnet, dans le 3e numéro de la « Conque » (1er mai 1891) sous le titre Orphée par l’initiative de Pierre Louys.


PARADOXE
SUR L’ARCHITECTE


à MM. Claude Moreau et Bernard Durval[1].-4

Il naîtra, peut-être, pour élever les premiers tabernacles et les sanctuaires imprévus où le Credo futur, à travers l’encens, retentira.

Il rachètera l’Art superbe épuisé par trois cents années d’injurieuses bâtisses, et tant de lignes inanimées !..

Autrefois, aux siècles orphiques, l’esprit soufflait sur le marbre ; les murailles antiques ont vécu comme des hommes, et les architectures perpétuaient les songes. En d’autres temps, le faste mystique des cathédrales éternisait l’âme pieuse des nations : les pinacles érigés attestaient la ferveur des villes, et l’horreur des éternels supplices éveillait dans le grès tourmenté d’épouvantables bestiaires. La basilique était l’antiphone de pierre, et les hautes nefs priaient éternellement… Puis, c’est le silence et la décadence ; l’architecture agonise dans les Académies. Les floraisons merveilleuses se dessèchent, et, tristement s’éteignent les yeux lucides de jadis, les vitraux et les roses chimériques.

Maintenant, c’est une jeunesse, c’est la frêle et la délicieuse enfance que l’art traverse une fois de plus. Ce siècle mourant fut la longue et la laborieuse nuit d’amour, nuit de peine où la gloire nouvelle fut conçue. Voici l’aurore et la blanche Épiphanie ! Nous, comme les rois fabuleux, saluons la divine naissance !

Seule, l’architecture veuve n’est pas encore dans la joie. Tous les autres arts sont serrés autour des hautaines enseignes d’or. Les purs artistes ont trouvé dans l’adoration indistincte des musiques, des couleurs et des mots, une grâce mystérieuse qui touche leurs œuvres particuliers. Et le rêve de chacun se magnifie et s’exalte, et tout cet univers exaspéré qu’abritent les esprits magnifiques, où flambent les fleurs et les métaux, où les êtres sont plus beaux et plus douloureux, s’enferme, — ô triomphe des luttes avec l’Ange ! — dans une parole, dans l’hymen délicat des nuances, dans la vie personnelle et décisive des sons ! Les mondes immenses, dont les Têtes prédestinées sont les habitacles d’élection, apparaissent, résumés en de secrètes suggestions, sous chacune des formes objectives que leur impose la native préférence des créateurs.

Ainsi, l’effort du siècle a conquis l’intelligence des principes futurs. L’analyse esthétique d’aujourd’hui a prévu la victorieuse synthèse des prochaines œuvres. Mais, encore, la lourdeur maussade des attiques traditionnels, la morne roideur des fermes d’acier ne s’émeut pas au contact de tant de vie ! Loin du petit bataillon sacré qui invective la laideur et le lucre, et qui chante l’hymne sous les flèches, loin des vers, loin des symphonies, les maçons élaborent des combinaisons incurieuses. La poésie a obtenu son constructeur de Temples qui taillait les mots longuement comme des pierres dures ; mais aucun architecte n’a su être Flaubert…

Demain, le suprême édificateur surgira d’un peuple, si ce peuple et le temps n’en sont pas les meurtriers. Sa pensée sera forte et harmonieuse, car il aura bu le lait d’une Déesse.

Ce soir, je veux en ces lignes vaines que dicte le caprice avec la songerie, prévoir l’invisible étoile, — cette âme lointaine et par mon âme désirée.

Je la devine musicienne, et longtemps recluse dans la pure solitude de son rêve.

D’abord, elle aura puisé l’exacte harmonie et les magiques infinis où les rythmes aboutissent, dans les ondes frissonnantes et profondes que les grands symphonistes ont épandues, Beethoven ou Wagner. Car de subtiles analogies unissent l’irréelle et fugitive édification des sons, à l’art solide, par qui des formes imaginaires sont immobilisées au soleil, dans le porphyre. Le héros, qu’il combine des octaves ou des perspectives, conçoit en dehors du monde… Il assemble et féconde ce qui n’existe ni ailleurs, ni avant lui, et se plaît souvent à rejeter le souvenir précis de la nature. Dans l’immortelle nuit où l’idée, jaillissante comme une eau vive, se livrera vierge à l’architecte de l’Avenir, quand, libre des choses visibles et des types exprimés, il aura trouvé le symbole et la synthèse de l’Univers intérieur qui confusément l’inquiétait, lors cette volonté et cette pensée de musique agrandie composera sa création originale comme une haute symphonie — aussi indépendant des apparences, aussi abstrait de la réalité directe, aussi détaché du Passé et des prochains phénomènes et des liens de sa mémoire matérielle qu’un Edgar Poë en ces étranges poèmes où tout de cette vie est oublié ! — Ainsi, se manifestera l’indicible correspondance, l’intime infinité qu’il faut discerner, sous des voiles habituels et mensongers, entre deux incarnations de l’art, entre la façade royale de Reims, et telle page de Tannhauser, entre l’antique magnificence d’un grand temple héroïque et tel suprême andante brûlant de flammes glorieuses !

Un jour, le palais, le sanctuaire érigera les lueurs de ses frontons inconnus, proclamant l’âme vibrante et résonnante de l’artiste. Lui, n’aura fait que pétrifier et fixer dans la durable ordonnance des matériaux la clarté céleste et les ombres émues dont les mesures et les accords des orchestres auront confié l’immense spectacle à son cœur ! Toute sa pensée sera reflétée dans l’œuvre, et sur la façade miraculeuse il y aura des tristesses reposées et de brillants sourires.

Mélancolies et sourires et charmes insaisissables, le créateur s’en sera abreuvé dans les fleuves spirituels dont nous avons parlé.

Car les cuivres sont resplendissants comme des portes d’or, et les cordes étirées sur les violons versent avec une tendresse sacrée l’ineffable lumière de vitrail qui aime les cœurs merveilleux des ciboires ; car les orgues liturgiques creusent pour le rêve des coupoles dans des saphirs et d’énormes dômes pleins de tonnerre ; mais les flûtes s’élancent comme de graciles colonnettes, si hautes qu’un vertige les couronne ; et d’autres instruments et les voix humaines semblent scintiller afin d’illuminer le chœur balsamique et nocturne où l’Être souffrant et triomphant officie pour la déplorable foule !

Telles sont les magnificences latentes sous les mélodiques formes, telles sont les richesses ouvertes à celui qui aura l’intelligence mathématique des plus lointains rapports, qui saura dégager les lignes, discerner les courbes, évoquer les couleurs significatives que renferme une symphonie, et qu’expriment les instruments dociles à de grands artistes.

Enfin, de par cette volonté sortira de terre le monument tangible et visible, projeté dans la matière après avoir ébloui le pays mystérieux où les anges l’avaient édifié avec de saintes harmonies ! Et voici dans l’air bleu le Décor tel un somptueux désir d’enfant réalisé…


Voici comme un prélude annonciateur des rites, l’archivolte s’ouvrir avec des promesses, et les nervures légères incurver leurs gestes adoucis, et les jeunes grâces des arcs jaillir en des inclinaisons féminines de tiges. Par les verrières, des mauves et d’obliques lilas sur les dalles tombent, et pleuvent des pluies longues de pierreries.

Et c’est la forêt du silence… Là, les hautes effloraisons des piliers et les colonnes liliales, croissent dans l’ombre fastueuse parmi le rare pavement, — elles qui sont fleuries de fleurs mystérieuses, et qui portent sculptés sous leurs abaques, comme des fruits de l’Arbre de la science, les universels, les magiques symboles.

Et c’est la forêt où l’on oublie, où l’on écoute ! Le long des parois précieuses, coupées par les hiératiques bandeaux, des lotus nimbés d’or, inattendus et purs, épanouissent leurs pâles calices, cueillis peut-être au fond de wagnériennes rêveries, dans les plaines de la lune et traduits en gemmes fondues sur les murailles du sanctuaire.

Un largo triomphal et total éclate enfin sous l’ultime voûte ; de tous les motifs exprimés se dégage et s’essore le secret, le glorieux amour absolu…

Or, celui qui entre et qui regarde, ébloui de l’œuvre tirée d’un songe, retrouve inévitablement d’héroïques souvenances.

Il évoque, en un bois thessalien, Orphée, sous les myrtes ; et le soir antique descend. Le bois sacré s’emplit lentement de lumière, et le dieu tient la lyre entre ses doigts d’argent. Le dieu chante, et, selon le rythme tout-puissant, s’élèvent au soleil les fabuleuses pierres, et l’on voit grandir vers l’azur incandescent, les murs d’or harmonieux d’un sanctuaire.

Il chante ! assis au bord du ciel splendide, Orphée ! Son œuvre se revêt d’un vespéral trophée, et sa lyre divine enchante les porphyres, car le temple érigé par ce musicien unit la sûreté des rythmes anciens, à l’âme immense du grand hymne sur la lyre !..

(mars 1891)
  1. Pseudonymes de Pierre Louys et d’André Gide.