Par les champs et par les grèves/Bretagne

Louis Conard (Œuvres complètes de Gustave Flaubert, tome VIp. 1-339).

PAR LES CHAMPS
ET PAR LES GRÈVES
BRETAGNE.

I

1er mai 1847.
Chemin de fer. — Anglais v....é et son enfant qui lisait des vaudevilles français. — Grainetiers, 2 expressions de marchand, l’accapareur sournois et l’exploiteur jovial et féroce. — Les deux jeunes gens se croyant charmants.
Blois. — Près le débarcadère une allée de vieux ormeaux à tronc large, à branches diffuses, les vrais arbres XVIIIe siècle, arbres de théâtre sous lesquels les fillettes dansent au son du violon. — Rues silencieuses intimes dans lesquelles on placerait quelque douce et bénigne passion. — En sortant de la cathédrale pour descendre à la rivière il y en a une, à marches, comme celles qui mènent à Fourvières. — Vieille femme dont la tête en coiffe blanche saillissait à sa fenêtre à guillotine. — Près l’église Saint-Nicolas, une rue longue (avec des portes cochères donnant sur des jardins) courbée, herbue ; au fond, une boutique de modes.
Église Saint-Nicolas, entré par derrière, chapiteaux ; grand portail noir avec des ravenelles ; église de l’ogive primitive. — Cathédrale XVIe siècle, transition de la Renaissance. — Château, côté du nord, élevé sur des remparts ; pour y entrer on passe sous une voûte. — Le côté gauche, dans la cour, est de la reine Anne, charmant ; le fond de Louis XIV atroce ; côté de droite réparé, charmant ; tourelle carrée ; délicieuse corniche François Ier intérieur. — Oratoire d’Henri III à côté de sa chambre ; à côté son cabinet au nord. — Troupiers avec leurs brocs de vin pour la fête du roi. — Partout la cordelière d’Anne et le cygne percé d’une flèche de Claude de France.
Chambord. — Terrains sablonneux, maigres, dégarnis d’arbres. — Façade, rivière, oiseaux qui volaient bas ; tristesse de la ruine qui n’est pas ruine. — Dans la cour l’âne et son ânon, chien joyeux. — Sur le registre, à côté des jérémiades et souhaits, légitimité, ô mania, Louise et Alfred ; « on peut être boiteux sans cesser d’être droit ». l’abbé Sam. aumônier du presbytère..... exilé sans cesser d’être roi. — Escalier double à jour ; on a fait 2 étages de ce qui n’était que le rez-de-chaussée.
La salle du BG au 2e étage a le plafond comme tout le reste, couvert de salamandres peintes et dorées. — Parc d’artillerie. — Donné au duc de Bordeaux par le colonel Langlois. — Oratoire de François Ier : plafond sculpté, une salamandre ou un chou, un ornement quelconque dans chaque carré.
Amboise. — Bâti sur deux bras de la Loire ; une île au milieu. — Pays singulièrement doux et bon, plus pur comme Touraine qu’à Blois ; femmes jolies, braves. — Revue de la garde nationale ; les bisets sont ficelés et semblaient mettre de la prétention dans leur dédain du costume civique. — Promenade plantée à droite au bas du château. — Château, grandes tours. — Au haut, galerie à arcade ; à gauche, une grande tour avec des ravenelles, superbe en couleur bistrée, elle est garnie de fenêtres hautes, resserrées, a plein cintre. — On monte par derrière, jardin charmant, élevé, en pleine vue sur la campagne ; horizon doux fuyant, avec deux grandes voiles au fond. — À pic sous soi les toits pointus des maisons, vieux hôtels déserts.
Intérieur du château, nul ; les éternels bustes du roi, de la reine et de Mme Adélaïde dans plusieurs appartements. — Dans un pan de mur qui faisait partie d’une ancienne terrasse, le porc-épic. — La chapelle : délicieuse, ouvrage de fouillure de ciselé, d’élégance, et dont le style fait penser aux fraises à la Médicis à cause de ses broderies, de ses boutons et de ses découpures. — Sur la porte un saint Hubert descendu de cheval, à genoux ; un ange vient mettre une couronne sur son bonnet, le saint est agenouillé devant le cerf qui porte un crucifix entre ses cornes ; les chiens sont à côté et jappent ; un serpent rampe sur une montagne où l’on aperçoit des cristaux, on voit sa tête plate de vipère au pied des arbres, l’arbre dévot, théologique des bibles, petit et sec de feuillage, mais large de branches. — Saint Christophe porte Jésus ; saint Antoine est dans sa cellule, son cochon rentre, on ne lui voit que le derrière, cela fait parallèle à un autre animal (lièvre ?) dont la tête sort.
Tour par où montent les voitures, garnie de fenêtres de même style que l’autre : médaillons représentant différents sujets grotesques, obscènes ; il y a une intention dans la gradation des scènes en prenant le sujet d’en bas. Ainsi à partir d’en bas, on voit l’Aristoteles equitatus (?) et on en arrive à un homme qui visite une dame par derrière. — Plusieurs médaillons intermédiaires ont été enlevés exprès, de sang-froid, « parce qu’il y en avait beaucoup qui étaient inconvenants pour les dames », a dit le garde d’un air pénétré de cette vérité.
Route de Chenonceaux à travers la forêt monte jusqu’à Bléré à peu près. — Chemin frais, à cause de la fraîcheur de la pluie ; nous fumions dans la voiture après un excellent dîner à Amboise.
Chenonceaux. — Le soir, 2 mai, 9 heures. — Le soir nous avons été fumer sous les arbres verts, à la pluie. — Le château d’un beau style du XVIe siècle. — Le Cher passe dessous. — Salle d’armes dans le vestibule à ogives ; salle à manger avec les tentures de l’époque ; grande cheminée. — Partout les ameublements ont été conservés. — Masse d’armes de François Ier.
Portraits : l’original de ceux de Rabelais ; Isabeau de Bavière, figure toute blonde, toute blanche, grasse avec des sourcils bruns, des bourrelets aux sourcils ; Mme d’Humières, petite bouche en cœur, singulièrement sensuelle ; Mme Dupin, figure spirituelle, nez retroussé, mine agaçante, yeux bruns (dans la grande galerie qui servait de salle de bal), lèvres minces et roses ; Louise de Vaudemont, femme d’Henri III ; deux grands portraits à cheval de MM. de Beauvilliers, l’un amiral, l’autre colonel de cavalerie ; sur une porte un tableau représente Gabrielle d’Estrées, vue de face jusqu’à la ceinture, avec sa coiffure frisée montée, blonde, un collier de perles sur sa poitrine ; sa sœur nue également, vue de dos, détournant la tête ; au fond, une nourrice en costume de paysanne qui sourit ou plutôt qui rit et donne à téter au duc de Vendôme au maillot.
De Chenonceaux à Bléré ; route à pied, au bord du Cher dans l’herbe ; soleil. — Bléré à Tours ; à partir de Montlouis, grand paysage de la Loire, gras, riche, doux, plein de verdure et d’eau.

[1]Le 1er mai 1847, à huit heures et demie du matin, les deux monades dont l’agglomération va servir à barbouiller de noir le papier subséquent sortirent de Paris dans le but d’aller respirer à l’aise au milieu des bruyères et des genêts, ou au bord des flots sur les grandes plages de sable.

On n’avait d’autre ambition que celle de chercher quelque coin de ciel pur, floconné de nuages enroulés, ou de découvrir au revers d’une roche blanche, caché sous les houx et les chênes, assis entre le fleuve et la colline, un de ces pauvres petits villages comme on en rencontre encore, avec des maisons en bois, de la vigne qui monte aux murs, du linge qui sèche sur la haie et des vaches à l’abreuvoir.

À d’autres temps, pour plus tard, les grands voyages à travers le monde, au dos des chameaux sur des selles turques, ou sous le tendelet des éléphants ; à d’autres temps, si jamais ça arrive, le grelot des mules andalouses, les pérégrinations rêveuses dans la Marenne, et les mélancolies de l’histoire, surgissant, avec les vapeurs du crépuscule, du fond de ces horizons où se sont passées les choses que l’on rêve dans les vieux livres.

Aujourd’hui, sans trop quitter le coin de sa cheminée où on laisse pour les y retrouver, presque tièdes encore, sa pipe et ses songeries, et sans aucun des poignants arrachements du départ, on s’en va, sac au dos, souliers ferrés aux pieds, gourdin en main, fumée aux lèvres et fantaisie en tête, courir les champs pour coucher dans les auberges dans de grands lits à baldaquin, pour écouter les oiseaux sous les arbres quand il a plu et pour voir, le dimanche, les paysannes sous le porche de l’église sortir de la messe avec leurs grands bonnets blancs et leurs gros jupons rouges, et quoi encore ? pour se hâler la peau à coup sûr et pour attraper des poux peut-être ?

Voilà donc ce qui a fait que deux êtres doués de raison (définition de l’homme dans les livres) ont, pendant sept mois, médité la forme, le dessin, la couleur, le relief et l’arrangement harmonique entre eux des objets suivants, à savoir :

Un chapeau de feutre gris ;

Un bâton de maquignon, venu exprès de Lisieux ;

Une paire de souliers forts (cuir blanc, clous en dents de crocodiles) ;

Dito vernis (costume de ville pour les visites diplomatiques, s’il s’en trouve à faire, ou les courses à Paphos si par hasard les oies de cette divinité nous enlèvent dans le char de la Déesse) ;

Une paire de guêtres en cuir, appropriée aux souliers forts ;

Dito en drap pour protéger de la poussière nos chaussettes, les jours de souliers vernis ;

Une veste de toile (chic garçon d’écurie) ;

Un pantalon de toile, démesurément large pour être mis dans les guêtres ;

Un gilet de toile, dont la coupe élégante rachète la vulgarité de l’étoffe.

Ajoutez à cela la répétition du même costume en drap.

De plus, un couteau modèle, deux gourdes, une pipe en bois, trois chemises de foulard, ce qu’il faut à un Européen pour ses ablutions quotidiennes, et vous aurez le cadre dans lequel nous nous sommes présentés en Bretagne, dans lequel nous avons vécu durant quelques semaines, à la pluie et au soleil. Jamais habit de bal ne fut médité avec plus de tendresse, et, ce qu’il y a de certain, porté avec aussi peu de gêne.

Le canon tonnait pour fêter le roi, les gardes nationaux s’apprêtaient à se hausser le menton dans leur habit et les allumeurs de la liste civile préparaient leur suif pour la solennité du soir, quand, après avoir dit adieu à nos deux amis Fritz et Louis, nous sommes montés dans notre wagon ; on a fermé la portière, la bête de fer a renâclé comme un cheval qui piaffe, et nous sommes partis.

Autrefois, quand vous vous transportiez d’un lieu à un autre, soit en voiture ou en bateau, vous aviez le temps de voir quelque chose et d’avoir des aventures ; un voyage de Paris à Rouen pouvait fournir un livre. J’ai connu des gens qui avaient mis dans leur jeunesse trois jours à l’accomplir : on s’en allait coucher, le premier, à Pont-de-l’Arche ; le deuxième, à Meulan et on s’estimait heureux si, le troisième, on était arrivé à Paris à temps pour souper. Je lis dans un vieil itinéraire de la France publié vers la fin du règne d’Henri IV : « Pour aller de Rouen à Dieppe, il y a un messager qui part trois fois par semaine ; on est un jour ; la dînée se fait à Tôtes où l’on reste trois heures ». Les hommes, qui maintenant jouent au gendarme, et les femmes, qui font des dines-dines dans le jardin, ne sauront que par tradition ce que c’était seulement que la diligence, avec son conducteur en veste bordée d’astrakan et les postillons en blouse poussant leur cri sonore du haut de leur siège ; ils penseront à la rotonde et à l’impériale, aux relais de la poste où les chevaux crottés et fumants s’attachent, en arrivant, aux anneaux de la muraille, comme nous rêvons, nous autres, aux anciennes nuitées dans les auberges, avec les méprises de lits, les chandelles soufflées dans les corridors, le vacarme des servantes, l’hôte qui jure, l’hôtesse qui crie. Où sont maintenant les histoires de carrosses embourbés et des grandes dames à falbalas qui versaient dans les fondrières, en se rendant dans leurs châteaux ? Est-ce que ce seul mot, le coche d’Auxerre, ne nous fait pas penser à M. de Pourceaugnac débarquant à Paris avec ses hauts-de-chausses trop courts, son habit du règne passé et son accent limousin ? Aurions-nous les charmantes pages de Chapelle et de Bachaumont si, au lieu de s’en aller de province en province, portés dans les lourdes voitures de leurs amis MM. les gouverneurs et les fermiers, ils eussent été entraînés sur un chemin de fer ou dans un bateau à vapeur ?

Tout ce que nous avons donc remarqué de Paris à Blois, c’est que la route, quelque peu qu’elle ait duré, dura trop encore, agacés que nous sommes toujours de ce mode aride de locomotion et fort ennuyés, d’ailleurs, par la société de deux marchands de grains, grands parleurs, grands rieurs, gens enrichis probablement et fort satisfaits d’eux-mêmes. L’un décoré, jovial, gros, gras, lèvres épaisses, fort d’encolure et de voix rude, représentait l’accapareur hardi, le spéculateur en gros, qui est maire de sa commune, qui sera député de sa ville et plus tard ministre tout comme un autre, tandis que son voisin, petit homme maigre à face ridée, à bouche rentrée, à nez saillant, et faisant avec un indicible sourire de satisfaction et de malice sauter dans le creux de sa main des échantillons de blé, avait plutôt l’air du marchand rapace et souterrain, du travailleur entêté, qui suce le sac dont il a vidé les écus, de l’homme féroce aimant l’argent pour l’argent et épris du trafic pour le trafic même ; race de gens fort commune aujourd’hui, qui ambitionne d’avoir des vignes pour n’en pas boire le vin ! Il y avait encore à côté de nous un pauvre Anglais malade et boiteux qui m’avait l’air rongé par un autre métal que par l’argent ; sa petite fille, à figure laide, mais d’expression déjà mûre comme l’est en général celle des enfants qui n’ont pas de mère, lisait des vaudevilles du Palais-Royal et du Gymnase pour s’initier à la langue, aux mœurs et au bon goût français.

À Orléans nous eûmes la vue de M. Berryer qui, assis à la buvette, emplissait sa large poitrine, et nous prîmes deux aimables jeunes gens qui devaient appartenir à une administration quelconque : il y avait de l’un à l’autre la différence du bête au sot, et du nul au vide.

Le souvenir de la jeunesse du poète qui s’est écoulée à Blois nous a pris dès en y entrant ; allant par ses rues tortueuses pleines de silence nous pensions que lui aussi s’y promenait il y a quelque vingt ans, regardant comme nous une de ces maisons-là pour y placer sa Marion de Lorme, et nous demandions à l’air, aux arbres, aux murs, à ce je ne sais quoi de persistant et d’individuel qui réside en un lieu, en constitue la couleur, et en est l’âme, le secret des premières floraisons du grand homme, alors que sa poésie, dans les pièces sans titre de ses premiers recueils, débordait en strophes chevelues pendantes comme des lianes, épanouissait ses métaphores comme des soleils, tressaillait en rythmes multiples et en harmonies incessantes. Que d’idées devenues des œuvres, que de rêves devenus des marbres ont éclos au coin de ce mur, au bord de ce fleuve, sous cet arbre, le matin à la rosée, dans les gouttes de l’herbe, ou par les soirs d’été, par ces beaux soirs ardents et tristes comme le premier amour, quand le ciel est rayé de longues lignes droites et que les essaims de moucherons tournent dans l’air comme des roues d’or !

Est-ce pour cela que Blois nous a charmés ? Près le débarcadère, d’ailleurs, n’y a-t-il pas une large avenue d’ormeaux à feuillage épaté et touffu, avec des branches robustes partant exprès d’en bas comme pour y suspendre la musette ? Vrais ormeaux XVIIIe siècle, poussés larges pour qu’on danse dessous, au son du violon du ménétrier qui, monté sur une barrique, bat la mesure de son pied sonore pendant que les cottes volent au vent, que les boucles poudrées se dénouent, et que les garçons prennent la taille aux fillettes qui en rient d’effroi et s’en pâment de plaisir.

Les rues à Blois sont vides, l’herbe croît entre les pavés ; des deux côtés s’étendent de longs murs gris enfermant de grands jardins, percés de quelques petites portes discrètes qui ne semblent s’ouvrir que la nuit au visiteur mystérieux. On sent que tous les jours doivent s’y passer pareils, qu’ils doivent y être, à cette calme monotonie, douce pourtant comme la sonnerie du cadran des églises, pleins de mélancolie savoureuse et de langueurs émouvantes. On se plaît à rêver, dans ces paisibles demeures, quelque profonde et grande histoire intime, une passion maladive qui dure jusqu’à la mort, amour continu de vieille fille dévote ou de femme vertueuse ; on y met malgré soi comme à sa place voulue quelque beauté pâle aux ongles longs et aux mains fines, dame aristocratique aux froides manières, mariée à un bourru, à un avare, à un jaloux, et qui se meurt de la poitrine.

Ces réflexions, qui nous sont revenues plus tard, à Amboise, à Chinon et dans les autres villes de la Touraine, nous ont fait nous demander si M. de Balzac, qui est de ce pays, y a puisé ses héroïnes, si c’est là, enfin, qu’il a découvert La femme de trente ans, cette création immortelle ! inconnue à l’antiquité comme le christianisme dont elle relève et que je prise plus que la plupart de celles de l’industrie moderne (j’en excepte cependant les allumettes chimiques et la fricassée de poulet froid de Tortoni).

Exhumer dans ce qu’on rejetait comme hors d’usage des trésors nouveaux de plastique et de sentiment, découvrir dans l’univers de l’amour un continent nouveau et appeler à son exploitation des milliers d’êtres qui s’en trouvaient rejetés, cela n’est-il pas spirituel et sublime ? Prolonger l’exercice d’un sexe, n’est-ce pas presque en inventer un autre ? Aussi quel enthousiasme nous vîmes ! Ç’a été comme la découverte de l’Amérique : au lieu de routiers congédiés et de juifs en faillite y courant pour faire fortune, une foule de sentiments aux abois et de décadences encore robustes s’est ruée avec ardeur sur cette grande trouvaille de La femme de trente ans ; il y a eu engouement au début, puis réaction en sens inverse, mais on y reviendra plus tard comme à tout ce qui est vrai, comme à tout ce qui est bon, comme au système de Galilée et comme aux gilets longs ; on verra ce qu’on n’a qu’entrevu, on sondera ce qu’on n’a qu’effleuré, la mine est neuve encore, la veine profonde ; préparées par cette question, il en est d’autres, consécutives de celle-là, qui ne demandent plus qu’un grand moraliste, un grand artiste pour être mises au jour, telles que celle du teton lyrique, dont toute l’importance et la justesse m’ont été si bien révélées par mon illustre ami Pradier.

Quant à notre problème de tout à l’heure, il en est un peu de l’influence des lieux sur les livres et de celle des livres sur les lieux comme du problème de l’œuf et de la poule : est-ce la poule qui a fait l’œuf, ou l’œuf qui a fait la poule ? Sont-ce les livres de Balzac qui m’ont fait songer dans les rues de Blois à ce qui s’y passe ou bien est-ce ce qui s’y passe qui a causé des livres ? Qui de Dieu ou de l’homme a arrangé les choses comme nous les voyons ?

Allant à l’aventure dans une de ces rues désertes au fond de laquelle, par un hasard ironique se dressait, peint en rouge, l’écriteau d’une marchande de modes, nous tombâmes en une étroite allée, menant à une espèce de cul-de-sac qui contient l’abside de l’église Saint-Nicolas. C’est un coin lugubre et de haut goût, comme empli de bitume ; tout est noir, la pierre du sol, la couleur de l’air elle-même ; ça a un aspect austère et dur de robe de prêtre, c’est beau de nudité, de crudité et de brutalité. Sur la place, devant le portail, en plein soleil, des maçons taillaient des pierres, de grandes ravenelles accrochées aux angles des chapiteaux romans tranchaient par la joyeuseté de leurs tons jaunes avec la couleur sombre du vieil édifice ; mobiles et folâtres dans l’air, elles étaient là rien que pour montrer comme elles étaient jolies.

Château de Blois. — Du côté du nord, le château de Blois, dressé sur des murs formidables, présente une galerie à double arcade d’un charmant effet ; là était la chambre d’Henri III. À côté se trouve son oratoire, coïncidence qui n’a rien de rare en soi-même, mais qui frappe ici, dans cette âme où la volupté s’aiguisait de religion, où la cruauté se ravivait à la peur. Quand nous eûmes passé sous une voûte tournante et traversé la place, nous entrâmes dans la cour intérieure du château. Il y avait grande joie : la garnison avait reçu une bouteille de vin par homme, et les soldats portaient des brocs pleins d’un liquide bleu et s’apprêtaient à le boire à la santé du monarque dont la fête leur occasionnait ce régal. La cour du château est un carré régulier. Le côté de l’entrée, du temps de Louis XII, n’a qu’un seul étage avec une galerie soutenue par des colonnes courtes, couvertes de losanges, et est orné partout de la cordelière de la reine Anne et des hermines de Bretagne ; le côté gauche (sud), un peu antérieur, n’a pas été terminé, il est plus sobre d’ornementation, plus rude, plus reculé dans son moyen âge. En face, un corps de logis des plus bêtes, construction de Louis XIV, jure d’une manière détestable, avec son classique de collège et son goût sobre qui est le goût pauvre ; mais auprès d’elle éclate et reluit en grand costume la belle architecture du xvie siècle, celle de la bonne époque, avant l’envahissement du pilastre attique, avant que la Renaissance n’allât s’aplatir dans le grec abâtardi de Marie de Médicis. Sur ce corps de logis sont accrochés les deux plus délicieux escaliers du monde, bâtis à jour, ciselés d’un ciseau vivace et tout découpés, comme les hautes collerettes des grandes dames qui, il y a trois cents ans, en montaient les marches. Nous avons vu, au rez-de-chaussée, la salle où se tinrent les États de 1588. Un gentilhomme gascon y assista, envoyé par la noblesse de Bordeaux ; il dut, j’imagine, prendre peu de part aux discussions qui retentissaient sous ces voûtes de bois. Assis à l’écart, dans son élégant costume noir, et jouant avec une badine qu’il portait toujours, sans doute qu’il remâchait en lui-même quelque passage de Salluste ou quelque vers de Lucain que les circonstances présentes lui remettaient en mémoire. Sans passions au milieu de toutes ces passions hurlantes, sans croyances à côté de tant de convictions violentes, il était là comme le symbole de ce qui reste à côté de ce qui passe : il s’appelait Michel de Montaigne.

J’ai vu en dehors du château, sur une plate-forme d’où l’on découvre toute la ville et la Loire bordée de peupliers et la campagne à l’entour, remontant au ciel par de lentes perspectives insensibles, une tourelle qui sert à mettre les poudres de la garnison : c’était là qu’habitait Ruggieri, l’astrologue d’Henri III. On avait tendu du linge sur l’esplanade, les cordes où séchaient les chemises du concierge la zigzaguaient dans tous les sens ; la sentinelle qui veillait à la porte de la poudrière avait posé son fusil dessus, elle l’y balançait en équilibre et jouait à faire claquer le ressort de batterie en attendant qu’on la vînt relever de sa faction.

D’illustres hôtes ont dormi sous ces murs : Valentine de Milan, Isabeau de Bavière, Anne de Bretagne, Charles VIII, Louis XII, François Ier, Claude de France, Henri III, Catherine et Marie de Médicis, et les Guise qui y ont laissé leur sang ; il a coulé à cette place. Vainement l’œil le cherche encore sur le plancher, avec les prunes de Damus que le Balafré avait jetées à côté dans la salle des gardes en disant « qui en veut » ; on a bouché l’escalier par où il descendit dans la chambre du roi, on ne voit plus rien, et cependant on regarde.

Après avoir servi aux noces du duc d’Alençon avec Marguerite d’Anjou, à celles d’Henri IV avec Marguerite de Valois, et aux sanglantes tragédies des Guise, le château de Blois resta tout ouvert pour recevoir d’autres fortunes : Marie de Médicis y fut enfermée et s’enfuit par cette fenêtre qu’on montre encore ; en 1716, Marie-Casimir, reine de Pologne, l’habita ; en 1814, Marie-Louise s’y réfugia après la prise de Paris, et aujourd’hui les tourlourous y fument leur pipe et chantent la gaudriole ; le sang a été lavé, le bruit des sarabandes et des menuets s’est évanoui avec le rire des pages et les frôlements des robes à queue. Que reste-t-il de ce que l’histoire en sait ? et de tout ce qu’elle ne sait pas ? Ce qui est plus tentant à connaître et ce qu’on s’en va demandant aux vieux lambris, aux vieux portraits muets qui vous regardent, aux tombeaux vides qui bâillent, secret qu’ils gardent pour eux seuls et qu’ils se murmurent dans leur solitude. L’histoire est, comme la mer, belle par ce qu’elle efface : le flot qui vient enlève sur le sable la trace du flot qui est venu, on se dit seulement qu’il y en a eu, qu’il y en aura encore ; c’est là toute sa poésie et sa moralité peut-être ?

Le lendemain nous visitâmes une ruine plus ruinée : je parle de Chambord. Après nous être perdus dans la sotte campagne qui l’environne, nous y arrivâmes enfin par un long chemin dans le sable, au milieu d’un bois maigre, propriété de rentier gêné qui fait des coupes anticipées ; le château n’a ni jardin ni parc, pas le moindre arbuste, pas une fleur autour de lui ; il montre sa façade devant une grande place d’herbe grêle, au bas de laquelle coule une petite rivière. Quand nous sommes entrés un jeune chien s’est mis à aboyer ; la pluie tombait, l’eau coulait sur les toits et passait par les fenêtres brisées. On nous a introduits dans le logement du garde, où, en attendant que sa bonne, qui tient lieu de concierge, fût revenue de la messe, nous avons parcouru le livre des visiteurs.

Il est rempli de doléances légitimistes, jérémiades sur le maître et la maison, vœux pour le retour de l’auguste exilé, etc. Un certain abbé Sam…, aumônier du presbytère de X…, a écrit ce vers magnifique :

On peut être boiteux sans cesser d’être droit.

Un anonyme plus hardi a fait cette variante :

On peut être exilé sans cesser d’être roi.

Quelqu’un, indigné sans doute, a écrit au beau milieu du livre : « ô mania ». Mais ce qui nous a le plus arrêtés, ce sont deux seuls mots : « Louise et Alfred » qui se trouvent perdus sous les marquis, les comtes, les chevaliers de Saint-Louis, les fils des victimes de Quiberon, les pèlerins de Belgrave-Square et toute cette racaille de noblesse postiche qui vit, comme le romantisme de M. de Marchangy, sur la sempiternelle poésie des tourelles, des damoiselles, du palefroi, des fleurs de lis de l’oriflamme de saint Louis, du panache blanc, du droit divin et d’un tas d’autres sottises aussi innocentes. Parmi tant de prétentions pleurardes, grimacières, arrogantes, ces simples noms d’inconnus nous ont paru avoir quelque chose de simple et de bon et de meilleur goût que tout le reste.

Château de Chambord. — Nous nous sommes promenés le long des galeries vides et dans les chambres abandonnées où l’araignée étend sa toile sur les salamandres de François Ier. Ce n’est pas la ruine de partout, avec le luxe de ses débris noirs et verdâtres, la broderie de ses fleurs coquettes et ses draperies de verdure ondulant au vent, comme des lambeaux de damas. C’est au contraire une misère honteuse qui brosse son habit râpé et fait la décente. On répare le parquet dans cette pièce, on le laisse pourrir dans cette autre. Vous sentez partout un effort stérile pour conserver ce qui meurt et pour rappeler ce qui a fui. Chose étrange ! cela est triste et cela n’est pas grand.

Et puis, on dirait que tout a voulu contribuer à lui jeter l’outrage, à ce pauvre Chambord, que le Primatice avait dessiné, que Germain Pilon et Jean Cousin avaient ciselé et sculpté. Bâti par François Ier, à son retour d’Espagne, après l’humiliant traité de Madrid (1526), monument de l’orgueil qui veut s’étourdir lui-même, pour se payer de ses défaites, c’est d’abord Gaston d’Orléans, un prétendant vaincu, qu’on y exile ; puis c’est Louis XIV qui d’un seul étage en fait trois, gâtant ainsi l’admirable escalier double qui allait d’un seul jet, lancé comme une spirale, du sol au faîte. Et enfin, c’est Molière qui y joue pour la première fois le Bourgeois gentilhomme, au deuxième étage, côté qui donne sur la façade, sous ce beau plafond couvert de salamandres et d’ornements peints dont les couleurs s’en vont. Ensuite on l’a donné au maréchal de Saxe ; on l’a donné aux Polignac, on l’a donné à un simple soldat, à Berthier ; on l’a racheté par souscription et on l’a donné au duc de Bordeaux. On l’a donné à tout le monde, comme si personne n’en voulait ou ne pouvait le garder. Il semble n’avoir jamais servi et avoir été toujours trop grand. C’est comme une hôtellerie abandonnée où les voyageurs n’ont pas même laissé leurs noms aux murs. Je n’y ai vu qu’un seul meuble, un jouet d’enfant ; un modèle de parc d’artillerie offert par le colonel Langlois au duc de Bordeaux, et précieusement conservé sous des couvertures de toile.

En allant par une galerie extérieure vers l’escalier d’Orléans, pour examiner les cariatides qui sont censées représenter François Ier, Mme de Châteaubriant et Mme d’Étampes, et tournant autour de la fameuse lanterne qui termine le grand escalier, nous avons, à plusieurs reprises, passé la tête par-dessus la balustrade, pour regarder en bas : dans la cour, un petit ânon, qui tetait sa mère, se frottait contre elle, secouait ses oreilles, allongeait son nez, sautait sur ses sabots. Voilà ce qu’il y avait dans la cour d’honneur du château de Chambord ; voilà ses hôtes maintenant : un chien qui joue dans l’herbe et un âne qui tette, ronfle, brait, fiente et gambade sur le seuil des rois !

[2]Le temps s’était radouci ; la pluie s’en était allée et le doux soleil du soir brillait quand nous arrivâmes à Amboise. Ici encore ce sont de ces bonnes rues de province comme à Blois : on y cause sur les portes, on y travaille dehors ; les femmes, presque toutes brunes, de figure douce et remarquablement jolies, ont d’excellents airs féminins, pleins d’une bénignité voluptueuse. Vous êtes en effet dans ce gras et doux pays de Touraine, pays du bon petit vin blanc et des beaux vieux châteaux et qu’arrose la Loire, le plus français des fleuves français. Les poses et les allures retiennent quelque chose du calme du Nord ; tandis que la vivacité du Midi anime, dans l’expression, le sourire ; et cependant, malgré le caractère bâtard qui résulte ordinairement de la fusion de nuances opposées, la Touraine me paraît avoir une originalité distincte, pas bien forte il est vrai, mais fine, intime, qui n’est ni prose ni poésie et qui s’exprimerait, je crois, d’un seul mot, si je ne craignais qu’on ne le prît dans une acception trop élevée : ce serait celui de prose chantée.

Comme nous traversions le pont d’Amboise — il y en a deux, la ville étant bâtie sur les deux rives de son fleuve et au milieu ayant une île ; — il y a deux ponts, disons-nous, mais c’est le second qui est beau, un de ces vénérables ponts, un de ces vieux ponts bossus, étroits, gris, racornis au soleil et à l’eau, où il semble, on ne sait pourquoi, qu’une traînée de cavaliers passant dessus avec des bruits d’armures et de pieds de chevaux allant au pas ferait un bon effet et où on regrette de ne pas entendre chanter, assis sur la borne, un mendiant aveugle tournant sa vielle, ou une gitana nu-pieds dans la poussière, secouant son tambourin dont le son court et brusque est emporté par le bruit large de l’eau qui passe sous les arches. Donc, pendant que nous étions sur le pont, nous vîmes apparaître, débusquant de la promenade au pied du château, la garde nationale du lieu qui s’en revenait de la revue. Sur trente hommes environ qu’ils étaient, cinq ou six portaient l’uniforme, les officiers seulement, le reste n’était que bisets, mais des bisets rares, vraiment en grande tenue avec des habits à queue de morue, des gilets jaunes et des gants noirs. Le dandysme du lieu consiste, je crois, dans cette affectation à mépriser le costume civique. Je dois avouer, à l’honneur d’Amboise, que je n’ai pas vu dans les rangs ou dans le rang (et je m’y attendais) aucun enfant habillé en artilleur tenant son papa par la main. Est-ce que cette monstruosité serait inconnue à cette bienheureuse ville ? ou bien la mode en est-elle passée ? ou bien les fortunes des particuliers ne sont-elles pas assez considérables pour atteindre à cette folle dépense ? N’importe, c’est honorable pour Amboise, car l’enfant habillé en artilleur et récitant des fables est le dernier degré de l’ignominie humaine.

Château d’Amboise. — Le château d’Amboise, dominant la ville qui semble jetée à ses pieds comme un tas de petits cailloux au bas d’un rocher, a une noble et imposante figure de château fort, avec ses grandes et grosses tours percées de longues fenêtres étroites, à plein cintre ; sa galerie arcade qui va de l’une à l’autre, et la couleur fauve de ses murs rendue plus sombre par les fleurs qui pendent d’en haut, comme un panache joyeux sur le front bronzé d’un vieux soudard. Nous avons passé un grand quart d’heure à admirer, à chérir la tour de gauche qui est superbe, qui est bistrée, jaune par places, noire dans d’autres, qui a des ravenelles adorables appendues à ses créneaux et qui est, enfin, un de ces monuments parlants qui semblent vivre et qui vous tiennent tout béants et rêveurs sous eux, ainsi que ces portraits dont on n’a pas connu les originaux et qu’on se met à aimer sans savoir pourquoi. Riez de cela, braves gens, on n’a pas écrit cette phrase pour vous.

On monte au château par une pente douce qui mène dans un jardin élevé en terrasse, d’où la vue s’étend en plein sur toute la campagne d’alentour. Elle était d’un vert tendre ; les lignes de peupliers s’étendaient sur les rives du fleuve ; les prairies s’avançaient au bord, estompant au loin leurs limites grises dans un horizon bleuâtre et vaporeux qu’enfermait vaguement le contour des collines. La Loire coulait au milieu, baignant ses îles, mouillant la bordure des prés, passant sous les ponts, faisant tourner les moulins, laissant glisser sur sa sinuosité argentée les grands bateaux attachés ensemble qui cheminaient, paisibles, côte à côte, à demi endormis au craquement lent du large gouvernail qui les remue, et au fond il y avait deux grandes voiles éclatantes de blancheur au soleil.

Des oiseaux partaient du sommet des tours, des angles des mâchicoulis, allaient se nicher ailleurs, volaient, poussaient leurs petits cris dans l’air, et passaient. À cent pieds sous nous, on voyait les toits pointus de la ville, les cours désertes des vieux hôtels et le trou noir des cheminées fumeuses. Accoudés dans l’anfractuosité d’un créneau, nous regardions, nous écoutions, nous aspirions tout cela, jouissant du soleil qui était beau, de l’air qui était doux et tout imbibé de la bonne odeur des plantes des ruines. Et là, sans méditer sur rien du tout, sans phraser, même intérieurement, sur quoi que ce soit, je songeais aux cottes de mailles souples comme des gants, aux baudriers de buffle trempés de sueur, aux visières fermées sous lesquelles brillaient des regards rouges ; aux assauts de nuit, hurlants, désespérés, avec des torches qui incendiaient les murs, des haches d’armes qui coupaient les corps ; et à Louis XI, à la guerre des amoureux, à d’Aubigné, et aux ravenelles, aux oiseaux, aux beaux lierres lustrés, aux ronces toutes chauves, savourant ainsi dans ma dégustation rêveuse et nonchalante, des hommes, ce qu’ils ont de plus grand : leur souvenir ; de la nature, ce qu’elle a de plus beau : ses envahissements ironiques et son éternel sourire.

Dans le jardin, au milieu des lilas et des touffes d’arbustes, s’élève la chapelle, bijou d’orfèvrerie lapidaire du xvie siècle, plus travaillé encore au dedans qu’au dehors, taillé à jour comme un manche d’ombrelle chinoise. Sur la porte un bas-relief très réjouissant représente la rencontre de saint Hubert avec le cerf mystique qui porte un crucifix entre les cornes. Le saint est à genoux ; plane au-dessus un ange qui va lui mettre une couronne sur son bonnet ; à côté, son cheval regarde de sa bonne figure d’animal ; ses chiens jappent, et, sur la montagne dont les tranches et les facettes figurent des cristaux, le serpent qui rampe avance sa tête plate au pied d’arbres ressemblant à des choux-fleurs. C’est l’arbre qu’on rencontre dans les vieilles bibles, sec de feuillages, gros de branches et de tronc, qui a du bois et du fruit, mais pas de verdure ; l’arbre symbolique, l’arbre théologique et dévot, presque fantastique dans sa laideur impossible. Non loin de là, saint Christophe porte Jésus sur ses épaules et saint Antoine est dans sa cellule, bâtie sur un rocher ; le cochon rentre dans son trou ; on n’en aperçoit que son derrière et sa queue terminée en trompette, tandis que près de lui un lièvre sort les oreilles de son terrier.

Ce bas-relief sans doute est un peu lourd et d’une plastique qui n’est pas rigoureuse. Mais il y a tant de vie et de mouvement dans ce bonhomme et ses animaux, tant de gentillesse et de bonne foi dans les détails, qu’on donnerait beaucoup pour emporter ça et pour l’avoir chez soi. Ça vaudrait bien les statuettes genre moyen âge qu’on trouve chez les coiffeurs, les sujets équestres d’Alfred de Dreux qu’on trouve chez les filles entretenues, et la Putiphar de M. Steuben qu’on ne trouve, Dieu merci, nulle part.

Dans l’intérieur du château, l’insipide ameublement de l’Empire se reproduit dans chaque pièce avec ses pendules mythologiques ou historiques et ses fauteuils de velours à clous dorés. Presque toutes sont ornées des bustes de Louis-Philippe et de Mme Adélaïde. La famille régnante actuelle a la rage de se reproduire en portraits. Elle peuple de sa figure tous les pans de murs, toutes les consoles et les cheminées où elle peut l’y établir ; mauvais goût de parvenu, manie d’épicier enrichi dans les affaires et qui aime à se considérer avec du rouge, du blanc et du jaune, avec ses breloques au ventre, ses favoris au menton et ses enfants à ses côtés.

On a construit sur une des tours, en dépit du bon sens le plus vulgaire, une rotonde vitrée pour faire une salle à manger. De là, la vue qu’on découvre est superbe. Mais le bâtiment est d’un si choquant effet, qu’on aimerait mieux, je crois, ne rien voir ou aller manger à la cuisine.

Pour regagner la ville, nous avons descendu par une tour qui servait aux voitures à monter jusque dans la place. La pente douce, garnie de sable, tourne autour d’un axe de pierres comme les marches d’un escalier et la voûte est, de place en place, éclairée par le jour rare des meurtrières. Les consoles où s’appuie l’extrémité intérieure de l’arc de voûte portent des sujets grotesques ou obscènes. Une intention dogmatique semble avoir présidé à leur composition. Il faudrait prendre l’œuvre à partir d’en bas, qui commence par l’Aristoteles equitatus (sujet traité déjà sur une des miséricordes du chœur de la cathédrale de Rouen), et l’on arrive, en suivant les transitions, à un monsieur qui s’amuse avec une dame dans la posture perfide recommandée par Lucrèce et par l’Amour conjugal. La plupart des sujets intermédiaires ont du reste été enlevés, au grand désespoir des chercheurs de fantaisies drolatiques, enlevés de sang-froid, exprès, par décence, et comme nous le disait, d’un ton convaincu, le domestique de Sa Majesté, « parce qu’il y en avait beaucoup qui étaient inconvenants pour les dames ».

[3]Personne ne peut m’accuser de m’avoir entendu gémir sur n’importe quelle dévastation que ce soit, sur n’importe quelle ruine ni débris ; je n’ai jamais soupiré à propos du ravage des révolutions ni des désastres du temps ; je ne serais même pas fâché que Paris fût retourné sens dessus dessous par un tremblement de terre ou se réveillât un beau matin avec un volcan au beau milieu de ses maisons, comme un gigantesque brûle-gueule qui fumerait dans sa barbe : il en résulterait peut-être des aquarelles assez coquettes et des ratatouilles grandioses dans le goût de Martins. Mais je porte une haine aiguë et perpétuelle à quiconque taille un arbre pour l’embellir, châtre un cheval pour l’affaiblir ; à tous ceux qui coupent les oreilles ou la queue des chiens, à tous ceux qui font des paons avec des ifs, des sphères et des pyramides avec du buis ; à tous ceux qui restaurent, badigeonnent, corrigent, aux éditeurs d’expurgata, aux chastes voileurs de nudités profanes, aux arrangeurs d’abrégés et de raccourcis ; à tous ceux qui rasent quoi que ce soit pour lui mettre une perruque, et qui, féroces dans leur pédantisme, impitoyables dans leur ineptie, s’en vont amputant la nature, ce bel art du bon Dieu, et crachant sur l’art, cette autre nature que l’homme porte en lui comme Jéhovah porte l’autre et qui est la cadette ou peut-être l’aînée. Qui sait ? C’est du moins l’idée d’Hégel que l’école empirique a toujours trouvée fort ridicule — et moi ?

Moi, j’ai des remords d’avoir eu la lâcheté de n’avoir pas étranglé de mes dix doigts l’homme qui a publié une édition de Molière « que les familles honnêtes peuvent mettre sans danger dans les mains de leurs enfants » ; je regrette de n’avoir pas à ma disposition, pour le misérable qui a sali Gil Blas des mêmes immondices de sa vertu, des supplices stercoraires et des agonies outrageantes ; et quant au brave idiot d’ecclésiastique belge qui a purifié Rabelais, que ne puis-je dans mon désir de vengeance réveiller le colosse pour lui voir seulement souffler dessus son haleine et pour lui entendre pousser sa hurlée titanique !

Le beau mal, vraiment, quand on aurait laissé intactes ces pauvres consoles où l’on devait voir de si jolies choses ; ça faisait donc venir bien des rougeurs aux fronts des voyageurs, ça épouvantait donc bien fort les vieilles Anglaises en boa, avec des engelures aux doigts et leurs pieds en battoirs, ou ça scandalisait dans sa morale quelque notaire honoraire, quelque monsieur décoré qui a des lunettes bleues et qui est cocu ! On aurait pu au moins comparer ça aux coutumes anciennes, aux idées de la Renaissance et aux manières modernes, qu’on aurait été retremper aux bonnes traditions, lesquelles ont furieusement baissé, depuis le temps qu’on s’en sert. N’est-ce pas, monsieur ? Qu’en dit madame ?

Mais il y a des heures où l’on est en plus belle humeur que d’autres. L’excellent dîner que nous fîmes à Amboise et dont nous avions besoin (ayant de tout le jour plus nourri la Muse que la Bête) nous remit un peu de calme dans les veines et le soir, trottant lestement sur la route de Chenonceaux, nous fumions nos pipes et humions l’odeur de la forêt dans un état très satisfaisant.

Avant de nous mettre au lit, nous avions été nous livrer au même passe-temps sous les arbres qui entourent le château. La pluie tombait sur les feuilles vertes ; à l’abri sous elles, le dos appuyé sur le tronc des gros charmes, et cirant le cuir de nos chaussures sur la mousse humide, nous nous amusions du bruit des gouttes d’eau qui tombaient sur nos chapeaux.

Château de Chenonceaux. — Je ne sais quoi d’une suavité singulière et d’une aristocratique sérénité transpire au château de Chenonceaux. Placé au fond d’une grande allée d’arbres, à quelque distance du village, qui se tient respectueusement à l’écart, bâti sur l’eau, entouré de bois, au milieu d’un vaste parc à belles pelouses, il lève en l’air ses tourelles, ses cheminées carrées. Le Cher passe en murmurant au bas sous ses arches dont les arêtes pointues brisent le courant. Son élégance est robuste et douce et son calme mélancolique sans ennui ni amertume.

Vous entrez par une salle en ogives qui servait autrefois de salle d’armes, et où, malgré la difficulté de semblables ajustements, quelques armures qu’on y a mises ne choquent point et semblent à leur place. Partout, du reste, les tentures et les ameublements de l’époque sont conservés avec intelligence. Les vénérables cheminées du xvie siècle ne recèlent pas, sous leur manteau, les ignobles et économiques cheminées à la prussienne qui savent se nicher sous de moins grandes.

Dans les cuisines contenues dans une arche du château, une servante épluchait des légumes, un marmiton lavait des assiettes, et, debout aux fourneaux, le cuisinier faisait bouillir pour le déjeuner un nombre raisonnable de casseroles luisantes. Tout cela est bien, a un bon air, sent son honnête vie de château, sa paresseuse et intelligente existence d’homme bien né. J’aime les propriétaires de Chenonceaux.

N’y a-t-il pas, d’ailleurs, partout de bons vieux portraits à vous faire passer de longues heures en vous figurant le temps où vivaient leurs modèles, et les ballets où tournoyaient les vertugadins de ces belles dames roses, et les bons coups d’épée que ces gentilshommes s’allongeaient avec leurs rapières. Voilà une des tentations de l’histoire. On voudrait savoir si ces gens-là ont aimé comme nous et les différences qu’il y avait entre leurs passions et les nôtres. On voudrait que leurs lèvres s’ouvrissent, pour nous dire les récits de leur cœur, ce qu’ils ont fait autrefois, même de futile, quelles furent leurs angoisses et leurs voluptés. C’est une curiosité irritante et séductrice, une envie rêveuse de savoir, comme on en a pour le passé inconnu d’une maîtresse, afin d’être initié à tous les jours qu’elle a vécus sans vous et d’en avoir sa part. Mais ils restent sourds aux questions de nos yeux ; ils restent là, muets, immobiles dans leurs cadres de bois ; nous passons. Les mites picotent leur toile, on les revernit, ils sourient encore que nous sommes pourris et oubliés. Et puis d’autres viennent aussi les regarder jusqu’au jour où ils tomberont en poussière, où l’on rêvera de même devant nos propres images.

Et l’on se demandera ce qu’on faisait dans ce temps-là, de quelle couleur était la vie, et si elle n’était pas plus chaude.

[4]Il y a, par exemple, deux grands portraits à cheval de MM. de Beauvilliers, l’un amiral, l’autre colonel de cavalerie ; ils sont bottés jusqu’aux cuisses, en grand habit vert, blanchi aux épaules par les tire-bouchons poudrés de leurs perruques, gantés à la crispin, coiffés du petit chapeau, et droits, fichés sur leur grosse mecklembourgeoise qui, rassemblée sur ses jarrets de derrière, se cabre convenablement pour faire le fougueux. Il vous revient là devant comme un souvenir des carrousels de Louis XIV et des grandes chasses à courre, avec des lévriers jaunes à taches blanches, une nuée de piqueurs en livrée entourés des meutes aboyantes, et les grandes trompes passées autour du corps, sonnant dans les clairières des hallalis prolongés.

Sur un dessus de porte une toile de chevalet vous montre de face la belle Gabrielle d’Estrées, nue jusqu’à la ceinture ; un gros collier de perles du même ton blond que sa peau pend sur sa poitrine, sa coiffure blonde, montée et crépelée, donne à son visage un air étonné plein d’une agacerie naïve ; à côté d’elle sa sœur, vue de dos, nue également jusqu’aux reins, détourne sa mine brune et vous regarde curieusement, tandis que, dans le fond, une paysanne en bavolet rouge et en cape blanche présente le sein à M. le duc de Vendôme, charmant maillot, tout ficelé et raide dans ses linges, qui écarquille les yeux, tend les bras et rit de sa petite bouche rose aux agaceries de sa bonne nourrice.

Nous avons encore remarqué, dans l’appartement qui sert de salon et où se trouve sur une table la masse d’armes de François Ier, un beau portrait de Rabelais, figure bistrée, hilarante, sanguine, robuste, yeux petits et vifs, cheveux rares, barbe et menton de satyre, c’est évidemment le type d’après lequel on a fait tous les portraits du grand homme. Celui d’Isabeau de Bavière, au-dessous un peu à gauche, est singulièrement expressif : elle n’est pas coiffée de son grand bonnet pointu, que je lui avais vu ailleurs, et ce n’est plus la tête pâle et dolente du musée de Versailles ; une espèce de coiffure plate, à l’italienne, couvre les longs bandeaux blonds, à demi défaits, qui entourent sa figure blanche, à la fois sympathique et ardente, pleine d’irrésolutions et d’élans contrariés, elle a les lèvres avancées, le menton court et de grands yeux verts dont l’expression pleurarde est relevée par les bourrelets rouges de ses paupières inférieures.

Il y a encore sur tous les murs beaucoup d’autres toiles qu’on voudrait regarder plus longtemps tout seul et bien à son aise, sans qu’un concierge fût sur vos talons, tenant la clef de la porte à la main et vous invitant du geste à vous dépêcher d’en finir. Je me rappelle encore un portrait en pied de Louis XIII en Apollon, avec son menton pointu, ses petites moustaches droites et sa grande perruque noire qui retombe sur ses épaules et ombrage sa figure triste. Je n’ai jamais pensé à Louis XIII sans une certaine douleur, il me semble que c’est l’homme qui s’est le plus ennuyé sur la terre.

Nous n’avons pas pu entrer dans la salle du spectacle où fut joué le Devin de village, on la réparait ; mais nous avons vu un bon portrait de Mme Dupin par Nattier. La figure est brune, éveillée, coquette, le nez retroussé, les lèvres roses, le regard noir et droit, l’air franc, amical, fripon et bon enfant, plus spirituel de beaucoup que celui de Mme d’Humières, par exemple, avec sa bouche rose en cœur si sensuelle et tout humide.

Je ne parlerais plus de toutes ces belles dames, si le grand portrait de Mme Deshoulières, en grand déshabillé blanc, debout (c’est du reste un noble visage et, comme le talent si décrié et si peu connu de ce poète, meilleur peut-être au second aspect qu’au premier), ne m’avait rappelé par le caractère infaillible de la bouche, qui est grosse, avancée, charnue et charnelle, la brutalité du portrait de Mme de Staël, par Gérard. Quand je le vis, il y a deux ans, à Coppet, la fenêtre était ouverte, le soleil l’éclairait en face, je ne pus m’empêcher d’être frappé par ces lèvres rouges et vineuses, par ces narines larges, reniflantes, aspirantes. La tête de George Sand offre quelque chose d’analogue. Chez toutes ces femmes à moitié hommes, la spiritualité ne commence qu’à la hauteur des yeux. Le reste est resté dans les instincts du sexe. Presque toutes aussi sont grasses et ont des tailles viriles : Mme Deshoulières, Mme de Sévigné, Mme de Staël, G. Sand et Mme Colet. Je ne connais que Mme Annaïs Ségalas qui soit maigre.

Nous avons vu dans la chambre de Diane de Poitiers, le grand lit à baldaquin de la royale concubine, tout en damas bleu et cerise. S’il m’appartenait, j’aurais bien du mal à m’empêcher de ne m’y pas mettre quelquefois. Coucher dans le lit de Diane de Poitiers, même quand il est vide, cela vaut bien coucher avec quantité de réalités plus palpables. N’a-t-on pas dit qu’en ces matières le plaisir n’était qu’imagination ? Concevez-vous donc alors, pour ceux qui en ont quelque peu, la volupté singulière, historique et xvie siècle, de poser sa tête sur l’oreiller de la maîtresse de François Ier et de se retourner sur ses matelas ? (Oh ! que je donnerais volontiers toutes les femmes de la terre pour avoir la momie de Cléopâtre !) Mais je n’oserais pas seulement, de peur de les casser, toucher aux porcelaines de Catherine de Médicis qui sont dans la salle à manger, ni mettre mon pied dans l’étrier de François Ier, de peur qu’il n’y restât, ni poser les lèvres sur l’embouchure de l’énorme trompe qui est dans la salle d’armes, de peur de m’y rompre la poitrine.

[5]Nous lui avons cependant dit adieu, à ce pauvre Chenonceaux, nous l’avons laissé avec ses beaux souvenirs, ses beaux portraits, ses belles armes et ses vieux meubles, dormant au bruit de sa rivière roucoulante, à l’ombre de ses grands arbres, sur son herbe verte ; et pleins de bonne humeur et les gourdes remplies, nous avons fait l’inauguration de nos sacs en allant à pied gagner Bléré, pour de là nous rendre à Tours en carriole.

Cette promenade n’a rien de récréatif, c’est une longue prairie assez maigre avec de rares peupliers pâles.

À Bléré, pendant qu’on donnait l’avoine au cheval et qu’on tirait de la remise le cabriolet qui s’y rongeait aux vers, comme un vieux roquefort oublié dans une armoire, nous avons été voir l’église où commence le goût d’ornements rococo, fleurs artificielles, rubans, pompons, guirlandes de papier peint, si remarquable à quelques lieues plus loin, dans les villes de l’Anjou, province qui semble avoir conservé de ses anciens maîtres des prédilections italiennes.

Jusqu’à Tours vraiment la route est belle, la campagne est ample et nourrie, riche à l’œil et bien portante, sans les exubérances presque sombres de la Normandie, ni les finesses de lumière du Midi. On passe sous de beaux arbres qui recouvrent le chemin comme des berceaux, ou au milieu de larges prairies qu’égayent çà et là des villes et des clochers, et, à partir de Montlouis, on va tout le long de la Loire, rencontrant l’un après l’autre, se succédant et revenant sans cesse, des châteaux au haut des collines, des vignes à côté des blés, des îles oblongues avec une couronne de peupliers et une frange de roseaux. Le vent est tiède sans volupté, le soleil doux sans ardeur ; tout le paysage enfin joli, varié dans sa monotonie, léger, gracieux, mais d’une beauté qui caresse sans captiver, qui charme sans séduire et qui, en un mot, a plus de bon sens que de grandeur et plus d’esprit que de poésie : c’est la France.

II

Tours. — Saint-Julien ; portail nu d’un roman superbe ; trois charmants pleins cintres au haut ; intérieur délabré, magasins ; transept de gauche couvert de toiles d’araignée, magnifique de ton ; au fond par la porte on voyait un bazar parisien ambulant.
Plessis-lès-Tours ; rue dans une campagne plate ; grand enclos de murs. — Maison de Tristan, petite, à ogive, ouverte. — Cathédrale de la fin du xve siècle, ornée, lourde, intérieur plus pur, magnifique serrurerie dans le chœur.
Chinon. — À gauche en descendant la côte, les tours du château. — Vue du château, à l’ombre duquel la ville est bâtie. — Chinon à l’air resserré, comprimé entre la Vienne et le château ; elle a été forcée de s’étendre en long. — À partir du pied, de l’endroit où le terrain monte, c’est la ville vieille, rues tortueuses et les voûtes silencieuses, les coques noires comme à Carcassonne et à Provins ; les ânes paissent dans les rues, les m..... de Gargantua s’écrasent sous vos pieds. — Le château sur la hauteur, forme d’un carré long alterné de tours rondes et carrées ; des arbres dans les fossés et de l’herbe qui remonte au mur. — Du côté de la tour d’Agnès Sorel, du côté opposé a la ville, le cimetière est au pied des tours ; deux gros noyers. — La tour de la cage de fer a trois étages. — Dans les deux étages inférieurs (la cage était dans le premier) il y avait une cheminée, anneau au plafond, inscriptions de prisonniers, chapelets, saints ciboires. — Partout au milieu des ruines, des lilas en fleur, de l’herbe. — Dans la chambre où Jeanne d’Arc a été reçue, des narcisses en fleur et des églantiers penchés les uns sur les autres. — À la tour qui sert d’entrée on voit la coulisse de la herse. — Partout à Chinon je cherche le souvenir de Rabelais et je ne trouve rien ; Rabelais au reste est-il un génie local ?
De Chinon à Fontevrault, route charmante avec des sinuosités entre la verdure ; ce sont de grands arbres à large touffe. La nuit nous prit avant.
Fontevrault, enfoncé un peu comme Jumièges, sans que l’on voie grande colline autour de l’abbaye. — Ce qu’il y a de plus curieux, c’est l’église dont l’abside (extérieure) est d’un beau roman avec des rotondes attenantes. — Salle capitulaire d’un gothique primitif ; cloître, gothique comme celui de Saint-Wandrille. — Directeur en robe de chambre bleue dans son cabinet, bègue, pointu, grand ignorantin. — Prisonniers au réfectoire, à la promenade, un à un, en silence forcé, à la queue du loup. — Pauvre Robert d’Arbrissel, âme d’amour, te doutais-tu de ces choses honteuses ? — Gendarmes, troupiers d’Afrique.
De Fontevrault à Saumur. — Par le soleil qui chauffait les roches couvertes de verdure ; singulier pays pour sa douceur. — L’Anjou me semble une espèce de Normandie.
Saumur. — Officiers de cavalerie en costume de cheval. — Église. — Petites rues mal pavées, tortueuses avec des fleurs aux fenêtres. — Église Notre-Dame, rotonde. — Panthéon d’Agrippa. À gauche en entrant, sous une roche artificielle sombre et profonde, une femme en robe blanche, à manches à gigot, avec deux mèches de cheveux noirs, une qui pend à côté, l’autre qui passe sur sa taille, elle couchée au milieu des pierres, sur des rochers ; l’ombre de la voûte contraste avec le blanc du vêtement et la pâleur du visage. Malgré le laid de l’invention et le mauvais goût de tout cela il y a là quelque chose qui frappe et qu’on se rappelle. — Un saint Siméon de Philippe de Champagne ; belle tête du saint, blonde, éclairée, douce, émue ; un enfant à gauche qui marche. — Saint-Pierre, entrée latérale charmante, d’un roman exquis, mais ce qu’il y a de plus beau, c’est la couleur de la pierre qui est verte, bleue, etc. ; les chapelles intérieures sont couvertes de fleurs ; il y en a une qui représente une passion avec des rochers en relief en toile peinte ; partout l’élément moyen âge ogival disparaît sous le badigeon et sous l’ornementation italienne. La foi est évidemment aux chapelles, c’est là qu’on va ; les gravures religieuses sont entrelacées de guirlandes de lierre (comme à Bléré au petit autel latéral). — L’Anjou sent l’Italie. Est-ce souvenir ? reste d’influence ? ou l’effet de la douce Loire, le plus sensuel des fleuves de France ? — Nantilly est d’un roman pur, le plein cintre est large et fort ; on y monte par une pente, ancien escalier de cailloux ; elle est entourée de grands arbres. Comme ce serait beau sans l’affreuse couleur blanche !
L’allée couverte de Bagneux, large d’environ douze pas, longue d’à peu près trente, haute de huit pieds ; pierres monstrueuses ; la pluie tombait par les interstices et faisait des flaques d’eau dans l’intérieur ; deux trous dans le pan du fond laissant passer un jour vif et blanc ; les feuilles des arbres brillaient sous la pluie qui ruisselait ; l’intérieur des pierres était vert par places, plus blanc dans d’autres. — Conducteur inepte de notre américaine. — Troupeau de bœufs vendéens que nous avons croisés. — Art de la taille des arbres publié par l’Administration des ponts et chaussées ; l’idéal de l’ineptie et la haine de la nature s’est réalisé à Saumur sur la route de Poitiers, en sortant de Saumur. — Nos hôtes. — Encore le veau ! — Le salon de province : le velours d’Utrecht rouge paraît être, comme le veau, une des bases des mœurs de la province. — Le veau est parmi la viande de boucherie la viande universitaire et académique.
De Saumur à Ancenis par la Loire. — Fleuve doux, large, étendu, mais les peupliers donnent quelque chose de grêle au paysage. — Tours rondes à Angers. — Saint-Florent à gauche sur une hauteur. — Mais la Seine est plus belle ; je ne mets la Loire qu’après la Seine et le Rhône ; nulle part je ne vois rien de pareil à Dieppedalle, à la Mailleraye, à Caudebec ; la Loire est plus française, plus douce, plus bourgeoise, plus prose. — Bateau à vapeur : la jeune fille et sa mère ; figure blanche froide ; l’officier de cavalerie, sa femme et son moutard ; des MM. Le bateau à vapeur est le bateau à vapeur.
Ancenis est ce qu’on appelle une affreuse petite ville, mal pavée, tortueuse, avec des maisons grises et pauvres, comme les petites villes du Languedoc, mais son dénuement lui donne un chic étrange ; personne dans les rues. — L’Hôtel de la Marine, femme de 40 ans, grasse, gracieuse ; la grand’mère, les deux petites filles ; les MM. de la table d’hôte s’ennuyant fort du pays et convoitant les délices de la capitale. — Jolie vue sur la Loire, une des plus belles du fleuve à coup sûr. — L’église est d’un nu rare et d’une ineptie curieuse : trois pyramides au pied d’une croix de la mission bardées du haut en bas de cœurs percés de flèches ; baldaquins en marbres ; ornements d’un goût déplorable. — Le château n’a plus que ses murs extérieurs garnis de créneaux et les deux grosses tours d’entrée dont l’une porte encore un boulet de pierre. L’intérieur est délabré, occupé par un jardin potager ; la concierge nous y promène avec ses enfants. Des ravenelles, des ronces, les belles plantes vivaces, les belles feuilles vertes se cramponnent partout, pendent dans les coins ; la vue du haut du donjon est singulièrement contrariée par l’aspect du pont suspendu. — Atroce charge de la pierre druidique dans la plaine druidique. — Plaisanterie pleine d’à-propos de mon honorable ami sur la pierre branlante.
D’Ancenis à la Meilleraye, le paysage est triste quoique vert et fourni. Partout des enclos, des haies ; il y a quelque chose de sombre et de méfiant dans la campagne. On rencontre peu de monde quoique ce soit le dimanche ; les petites filles ont de grands bonnets comme les femmes qui sont toutes fort laides ; on voit des jeunes filles assises par deux ou trois au bord des fossés, tournant le dos à la grande route. — Les genêts se multiplient à mesure qu’on avance, les arbres deviennent plus forts et plus petits, plus râblés. — À Priaillé, procession avec des drapeaux blancs. — Notre conducteur, normand de Domfront, cheveux presque blancs, yeux noirs qui me rappellent ceux du père Langlois, déteste les chouans ; en 1831 il ne nous aurait pas conduits par là pour 100, 000 francs.
La Meilleraye est à découvert au milieu des bois abattus. — À la porte, des bœufs entraient comme nous sortions. — On nous a introduits au premier dans une salle de réception élevée, avec des fauteuils xviiie siècle ; air moitié monacal moitié château de campagne. Un moine est venu nous demander si nous n’avions pas besoin de quelque chose ; puis le frère hôtelier pour nous demander nos noms. On nous a menés à la chapelle, puis au parloir. Deux moines blancs sont venus se prosterner à nos pieds à plat ventre ; ils nous ont reconduits à la chapelle le temps de dire un ave et un credo et sont revenus dans le parloir nous lire un passage de l’Imitation n° 3, ch. xx. — Dîner dans une grande salle, nappe assez propre, couverts de fer. Un vieil abbé breton, petite figure ouverte, cheveux blancs, a servi des œufs durs à l’oseille, une espèce de bouillie en colle que j’avais prise pour des mattes, des pruneaux cuits. — J’ai pensé à la vertu grotesque et théologique que Henri Estienne leur attribue dans son apologie pour Hérodote. — Figures : à ma gauche, un ancien militaire, calotte de laine, nez retroussé, favoris empire, l’air du carliste panné, grand amateur de beurre salé ; à ma droite, un paysan en faillite ? en face, grand jeune homme, bouche épaisse, mystique, mains fortes, tout à fait mystique ; en face, un curé d’environ 40 ans, homme de puissante encolure et de bonnes manières, en pénitence probablement ; à gauche, de mon côté, un vicaire en cheveux blancs, bas du visage singulièrement charnel et ignoble, front droit et assez intelligent, fort en chimie selon le vieil abbé breton qui a fait la conversation avec nous dans le jardin après le dîner. — Parmi les pensionnaires un affreux petit bonhomme en habit noir, casquette par-dessus son bonnet de soie noire.
La chapelle. — Après le salve nous sommes descendus de la tribune, les moines se sont mis à genoux, nous sommes au milieu d’eux pour réciter des litanies à la Vierge. La chapelle de la Vierge était tendue d’un rideau blanc ouvert comme un lit, l’autel avait un transparent rose recouvert de dentelles ; des fleurs artificielles ou vraies entouraient la femme de plâtre ; on a allumé les cierges et les voix sont parties. Il y avait dans l’arrangement de tout cela quelque chose de voluptueux, de conjugal ; ces pauvres hommes avaient l’air d’avoir préparé avec amour la couche de leur épouse céleste. Les voix étaient fortes, puissantes ; l’énergie de la vie y rapparaissait, s’y faisait jour. Quand nous sommes entrés dans l’église, il faisait jour encore ; le soleil, comme l’ironie de la nature, colorait en rose les parois et la muraille blanchies à la craie. — Agent voyer ami de l’établissement. — Dur noviciat des moines. — On ménage la vie de l’abbé à cause des droits de mutation à payer, aussi couche-t-il sur un matelas. — Trait de la mort de la mère d’un des moines annoncée au réfectoire. (Écrit le dimanche 9 mai dans la cellule de Saint-Théodore, 10 heures du soir.)
Dans le parloir, parmi les objets à vendre, une gravure intitulée « les faux plaisirs ». On voit sur le premier plan un adolescent vêtu d’une robe, tenant un chapelet à la main et regardant en haut ; dans le ciel des anges jouent de la viole, avec leurs ailes pointues ; sur la terre, au contraire, on voit deux demoiselles décolletées et en manches à gigot dont l’une joue de la guitare et l’autre danse (celle-là a des manches à sabot et des bracelets), elles charment un jeune troubadour en veste et en culotte courte portant des favoris et leur jetant un regard en coulisse ; au fond un lac avec des peupliers. Il y a écrit au-dessous :

La volupté vous tente,
Fuyez, ne cédez pas,
Une joie innocente
Suivra tous vos combats.

On n’est pas venu me réveiller à 2 heures pour aller aux matines, la nuit s’est passée assez mal dans un lit taché de sang. Le matin, un matin gris et pâle, le déjeuner avec les mêmes inconcevables pensionnaires. Il y a une grande tristesse dans la nécessité de se lever de bonne heure pour manger. — Visite dans l’établissement : dans les ateliers pas de chants, un silence stupide ; salutations dans les corridors quand les moines vous rencontrent ; le petit bœuf dont on tournait les cornes ; ils ne nous ont pas parlé et ils voyaient que nous avions besoin d’explications, mais leurs yeux ! Deux moines en retraite dans le chapitre ; ceux-là vraiment jouaient bien ; au fond le siège de l’abbé avec la crosse. Réfectoire, couvert en bois, odeur humide et fade. — On pue beaucoup dans ce lieu de sainteté ! — Le réfectoire ainsi que le dortoir sont des lieux qu’on respecte spécialement, il n’est pas permis même aux étrangers d’y parler. — Le dortoir est d’une seule couleur et d’un bel aspect austère, gris couleur de bois ; le plafond comme le plancher est de bois, lit à colonnes carrées allant jusqu’au plafond ; entre chaque lit il y a un petit rideau en toile à matelas ; une paillasse ; un pot de chambre sous chaque lit. — Cimetière, toutes tombes pareilles avec des croix noires ; la seule différence est qu’aux moines on met la croix aux pieds, aux abbés à la tête. — Le frère hôtelier n’avait pas au cimetière la tenue confite des ecclésiastiques, il marchait sur les tombes sans façon. — Ce qu’il y a de mieux à la Meilleraye.
Nous étions si pressés d’en partir que nous n’avons pas attendu la messe. — Notre joie dans les champs, portant le sac, retrouvant la liberté et le soleil. — Au bourg, après une omelette qui nous a paru excellente et des rognons délicieux, nous avons été dans le bois fumer sous les arbres.
Nort, indescriptibles fresques.
L’Erdre s’élargit tout à coup, gentille rivière avec de jolis aspects, des arbres dans le goût des vieilles gravures xviie siècle, où on voit un homme pêcher à la ligne en culottes courtes, en chemise bouffante au nombril, tandis qu’à côté de lui une bergère arrange des fleurs dans son tablier et qu’un chien est couché à plat ventre sur le foin. — Nous retrouvons sur le bateau les MM. de la Meilleraye, le gros beau et le petit cancre en lunettes, que nous avons vus tout à l’heure s’agenouiller dans l’église de Nort. — Canotiers peu habitués aux lorgnons. — Verrières. — Entrée à Nantes ; nous y travaillons depuis avant-hier matin. (13 mai, 10 heures, Nantes.)
Ce sommaire a été développé par Maxime Du Camp.

III

Nantes. — Grand lieu ; danses ; bonnet de flanelle blanche.
Musée : Élisabeth par Tibaldi. Prodigieuse fraise à gros tuyaux, brodée de noir ; menton avançant, figure longue, grands yeux bleus sortis, roulant, très animés ; sourcils ébouriffés à la base ; lèvre inférieure grosse, front haut, chevelure blond roux haut montée, avec des œillets rouges sur le côté gauche ; elle est vêtue de noir et passe la main droite dans une chaîne d’or qui lui pend du cou.
Scène de carnaval de Lancret. Dans une grande chambre boisée une dame en corsage jaune et en jupon rose, avec de longs repentirs aux bras, est entre un pierrot et un danseur qui l’invite. On regarde autour. La teinte générale brun de madère est relevée par le costume rose et jaune de la dame et par l’habit gris des deux danseurs qui l’entourent.
Id. Camargo dansant en plein vent, robe de satin blanc avec des rubans bleus, des guirlandes de roses ; à sa droite un joueur de tambour et de fifre ; à gauche un violon, un basson, une femme qui regarde.
Un portrait de femme de Murillo : robe bleue, figure terreuse, ton verdâtre, yeux noirs, retroussés, mystiques et profonds ; elle tient un petit livre ; bandeaux noir de suie mal peignés, air idiot et profond.
Apollon et statues nues avec des feuilles de vigne en fer-blanc découpé.
Adoration des mages, avec des nègres, des gens qui regardent aux fenêtres ; figure stupide et crâne déprimé de celui qui est aux pieds du Seigneur.
Tableau de Daniel dans la fosse, de Zigler.
Musée d’histoire naturelle : deux petits fœtus de cochons ; id. d’hommes ; modèles de têtes de nègre et de chimpanzé, oreilles saillantes de la tête. Tête boucanée d’habitant du fleuve des Amazones, on lui a mis des dents dans les yeux ; à côté sont le collier et le bonnet de plumes bizarres. Tête boucanée de la Zélande, tatouage, soleils qu’on distingue encore sur son cuir brun, chevelure négligée, longues mèches pleines de férocité et de volupté !
Maison de la duchesse de Berry : impression triste, toute petite chambre, un sale papier bleu gris, nue, une table, plaque.
Château : tours, boulets et canon, pantalon rouge passant par une fenêtre, troupiers dormant sur l’herbe.
Cathédrale, vilaine à l’intérieur, trop courte à l’extérieur ; belle nef d’un beau jet, mais d’une vilaine voûte ; réparations de menuiserie en pitoyable chic moyen âge. — Aux chapelles, femme qui priait près d’un confessionnal. — Tombeau de François II, charmantes figures des petits anges qui portent les coussins. — À côté de l’église une boutique de « mercerie et objets de piété ».
Clisson, au confluent de la Sèvre et de la Moine. — Cascade qui gâte l’effet de ce paysage simple. — Toits plats en tuile. — Le château, les prodigieux lierres, arbre qui sort du mur. — L’intérieur, arbres, troncs verts. — Donjon des ormeaux, d’où l’on voit la prairie des chevaliers ; prison des femmes, crocs, porte ; impression si forte qu’elle n’en est pas triste. — Prodigieuse cheminée, grand pan de mur avec des fenêtres grillées par où le ciel bleu. — Triple enceinte. — La Garenne. — Le temple de Vesta. — Goût italien de l’empire en face de ces choses si vraies et si belles d’elles-mêmes. — Temple à l’amitié.
Tiffauges, ruine tout ouverte dans ia campagne solitaire. — Tour carrée le pied dans l’eau, nénufars, pas un bruit d’oiseau, vent qui ride les blés et fait trembler le lierre ; fenêtre carrée encadrée. — Restes de chapelle dans une tour où nous avons compté quatre étages ; au haut une cheminée avec des herbes et des fleurs dessus comme sur une jardinière. — Silence général. — Un enfant qui jetait des pierres.

[6]Sortant de chez les frères de la Trappe, il nous a semblé agréable de revoir des figures humaines et des biftecks au beurre d’anchois ; encore tout réjouis des fresques de Nort et tout épouvantés du souvenir de la Meilleraye, nous avons fait, le soir de notre arrivée à Nantes, la meilleure digestion qu’on se puisse sentir. Convenablement installés à l’Hôtel de France, nous avons pendant huit jours mené une vie fort plaisante. Nous avions pour nous servir une de ces canailles alertes et gracieuses qui plaisent aux gens bien nés, drôle intelligent, qui vendait de bons cigares et de bonne parfumerie. Nous écrivions dans notre chambre fraîche, nous nous lavions dans de grandes cuvettes ; nous nous amusions dans la cour avec un petit singe qui déchiquetait de ses dents et de ses ongles nos vieux gants blancs d’une façon à faire croire que c’était pour lui qu’on les avait inventés, ou bien nous allions dans le passage Pommeraye acheter des stores de Chine, des sandales turques ou des paniers du Nil, afin d’examiner à l’aise et de toucher avec nos mains toutes les babioles venues d’au delà des mers, dieux, chaussures, parasols et lanternes, futilités splendides en couleur qui font rêver à d’autres mondes, niaiseries sans usage qui pour nous sont des choses graves.

Je crois que Nantes est une ville assez bête, mais j’y ai tant mangé de salicoques que j’en garde un doux souvenir.

Ce qui prouve que Nantes ne nous a pas ennuyés, c’est que nous étions sur le point d’en partir quand nous nous sommes dit qu’il fallait cependant la voir.

Ce n’est pas la saleté sombre de Lyon, ni le mouvement du Havre ou de Marseille, ni l’alignement de Bordeaux, ville si joliment bâtie qui ressemble à un bel homme bien cravaté ; ça ne vaut pas Rouen qui serait beau si on ne l’embellissait et que j’aimerais si je n’y étais né. Du haut de la cathédrale, pourtant, on découvre un horizon qui vous récompense de vous être essoufflé à grimper les escaliers : en bas, à pic, les maisons se pressent et tassent leurs toits comme les chapeaux pointus d’une foule qui se serre aux épaules ; à gauche, une large prairie se mouille au bord du fleuve large et gris qui se divise et fait un coude, tandis que les deux cours de l’Erdre et de la Sèvre, multipliant leurs bras et leurs îles, découpent la campagne en grandes lignes grises. Ce jour-là le ciel était d’une lumière pâle qui, harmonisant sa teinte aux couleurs bourbeuses des eaux, donnait à cet ensemble un aspect tranquille et triste. La campagne est vaste, étendue, plus verte et plus vivante en remontant la Loire du côté de la Touraine, mais monotone et comme engourdie en s’avançant vers les sables du côté de la mer. À tout prendre, l’horizon est large et beau, mais quel est l’horizon qui ne soit beau quand il est grand, et tous les horizons ne sont-ils pas grands quand on plane sur eux ?

Montez n’importe où, pourvu que vous montiez haut, et vous découvrirez des perspectives démesurées aux paysages les plus plats. Quelle est aussi l’idée qui ne soit longue quand on y court jusqu’au bout, le cœur qui ne paraisse immense quand on y laisse couler la sonde ?

J’ai passé autrefois de bonnes heures dans les clochers d’églises ; appuyé aussi sur le parapet, je regardais les nuages rouler dans le ciel et les corbeaux nichés dans les gargouilles s’envoler avec des cris rauques et de grands battements d’ailes. C’était assez fréquemment, pendant ma rhétorique, ma manière de suivre la classe ; y perdais-je beaucoup, et cela aussi n’était-ce pas du style ?

Une chose fort ordinaire m’a choqué et m’a fait rire, c’est le télégraphe que tout à coup, en me retournant, j’ai aperçu en face sur une tour. Les bras raides de la mécanique se tenaient immobiles, et sur l’échelle qui mène à sa base un moineau sautillait d’échelon en échelon ; placé au-dessus de tout ce qu’on voyait à l’entour, au-dessus de l’église et de la croix qui la termine, cet instrument disgracieux me semblait comme la grimace fantastique du monde moderne.

Qu’est-ce qui passe dans l’air maintenant, entre les nuages et les oiseaux, dans la région pure où vient mourir la voix des cloches, et où s’évaporent les parfums de la terre ? C’est la nouvelle que la rente baisse, que les suifs remontent ou que la reine d’Angleterre est accouchée.

Quelle drôle de vie que celle de l’homme qui reste là dans cette petite cabane à faire mouvoir ces deux perches et à tirer sur ces ficelles, rouage inintelligent d’une machine muette pour lui ! Il peut mourir sans connaître un seul des événements qu’il a appris, un seul mot de tous ceux qu’il aura dits. Le but ? le but ? le sens ? qui le sait ? Est-ce que le matelot s’inquiète de la terre où le pousse la voile qu’il déploie, le facteur des lettres qu’il porte, l’imprimeur du livre qu’il imprime, le soldat de la cause pour laquelle il tue et se fait tuer ? Un peu plus, un peu moins, ne sommes-nous pas tous comme ce brave homme, parlant des mots qu’on nous a appris et que nous apprenons sans les comprendre. Espacés en ligne et se regardant à travers les abîmes qui les séparent, les siècles se transmettent ainsi de l’un à l’autre l’éternelle énigme qui leur vient de loin pour aller loin, ils gesticulent, ils remuent dans le brouillard, et ceux qui, postés sur des sommets, les font se mouvoir n’en savent pas plus long que les pauvres diables d’en bas qui lèvent la tête pour tâcher d’y deviner quelque chose.

Où en étais-je donc ? à Nantes, je crois, à la cathédrale. Elle est dans le goût anglais du xve siècle tout chargé de ciselures épaisses, tout alourdi des enjolivements stériles du gothique en décadence, et vilaine à l’extérieur, trop courte à l’intérieur ; la nef est d’un bon jet, mais la voûte assez laide et d’une courbe écrasée. Nous avons remarqué sous le portail, occupant l’entre-colonnement des nervures ogivales, des espèces de fûts de pierres simulant des troncs d’arbres, avec des naissances de branches coupées, comme serait un bâton de houx émondé. Cette particularité se reproduit dans plusieurs églises de la Bretagne. En fait de hideux, et de hideur rare, il faut signaler dans une des chapelles latérales une sorte de lambris plaqué sur les murs, fabriqué dans un chic moyen âge déplorable et atteignant aux dernières limites du rococo imitatif. Mais une chose vraiment belle, c’est le tombeau de François II et de Marguerite de Foix, sa seconde femme. Ils sont tous deux dans leurs beaux costumes du temps, couronne ducale en tête, étendus sur leur marbre, ayant aux pieds, le duc un lion, la duchesse un lévrier ; trois anges soulèvent le coussin où repose leur tête aux yeux fermés ; de grandes figures symboliques se tiennent aux quatre coins du monument. Le visage de la femme est gras, triste, nez relevé et paupières grosses ; celui de François II, assez dur, intelligent et rusé, un peu mêlé de force et de faiblesse comme fut sa vie, révèle bien le vieil ennemi de Louis XI, l’homme habile comme lui à conclure des traités équivoques et à nouer des alliances clandestines. Ils se trompaient à l’envi. À la réconciliation d’Arras, 1477, il fut stipulé qu’on jurerait la paix sur telles reliques que l’on voudrait, sauf sur le corps de J.-C. et sur la vraie croix, parce que le parjure en mourrait infailliblement dans l’année. Pendant qu’il parlementait avec le roi, il s’alliait avec l’Angleterre et faisait venir des armes d’Italie ; le roi, de son côté, promettait la Bretagne aux Écossais et soudoyait le sire de Lescun, son conseiller. Une fois pourtant il eut un beau mouvement, qui fut de refuser le collier de Saint-Michel, 1470 ; d’après les statuts de l’ordre, il eût été forcé, en effet, de servir le roi envers et contre tous et de renoncer à toute autre alliance, or il préférait avec raison celle du comte de Charolais et du duc de Berry. Il aurait pu jurer et ne pas tenir, il faut lui savoir gré de la franchise. Louis XI, qui toute sa vie le combattit et qui le haïssait déjà avant d’être roi, mourut sans l’avoir pu vaincre, et quatre ans plus tard cependant, comme pour faire voir combien les gens médiocres triomphent parfois des grands hommes pour succomber ensuite sous de plus faibles qu’eux-mêmes, il est forcé de subir l’humiliant traité du Verger, 1488, et il en meurt de tristesse. Quoiqu’il ait établi des manufactures de soie à Vitré et de tapisseries à Rennes (ce qu’on a soin de mettre dans les livres où on le représente comme le défenseur dévoué de l’indépendance bretonne), j’ai toujours eu peu de sympathie pour cet homme terne qui faisait combattre un lion contre des ânes (celui que lui avait donné, quelque temps avant de mourir, l’amiral de Montauban) et qui si lâchement abandonna tour à tour son conseiller Chauvin à son favori Landois, et Landois aux ennemis de Chauvin, tiraillé en tous sens par mille liaisons qu’il dénouait, par mille influences qui se succédaient ; il est bien le père, quant au manque de cœur et à la sécheresse de caractère, de la froide et hypocrite Anne qui est pour moi une des figures les plus mal plaisantes du xvie siècle.

Puisque nous parlons d’histoire, à cent pas de là, en face le vieux château, se trouve la maison où fut surprise la duchesse de Berry en 1832. Le cœur se serre dans cette petite chambre nue tendue d’un sale papier gris et à peine éclairée par des carreaux jaunes. Nous vîmes la plaque derrière laquelle se cachèrent la princesse et ses compagnons ; on a peine à croire qu’ils y aient pu tenir. Toute cette demeure est discrète et froide, on n’y entend aucun bruit, point d’enfant qui joue ni de chien qui aboie. Habitée par deux vieilles filles dévotes, avec son étroite cour sombre, son allée humide, son escalier de bois qui se pourrit à la pluie, elle a quelque chose de découragé, de ruiné, de honteux comme si elle sentait jusque dans ses pierres l’amertume du souvenir.

Il ne reste du vieux château que les deux tours d’entrée, celle du pied-de-biche à gauche du pont-levis, celle de la boulangerie à droite. Il y a encore d’à peu près intact un autre corps de logis percé de fenêtres de la fin du xve siècle, et dans la cour un vieux et beau puits orné d’un élégant couronnement de fer pour y suspendre des poulies. Des canons, cirés comme des bottes, sont rangés en ligne sur l’herbe à côté de boulets mis distinctement suivant leur calibre, comme les mètres de cailloux sur le bord des routes ; deux ou trois soldats couchés sur le dos dormaient tranquillement au soleil et sans doute rêvaient à quoi ? probablement que ce n’était ni au duc de Mercœur, qui fit bâtir le bastion de la Croix de Lorraine, maintenant délabré, ni au cardinal de Retz qui s’en évada, et pas davantage à la reine Anne qui se maria à Louis XII dans la chapelle du fer à cheval, convertie en poudrière. S’ils rêvaient, n’était-ce pas plutôt aux bonnes parties de boules que l’on faisait le dimanche après vêpres, au jour où ils apercevront le coq du clocher par-dessus les arbres de leur village ou à la payse qu’ils y ont laissée ? Il n’y a que les gens ayant pour métier de penser, qui se fourrent dans le cerveau les passions des époques disparues ; les braves gens ont assez des leurs ; ils font l’histoire — et nous, nous la lisons.

Deux ou trois hommes en chemises chantaient dans la caserne en brossant leurs habits et en polissant les boutons de cuivre avec de la craie. Au second étage, sur le rebord d’une ravissante fenêtre carrée, un pantalon rouge, étalé tout ouvert, laissait tomber ses deux jambes le long du mur, et déployait avec une impudence bête son grand pont à doublure grise.

Quand nous fûmes sortis du château, nous allâmes visiter le musée. Le conservateur, occupé dans un coin à peinturlurer quelque chose, se dérangea de sa besogne et vint officieusement lier avec nous une conversation artistique, mais bientôt nous ayant vus admirer un Delacroix, le brave homme remit sa casquette sur sa tête et nous tourna les talons, ce qui nous le fit suspecter de se livrer au paysage Bertin ou au genre histoire romaine, à grands renforts de lances en queue de billard et de casques en pots à l’eau. Nous sommes restés longtemps devant un tableau dans la vieille manière allemande, représentant une Adoration des Mages ; le dessin en est d’une naïveté presque ironique : un mage, vêtu d’une sorte de manteau d’évêque, se prosterne aux pieds du Christ avec un air si stupide et un front si déprimé qu’on croirait volontiers que c’est une malice du peintre ; il y a des nègres singuliers, ajustés dans des caleçons rouges et couverts de colliers de corail ; à une fenêtre, des femmes et des hommes passent la tête et montrent une mine ébahie. Tout cela est vivant et drôle, heurté en tons rouges et verts (un peu comme la Tentation de Saint Antoine de Breughel), intense d’expression, amusant de détail, original d’ensemble et d’un effet impossible à faire comprendre quand on ne l’a pas vu.

Nous avons aussi remarqué la Scène de carnaval, par Lancret. Dans une grande chambre boisée, une belle dame en corsage jaune et en jupon rose, avec de longues manches aux coudes, est entre un danseur et un pierrot qui l’invitent au menuet. Des deux côtés, sur des sièges, des amis sourient et causent. Au premier plan un petit enfant traîne un joujou ; c’est là une bonne maison où il fait chaud, une maison où l’on s’amuse ; on sent que dehors il pleut et que les masques courent dans la crotte, le temps est gris, un vrai temps de carnaval, on jouera tout à l’heure la comédie et l’on mangera ce soir des beignets.

J’aime beaucoup aussi du même auteur un portrait de la Camargo. Elle danse en plein vent, sur l’herbe, en robe de satin blanc avec des rubans bleus et des guirlandes de roses ; à sa droite un tambour remue ses baguettes et un fifre enfle ses joues ; à gauche un violon, un basson et une femme qui regarde. La Camargo ! quel nom ! est-ce qu’il n’est pas tout résonnant de grelots vermeils ? est-ce qu’il ne vous envoie pas, comme dans une ritournelle folâtre, avec le vent chaud d’une jupe qui tourne, une odeur de poudre d’iris ou de jasmin d’Espagne et des aperçus de rotules blanches qui se raidissent sur des édredons de soie jaune dans un boudoir plein de porcelaines de Saxe et tout couvert de pastels ?

L’antithèse, comme peinture, comme visage et comme idée, se trouve en face, dans ce portrait de femme qu’on attribue à MurilIo. Elle est vêtue d’une robe bleue blanchie par l’usage ; ses cheveux noir de suie et mal peignés surplombent d’un ton mort sa figure verdâtre, sous son front bas et mélancolique ses yeux bruns retroussés vous envoient un regard idiotement profond qui déplaît tout en attirant ; à la main elle tient un petit livre, un livre de prières, elle passe sa vie dans les bas côtés de l’église, à l’ombre humide des piliers, éblouie par les illuminations de l’autel, incessamment éperdue dans les emportements de l’amour mystique, et le soir elle rentre dans son grenier nu où elle a des apparitions de la Vierge et des voix d’anges qui l’appellent par son nom.

Voici un rare et bon portrait, celui d’Élisabeth d’Angleterre, par Tibaldi. Il faut renoncer, s’il n’est pas ressemblant, à se faire jamais une idée des gens que l’on n’a pas connus, ce qui serait triste vu que tous ceux que l’on connaît d’ordinaire ne sont pas si récréatifs. Une prodigieuse fraise à gros tuyaux empesés, brodée d’un fil noir, enserre sa longue tête osseuse, aux pommettes saillantes et aux lèvres rouges ; son front pâle est droit, élevé et fièrement intelligent. Sous des sourcils blonds, rares à leur jonction, ses grands yeux bleus, sortis, grands ouverts, roulent et regardent avec vivacité et réflexion ; le menton pointu, le bout du nez rond, la bouche avancée où l’on pressent des dents longues décèlent la férocité sensuelle, tandis que la chevelure d’un blond roux, très montée et ondée en demi-cercles successifs, et ornée d’œillets rouges sur le côté gauche, lui donne un air raide et noble, un ragoût bizarre d’une distinction imposante. C’est celle-là qu’on appelait de son temps « l’émeraude des mers, la perle de l’Occident », et pour laquelle, jouant Richard III, Shakespeare s’arrêta tout à coup afin de lui ramasser son mouchoir.

Je donnerais bien le Villemain complet que j’ai acheté dans mon enfance, action insensée qui ne m’a pas fait interdire, ce qui prouve la débonnaireté de ma famille ; je donnerais aussi le cours de M. Saint-Marc Girardin que je conserve, comme dit René pour m’ôter à l’avenir tout mouvement de joie, j’y ajouterais même une vieille paire de babouches marocaines qui l’été m’est très commode, et de plus mes droits de citoyen, l’estime de mes compatriotes et le reste d’une bouteille de beau vernis qui commence à s’épaissir, oui, je donnerais tout cela de grand cœur et sur l’heure pour savoir le nom, l’âge, la demeure, la profession et la figure du monsieur qui a inventé pour les statues du musée de Nantes des feuilles de vignes en fer-blanc, qui ont l’air d’appareils contre l’onanisme. L’Apollon du Belvédère, le Discobole et un joueur de flûte sont enharnachés de ces honteux caleçons métalliques qui reluisent comme des casseroles. On voit, d’ailleurs, que c’est un ouvrage médité de longtemps et exécuté avec amour, c’est escalopé sur les bords et enfoncé avec des vis dans les membres des pauvres plâtres, qui s’en sont écaillés de douleur. Par ce temps de bêtises plates qui court, au milieu des stupidités normales qui nous encombrent, il est réjouissant, ne fût-ce que par diversion, de rencontrer au moins une bêtise échevelée, une stupidité gigantesque. Malgré tous mes efforts je ne suis parvenu à me rien figurer sur le créateur de cette pudique immondicité. J’aime à croire que le Conseil municipal en entier y a pris part, que MM. les ecclésiastiques l’avaient sollicitée, et que les dames l’ont trouvée convenable.

Nous avons été ensuite au muséum d’histoire naturelle, maigre collection qui, je pense, n’est pas curieuse pour un savant, mais où il y a néanmoins une momie égyptienne, debout, à côté de son cercueil peint, des coraux tout roses, des coquilles nacrées et des crocodiles suspendus au plafond. Il y a aussi dans un bocal d’esprit-de-vin deux petits cochons unis ensemble par le ventre et qui, cabrés sur leurs pattes de derrière, relevant la queue et clignant des yeux, sont, ma foi, fort plaisants. Placés ainsi à côté de deux fœtus humains, de monstruosité analogue, ils en disent peut-être plus long que beaucoup de nos œuvres. Mais quel est celui qui saura voir, dans ces manifestations irrégulières de la vie, les expressions multiples et graduées de cet art inconnu, qui gît dans son immobilité mystérieuse au fond des océans, dans les profondeurs du globe, dans le foyer de la lumière, y variant les créations successives et perpétuant l’Être.

Depuis six mille ans qu’il l’étudie, l’homme commence peut-être à épeler la première lettre de cet alphabet qui n’a pas d’oméga. Quand pourra-t-il lire une phrase ?

Si ce que l’on appelle les monstruosités de la nature ont entre elles leurs rapports anatomiques, c’est-à-dire plastiques, et leurs lois physiologiques, c’est-à-dire nécessaires pour exister, pourquoi n’auraient-elles pas (partant de ce principe et dès lors nous plaçant dans ce monde qui paraît la négation du nôtre et qui, peut-être, en est bien le corollaire), pourquoi donc tout cela n’aurait-il pas sa beauté aussi, son idéal ? Les anciens ne le croyaient-ils pas ? et leur mythologie est-elle autre chose qu’un univers monstrueux et fantastique, revêtu de formes impossibles à notre nature et belles pourtant, tant elles sont justes en elles-mêmes et harmoniques l’une à l’autre ? N’adorez-vous pas les longs cheveux glauques des Naïades et la voix des Sirènes, gouffre de mélodie qui faisait tourbillonner les navires ? Qui est-ce qui n’a pas trouvé la Chimère charmante, aimé sa narine de lion, ses ailes d’aigle qui bruissent et sa croupe à reflets verts ? — Ne croyez-vous pas, comme s’ils avaient existé, aux Satyres ricaneurs qui passaient leurs oreilles pointues derrière les bouquets de myrtes et dont les pieds de boucs tombaient en cadence la nuit sur le gazon des jardins ? — Et ces rêves-là, pas plus que ceux de la nature, n’ont été non plus créés par un homme, ni mis au monde en un jour ; comme les métaux, comme les rochers, comme les fleuves, comme les mines d’or, et comme les perles, ils ont sourdi lentement, goutte à goutte, se formant par couches successives, se produisant d’eux-mêmes et se tirant du néant par leur force interne. Nous les contemplons pareillement avec un ébahissement inquiet et rétrospectif, cherchant peut-être au delà du souvenir si, avant notre vie, comme eux aussi nous n’avons pas existé, si nos pensées n’ont pas cohabité dans une patrie commune avec ces pensées devenues formes, si le principe de notre forme à nous n’a pas couvé jadis au sein de la chrysalide universelle, avec la graine des chênes et les sources qui ont fait la mer.

La belle chose qu’une tête de sauvage ! Je me souviens de deux qui étaient là, noires et luisantes à force d’être boucanées, superbes en couleurs brunes, avec des teintes d’acier et de vieil argent. La première (celle d’un habitant du fleuve des Amazones) porte des dents qu’on lui a enfoncées dans les yeux ; parée d’ornements d’un goût inouï, couronnée de toutes sortes de plumages, et les gencives à nu, elle grimace d’une façon horrible et charmante ; à côté sont suspendus les colliers bigarrés de plumes d’oiseaux qu’autrefois dans la savane, quand elle criait et remuait, elle a pris sur les ennemis vaincus ; les colliers sont nombreux, ce qui prouve que c’était un brave, qui avait expédié beaucoup d’âmes à Areskoni, car ces petites choses-là sont l’inverse de nos médailles de sauvetage. On a mis près d’elle une tête d homme de la Nouvelle-Zélande, sans autre ornement que les tatouages qui l’ont engravée comme des hiéroglyphes et que les soleils que l’on distingue encore sur le cuir brun de ses joues, sans autre coiffure que ses longs cheveux noirs, débouclés, pendants, et qui semblent humides comme des branches de saule. Avec ses plumes vertes sur les tempes, ses longs cils abaissés, ses paupières demi-closes, elle a un air exquis de férocité, de volupté et de langueur. On comprend en la regardant toute la vie du sauvage, ses sensualités de viande crue, ses tendresses enfantines pour sa femme, ses hurlements à la guerre, son amour pour ses armes, ses soubresauts soudains, sa paresse subite et les mélancolies qui le surprennent sur les grèves en regardant les flots.

Tout cela existe encore, ce n’est pas un conte, il y a encore des hommes qui marchent nus, qui vivent sous les arbres, pays où les nuits de noces ont pour alcôve toute une forêt, pour plafond le ciel entier. Mais il faut partir vite, si vous les voulez voir ; on leur expédie déjà des peignes d’écaille et des brosses anglaises pour nettoyer leur chevelure, écumeuse de la sueur des courses, plaquée de rouge par le sang caillé des bêtes féroces ; on leur taille des sous-pieds pour les pantalons qu’on leur fait ; on leur prépare des lois pour les villes qu’on leur bâtit ; on leur envoie des martres d’école, des missionnaires et des journaux.

Nous évitons généralement ce qu’on a soin de nous indiquer comme curieux, ainsi nous n’avons vu ni la colonie de Mettray, près Tours, ni l’hôpital des fous, à Nantes, ni les forges d’Indret, ni le fort Penthièvre, ni le phare de Belle-Isle et nous ne sommes pas encore entrés dans aucun des beaux cafés des villes où nous passons, mais nous sommes allés à Clisson.

Sur un coteau au pied duquel se joignent deux rivières, dans un frais paysage égayé par les claires couleurs des toits en tuiles abaissés à l’italienne et groupés là ainsi que dans les croquis d’Hubert, près d’une longue cascade basse qui fait tourner un moulin, tout caché dans le feuillage, le château de Clisson montre sa tête ébréchée par-dessus les grands arbres. À l’entour, c’est calme et doux. Les maisonnettes rient comme sous un ciel chaud ; les eaux font leur bruit, la mousse floconne sur le courant où se trempent de molles touffes de verdure. L’horizon s’allonge, d’un côté, dans une perspective de prairies et, de l’autre, remonte tout à coup, enclos par un vallon boisé dont le flot vert s’évase et descend jusqu’en bas.

Quand on a passé le pont et qu’on se trouve au pied du sentier raide qui mène au château, on voit, debout, hardi et dur sur le fossé où il s’appuie dans un aspect vivace et formidable, un grand pan de muraille tout couronné de mâchicoulis éventrés, tout empanaché d’arbres et tout tapissé de lierres dont la masse ample et nourrie, découpée sur la pierre grise en déchirures et en fusées, frissonne au vent dans toute sa longueur et semble un immense voile vert que le géant couché remue, en rêvant, sur ses épaules. Les herbes sont hautes et sombres, les plantes sont fortes et dardues ; le tronc des lierres, noueux, rugueux, tordu, soulève les murs comme avec des leviers, ou les retient dans le réseau de ses branchages. Un arbre vert a percé l’épaisseur de la muraille et, sorti horizontalement, suspendu en l’air, a poussé tout à l’aise l’irradiation de ses rameaux. Les fossés dont la pente s’adoucit par la terre qui s’émiette des bords et par les pierres qui tombent des créneaux ont une courbe profonde, et la porte, avec sa vigoureuse ogive un peu cintrée et ses deux baies servant à relever le pont-levis, a l’air d’un grand casque qui regarde par les trous de sa visière.

Entré dans l’intérieur, vous êtes surpris, émerveillé par le mélange des ruines et des arbres, la ruine faisant valoir la jeunesse verdoyante des arbres, et cette verdure rendant plus âpre la tristesse de la ruine. Voilà bien l’éternel et beau rire, le rire éclatant de la nature sur le squelette des choses ; toutes les insolences de sa richesse, la grâce profonde de ses fantaisies, les envahissements de son silence. Un enthousiasme grave vous prend à l’âme ; on sent que la sève coule dans les arbres et que les herbes poussent, en même temps que les pierres s’écaillent et que les murailles s’affaissent. Un art sublime a arrangé, dans l’accord suprême des discordances secondaires, la forme vagabonde des lierres au galbe sinueux des ruines, la chevelure des ronces au fouillis des pierres éboulées, la transparence de l’air aux saillies résistantes des masses, la teinte du ciel à la teinte du sol, et vous en tressaillez intérieurement comme si cette double vie fonctionnait en vous-même, tant survient, brutale et immédiate, la perception de ses harmonies et la conscience de ses développements.

Au pied de deux grands arbres dont les troncs s’entre-croisent, un jour verdâtre passe sur la mousse, et le dôme des feuilles vous rabat une claire lumière qui, largement, illuminant tous ces débris, en épaissit les ombres et en dévoile toutes les finesses.

On s’avance, on s’en va, errant le long des barbacanes, passant sous les arcades qui s’éventrent et d’où s’épand quelque longue plante frissonnante. Les voûtes comblées qui contiennent des morts résonnent sous vos pas ; les lézards courent sous les broussailles, les insectes grimpent contre les murs, le ciel brille et la ruine assoupie continue son sommeil.

Avec sa triple enceinte, ses donjons, ses cours intérieures, ses mâchicoulis, ses souterrains, ses remparts mis les uns sur les autres, comme écorce sur écorce et cuirasse sur cuirasse, le vieux château des Clisson se peut reconstruire en entier et réapparaître pour nous. Le souvenir des rudes existences d’autrefois en découle comme de lui-même, avec l’émanation des orties et la fraîcheur des lierres.

De longues traînées noires montent encore en diagonales le long des murs, comme au temps où flambaient les bûches dans les cheminées larges de dix-huit pieds. Des trous symétriques alignés dans la maçonnerie indiquent la place des étages où l’on arrivait jadis par ces escaliers tournants qui s’écroulent et qui ouvrent sur l’abîme leurs portes vides. Quelquefois un oiseau, débusquant de son nid accroché dans les ronces, au fond d’un angle sombre, s’abaissait, les ailes étendues, et passait par l’arcade d’une fenêtre pour s’en aller dans la campagne.

Au haut d’un pan de muraille élevé, nu, gris, sec, des baies carrées, inégales de grandeur et d’alignement, laissaient éclater à travers leurs barreaux croisés le bleu vif du ciel qui tirait l’œil à lui par la séduction de sa couleur. Les moineaux dans les arbres poussaient leur cri aigre et répété. Une vache broutait, qui marchait là dedans comme dans un herbage, épatant sur l’herbe sa corne fendue.

Il y a une fenêtre, donnant sur une prairie que l’on appelle la prairie des Chevaliers. C’était, de dessus ces bancs de pierres entaillées dans l’épaisseur de la muraille, que les grandes dames d’alors pouvaient voir les chevaliers entrechoquer le poitrail bardé de fer de leurs chevaux et la masse d’armes descendre sur les cimiers, les lances se rompre, les hommes tomber sur le gazon. Par un beau jour d’été comme aujourd’hui, peut-être, quand ce moulin qui claque sa cliquette et met en bruit tout le paysage n’existait pas, quand il y avait des toits au haut de ces murailles, des cuirs de Flandre sur ces parois, des lames de corne à ces fenêtres, moins d’herbe, et des voix et des rumeurs de vivants, oui, là, plus d’un cœur, serré dans sa gaine de velours rouge, a battu d’angoisse et d’amour. D’adorables mains blanches ont frémi de peur sur cette pierre que recouvrent maintenant les orties, et les barbes brodées des grands hennins ont tressailli dans ce vent qui remue les bouts de ma cravate et qui courbait le panache des gentilshommes.

Nous sommes descendus dans le souterrain où fut enfermé Jean V. Dans la prison des hommes nous avons vu encore au plafond le grand crochet double qui servait à pendre ; et nous avons touché avec des doigts curieux la porte de la prison des femmes. Elle est épaisse de quatre pouces environ, serrée avec des vis, cerclée, plaquée et comme capitonnée de fers. Par le petit guichet grillé pratiqué au milieu on jetait dans la fosse ce qu’il fallait pour que la condamnée ne mourût point, car la porte, bouche discrète des plus terribles confidences, était de celles qui se ferment et ne s’ouvrent pas. Quel bon temps pour la haine ! Quand on haïssait quelqu’un, quand on l’avait enlevé dans une surprise, ou pris en trahison dans une entrevue, mais quand on l’avait enfin, qu’on le tenait, on pouvait à son aise le sentir mourir d’heure en heure, de minute en minute, compter ses angoisses, boire ses larmes. On descendait dans son cachot, on lui parlait, on marchandait son supplice pour rire de ses tortures, on débattait sa rançon ; on vivait sur lui, de lui, de sa vie qui s’éteignait, de son or qu’on lui prenait. Toute votre demeure, depuis le sommet des tours jusqu’au pied des douves, pesait sur lui, l’écrasait, l’ensevelissait ; et les vengeances de famille s’accomplissaient ainsi, dans la famille, et par la maison elle-même qui en constituait la force et en symbolisait l’idée.

Quelquefois, cependant, quand ce misérable était un grand seigneur, un homme riche, quand il allait mourir, quand on en était repu et que les larmes de ses yeux avaient fait à la haine de son maître comme des saignées rafraîchissantes, alors on parlait de le relâcher. Le prisonnier promettait tout : il rendrait ses places fortes, il remettrait les clefs de ses meilleures villes, il donnerait sa fille en mariage, il doterait des églises, il irait à pied au Saint-Sépulcre. Et de l’argent ! de l’argent encore ! Il en ferait plutôt faire par les juifs ! Donc on signait le traité, on le contresignait, on l’antidatait ; on apportait les reliques, on jurait dessus, et le prisonnier revoyait le soleil. Il enfourchait un cheval, partait au galop, rentrait chez lui, faisait baisser la herse, convoquait ses gens et décrochait son épée. Sa haine éclatait au dehors en explosions féroces. C’était le moment des colères terrifiantes et des rages victorieuses. Le serment ? le pape vous en relevait, et pour la rançon, on ne la payait pas.

Lorsque Clisson fut enfermé dans le château de l’Hermine, il promit pour en sortir cent mille francs d’or, la restitution des places appartenant au duc de Penthièvre, la non-exécution du mariage de sa fille Marguerite avec le duc de Penthièvre. Et, dès qu’il fut sorti, il commença par attaquer Chatelaudren, Guingamp, Lamballe et Saint-Malo, qui furent pris ou capitulèrent. Le duc de Penthièvre se maria avec sa fille, et quant aux cent mille francs d’or qu’il avait soldés, on les lui rendit. Mais ce furent les peuples de Bretagne qui payèrent.

Lorsque Jean V fut enlevé, au pont de Loroux, par le comte de Penthièvre, il promit une rançon d’un million ; il promit sa fille aînée, fiancée déjà au roi de Sicile. Il promit Moncontour, Sesson et Jugon, et ne donna ni sa fille, ni l’argent, ni les places fortes. Il avait fait le vœu d’aller au Saint-Sépulcre. Il s’en acquitta par procureur. Il avait fait vœu de ne plus lever ni tailles ni subsides ; le pape l’en dégagea. Il avait fait vœu de donner à Notre-Dame de Nantes son pesant d’or ; mais comme il pesait près de deux cents livres, il resta fort endetté. Avec tout ce qu’il put ramasser et prendre, il forma bien vite une ligue et força les Penthièvre à lui acheter cette paix, qu’ils avaient vendue.

De l’autre côté de la Sèvre, et s’y trempant les pieds, s’étend sur la colline le bois de « la Garenne », parc très beau de lui-même, malgré ses beautés factices. M. Lemot (le père du propriétaire actuel), qui était un peintre de l’Empire et un artiste lauréat, a travaillé là du mieux qu’il a pu à reproduire ce froid goût italien, républicain, romain, si fort à la mode du temps de Canova et de madame de Staël. On était pompeux, grandiose et digne. C’était le temps où on sculptait des urnes sur les tombeaux, où l’on vous peignait en manteau et chevelure au vent, où Corinne chantait sur sa lyre, à côté d’Oswald qui a des bottes à la russe, et où il fallait enfin qu’il y eût sur toutes les têtes beaucoup de cheveux épars et dans tous les paysages beaucoup de ruines.

Ce genre noble ne manque pas à la Garenne. Il y a un temple de Vesta et, en face, un temple à l’Amitié, grand tombeau renfermant deux amis (M. Lemot et le sénateur Cacot), ce qui fait passer un peu par-dessus le ridicule du nom qu’ils ont choisi pour leur boîte commune. Ne nions pas, en effet, les sentiments prétentieux et les enthousiasmes déclamatoires, on peut pleurer de bonne foi tout en arrondissant gracieusement le coude pour tirer son mouchoir, faire une pièce de vers sur un bonheur ou un malheur quelconque et le faire sentir aussi bien que ceux qui n’en font pas, et il n’est pas encore absolument prouvé qu’il soit impossible d’aimer la femme que l’on appelle sa déité ou son bel ange d’amour.

Les inscriptions, les rochers composés, les ruines artificielles sont prodigués ici avec naïveté et conviction. Sur un morceau de granit, on lit cet illustre vers de Delille :

Sa masse indestructible a fatigué le temps.

Plus loin, vingt vers du même Delille ; ailleurs, sur une pierre taillée en forme de tombe : In Arcadia ego, non-sens dont je n’ai pu découvrir l’intention.

Mais toutes les richesses poétiques sont réunies dans la grotte d’Héloïse, sorte de dolmen naturel sur le bord de la Sèvre.

[7]« Ce que nous éprouvons dans ces lieux, dit M. Richer, auteur d’un voyage dans la Loire-Inférieure, Héloïse l’a éprouvé, elle a senti, admiré, et rêvé comme nous. » Eh bien, je l’avoue, je ne suis pas comme M. Richer ni comme Héloïse, j’ai senti peu de chose, je n’ai admiré que les arbres, trouvant que la grotte qu’ils ombragent serait très congruante pour y déjeuner, l’été, en compagnie de quelques amis et d’Héloïses quelconques, d’autant que la proximité de l’eau permettrait d’y mettre rafraîchir les bouteilles, et je n’ai rien rêvé du tout. Mais il y a des gens heureux, des gens bien doués, sensibles, imaginatifs, qui sont toujours à la hauteur des circonstances, qui ne manquent pas de pleurer à tous les enterrements, de rire à toutes les noces, et d’avoir des souvenirs devant toutes les tuiles cassées et toutes les bicoques non construites à la mode du jour. Ceux-là vous disent que la vue de la mer leur inspire de grandes pensées et que la contemplation d’une forêt élève leur âme vers Dieu. Ils sont tristes en regardant la lune, et gais en regardant la foule. « Ce nom consacré, continue M. Richer, c’était lui seul que cette grotte devait offrir. L’inscription qu’on y lit est peut-être inutile, car le sentiment est toujours plus prompt que la parole. » Quoique je sois volontiers de l’avis de M. Richer et que je pense comme lui que l’inscription n’était pas utile, je ne peux cependant résister au plaisir de la transcrire.

Héloïse peut-être erra sur ce rivage,
Quand aux yeux des jaloux dérobant son séjour
Dans les murs du Pollet elle vint mettre au jour
Un fils, cher et malheureux gage
De ses plaisirs furtifs et de son tendre amour.
Peut-être en ce réduit sauvage,
Seule plus d’une fois elle vint soupirer
Et goûter librement la douceur de pleurer.
Peut-être, sur ce roc assise,
Elle rêvait à son malheur.
J’y veux rêver aussi ! j’y veux remplir mon cœur
Du doux souvenir d’Héloïse.

Et là-dessus le visiteur ingénu s’efforce à se figurer Héloïse errante sur ce rivage avec le petit Astrolabe qu’elle tient par la main, il s’apitoie sur le résultat de ses plaisirs furtifs et de son tendre amour ; il est vrai que si l’idée du tendre amour l’afflige, le tableau des plaisirs furtifs le ragaillardit un peu ; il tâche de trouver sauvage ce réduit, il ne s’en doutait pas tout à l’heure, mais cependant if le trouve sauvage en effet ; enfin il la voit pleurant sur le roc assise, rêvant à son malheur, et il veut rêver aussi, il veut remplir son cœur du doux souvenir d’Héloïse. Il le remplit donc ou du moins il fait tout son possible pour le remplir. Mais non, il ne le remplit pas assez, il ne le remplit pas à son gré, il voudrait l’en remplir tout à fait, l’en combler, l’en bourrer, l’en faire craquer… n’importe ! Il s’en retourne, écrit son nom sur l’album du concierge, tire sa pièce de 20 sols et part heureux : il a eu des émotions, il a eu des souvenirs.

Pourquoi donc a-t-on fait de cette figure d’Héloïse, qui était une si noble et si haute figure, quelque chose de banal et de niais, le type fade de tous les amours contrariés et comme l’idéal étroit de la fillette sentimentale ? Elle méritait mieux pourtant, cette pauvre maîtresse du grand Abélard, celle qui l’aima d’une admiration si dévouée, quoiqu’il fût dur, quoiqu’il fût sombre et qu’il ne lui épargnât ni les amertumes ni les coups. Elle craignait « de l’offenser plus que Dieu même, et désirait lui plaire plus qu’à lui ». Elle ne voulait pas qu’il l’épousât, trouvant que « c’était chose messéante et déplorable que celui que la nature avait créé pour tous… une femme se l’appropriât et le prit pour elle seule… », sentant, disait-elle « plus de douceur à ce nom de maîtresse et de concubine qu’à celui d’épouse, qu’à celui d’impératrice », et, s’humiliant en lui, espérant gagner davantage dans son cœur.

Ô créatures sensibles, ô pécores romantiques qui, le dimanche, couvrez d’immortelles son mausolée coquet, on ne vous demande pas d’étudier la théologie, le grec ni l’hébreu dont elle tenait école, mais tâchez de gonfler vos petits cœurs et d’élargir vos courts esprits pour admirer dans son intelligence et dans son sacrifice tout cet immense amour.

Le parc n’en est pas moins un endroit désagréable. Les allées serpentent dans le bois taillis, les touffes d’arbres retombent dans la rivière. On entend l’eau couler, on sent la bonne odeur des feuilles. Si nous avons été irrités du mauvais goût qui s’y trouve, c’est que nous sortions de Clisson qui est d’une beauté si solide et si simple, et puis que ce mauvais goût, après tout, n’est plus notre mauvais goût à nous autres. Mais d’ailleurs, qu’est-ce donc que le mauvais goût ? N’est-ce pas invariablement le goût de l’époque qui nous a précédés. Tous les enfants ne trouvent-ils pas leur père ridicule ? Le mauvais goût du temps de Ronsard, c’était Marot ; du temps de Boileau, c’était Ronsard ; du temps de Voltaire, c’était Corneille, et c’était Voltaire du temps de Chateaubriand que beaucoup de gens, à cette heure, commencent à trouver un peu faible. Ô gens de goût des siècles futurs, je vous recommande les gens de goût de maintenant. Vous rirez un peu de leurs crampes d’estomac, de leurs dédains superbes, de leur prédilection pour le veau et pour le laitage et des grimaces qu’ils font quand on leur sert de la viande saignante et des poésies trop chaudes.

Comme ce qui est beau sera laid, comme ce qui est gracieux paraîtra sot, comme ce qui est riche semblera pauvre, nos délicieux boudoirs, nos charmants salons, nos ravissants costumes, nos intéressants feuilletons, nos drames palpitants, nos livres sérieux, oh ! oh ! comme on nous fourrera au grenier, comme on en fera de la bourre, du papier, du fumier, de l’engrais ! Ô postérité ! n’oublie pas surtout nos parloirs gothiques, nos ameublements Renaissance, les discours de M. Pasquier, la forme de nos chapeaux et l’esthétique de la Revue des Deux-Mondes !

C’est en nous laissant aller à ces considérations philosophiques que notre carriole nous traîna jusqu’à Tiffauges. Placés tous deux dans une espèce de cuve en fer-blanc, nous écrasions de notre poids l’imperceptible cheval qui ondulait dans les brancards : c’était le frétillement d’une anguille dans le corps d’un rat de Barbarie. Les descentes le poussaient en avant, les montées le tiraient en arrière, les débords le jetaient de côté et le vent l’agitait sous la grêle des coups de fouet. Pauvre bête ! Je n’y puis penser sans de certains remords.

La route, taillée dans la côte, descend en tournant, couverte sur ses bords par des massifs d’ajoncs, ou par de larges banques d’une mousse roussâtre. À droite, au pied de la colline, sur un mouvement de terrain qui se soulève du fond du vallon, de grands pans de muraille inégaux allongent les uns par-dessus les autres leurs sommets ébréchés.

On suit une haie, on prend un sentier, on entre sous un porche tout ouvert qui s’est enfoncé dans le sol jusqu’aux deux tiers de son ogive. Les hommes qui y passaient jadis à cheval n’y passeraient plus qu’en se courbant maintenant. Quand la terre s’ennuie de porter un monument trop longtemps sur elle, elle s’enfle de dessous, monte sur lui, le gagne, et pendant que le ciel lui rogne la tête elle lui enfouit les pieds. La cour est déserte, l’enceinte est vide, les herses ne remuent pas, l’eau dormante des fossés reste plate et immobile sous les ronds nénufars.

Le ciel était blanc, sans nuages, mais sans soleil. Sa courbe pâle s’étendait au large, couvrait la campagne d’une monotonie froide et dolente. On n’entendait aucun bruit, il faisait silence, les oiseaux ne chantaient pas, l’horizon même n’avait point de murmure, et les sillons vides — c’était un dimanche — ne vous envoyaient ni les glapissements des corneilles qui s’envolent, ni le bruit doux du fer des charrues. Nous sommes descendus à travers les ronces dans une douve profonde, cachée au pied d’une tour qui se baigne dans l’eau et dans les roseaux. Une seule fenêtre s’ouvre, un carré d’ombre coupé par la raie grise de son croisillon de pierre. Une touffe folâtre de chèvrefeuille sauvage s’est pendue sur le rebord et passe en dehors sa bouffée verte et parfumée. Les grands mâchicoulis, quand on lève la tête, laissent voir d’en bas, par leurs ouvertures béantes, le ciel seulement ou quelque petite fleur inconnue qui s’est nichée là, apportée par le vent, un jour d’orage, et dont la graine aura poussé à l’abri, dans la fente des pierres.

Tout à coup un souffle de vent est venu, doux et long, comme un soupir qui s’exhale, et les arbres dans les fossés, les herbes sur les pierres, les joncs et les lentilles dans l’eau, les plantes des ruines et les gigantesques lierres qui, de la base au faîte, revêtaient la tour sous leur couche uniforme de verdure luisante, ont tous frémi et clapoté leur feuillage ; les blés dans les champs ont roulé leurs vagues blondes, qui s’allongeaient, sur les têtes mobiles des épis. La mare d’eau s’est ridée et a poussé un flot sur le pied de la tour ; les feuilles des lierres ont toutes frissonné ensemble, et un pommier en fleur a laissé tomber ses boutons roses.

Rien, le vent qui passe, l’herbe qui pousse, le ciel à découvert. Pas d’enfant en guenilles gardant une vache qui broute la mousse dans les cailloux ; pas même, comme ailleurs, quelque chèvre solitaire sortant sa tête barbue par une crevasse de remparts et qui s’enfuit effrayée en faisant remuer les broussailles ; pas un oiseau chantant, pas un nid, pas un bruit ! Ce château est comme un fantôme, muet, abandonné dans cette campagne déserte ; il a l’air maudit et plein de ressouvenances farouches. Il fut habité pourtant, ce séjour triste dont les hiboux maintenant semblent ne pas vouloir. Dans le donjon, entre quatre murs livides comme le fond des vieux abreuvoirs, nous avons compté la trace de cinq étages. À trente pieds en l’air, ayant encore ses deux piliers ronds et sa plaque noircie, une cheminée est restée suspendue. Il est tombé de la terre dessus et des plantes y sont venues comme dans une jardinière qui serait restée là.

Au delà de la seconde enceinte, dans un champ labouré, on reconnaît les restes d’une chapelle, aux fûts brisés d’un portail ogival. L’avoine y a poussé, et les arbres ont remplacé les colonnes. Cette chapelle, jadis, était pleine d’ornements d’or et de soie, d’encensoirs, de chandeliers, de calices, de croix, de pierreries, de plats de vermeil, de burettes d’or ; un chœur de trente chanteurs, chapelains, musiciens, enfants, y poussaient des hymnes aux sons d’un orgue qui les suivait quand ils allaient en voyage. Ils étaient couverts d’habits d’écarlate fourrés de petit-gris et de menu-vair. Il y en avait un que l’on appelait l’archidiacre, un autre que l’on appelait l’évêque, et on demandait au pape qu’il leur fût permis de porter la mitre comme à des chanoines ; car cette chapelle était la chapelle et ce château était un des châteaux de Gilles de Laval, sire de Rouci, de Montmorency, de Retz et de Craon, lieutenant général du duc de Bretagne et maréchal de France, brûlé à Nantes, le 25 octobre 1440, dans la Prée de la Madeleine, comme faux monnayeur, assassin, sorcier, sodomite et athée.

Il avait en meubles plus de cent mille écus d’or, trente mille livres de rente, et les profits de ses fiefs, et les gages de son office de maréchal ; cinquante hommes magnifiquement vêtus l’escortaient à cheval. Il tenait table ouverte, on y servait les viandes les plus rares, les vins les plus lointains, et on représentait des mystères chez lui comme dans les villes aux entrées des rois. Quand il n’eut plus d’argent, il vendit ses terres ; quand il eut vendu ses terres, il chercha l’or ; et quand il eut détruit ses fourneaux, il appela le diable. Il lui écrivit qu’il lui donnerait tout, sauf son âme et sa vie. Il fit des sacrifices, des encensements, des aumônes et des solennités en son honneur. C’était là que vivait cet homme. Ces caveaux se rougissaient sous le vent incessant des soufflets magiques, ces murs s’illuminaient la nuit à l’éclat des torches qui brûlaient au milieu des hanaps pleins de vin des îles, et parmi les jongleurs bohêmes ; on invoquait l’enfer, on se régalait avec la mort, on égorgeait des enfants, on avait d’épouvantables joies et d’atroces plaisirs ; le sang coulait, les instruments jouaient, tout retentissait de voluptés, d’horreurs et de délires.

Quand il fut mort, quatre ou cinq demoiselles firent ôter son corps du bûcher, l’ensevelirent et le firent porter aux Carmes où, après des obsèques fort honorables, il fut inhumé solennellement.

On lui éleva sur un des ponts de la Loire, en face de l’Hôtel de la Boule-d’Or, un monument expiatoire ; c’était une niche dans laquelle se trouvait la statue de la bonne Vierge de Crée-lait qui avait la vertu d’accorder du lait aux nourrices ; on y apportait du beurre et d’autres offrandes rustiques. La niche y est encore, mais la statue n’y est plus, de même qu’à l’hôtel de ville la boîte qui contenait le cœur de la reine Anne est vide aussi. Nous étions peu curieux de voir cette boîte, nous n’y avons pas seulement songé. J’aurais préféré contempler la culotte du maréchal de Retz, que le cœur de madame Anne de Bretagne ; il y a eu plus de passions dans l’une que de grandeur dans l’autre.

IV

De Nantes À Saint-Nazaire. — La Loire, large et plate.
De Saint-Nazaire à Pornichet, aubépines, ajoncs. — Chemins à travers les haies de Pornichet au Pouliguen. — La baie déserte ; au bord des flots, sur le sable dur, des coquilles roses et blanches ; dunes couvertes de joncs. — Le bac. — Le Pouliguen. — Jusqu’au Bourg-de-Batz, marais salins, pas un arbre ; paludiers. — Cabaret de Baz, barriques, deux lits hauts ; sur la cheminée une Vierge en costume ; à une fenêtre le mari, la mariée, trogne rouge d’un homme. — Vieille abbaye d’un bon gothique, toute découverte. — Surprise et curiosité des enfants à nos aspects. — Femme qui met sur les murs de la bouse de vache, ça remet les pierres et sert de mortier. — Jusqu’au Croisic plus rien que des plaines de sable recouvertes d’une herbe maigre ; le ciel bleu pâle à grandes lignes blanches ; les vaches sont petites, les moutons noirs.
Le Croisic. — Le beau temps. — Dune ; varech sous l’eau en allant au bout de la jetée. — Charlotte, bonnet égyptien.
Du Croisic à Guérande. — Au bord de la mer et à travers les marais. — Guérande sur une hauteur qui domine le pays ; les fortifications entourées d’arbres, petits peupliers ; à gauche de l’entrée Nord l’eau baigne le pied des tours ; nous retrouvons ce que nous avons vu à Clisson. — Caractère doux de ces ruines ; ces fortifications me font penser à Avignon. — Moucharabieh éventré, lierres ; mais la beauté naturelle est au pied, dans l’eau sur laquelle les petites plantes vertes ont fait comme une grande couche de peinture.
Église anglaise de caractère ; portail haut, d’une ogive assez pure et pas trop ornementée pour son époque. À la place de la rosace on a accolé l’orgue. Sur un cartouche, il y a, presque illisible, « le peuple français reconnaît un Dieu suprême et l’immortalité de l’âme ». Les deux entrées latérales ont un portique couvert comme l’église de Louviers, à laquelle du reste celle-ci ressemble. À droite du portail d’entrée, en dehors du mur, une chaire en pierre, couverte. — Intérieur : un mauvais tableau qui représente des membres du parlement en costume et un personnage adorant Jésus-Christ sur la croix (la coiffure indique le commencement du xviie siècle) ; au pied du Christ agonisant, un évêque avec la crosse et la mitre ; dans l’air, des anges qui volent.
Vitraux beaux. — Montreur de phénomènes curieux ; enseigne. — C’était une large figure animée, intelligente, dents blanches ; sa manœuvre avec les enfants qu’il faisait mettre à genoux ; vaches et moutons ; nous avons été désillusionnés de ce que le phénomène fût vrai ! Comme d’autres l’auraient été s’ils l’avaient reconnu faux, tant il est vrai qu’on n’aime pas à changer ses idées toutes faites et à voir ce à quoi on ne s’attendait pas. — Nous avons fait une deuxième fois le tour de la ville. — Caractère doux ; nous trouvons que c’est un lieu propre aux promenades amoureuses par la taille, sans parler, le soir, à cette heure-ci. — Marché encombré de paysans et de bœufs accouplés deux à deux.
Nous partons le jeudi 20 à 6 h. du matin, avec un verre de madère et une croûte dans le ventre et nous filons lestement sur Piriac. La campagne est nue, le chemin monte et descend ; à gauche, une grande vue de mer ; au fond, et jusqu’à la mer, une plaine immense tachée çà et là de flaques d’un brun acier. Ce sont les marais salins.
Piriac. — Désert ; bon air de la mer ; les rues pleines de sable ; pas même de filets aux portes ; jolie baie avec du sable ; deux ou trois barques sans mâture ni voiles, échouées sur le rivage. — Inconcevable auberge : du veau et des œufs ; le soir à manger du veau et des œufs ! toujours le veau ! toujours le veau ! — Maire dudit endroit chez lequel nous étions adressés par M. Mérès, bonne robe de chambre, bonne tabatière, bon cabinet du solitaire, collection du Moniteur, les manuels Roret, livres de droit, l’Histoire de Tbiers, un gros livre relié à clous de cuivre sur lequel était écrit « Arrêtés et délibérations ».
Excursion à l’île. — Canot ; le vieux pilote blanc, barbe longue ; le matelot, le mousse ; un jeune homme fils de l’entrepreneur des travaux, figure singulièrement brutale, tenait la barre, il a déserté ; les travaux n’ont pas l’air de mordre. — Beaux rochers presque tous noirs et marbres. — Je rejouis de la mer, je repense à Trouville et à mes vacances au cottage ; comme autrefois j’ai fumé au soleil dans un trou de rocher. — Rocher en arc, avec des petites marguerites roses et blanches, il y avait sur les roches une verdure pâle comme celle qui vient aux marbres, une verdure de velours vert tirant sur le jaune ; beau fucus que nous avons pris et manié, jabot, festons dentelés et remuants. — Retour vent arrière. — Odeur du suif et chanson de la mère qui endormait son enfant pendant que je bouclais nos sacs. — Le vieux mendiant paralysé à mi-chemin de Piriac ; un vagabond estropié qui espère coucher dans les métairies, qui ramasse des morceaux de pain ; il était hier au marché de Guérande. — Sieste au soleil, sur l’herbe de la falaise. — Dans un chemin ombragé, charrette de deux bœufs avec l’enfant ; ils sont entrés dans une grande ferme où l’on voit des restes de vieilles constructions ; portail ruiné.
De Mesquer à Herbignac, route assez laide, montante et descendante ; la lande rousse pâle sous un ciel bleu blanc. — Grandes masses de sapins qui enclosent un parc. — La charrette Herbignac. — À 1 kilomètre d’Herbignac, le château du maréchal de Rieux (qumrouet) ; pas de lierres ni d’arbres sur les murs, de la mousse sèche qui est rouge ; tours démantelées se baignant dans une mare ; nous sommes entrés par une fenêtre. — Dans l’intérieur un plant de choux. Les murs ont l’air démantelés régulièrement ; les pans se tiennent debout. Tout la ruine. Elle a quelque chose de bourgeois comme le maréchal de Rieux lui-même. L’enfant qui nous conduisait grimpait pour dénicher des nids et avec un bâton en faisait tomber la poussière à nos pieds. — Déjeuner à Herbignac dans la boutique de l’épicier.
La Roche-Bernard. — La Vilaine sans arbre au bord, entre les rochers d’un vert pâle recouverts d’ajoncs d’or. — Le pont gâte la simplicité du paysage. — Souterrain bête. — À l’entrée un mendiant aveugle et manchot récitant son chapelet ; une inscription adressée à la bourse des voyageurs indique que c’est un mineur du port que le travail de l’endroit a ainsi favorisé. — Dîner. — M. Poulman (Balzac), l’employé des contributions indirectes un Montmorency !
Vannes. — Sarzeau ; maison de Le Sage.
Sucinio, dans la campagne, en vue de la mer, percé de larges fenêtres, semble avoir été plutôt une habitation qu’une forteresse. — Tours. — On pourrait facilement le reconstruire ; escaliers dont les degrés restent. — L’intérieur de la cour avec ses mâchicoulis, ses pans de mur percés de fenêtres et de jours, et le soleil et le ciel bleu, ça avait un air moresque. — Sur la tour de droite, en regardant la façade (du dehors), fenêtre trilobée dans un cadre carré. — Des animaux sont entrés comme nous étions sur l’herbe, petits bœufs, moutons, deux chèvres.
Retour à Sarzeau. — Promenade dans la campagne. — M. ..... capitaine d’état-major.
De Sarzeau à Logeot. — Dans les champs paysannes se rendant à la messe, avec leur bavolet noir ; presque toutes en noir ; grand tablier quelquefois en soie gorge-pigeon.
Logeot. — Les exécrables brutes ; haine des médailles d’honneur.
L’Île d’Arz. — L’église. — Cimetière, tombes avec un pot de fleurs couvert par une ardoise ; ossuaire à travers des barreaux au milieu des futailles et des bouts de bois. — Bordées que nous avons courues sur la mer.
L’Île de Gavr’inis couverte de longues fleurs bleues à clochette sur tige.
Galgal, avec une allée couverte. Dessous, l’entrée du souterrain est décorée par deux grandes touffes de genêts. L’allée a quelque trente pieds de long. Toutes les pierres sont couvertes de lignes faites au ciseau, régulières et figurant assez d’innombrables côtes ou branches partant d’un thorax ou tronc, et dans le bas les lignes remontent. Du reste il faudrait avoir bonne volonté pour y voir la reproduction de quoi que ce soit. — L’allée est plus profonde au fond qu’à l’entrée, les pierres aussi y sont plus larges ; sur la gauche, dans une pierre, comme les courroies d’un bouclier creusées à même.
En nous rembarquant nous avons admiré avec amour de grandes plantes qui, partant d’une unique racine, s’irradiaient en fusées comme des chevelures et s’étalaient sur la surface de l’eau ; au fond, à travers un jour vert bleu, on voyait des mousses, des herbes.
Locmariaquer. — Peulvan abattu, brisé dans sa largeur (7 pieds environ), long de 72. — Deux allées couvertes : dans l’une, nous retrouvons des dessins pareils, mais plus effacés que ceux de Gavr’inis ; dans l’autre, un tronc pour les pauvres.
De Locmariaquer à Carnac, genêts, genêts, haies d’ajoncs, avec des aubépines par places. — La route monte et descend, se perd. — On ne parle presque plus français. — On voit la mer. — Passage en bac à la pointe d’une presqu’île. — Vieillard grave, figure maigre avec son énorme chapeau.
Le clocher de Carnac de loin semblant sur une hauteur quoique Carnac soit au bord de la mer. — Chapelle Saint-Michel bâtie sur un borran ; on monte par un escalier, on descend par une pente. — La mer. — La campagne verte, séparée en carrés bruns ou gris par des haies et des murs en pierres sèches. — Une croix avec un christ sculpté si mal que ça en a du caractère et rappelle, si ce n’est que c’est plus lourd, le vieux roman. En venant, nous avions vu une autre croix du même genre érigée à l’endroit où fut tué en 1800 un certain M. Lebaron, recteur.
Ce sommaire a été développé par Maxime Du Camp.

V

Carnac. — Chez la veuve Gildas. — Logés dans une grande chambre à deux lits, nous arrêtons d’y séjourner ; les lits sont à baldaquin et on ne borde pas par le pied la couverture afin qu’on puisse la plier et montrer la large raie rouge qui en fait la bordure. Les murs sont tapissés de l’histoire de Joseph, de gravures religieuses : portraits de saint Stanislas, de saint Louis de Gonzague, etc., certificats de première communion avec vignettes représentant l’intérieur de l’église et des communiants ; une dame qui revient de la Sainte Table a l’air de d........ dans ses mains. Sur la cheminée sont rangées des tasses à café dorées sur lesquelles il y a écrit « liberté, ordre public », et aux deux bouts deux carafes dans lesquelles il y a la représentation en bois peint, enrichi de perles et de plumes, du tombeau de l’empereur, entouré de six troupiers de divers grades portant des couronnes vertes oblongues comme des cornichons. Dans l’autre on voit le Saint Sacrifice de la messe, avec deux enfants de chœur ayant des pains de sucre rouges sur la tête en guise de calottes ; l’autel est entouré de quatre colonnes en perles. Sur une grande armoire, quatre cuvettes de Russie. Au plafond sur ma tête deux paniers d’osier.
Après avoir fumé une pipe et bu une bonne bouteille de bière blanche, nous avons été voir les pierres. — Femme en casaquin rouge, nu-pieds, avec son long bonnet qui volait au vent ; c’était vigoureux et hardi. — Les pierres de Carnac nous ont peu émus (nous y avons causé de Very et de Chemery !) ; elles vont grandissant vers le côté de la mer à mesure qu’elles s’en éloignent et elles diminuent et finissent par devenir presque des bornes.
On avait retrouvé un homme perdu à la mer il y avait trois semaines ; on l’a apporté à l’église sur une charrette à bœufs. Il faisait presque nuit, quatre cierges aux coins du catafalque, enfant avec sa chandelle tenant la porte ouverte, clochettes des porteurs ; les femmes se sont mises au fond, les hommes au haut, plus près, ordre qui a été conservé au cimetière ; les femmes du reste en bien plus grande quantité. L’office fut court, tout le monde à genoux dans le cimetière sur la terre des tombes. Froid des soirs d’été, crépuscule vert, bonnets se levant au vent. Une femme noire gloussait, c’étaient des pleurs. Le bruit étouffé des sanglots ressemble au rire. On a jeté de la terre sur la fosse, on s’en est allé. Un jeune homme a dit près de moi en français : « Nom de Dieu ! le bougre pue-t-il ! il est presque tout pourri ; depuis trois semaines c’est pas étonnant. » En rentrant nous avons trouvé notre jeune hôtesse donnant à teter à son enfant.
Aujourd’hui 25, nous avons été fumer une pipe sur le sable en plein soleil ; nous nous sommes joués avec le sable, nous avons fait des trous avec nos bâtons, Max a poussé un bon somme en rentrant, j’ai repassé mes notes.
Depuis Sarzeau environ jusqu’ici les femmes portent par-dessus un petit bonnet plissé une ample cape blanche très avançante comme celle des religieuses et retombant sur le dos. Ce vêtement couvre au moins la moitié du corps aux petites filles. Quant au corsage un ruban de velours noir collé sur l’étoffe (noire) fait le contour de l’omoplate, prenant ainsi l’épaule dans une espèce de bracelet plat qui attire l’œil sur l’aisselle ; souliers à bout rond, orné de longs rubans plats tombant des deux côtés presque jusqu’à terre.
Par un beau temps, mer bleue et brise à peine sensible, nous nous embarquons à Pô pour Saint-Pierre. — Vieux douanier, bonne figure douce et saige, vivant de la pêche, tranquille dans sa barque, aimant peu les prêtres et peu dévôt.
De Saint-Pierre à Quiberon. — Terrains nus et sablonneux ; le soleil tapait, la mer brillait en bleu. — L’auberge ; grande femme noire et grosse. — L’hôte : Rohan-Belisle, un vrai noble, en chemise et nu-pieds dans ses souliers vu la chaleur, trinquant avec M. Léon, entrepreneur du lieu, et me battant des biftecks. — Un troupier est entré avec un gendarme, air pourfendant et crâne, le gendarme borgne. — Après le déjeuner bain de soleil. En faisant un long somme sur le sable dans un coin de rocher, ça a réchauffé mes souliers et mes bas que j’avais mouillés en allant de Carnac à Pô.
Cimetière bourré de tombes ; ossuaire au milieu. Sur les quatre faces, petites boîtes en bois noir avec un cœur au milieu par lequel on voit une tête de mort. Il n’y a que les gens riches qu’on traite ainsi ; c’est la piété filiale du pays. Le milieu de l’ossuaire rempli d’os pêle-mêle ; on les voit très aisément. Effet effrayant que fait là dedans le clair de lune, au dire de notre hôtesse qui nous explique cet usage. — Les marins pour Belle-Isle attendaient dans l’auberge ; importance de l’heure de la poste. — Le courrier d’Auray (Callot, Bellanger). Aspect singulièrement pittoresque varié de la barque, les rameurs entre-croisés debout sur les bancs, passagers, deux soldats qu’on envoyait en discipline, la petite casquette ; l’autre un paysan ; deux caractères distincts du troupier ; gendarme, soldat qui les moralisait. Peu à peu la blague du flambart tomba. — Avilissement de la discipline. — Un vieux grand chapeau dormant à mes pieds. — Calme plat. — Aviron. — Le soir à Belle-Isle qui a la tristesse du soldat qui s’ennuie. Nous avons été voir des roches. — Deux ou trois cavernes ; refuges de la Naïade ou du monstre marin. — Hôtel : portraits xviiie : le chevalier d’Éon.
Le lendemain, grande journée de marche à travers la campagne et les rochers. Nous avons déjeuné sous un bois de petits pins, le soir nous étions gris de la nature. Après nous être reposés deux heures sur le sable, nous étions repartis, emportés par la fièvre des rochers, des goémons, des varechs. — Caverne chocolat. — Une avec des herbes vert feu de bengale et distillant des gouttes d’eau ; un grand pan en glacis, etc., etc. ; forme variée des herbes, couleur d’argent, veines de sang ; grands pans réguliers qui font penser à des ruines de palais antédiluviens.
De Belle-Isle à Quiberon, bon vent. — Jeune mousse blond qui chantait dans la brise et dont on n’entendait pas les paroles. — Un cheval. — Deux voyageurs pour le commerce : le vieux blanchi dans l’exercice ; l’autre, vaudeville Achard, tutoyant les marins, etc. — Déjeuner à Quiberon avec eux. — Un monsieur de l’endroit, nullité complète, tout oreilles, le troupier de l’avant-veille gris perdu.
Du fort Penthiévre à Plouharnel, route triste dans les sables au bord de la mer qui reluisait en bleu et pétillait à notre gauche avec ses vagues blanches pressées. — Nous rencontrons la poste de Quiberon. — Chaussée pour rejoindre Plouharnel, grosses pierres.
Plouharnel. — Chez Demame, aubergiste. — Vieux mendiant birsutus, sudans purpureusque. — Le chercheur de sangsues. — Couteau celtique du maire. — Nous dînons avec les deux voyageurs qui se rembouriffent de nous ; le maire veut prendre un verre de champagne et écoute. — À 3/4 de lieue dolmens.

[8]Il faisait chaud, le bon soleil de mai nous mordait le cou, et nos chemises de soie nous collaient dans le dos. Aussi notre premier soin en arrivant à Carnac, chez la veuve Gildas, notre hôtesse, fut-il de nous rafraîchir avec une bouteille de bière blanche qui fut suivie d’une autre, lesquelles nous gonflèrent le ventre, chose importante à dire.

Le gîte était propre et d’honnête apparence. On nous mit dans une grande chambre dont deux lits à baldaquin, recouverts d’indienne, et une table longue pareille à celle d’un réfectoire de collège, formaient l’ameublement principal. Un raffinement de coquetterie avait laissé le pied des lits non bordé pour qu’on pût voir sur le bout de la couverture une large raie rouge qui en faisait la bordure, et une précaution de propreté avait cloué sur la table une belle toile cirée verte comme du bronze. Sur les murs, dans des cadres de bois noir, il y a l’histoire de Joseph, y compris la scène avec Mme Putiphar, le portrait de saint Stanislas, celui de saint Louis de Gonzague, qui est bien le saint le plus bête du monde, et des certificats de première communion avec vignettes représentant l’intérieur de l’église et les communiants et assistants dans leurs costumes respectifs. Des tasses à café, décorées de ces mots écrits en lettres d’or « liberté, ordre public », sont rangées le long de la cheminée dans l’espace que leur laissent deux carafes. Ah ! quelles carafes ! quel dommage si on en cassait une ! où retrouver la paire ? Elles n’étaient pourtant pas de verre de Venise, ni ciselées, ni taillées, mais de verre tout bonnement, comme de simples carafes ; elles n’ont pas même de bouchons, mais dans la première, autour d’un Napoléon, grand d’un demi-pouce et tout raide étendu sur son tombeau piqué de perles et hérissé de plumes, six militaires, de grades différents, se tiennent majestueusement, portant, chacun à la main, des palmes oblongues comme des cornichons, et dans la seconde s’accomplit le Saint Sacrifice de la messe : on voit le prêtre, le calice, l’autel, quatre colonnes de perles, aux quatre coins du sanctuaire, plus deux enfants de chœur surchargés d’énormes pains de sucre rouges qui sont censés être les calottes de ces jeunes drôles.

Ce lieu était si honnête, si bénin, exhalait un tel parfum de candeur, une modestie si bête, mais si douce, la grande armoire à ferrements de cuivre brillait si propre sous les cuvettes de Russie qui en ornaient la corniche, et les paniers d’osier crochés au sommier avaient l’air, comme tout le reste, si tranquille et si bonhomme que nous décrétâmes de suite que Carnac nous plaisait et que nous y resterions quelque temps.

Nos fenêtres donnaient sur la place de l’Église, où des enfants jouaient aux billes à l’ombre d’un tilleul. C’était là l’unique bruit du village, il n’y passe pas de voiture, il n’y a pas de boutiques et tout le pain qu’on y mange se cuit là en bas, dans la cuisine, dont la moitié est consacrée à une boulangerie.

Quoique ne parlant pas le français et décorant leurs intérieurs de cette façon, on vit donc là tout de même, on y dort, on y boit, on y fait l’amour et on y meurt tout comme chez nous ; ce sont aussi des humains que ces êtres-là. Mais comme ils s’occupent peu du Salon ! et même de l’Exposition de l’industrie ; comme ils s’embarrassent médiocrement de l’Opéra qui va rouvrir et du Rocher de Cancale qui est fermé ; comme ils ne causent pas de ce dont on cause : le Jockey-Club, les courses de Chantilly, les dettes de Dumas, les cuirs de M. de Rambuteau, le nez d’Hyacinthe, etc.

C’est une chose dont on ne peut se défendre que cet étonnement imbécile qui vous prend à considérer les gens vivant où nous ne vivons point et passant leur temps à d’autres affaires que les nôtres. Vous rappelez-vous souvent, en traversant un village le matin, quand le jour se levait, avoir aperçu quelque bourgeois ouvrant ses auvents ou balayant le devant de sa porte, et qui s’arrêtait bouche béante à vous regarder passer ? À peine s’il a pu distinguer votre visage ni vous le sien, et dans cet éclair pourtant tous les deux, au même instant, vous vous êtes ébahis dans un immense étonnement ; il se disait en vous regardant fuir : « Où va-t-il donc celui-là et pourquoi voyage-t-il ? », et vous qui couriez : « Qu’est-ce qu’il fait là ? disiez-vous, est-ce qu’il y reste toujours ? »

Il faut assez de réflexion et de force d’esprit pour saisir nettement que tout le monde n’habite pas la même ville, ne se chausse pas chez votre bottier, ne s’habille pas chez votre tailleur, dîne à d’autres heures que vous, et n’ait pas vos idées ; mais je ne comprends point encore comment on existe lorsqu’on est notaire, comment il se peut faire que l’on soit employé dans un bureau, comment on se lève avant dix heures et on se couche avant minuit, et je me demande sérieusement s’il est possible qu’il y ait des êtres sur la terre s’occupant à autre chose qu’à aligner des phrases et à chercher des adjectifs.

Il serait trop absurde, étant à Carnac, de ne pas aller voir les fameuses pierres de Carnac ; aussi nous reprîmes nos bâtons et nous nous dirigeâmes vers le lieu où elles gisent. Nous allions dans l’herbe, tête baissée et devisant sur je ne sais quoi, quand un frôlement nous a fait lever les yeux et nous avons vu une femme s’avancer par le sentier qui descendait, nu-pieds, nu-jambes, sans fichu, son grand bonnet remuant, sa jupe claquant au vent, une main sur la hanche et de l’autre retenant une énorme gerbe de foin qu’elle portait sur la tête ; elle marchait avec des torsions de taille, hardie et belle, dans son corsage rouge. Elle a passé près de nous. Son souffle était large et fort et la sueur coulait en filets sur la peau brune de ses bras ronds.

Bientôt, enfin, nous aperçûmes dans la campagne des rangées de pierres noires[9], alignées à intervalles égaux, sur onze files parallèles qui vont diminuant de grandeur à mesure qu’elles s’éloignent de la mer ; les plus hautes ont vingt pieds environ et les plus petites ne sont que de simples blocs couchés sur le sol. Beaucoup d’entre elles ont la pointe en bas, de sorte que leur base est plus mince que leur sommet. Cambry dit qu’il y en avait quatre mille et Fréminville en a compté douze cents ; ce qu’il y a de certain, c’est qu’il y en a beaucoup.

Voilà donc ce fameux champ de Carnac qui a fait écrire plus de sottises qu’il n’a de cailloux ; il est vrai qu’on ne rencontre pas tous les jours, des promenades aussi rocailleuses. Mais, malgré notre penchant naturel à tout admirer, nous ne vîmes qu’une facétie robuste, laissée là par un âge inconnu pour exerciter l’esprit des antiquaires et stupéfier les voyageurs. On ouvre, devant, des yeux naïfs et, tout en trouvant que c’est peu commun, on s’avoue cependant que ce n’est pas beau. Nous comprîmes donc parfaitement l’ironie de ces granits qui, depuis les Druides, rient dans leurs barbes de lichens verts à voir tous les imbéciles qui viennent les visiter. Il y a des gens qui ont passé leur vie à chercher à quoi elles servaient et n’admirez-vous pas d’ailleurs cette éternelle préoccupation du bipède sans plumes de vouloir trouver à chaque chose une utilité quelconque ? Non content de distiller l’océan pour saler son pot-au-feu et de chasser les éléphants pour avoir des ronds de serviette, son égoïsme s’arrête encore lorsque s’exhume devant lui un débris quelconque dont il ne peut deviner l’usage.

À quoi donc cela était-il bon ? sont-ce des tombeaux ? était-ce un temple ? Saint Corneille un jour, poursuivi par des soldats qui le voulaient tuer, était à bout d’haleine et allait tomber dans la mer, quand il lui vint l’idée, pour les empêcher de l’attraper, de les changer tous en autant de pierres. Aussitôt, les soldats furent pétrifiés, ce qui sauva le saint. Mais cette explication n’était bonne tout au plus que pour les niais, les petits enfants et pour les poètes, on en chercha d’autres.

Au xvie siècle, le sieur Olaüs Magnus, archevêque d’Upsal (et qui, exilé à Rome, s’amusa à écrire, sur les antiquités de son pays, un livre estimé partout, si ce n’est dans ce même pays, la Suède, où personne ne le traduisit), avait découvert de lui-même que lorsque les pierres sont plantées sur une seule et longue ligne droite, cela veut dire qu’il y a dessous des guerriers morts en se battant en duel ; que celles qui sont disposées en carré sont consacrées à ceux qui périrent dans une mêlée ; que celles qui sont rangées circulairement sont des sépultures de famille, et enfin que celles qui sont disposées en coin ou sur un ordre angulaire sont les tombeaux des cavaliers ou même des gens de pied, surtout ceux dont le parti avait triomphé. Voilà qui est clair, explicite, satisfaisant. Mais Olaüs Magnus aurait bien dû nous dire quelle était la sépulture que l’on donnait à deux cousins germains ayant fait coup double dans un duel à cheval. Le duel, de lui-même, voulait que les pierres fussent droites, la sépulture de famille exigeait qu’elles fussent circulaires, mais comme c’étaient des cavaliers, il fallait bien les disposer en coin. Il est vrai qu’on n’y eut pas été absolument contraint, car on n’enterrait ainsi que ceux surtout dont le parti avait triomphé. Ô brave Olaüs Magnus, vous aimiez donc bien fort le Monte Pulciano et combien vous a-t-il fallu de rasades pour nous apprendre toutes ces belles choses ?

Un certain docteur Borlase, qui avait observé en Cornouailles des pierres pareilles, a dit aussi son petit mot là-dessus. Selon lui, on a enterré là des soldats à l’endroit même où ils avaient combattu. Où diable a-t-il vu qu’on les charriât ordinairement au cimetière ? « Leurs tombeaux, ajoute-t-il, sont rangés en ligne droite comme le front d’une armée dans les plaines qui ont été le théâtre de quelques grandes actions. » Cette comparaison est d’une poésie si grandiose qu’elle m’enlève et je suis un peu de l’avis du docteur Borlase.

On a été ensuite chercher les Grecs, les Égyptiens et les Cochinchinois. Il y a un Karnak en Égypte, s’est-on dit, il y en a un en Basse-Bretagne, nous n’entendons ni le cophte, ni le breton ; or, il est probable que le Carnac d’ici descend du Karnak de là-bas, cela est sûr, car là-bas, ce sont des sphinx alignés, ici ce sont des blocs, des deux côtés de la pierre. D’où il résulte que les Égyptiens (peuple qui ne voyageait pas) seront venus sur ces côtes (dont ils ignoraient l’existence), y auront fondé une colonie (car ils n’en fondaient nulle part) et qu’ils y auront laissé ces statues brutes (eux qui en faisaient de si belles), témoignage positif de leur passage (dont personne ne parle).

Ceux qui aiment la mythologie ont vu là les colonnes d’Hercule ; ceux qui aiment l’histoire naturelle y ont vu une représentation du serpent Python, parce qu’au rapport de Pausanias, une réunion de pierres semblables placées sur la route de Thèbes à Elissonte s’appelait la tête du serpent, « et d’autant plus que les alignements de Carnac offrent des sinuosités comme un serpent ». Ceux qui aiment la cosmographie y ont vu un zodiaque, comme M. de Cambry entre autres, qui a reconnu, dans ces onze rangées de pierres, les douze signes du zodiaque « car il faut dire, ajoute-t-il, que les anciens Gaulois n’avaient que onze signes au zodiaque ».

Un monsieur qui était membre de l’Institut a estimé que c’était le cimetière des Vénètes, qui habitaient Vannes, à six lieues de là, et lesquels fondèrent Venise comme chacun sait. Un autre a pensé que ces bons Vénètes vaincus par César élevèrent ces pierres à la suite de leur défaite, uniquement par esprit d’humilité et pour honorer César. Mais on en avait assez des cimetières, du serpent Python et du zodiaque ; on se mit en quête d’autre chose et on trouva un temple druidique. Le peu de documents authentiques que l’on ait sur cette époque, épars dans Pline et dans Dion Cassius, s’accordent à dire que les Druides choisissaient pour leurs cérémonies religieuses des lieux sombres, le fond des forêts « et leur vaste silence ». Aussi comme Carnac est au bord de la mer, dans une campagne stérile où il n’a jamais poussé autre chose que les conjectures de ces Messieurs, le premier grenadier de France, qui ne me paraît pas avoir été le premier homme d’esprit, suivi de Pelloutier et de M. Mahé, chanoine de la cathédrale de Vannes, a décidé que c’était un temple des Druides dans lequel on devait aussi convoquer les assemblées politiques.

Tout cependant n’était pas encore dit et ce fait acquis à la science n’eût pas été complet si l’on n’eût démontré à quoi servaient, dans l’alignement, les espaces vides où il ne se trouve pas de pierre. « Cherchons-en la raison, ce que personne ne s’est encore avisé de faire » s’est dit M. Mahé, et s’appuyant sur cette phrase de Pomp. Méla : « Les Druides enseignent beaucoup de choses à la noblesse qu’ils instruisent secrètement en des cavernes et en des forêts écartées », il établit, en conséquence, que les Druides non seulement desservaient les sanctuaires, mais y faisaient leur demeure et y tenaient des collèges : « Puis donc que le Monument de Carnac est un sanctuaire comme l’étaient les forêts gauloises (ô puissance de l’induction ! où pousses-tu le père Mahé, chanoine de Vannes et correspondant de l’Académie d’agriculture de Poitiers ?) il y a lieu de croire que les intervalles vides qui coupent les lignes des pierres renfermaient des files de maisons où les Druides habitaient avec leurs familles et leurs nombreux élèves et où les principaux de la nation qui se rendaient au sanctuaire, aux jours de grande solennité, trouvaient des logements préparés. » Bons Druides ! excellents ecclésiastiques ! comme on les a calomniés, eux qui habitaient là si honnêtement avec leurs familles et leurs nombreux élèves, et qui même poussaient l’amabilité jusqu’à préparer des logements pour les principaux de la nation.

Mais un homme est venu, enfin, qui, pénétré du génie de l’antiquité et dédaignant les routes battues, a osé dire la vérité à la face de son siècle. Il a su reconnaître en ce lieu les restes d’un camp romain, et précisément d’un camp de César qui n’avait fait élever ces pierres « que pour servir d’appui aux tentes de ses soldats et pour les empêcher d’être emportées par le vent ». Quelles bourrasques il devait faire autrefois sur les côtes de l’Armorique !

L’homme qui a restitué à César la gloire de cette précaution sublime s’appelait M. de la Sauvagère et était, de son métier, officier du génie.

L’amas de toutes ces gentillesses constitue ce qui s’appelle l’archéologie celtique, science aux charmes de laquelle nous ne pouvons résister d’initier le lecteur. Une pierre posée sur d’autres s’appelle un dolmen, qu’elle soit horizontale ou verticale ; un rassemblement de pierres debout et recouvertes sur leur sommet par des dalles consécutives, formant ainsi une série de dolmens, est une grotte aux fées, roche aux fées, table des fées, table du diable ou palais des géants, car, ainsi que ces maîtres de maison qui vous servent un vin identique sous des étiquettes différentes, les Celtomanes, qui n’avaient presque rien à nous offrir, ont décoré de noms divers des choses pareilles. Quand ces pierres sont rangées en ellipse, sans aucun chapeau sur les oreilles, il faut dire : Voilà un cromlech ; lorsqu’on aperçoit une pierre étalée horizontalement sur deux autres verticales on a affaire à un lichaven ou trilithe, mais je préfère lichaven comme plus scientifique, plus local, plus essentiellement celtique. Quelquefois deux énormes blocs sont supportés l’un sur l’autre, ne semblant se toucher que par un seul point de contact, et on lit dans les livres « qu’elles sont équilibrées de telle façon que le vent même suffit quelquefois pour imprimer au bloc supérieur une oscillation marquée », assertion que je ne nie pas (tout en me méfiant quelque peu du vent celtique), quoique ces pierres prétendues branlantes n’aient jamais remué sous tous les coups de pied que nous avons eu la candeur de leur donner ; elles s’appellent alors pierres roulantes ou roulées, pierres retournées ou transportées, pierres qui dansent ou pierres dansantes, pierres qui virent ou pierres virantes. Il reste à vous faire connaître ce que c’est qu’une fichade, une pierre fiche, une pierre fixée ; ce qu’on entend par haute borne, pierre latte et pierre lait ; en quoi une pierre fonte diffère d’une pierre fiette et quels rapports existent entre une chaire au diable et une pierre droite ; après quoi vous en saurez à vous seul aussi long que jamais n’en surent ensemble Pelloutier, Deric, Latour d’Auvergne, Penhoët et autres, doublés de Mahé et renforcés de Fréminville. Apprenez donc que tout cela signifie un peulvan, autrement dit un menhir, et n’exprime autre chose qu’une borne, plus ou moins grande, placée toute seule au beau milieu des champs ; les colonnes creuses du boulevard, vues du côté du trottoir, sont donc autant de peulvans placés là par la sollicitude paternelle de la police pour le soulagement des Parisiens, qui ne se doutent guère, les misérables, en lisant l’affiche des capsules Mothes, qu’ils soient momentanément contenus dans un petit menhir. J’allais oublier les tumulus ! Ceux qui sont composés à la fois de cailloux et de terre sont appelés borrows en haut style, et les simples monceaux de cailloux, galgals.

Les fouilles que l’on a faites sous ces diverses espèces de pierres n’ont amené à aucune conclusion sérieuse. On a prétendu que les dolmens et les trilithes étaient des autels, quand ils n’étaient pas des tombeaux ; que les roches aux fées étaient des lieux de réunion ou bien des sépultures et que les conseils de fabrique d’alors s’assemblaient dans les cromlechs. M. de Cambry a entrevu dans les pierres branlantes les emblèmes du monde suspendu dans l’espace, mais on s’est assuré depuis que ce n’étaient que des pierres probatoires dont on faisait usage pour rechercher la culpabilité des accusés, et qu’ils étaient convaincus du crime imputé quand ils ne pouvaient remuer le rocher mobile.

Les galgals et les borrows ont été sans doute des tombeaux, et quant aux menhirs, on a poussé la bonne volonté jusqu’à trouver qu’ils ressemblaient à des phallus ! D’où l’on a induit le règne d’un culte ithyphallique dans toute la basse Bretagne. Ô chaste indécence de la science, tu ne respectes rien, pas même les peulvans !

Pour en revenir aux pierres de Carnac, ou plutôt pour les quitter, je ne demanderais pas mieux comme un autre que de les avoir contemplées lorsqu’elles étaient moins noires et que les lichens n’y avaient pas encore poussé. La nuit, quand la lune roulait dans les nuages et que la mer mugissait sur le sable, les druidesses errantes parmi ces pierres (si elles y erraient toutefois) devaient être belles il est vrai avec leur faucille d’or, leur couronne de verveine et leur traînante robe blanche rougie du sang des hommes. Longues comme des ombres, elles marchaient sans toucher terre, les cheveux épars, pâles sous la pâleur de la lune. D’autres que nous déjà se sont dit que ces grands blocs immobiles peut-être les avaient vues jadis, d’autres comme nous viendront aussi là sans comprendre, et les Mahé des siècles à naître s’y briseront le nez et y perdront leur peine.

Une rêverie peut être grande et engendrer au moins des mélancolies fécondes quand, partant d’un point fixe, l’imagination, sans le quitter, voltige dans son cercle lumineux ; mais lorsque, se cramponnant à un objet dénué de plastique et privé d’histoire, elle essaie d’en tirer une science et de rétablir toute une société perdue, elle demeure elle-même plus stérile et plus pauvre que cette matière inerte à laquelle la vanité des bavards prétend trouver une forme et donner des chroniques.

Après avoir exposé les opinions de tous les savants cités plus haut, que si l’on me demande à mon tour, quelle est ma conjecture sur les pierres de Carnac, car tout le monde a la sienne, j’émettrai une opinion irréfutable, irréfragable, irrésistible, une opinion qui ferait reculer les tentes de M. de la Sauvagère et pâlir l’égyptien Penhoet ; une opinion qui casserait le zodiaque de Cambry et mettrait le serpent Python en tronçons, et cette opinion la voici : les pierres de Carnac sont de grosses pierres.

Nous nous en retournâmes donc à l’auberge où, servis par notre hôtesse qui avait de grands yeux bleus, de fines mains qui s’achèteraient cher et une douce figure d’une pudeur monacale, nous dînâmes d’un bel appétit qu’avaient creusé nos cinq heures de marche. Il ne faisait pas encore nuit pour dormir, on n’y voyait plus pour rien faire, nous allâmes à l’église.

Elle est petite, quoique portant nef et bas côtés, comme une grande dame d’église de ville. De gros piliers de pierre, trapus et courts, soutiennent sa voûte de bois bleu, d’où pendent de petits navires, ex-voto promis dans les tempêtes. Les araignées courent sur leurs voiles et la poussière pourrit leurs cordages.

On ne disait aucun office, la lampe du chœur brûlait seule dans son godet d’huile jaune, et en haut, dans l’épaisseur de la voûte, les fenêtres non fermées laissaient passer de larges rayons blancs, avec le bruit du vent qui courbait les arbres. Un homme est venu, a rangé les chaises, a mis deux chandelles dans des girandoles de fer-blanc accrochées au pilier, et a tiré dans le milieu une façon de brancard à pied dont le bois noir avait de grosses taches blanches. D’autres gens sont entrés dans l’église, un prêtre en surplis a passé devant nous ; on a entendu un bruit de clochettes s’arrêtant et reprenant par intervalles, et la porte de l’église s’est ouverte toute grande ; personne ne venait, on attendait quelqu’un. Le son saccadé de la petite cloche s’est mêlé à un autre qui lui répondait, et toutes deux, s’approchant en grandissant, redoublaient leurs battements secs et cuivrés.

Une charrette traînée par des bœufs a paru dans la place et s’est arrêtée devant le portail. Un mort était dessus. Ses pieds pâles et mats, comme de l’albâtre lavé, dépassaient le bout du drap blanc qui l’enveloppait de cette forme indécise qu’ont tous les cadavres en costume. La foule survenue se taisait. Les hommes restaient découverts ; le prêtre secouait son goupillon en marmottant des oraisons, et les bœufs accouplés, remuant lentement la tête, faisaient crier leur gros joug de cuir. L’église, où brillait une étoile au fond, ouvrait sa grande ombre noire que refoulait du dehors le jour vert des crépuscules pluvieux, et l’enfant qui éclairait sur le seuil passait toujours la main devant sa chandelle, pour empêcher le vent de l’éteindre.

On l’a descendu de la charrette ; sa tête s’est cognée contre le timon. On l’a entré dans l’église, on l’a mis sur le brancard. Un flot d’hommes et de femmes a suivi. On s’est agenouillé sur le pavé, les hommes près du mort, les femmes plus loin, vers la porte, et le service a commencé.

Il ne dura pas longtemps, pour nous du moins, car les psalmodies basses bourdonnaient vite, couvertes de temps à autre par un sanglot faible qui partait de dessous les capes noires, en bas de la nef. Une main m’a effleuré et je me suis reculé pour laisser passer une femme courbée. Serrant les poings sur sa poitrine, baissant la tête, allant en avant sans remuer les pieds, essayant de regarder, tremblant de voir, elle s’est avancée vers la ligne de lumières qui brûlaient le long du brancard. Lentement, lentement, en levant son bras comme pour se cacher dessous, elle a tourné la tête sur le coin de son épaule et elle est tombée sur une chaise, affaissée, aussi morte et molle que ses vêtements mêmes. À la lueur des cierges, j’ai vu ses yeux fixes dans leurs paupières rouges, éraillés comme par une brûlure vive, sa bouche idiote et crispée, grelottante de désespoir, et toute sa pauvre figure qui pleurait comme un orage.

C’était son mari, perdu à la mer, que l’on venait de retrouver sur la grève et qu’on allait enterrer tout à l’heure.

Le cimetière touchait à l’église. On y passa par une porte de côté, et chacun y reprit son rang, tandis que dans la sacristie on clouait le mort dans son cercueil. Une pluie fine mouillait l’air, on avait froid ; il faisait gras marcher, et les fossoyeurs, qui n’avaient pas fini, rejetaient avec peine la terre lourde et molle qui collait sur leurs louchets. Au fond, les femmes, à genoux dans l’herbe, avaient découvert leurs capuchons et leurs grands bonnets blancs, dont les pans empesés se soulevaient au vent, faisaient de loin comme un grand linceul qui se lève de terre et qui ondoie.

Le mort a reparu, les prières ont recommencé, les sanglots ont repris. On les entendait à travers le bruit de la pluie qui tombait.

Près de nous sortait par intervalles égaux une sorte de gloussement étouffé qui ressemblait à un rire. Partout ailleurs, en l’écoutant, on l’eût pris pour l’explosion réprimée de quelque joie violente ou pour le paroxysme contenu d’un délire de bonheur. C’était la veuve qui pleurait. Puis, elle s’approcha jusqu’au bord, elle fit comme les autres, et la terre peu à peu reprit son niveau et chacun s’en retourna.

Comme nous enjambions l’escalier du cimetière, un jeune homme qui passait à côté de nous dit en français à un autre : « Le bougre puait-il ! Il est presque tout pourri ! Depuis trois semaines qu’il est à l’eau, c’est pas étonnant ! »[10]En rentrant chez nous, nous avons trouvé notre hôtesse qui donnait à teter à son enfant et qui l’endormait en se dandinant sur une chaise. Il n’y avait pour nous plus rien de curieux à Carnac. Nous avions vu à loisir sur le portail latéral de son église l’affreux baldaquin qui rentre généralement dans le goût de l’architecture des pâtissiers, j’entends celle qui décore ces odieuses inventions connues sous le nom de pièces montées dont les tranches d’orange confite font les arcades et les bouts de chocolat les colonnes, avec un obélisque en sucre rose terminé par une fleur, et nous avions contemplé dans l’intérieur la statue de saint Corneille, plus entourée de cordes qu’un saucisson de Lyon ne l’est de ficelles. Les cordes qui ont touché le saint ont la vertu de guérir les animaux malades, aussi y a-t-il au-dessus de la grande porte de l’église une sorte d’enseigne peinte, représentant deux paysans présentant l’un sa vache et l’autre son bœuf à ce bon saint vétérinaire. Quand ces cordes sont restées autour de lui un certain temps, elles ont acquis leur diplôme, on les emporte et on les garde chez soi, on se les emprunte de voisin à voisin et de village à village. Honteux reste des superstitions dont la France éclairée s’est purgée, dirait le National.

Nous n’en restâmes pas moins trois jours encore à Carnac, à n’y faire autre chose que de nous promener au bord de la mer et à nous coucher sur le sable, où nous dessinions avec nos bâtons des arabesques qu’effaçait le flot montant, et sur lequel, étendus en plein soleil, nous dormions comme des lézards. L’un près de l’autre, assis par terre, nous prenions du sable dans nos mains, nous le regardions couler à travers nos doigts, nous retournions la carcasse séchée de quelque vieux crabe évidé, nous cherchions des galets creux pour nous faire des encriers, nous ramassions des coquillages, et la journée passait. Le soleil s’abaissait sur la mer qui variait ses couleurs, continuait son bruit et laissait sur la plage son long feston de varechs et d’écume, nous ouvrions nos poitrines, nous humions le parfum des vagues, douce et âcre senteur mêlée d’eau, de brise et d’herbes, qui accourt vers nous du fond de l’océan, et des bouffées d’air chaud venaient d’entre les trous des dunes dont les joncs minces s’accrochaient aux boucles de nos guêtres. Quand le soir était arrivé, nous retournions au gîte en regardant dans le ciel les grandes traînées de pourpre qui s’étendaient sur son azur.

Un matin pourtant nous partîmes comme les autres matins ; nous prîmes le même sentier, nous traversâmes la haie d’ormeaux et la prairie inclinée où nous avions vu, la veille, une petite fille chassant ses bestiaux vers l’abreuvoir ; mais ce fut le dernier jour et la dernière fois peut-être que nous passâmes par là.

Un terrain vaseux où nous enfoncions jusqu’aux chevilles s’étend de Carnac jusqu’au village de Pô. Un canot nous y attendait, nous montâmes dedans, on poussa du fond avec la rame et on hissa la voile.

Notre marin, vieillard à figure gaie, s’assit à l’arrière, y attacha au plat-bord une ligne pour prendre du poisson, et laissa partir sa barque tranquille. À peine s’il faisait du vent ; la mer toute bleue n’avait pas de rides et gardait longtemps sur elle le sillage étroit du gouvernail. Le bonhomme causait ; il nous parlait des prêtres qu’il n’aime pas, de la viande qui est une bonne chose à manger, même les jours maigres, du mal qu’il avait quand il était au service, des coups de fusil qu’il a reçus quand il était douanier..... Nous allions doucement, la ligne tendue suivait toujours et le bout du tape-cul trempait dans l’eau.

La lieue qui nous resta à faire à pied pour aller de Saint-Pierre à Quiberon fut lestement avalée, malgré une route montueuse à travers des sables, malgré le soleil qui faisait crier sur nos épaules la bretelle de nos sacs, et nonobstant quantité de menhirs qui se dressaient dans la campagne.

À Quiberon, nous déjeunâmes chez le sieur Rohan Belle-Isle qui tient l’Hôtel Penthièvre. Ce gentilhomme était nu-pieds dans ses savates, vu la chaleur, et trinquait avec un maçon, ce qui ne l’empêche pas d’être le descendant d’une des premières familles d’Europe. Un noble de vieille race ! un vrai noble, vive Dieu ! qui nous a tout de suite fait cuire des homards et s’est mis à nous battre des biftecks.

Notre orgueil en fut flatté dans sa fibre la plus reculée et encore maintenant je ne puis m’empêcher, en pensant à cet honneur, de remercier d’un seul coup la Providence de tous ceux dont elle m’a comblé dans ma vie. J’ai été embrassé par des princesses de sang royal, j’ai dîné avec un Montmorency (il m’a même offert du cidre), j’ai été servi par un Rohan, j’ai trinqué avec Louis Fessard et j’ai tapé sur la bedaine aux cardinaux !

Tout le passé de Quiberon se résume dans un massacre. Sa plus rare curiosité est un cimetière ; il est plein, il regorge, il fait craquer ses murs, il déborde dans la rue. Les pierres tassées se brisent aux angles, montent les unes sur les autres, s’envahissent, se submergent et se confondent, comme si les morts, gênés dessous, soulevaient leurs épaules pour sortir de leurs tombeaux. On dirait de quelque océan pétrifié dont toutes ces tombes font les vagues et où les croix seraient les mâts des vaisseaux perdus.

Au milieu, un grand ossuaire tout ouvert reçoit les squelettes de ceux que l’on désensevelit pour faire place aux autres. De qui donc cette pensée : la vie est une hôtellerie, c’est le cercueil qui est la maison ? Ceux-ci ne restent pas dans la leur, ils n’en sont que les locataires et on les en chasse à la fin du bail. Tout autour de cet ossuaire, où cet amas d’ossements ressemble à un fouillis de bourrées, est rangée, à hauteur d’homme, une série de petites boîtes en bois noir, de six pouces carrés chacune, recouvertes d’un toit, surmontées d’une croix, et percées sur la face antérieure d’un cœur à jour qui laisse voir dedans une tête de mort. Au-dessus du cœur, on lit en lettres peintes : « Ceci est le chef de ***, décédé tel an, tel jour. » Ces têtes n’ont appartenu qu’à des gens d’un certain rang, et l’on passerait pour un mauvais fils, si au bout de sept ans on ne donnait au crâne de ses parents le luxe de ce petit coffre. Quant au reste du corps, on le rejette dans l’ossuaire ; vingt-cinq ans après, on y jette aussi la tête. Il y a quelques années, je ne sais qui voulut abolir cette coutume. Une émeute se fit, elle resta.

Il peut être mal de jouer ainsi avec toutes ces boules rondes qui ont contenu la pensée, avec ces cercles vides où battait l’amour. Toutes ces boîtes le long de l’ossuaire, sur les tombes, dans l’herbe, sur le mur, pêle-mêle, peuvent sembler horribles à plusieurs, ridicules à d’autres ; mais ces bois noirs se pourrissent à mesure que les os qu’ils renferment blanchissent et s’égrènent ; toutes ces têtes vous regardant avec leur nez rongé, leurs orbites creuses et leur front qui luit par place sous la traînée gluante des limaçons ; ces fémurs entassés là comme tous les grands charniers de la Bible ; ces fragments de crânes qui roulent pleins de terre, et où parfois, comme dans un pot de porcelaine, a poussé quelque fleur qui sort par le trou des yeux ; la vulgarité même de ces inscriptions toutes pareilles les unes aux autres, comme le sont entre eux les morts qu’elles désignent ; toute cette pourriture humaine, disposée de cette façon, nous a paru fort belle et nous a procuré un solide et bon spectacle.

Si la poste d’Auray eût été arrivée, nous fussions partis tout de suite pour Belle-Isle ; mais on attendait la poste d’Auray. Assis dans la cuisine de l’auberge, en chemise et les bras nus, les marins de passage patientaient en buvant chopine.

— À quelle heure arrive-t-elle donc la poste d’Auray ?

— C’est selon ; à dix heures d’ordinaire, répondit le patron.

— À midi, fit M. de Rohan.

— À une heure.

— À une heure et demie.

— Souvent elle n’est pas ici avant deux heures.

— C’est pas régulier !

Nous en étions convaincus, il en était trois.

On ne pouvait partir avant l’arrivée de ce malencontreux courrier qui apporte pour Belle-Isle les dépêches de la terre ferme. Il fallait se résigner. On allait sur le devant de la porte, on regardait dans la rue, on rentrait, on ressortait. « Ah ! il ne viendra pas aujourd’hui. — Il sera resté en route. — Faut nous en aller. — Non, attendons-le. — Si ces messieurs s’ennuient trop après tout… — Au fait, peut-être n’y a-t-il pas de lettres ? — Non, encore un petit quart d’heure. — Ah ! c’est lui ! » Ce n’était pas lui, et le dialogue recommençait.

Enfin, un trot de cheval fatigué qui bat le briquet, un bruit de grelots, un coup de fouet, un homme qui crie : « Ho ! ho ! voilà la poste ! voilà la poste ! »

Le cheval s’arrêta net à la porte, rentra son échine, tendit le cou, allongea le museau en montrant les dents, écarta les jambes de derrière et se leva sur les jarrets.

La rosse était haute, cagneuse, osseuse, sans poils à la crinière, le sabot rongé, les fers battants ; la croupière lui déchirait la queue ; un séton suintait à son poitrail. Perdu dans une selle qui l’engouffrait, retenu en arrière par une valise, en avant par le grand portefeuille aux lettres passé dans l’arçon, son cavalier, juché dessus, se tenait ratatiné comme un singe. Sa petite figure à poils rares et blonds, ridée et racornie comme une pomme de rainette, disparaissait sous un chapeau de toile cirée doublé de feutre ; une sorte de paletot de coutil gris lui remontait jusqu’aux hanches et lui entourait le ventre d’un cercle de plis ramassés, tandis que son pantalon sans sous-pieds, qui se relevait et s’arrêtait aux genoux, laissait voir à nu ses mollets rougis par le frottement des étrivières, avec ses bas bleus descendus sur le bord de ses souliers. Des ficelles rattachaient les harnais de la bête ; des bouts de fil noir ou rouge avaient recousu le vêtement du cavalier ; des reprises de toutes couleurs, des taches de toutes formes, de la toile en lambeaux, du cuir gras, de la crotte séchée, de la poussière nouvelle, des cordes qui pendaient, des guenilles qui brillaient, de la crasse sur l’homme, de la gale sur la bête, l’un chétif et suant, l’autre étique et soufflant, le premier avec son fouet, le second avec ses grelots ; tout cela ne faisait qu’une même chose ayant même teinte et même mouvement, exécutant presque mêmes gestes, servant au même usage, dont l’ensemble s’appelle la poste d’Auray.

Au bout d’une heure encore, quand on eut pris dans le pays nombre suffisant de paquets et de commissions et qu’on eut encore attendu quelques passagers qui devaient venir, on quitta enfin l’auberge et l’on avisa à s’embarquer. Ce fut d’abord un pêle-mêle de bagages et de gens, d’avirons qui vous barraient les jambes, de voiles qui vous retombaient sur le nez, l’un s’embarrassant dans l’autre et ne trouvant pas où se mettre ; chacun prit son coin, trouva sa place, les bagages au fond, les marins debout sur les bancs, les passagers où ils purent.

Nulle brise ne soufflait, et les voiles pendaient droites le long des mâts. La lourde chaloupe se soulevait à peine sur la mer presque immobile qui se gonflait et s’abaissait avec le doux mouvement d’une poitrine endormie.

Appuyés sur l’un des plats-bords, nous regardions l’eau qui était bleue comme le ciel et calme comme lui ; et nous écoutions le bruit des grands avirons qui battaient l’onde et criaient dans les tolets. À l’ombre des voiles, les six rameurs entrecroisés les levaient lentement en mesure et les poussaient devant eux ; ils tombaient et se relevaient, égrenant des perles au bout de leurs palettes.

Couchés dans la paille, sur le dos, assis sur les bancs, les jambes ballantes et le menton dans les mains ou postés contre les parois du bateau, entre les gros jambages de la membrure dont le goudron se fondait à la chaleur, les passagers silencieux baissaient la tête et fermaient les yeux à l’éclat du soleil frappant sur la mer plate comme un miroir.

Un homme à cheveux blancs dormait par terre à mes pieds ; un gendarme suait sous son tricorne, deux soldats avaient ôté leurs sacs et s’étaient couchés dessus. Près du beaupré, le mousse regardait dans le foc et sifflait pour appeler le vent ; debout, à l’arrière, le patron faisait tourner la barre.

Le vent ne venait pas. On abattit les voiles qui descendirent tout doucement en faisant sonner le fer des rocambots et affaissèrent sur les bancs leur draperie lourde ; puis chaque matelot défit sa veste, la serra sous l’avant, et tous alors recommencèrent, en poussant de la poitrine et des bras, à mouvoir les immenses avirons qui se ployaient dans leur longueur.

[11]L’air était d’une transparence bleuâtre, sa lumière crue enveloppant tout, frappant tout, pénétrait jusque dans leurs pores les vieux bois gris de la barque, les fils épais de la voile, la peau des hommes grelottante de sueur ; ils haletaient d’accord, on entendait à la fois leur poitrine respirer et les avirons tomber dans l’eau.

Après chaque mouvement de tous ces bras qui se dépliaient et s’abaissaient, une traction sourde vous glissait en avant, on entendait autour du gouvernail l’eau clapoter plus clair et dans le silence la barque s’avançait, puis, secouée, repartait.

Derrière, on voyait Quiberon reculant graduellement sa plage de sable ; à gauche les îles d’Houat et d’Hoedie bombant sur la surface du pâle azur leurs masses d’un vert noir, Belle-Isle grandissant les pans à pic de ses rochers couronnés d’herbe et la citadelle dont la muraille plonge dans la mer, qui se levait lentement de dessous les flots.

On y envoyait dans un régiment de discipline les deux soldats escortés par le gendarme, et que moralisait de son mieux un fusilier qu’il avait pris comme renfort pour les contenir. Le matin déjà, pendant que nous déjeunions, l’un d’eux, en compagnie du brigadier, était entré dans l’auberge d’un air crâne, la moustache retroussée, les mains dans les poches, le képi sur l’oreille, en demandant à manger « tout de suite » et à boire n’importe quoi, fût-ce de l’arsenic, appelant, jurant, criant, faisant sonner ses sous et damner le pauvre gendarme ; maintenant il riait encore, mais des lèvres seulement, et sa joie devenait plus rare à mesure qu’à l’horizon se dressait le grand mur blanc où il allait bêcher la terre et traîner le boulet. Son compagnon était plus calme. C’était une grosse figure lourde et laide, une de ces natures d’une vulgarité si épaisse que l’on comprenait de suite, l’immense mépris qu’ont pour elle ceux qui poussent sur le canon cette viande animée, et le bon marché qu’ils en font. Il n’avait jamais vu la mer, il la regardait en ouvrant ses deux jeux, et il dit se parlant à lui-même : « C’est curieux tout de même, ça donne tout de même un aperçu de ce qui existe », appréciation que j’ai trouvée profonde et aussi émue par le sentiment de la chose même que toutes les expressions lyriques que j’ai entendu faire à bien des dames.

L’autre soldat ne cachait pas pour lui le dédain qu’il avait et quoiqu’ils fussent amis, il haussait les épaules de pitié en le regardant. Quand il se fut suffisamment amusé de lui en essayant de faire rire sur son compte la société qui l’entourait, il le laissa dormir dans son coin et se tourna vers nous. Alors il nous parla de lui-même, de la prison qu’il va subir, du régiment qui l’ennuie, de la guerre qu’il souhaite, de la vie dont il est las. Peu à peu ainsi sa joie étudiée s’en alla, son rire forcé disparut ; il devint simple et doux, mélancolique et presque tendre. Trouvant enfin une oreille ouverte à tout ce qui depuis longtemps surchargeait son cœur exaspéré d’ennui, il nous exposa longuement toutes les misères du soldat, les dégoûts de la caserne, les exigences taquines de l’étiquette, toutes les cruautés de l’habit, l’arrogance brutale des sergents, l’humiliation des obéissances aveugles, l’assassinat permanent de l’instinct et de la volonté sous la massue du devoir.’

Il est condamné à un an de discipline pour avoir vendu un pantalon. « À beaucoup, disait-il, ça ne fait rien, comme à ça par exemple, en désignant son compagnon ; des paysans, c’est habitué à remuer la terre, mais moi, ça me salira les mains. »

Ô orgueil ! ton goût d’absinthe remonte donc dans toutes les bouches et tous les cœurs te ruminent ! Qu’était-il, lui qui se plaignait de tant souffrir au contact des autres ? Un enfant du peuple, un ouvrier de Paris, un garçon sellier. J’ai plaint, j’ai plaint cet homme ardent et triste, malade de besoins, rongé d’envies longues, qui s’impatiente du joug et que le travail fatigue. Il n’y a pas que nous, au coin de nos cheminées, dans l’air étouffé de nos intérieurs, qui ayons des fadeurs d’âme et des colères vagues dont on tâche de sortir avec du bruit en essayant d’aimer, en voulant écrire ; celui-là fait de même dans son cercle inférieur, avec les petits verres et les donzelles ; lui aussi il souhaite l’argent, la liberté, le grand air, il voudrait changer de lieu, fuir ailleurs, n’importe où, il s’ennuie, il attend sans espoir.

Les sociétés avancées exhalent comme une odeur de foule, des miasmes écœurants, et les duchesses ne sont pas les seules à s’en évanouir. Ne croyez pas les mains sans gants plus robustes que les autres ; on peut être las de tout sans rien connaître, fatigué de tramer sa casaque sans avoir lu Werther ni René, et il n’y a pas besoin d’être reçu bachelier pour se brûler la cervelle.

On avait tant tardé à partir, qu’à peine s’il y avait de l’eau dans le port, et nous eûmes grand mal à y entrer. Notre quille frôlait contre les petits cailloux du fond, et pour descendre à terre il nous fallut marcher sur une rame comme sur la corde raide.

Resserré entre la citadelle et ses remparts et coupé au milieu par un port presque vide, le Palais nous parut une petite ville assez sotte, qui transsude un ennui de garnison et a je ne sais quoi d’un sous-officier qui bâille.

Ici, on ne voit plus les chapeaux de feutre noir du Morbihan, bas de forme, immenses d’envergure et abritant les épaules. Les femmes n’ont pas ces grands bonnets blancs qui s’avancent devant leur visage comme ceux des religieuses et, par derrière, retombent jusqu’au milieu du dos, vêtant ainsi chez les petites filles la moitié du corps. Leurs robes sont privées du large galon de velours appliqué sur l’épaule qui, dessinant le contour de l’omoplate, va se perdre sous les aisselles. Leurs pieds non plus ne portent point ces souliers découverts, ronds du bout, hauts de talons et ornés de longs rubans noirs qui frôlent la terre. C’est, comme partout, des figures qui se ressemblent, des costumes qui n’en sont pas, des bornes, des maisons, des pavés et même un trottoir.

Était-ce la peine de s’être exposé au mal de mer, que nous n’avions pas eu d’ailleurs, ce qui nous rendait indulgents, pour n’avoir à contempler que la citadelle, dont nous nous souciions fort peu, le phare, dont nous nous inquiétions encore moins, ou le rempart de Vauban qui nous ennuyait déjà. Mais on nous avait parlé des roches de Belle-Isle. Incontinent donc, nous dépassâmes les portes, et coupant net à travers champs, rabattîmes sur le bord de la mer.

Nous ne vîmes qu’une grotte, une seule (le jour tombait), mais qui nous parut si belle (elle était tapissée de varechs et de coquilles et avait des gouttes d’eau qui tombaient d’en haut), que nous résolûmes de rester le lendemain à Belle-Isle pour en chercher de pareilles, s’il y en avait, et nous repaître à loisir les jeux du régal de toutes ces couleurs.

Le lendemain donc, sitôt qu’il fit jour, ayant rempli une gourde, fourré dans un de nos sacs un morceau de pain avec une tranche de viande, nous prîmes la clef des champs, et, sans guide ni renseignement quelconque (c’est là la bonne façon), nous nous mîmes à marcher, décidés à aller n’importe où, pourvu que ce fût loin, et à rentrer n’importe quand, pourvu que ce fût tard.

Nous commençâmes par un sentier dans les herbes, il suivait le haut de la falaise, montait sur ses pointes, descendait dans ses vallons et continuait dessus en faisant le tour de l’île.

Quand un éboulement l’avait coupé, nous remontions plus haut dans la campagne et, nous réglant sur l’horizon de la mer, dont la barre bleue touchait le ciel, nous regagnions ensuite le haut de la côte que nous retrouvions à l’improviste ouvrant son abîme à nos côtés. La pente à pic sur le sommet de laquelle nous marchions ne nous laissait rien voir du flanc des rochers, nous entendions seulement au-dessous de nous le grand bruit battant de la mer.

Quelquefois la roche s’ouvrant dans toute sa grandeur montrait subitement ses deux pans presque droits que rayaient des couches de silex et où avaient poussé de petits bouquets jaunes. Si on jetait une pierre, elle semblait quelque temps suspendue, puis se heurtait aux parois, déboulait en ricochant, se brisait en éclats, faisait rouler de la terre, entraînait des cailloux, finissait sa course en s’enfouissant dans les graviers ; et on entendait crier les cormorans qui s’envolaient.

Souvent les pluies d’orage et les dégels avaient chassé dans ces gorges une partie des terrains supérieurs qui, s’y étant écoulés graduellement, en avaient adouci la pente, de manière à y pouvoir descendre. Nous nous risquâmes dans l’une d’elles, et, nous laissant glisser sur le derrière en nous écorant des pieds et nous retenant des mains, nous arrivâmes enfin en bas sur du beau sable tout mouillé.

La marée baissait ; il fallait, pour passer, attendre le retrait des vagues. Nous les regardions venir. Elles écumaient dans les roches, à fleur d’eau, tourbillonnaient dans les creux, sautaient comme des écharpes qui s’envolent, retombaient en cascades et en perles, et dans un long balancement ramenaient à elles leur grande nappe verte. Quand une vague s’était retirée sur le sable, aussitôt les courants s’entre-croisaient en fuyant vers des niveaux plus bas. Les varechs remuaient leurs lanières gluantes, l’eau débordait des petits cailloux, sortait par les fentes des pierres, faisait mille clapotements, mille jets. Le sable trempé buvait son onde, et, se séchant au soleil, blanchissait sa teinte jaune.

Dès qu’il y avait de la place pour nos pieds, sautant par-dessus les roches, nous continuions devant nous. Elles augmentèrent bientôt leur amoncellement désordonné ; tournées, bousculées, entassées dans tous les sens, renversées l’une sur l’autre, nous nous cramponnions de nos mains qui glissaient, de nos pieds qui se crispaient en vain sur leurs aspérités visqueuses.

La falaise était haute, si haute qu’on en avait presque peur quand on levait la tête. Elle vous écrasait de sa placidité formidable et elle vous charmait pourtant ; car on la contemplait malgré soi et les yeux ne s’en lassaient pas.

Il passa une hirondelle, nous la regardâmes voler ; elle venait de la mer, elle montait doucement, coupant au tranchant de ses plumes l’air fluide et lumineux où ses ailes nageaient en plein et semblaient jouir de se déployer toutes libres. Elle monta encore, dépassa la falaise, monta toujours et disparut.

Cependant nous rampions sur les rochers dont chaque détour de la côte nous renouvelait la perspective. Ils s’interrompaient par moments et alors nous marchions sur de grandes pierres carrées, plates comme des dalles, où des fentes qui se prolongeaient en avant deux à deux et presque symétriques semblaient les ornières de quelque antique voie d’un autre monde. De place en place, immobiles comme leur fond verdâtre, s’étendaient de grandes flaques d’eau qui étaient aussi limpides, aussi tranquilles, et ne remuaient pas plus qu’au fond du bois, sur son lit de cresson, à l’ombre des saules, la source la plus pure.

Puis de nouveau les rochers se présentaient plus serrés, plus accumulés. D’un côté c’était la mer dont les flots sautaient dans les basses roches ; de l’autre, la côte droite, ardue, infranchissable.

Fatigués, étourdis, nous cherchions une issue. Mais toujours la falaise s’avançait devant nous, et les rochers, étendant à l’infini leurs sombres masses de varechs, faisaient succéder l’une à l’autre leurs têtes inégales qui grandissaient en se multipliant comme des fantômes noirs qui sortaient de dessous terre.

Nous roulions ainsi à l’aventure, quand nous vîmes tout à coup, serpentant en zigzag dans la roche, une valleuse qui nous permettait, comme par une échelle, de regagner la rase campagne.

Quand nous l’eûmes gravie, nous nous trouvâmes sur le plateau qui domine toute la côte de l’île et continuâmes dans la même direction, à travers des champs sans arbres que n’égayait aucune verdure. Il était néanmoins fort doux de n’avoir plus qu’à remuer les pieds et à les pousser devant soi. Un petit bois de pins grêles s’offrit, nous y entrâmes et ayant débouclé le sac qui depuis quatre heures me ballottait aux épaules, nous commençâmes à déchiqueter avec nos ongles et nos mains la tranche de veau froid qui s’y bocquesonnait contre le morceau de pain.

Couchés par terre sur les feuilles tombées, nous dînâmes entre nos jambes, en faisant sécher au bout des branches d’arbres nos chaussettes et nos souliers tout trempés d’eau de mer. Lorsque la nappe fut ôtée et qu’une bonne pipe nous eut remis de nos fatigues, nous ramassâmes le bâton et nous repartîmes.

Voulant traverser l’île dans sa largeur, nous nous dirigeâmes d’après le soleil et allâmes droit en face de nous ; mais bientôt perdus dans la campagne, nous ne cherchâmes plus dès lors qu’à retrouver la mer dont le rivage, si nous le suivions toujours, devait nous ramener enfin au Palais soit le soir, soit dans la nuit ou le lendemain matin, car nous ne savions plus où il était, ni nous-mêmes où nous étions.

N’importe, c’est toujours un plaisir, même quand la campagne est laide, que de se promener à deux tout au travers, en marchant dans les herbes, en traversant les haies, en sautant les fossés, abattant des chardons avec votre bâton, arrachant avec la main les feuilles et les épis, allant au hasard comme l’idée vous pousse, comme les pieds vous portent, chantant, sifflant, causant, rêvant, sans oreille qui vous écoute, sans bruit de pas derrière vos pas, libres comme au désert !

Ah ! de l’air ! de l’air ! de l’espace encore ! Puisque nos âmes serrées étouffent et se meurent sur le bord de la fenêtre, puisque nos esprits captifs, comme l’ours dans sa fosse, tournent toujours sur eux-mêmes et se heurtent contre ses murs, donnez au moins à mes narines le parfum de tous les vents de la terre, laissez s’en aller mes yeux vers tous les horizons !

Aucun clocher ne montrait au loin son toit reluisant d’ardoises, pas un hameau n’apparaissait au revers d’un pli de terrain, ajustant dans un bouquet d’arbres ses toits de chaume et ses cours carrées ; on ne rencontrait personne, ni paysan qui passe, ni mouton qui broute, ni chien qui rôde.

Tous ces champs cultivés n’avaient pas l’air habités ; on y travaille, on n’y vit point. On dirait que tous ceux qui les ont en profitent, mais ne les aiment pas.

Nous avons vu une ferme, nous sommes entrés dedans ; une femme en guenilles nous a servi dans des tasses de grès du lait frais comme la glace. C’était un silence singulier. Elle nous regardait avidement, et nous sommes repartis.

Nous sommes descendus dans un vallon dont la gorge étroite semblait s’étendre vers la mer. De longues herbes à fleurs jaunes nous montaient jusqu’au ventre. Nous avancions en faisant de grandes enjambées. Nous entendions de l’eau couler près de nous et nous enfoncions dans la terre marécageuse. Les deux collines vinrent à s’écarter, portant toujours sur leurs versants arides un gazon ras que des lichens plaquaient par intervalles comme de grandes taches jaunes. Au pied de l’une d’elles un ruisseau passait parmi les rameaux bas des arbrisseaux rabougris qui avaient poussé sur ses bords, et s’allait perdre plus loin dans une mare immobile où des insectes à grandes pattes se promenaient sur la feuille des nénufars.

Le soleil dardait. Les moucherons bruissaient leurs ailes et faisaient courber la pointe des joncs sous le poids de leurs corps légers. Nous étions seuls tous les deux dans la tranquillité de cette solitude.

En cet endroit le vallon s’arrondissait en s’élargissant et faisait un coude sur lui-même. Nous montâmes sur une butte pour découvrir au delà ; mais l’horizon vite s’arrêtait, enclos par une autre colline, ou bien étendait de nouvelles plaines. Cependant nous prîmes courage et continuâmes à avancer, tout en pensant à ces voyageurs abandonnés dans les îles, qui grimpent sur les promontoires pour apercevoir au loin quelque voile venant à eux.

Le terrain devint plus sec, les herbes moins hautes, et la mer tout à coup se présenta devant nous, resserrée dans une anse étroite, et bientôt sa grève faite de débris de madrépores et de coquilles se mit à crier sous nos pas. Nous nous laissâmes tomber par terre et nous nous endormîmes, épuisés de fatigue. Une heure après, réveillés par le froid, nous nous remîmes en marche, sûrs cette fois de ne pas nous perdre ; nous étions sur la côte qui regarde la France, et nous avions le Palais à notre gauche. C’était sur ce rivage-là que nous avions vu la veille la grotte qui nous avait tant charmés. Nous ne fûmes pas longtemps à en trouver d’autres plus hautes et plus profondes.

Elles s’ouvraient toujours par de grandes ogives, droites ou penchées, poussant leurs jets hardis sur d’énormes pans de rocs aux coupes régulières. Noires et veinées de violet, rouges comme du feu, brunes avec des lignes blanches, elles découvraient pour nous, qui les venions voir, toutes les variétés de leurs teintes et de leurs formes, leurs grâces, leurs fantaisies grandioses. Il y en avait une, couleur d’argent, que traversaient des veines de sang ; dans une autre des touffes de fleurs ressemblant à des primevères s’étaient écloses sur les glacis de granit rougeâtre, et du plafond tombaient sur le sable fin des gouttes lentes qui recommençaient toujours. Au fond de l’une d’elles, sur un cintre allongé, un lit de gravier blanc et poli, que la marée sans doute retournait et refaisait chaque jour, semblait être là pour y recevoir au sortir des flots le corps de la Naïade ; mais sa couche est vide et pour toujours l’a perdue ! Il ne reste que ces varechs encore humides où elle étendait ses beaux membres nus fatigués de la nage et sur lesquels, jusqu’à l’aurore, elle dormait au clair de lune.

Le soleil se couchait. La marée montait au fond sur les roches, qui s’effaçaient dans le brouillard bleu du soir, que blanchissait sur le niveau de la mer l’écume des vagues rebondissantes, et, de l’autre partie de l’horizon, le ciel rayé de longues lignes orange avait l’air balayé comme par de grands coups de vent. Sa lumière reflétée sur les flots les dorait d’une moire chatoyante ; se projetant sur le sable, elle le rendait brun et faisait briller dessus un semis d’acier.

À une demi-lieue vers le Sud, la côte allongeait vers la mer une file de rochers. Il fallait pour les joindre recommencer une marche pareille à celle que nous avions faite le matin. Nous étions fatigués, il y avait loin ; mais une tentation nous poussait vers là-bas, derrière cet horizon. La brise arrivait, dans le creux des pierres les flaques d’eau se ridaient, les goémons accrochés aux flancs des falaises tressaillaient, et du côté d’où la lune allait venir, une clarté pâle montait de dessous les eaux.

C’était l’heure où les ombres sont longues. Les rochers semblaient plus grands, les vagues plus vertes. On eût dit que le ciel s’agrandissait et que toute la nature changeait de visage.

Donc nous partîmes en avant, au delà, sans nous soucier de la marée qui montait, ni s’il y aurait plus tard un passage pour regagner terre. Nous voulions jusqu’au bout abuser de notre plaisir et le savourer sans en rien perdre. Plus légers que le matin, nous sautions, nous courions sans fatigue, sans obstacle, une verve de corps nous emportait malgré nous et nous éprouvions dans les muscles des espèces de tressaillements d’une volupté robuste et singulière. Nous secouions nos têtes au vent, et nous avions du plaisir à toucher les herbes avec nos mains. Aspirant l’odeur des flots, nous humions, nous évoquions à nous tout ce qu’il y avait de couleurs, de rayons, de murmures : le dessin des varechs, la douceur des grains de sable, la dureté du roc qui sonnait sous nos pieds, les altitudes de la falaise, la frange des vagues, les découpures du rivage, la voix de l’horizon ; et puis c’était la brise qui passait, comme d’invisibles baisers qui nous coulaient sur la figure, c’était le ciel où il y avait des nuages allant vite, roulant une poudre d’or, la lune qui se levait, les étoiles qui se montraient. Nous nous roulions l’esprit dans la profusion de ces splendeurs, nous en repaissions nos yeux ; nous en écartions les narines, nous en ouvrions les oreilles ; quelque chose de la vie des éléments émanant d’eux-mêmes, sous l’attraction de nos regards, arrivait jusqu’à nous, s’y assimilant, faisait que nous les comprenions dans un rapport moins éloigné, que nous les sentions plus avant, grâce à cette union plus complexe. À force de nous en pénétrer, d’y entrer, nous devenions nature aussi, nous sentions qu’elle gagnait sur nous et nous en avions une joie démesurée ; nous aurions voulu nous y perdre, être pris par elle ou l’emporter en nous. Ainsi que dans les transports de l’amour, on souhaite plus de mains pour palper, plus de lèvres pour baiser, plus d’yeux pour voir, plus d’âme pour aimer, nous étalant sur la nature dans un ébattement plein de délire et de joies, nous regrettions que nos yeux ne pussent aller jusqu’au sein des rochers, jusqu’au fond des mers, jusqu’au bout du ciel, pour voir comment poussent les pierres, se font les flots, s’allument les étoiles ; que nos oreilles ne pussent entendre graviter dans la terre la formation du granit, la sève pousser dans les plantes, les coraux rouler dans les solitudes de l’océan et, dans la sympathie de cette effusion contemplative, nous eussions voulu que notre âme, s’irradiant partout, allât vivre dans toute cette vie pour revêtir toutes ses formes, durer comme elles, et se variant toujours, toujours pousser au soleil de l’éternité ses métamorphoses.

Mais l’homme n’est fait pour goûter chaque jour que peu de nourriture, de couleurs, de sons, de sentiments, d’idées ; ce qui dépasse la mesure le fatigue ou le grise ; c’est l’idiotisme de l’ivrogne, c’est la folie de l’extatique. Ah ! que notre verre est petit, mon Dieu ! que notre soif est grande ! que notre tête est faible !

Ce soir-là nous n’avions plus la nôtre parfaitement d’aplomb sur les épaules ; nous nous en revenions animés, émus, presque furieux, le cœur battant, les nerfs vibrant comme les cordes d’une harpe que l’on a trop pincées ; nous nous sentions le corps fatigué, le cerveau étourdi, tandis qu’au contraire nos jarrets, saccadant leurs mouvements, d’eux-mêmes nous poussaient en avant et nous faisaient presque bondir. Lorsque nous rentrâmes dans la ville dont on allait fermer les portes, il y avait quatorze heures que nous marchions, nos pieds sortaient par nos souliers et l’on tordit nos chemises qui, deux jours après, n’étaient pas sèches.

Pour nous en retourner à Quiberon, il fallut se lever le lendemain, avant 7 heures, ce qui exigea du courage. Encore raides de fatigue et tout grelottants de sommeil, nous nous empilâmes dans la barque, en compagnie d’un cheval blanc, de deux voyageurs pour le commerce, du même gendarme borgne et du même fusilier qui, cette fois, ne moralisait personne. Gris comme un cordelier et roulant sous les bancs, il avait fort à faire pour retenir son shako qui lui vacillait sur la tête et pour se défendre de son fusil qui lui cabriolait dans les jambes. Je ne sais qui de lui ou du gendarme était le plus bête des deux. Le gendarme n’était pas ivre, mais il était stupide. Il déplorait le peu de tenue du soldat, il énumérait les punitions qu’il allait recevoir, il se scandalisait de ses hoquets, il se formalisait de ses manières. Vu de trois quarts, du côté de l’œil absent, avec son tricorne, son sabre et ses gants jaunes, c’était certes un des plus tristes aspects de la vie humaine. Un gendarme est, d’ailleurs, quelque chose d’essentiellement bouffon, que je ne puis considérer sans rire ; effet grotesque et inexplicable, que cette base de la sécurité publique a l’avantage de m’occasionner, avec les procureurs du roi, les magistrats quelconques et les professeurs de belles-lettres.

Incliné sur le flanc, le bateau coupait les vagues qui filaient le long du bordage en tordant de l’écume. Les trois voiles bien gonflées arrondissaient leur courbe douce. La mâture criait, l’air sifflait dans les poulies. Penché sur la proue, le nez dans la brise, un mousse chantait ; nous n’entendions pas les paroles, mais c’était un air lent, tranquille et monotone qui se répétait toujours, ni plus haut ni plus bas, et qui prolongeait en mourant des modulations traînantes.

Cela s’en allait doux et triste sur la mer, comme dans une âme un souvenir confus qui passe.

Le cheval se tenait debout, du mieux qu’il pouvait, sur ses quatre pieds et mordillait sa botte de foin. Les matelots, les bras croisés, souriaient en regardant dans les voiles.

[12]À Quiberon, nous revîmes M. Rohan, sa rubiconde et haute épouse et son jeu du « trou madame » qui remplace dans son établissement le billard obligé et qui paraît être une des curiosités du pays. Nos deux voyageurs y étaient forts, et quand après avoir déjeuné avec eux nous partîmes pour Plouharnel, nous les laissâmes acharnés mieux que jamais en train de jouer le café avec une de leurs connaissances de l’endroit. Tous deux ils voyageaient dans les draps. Le premier était un assez beau mâle de quelque vingt ans, blond, haut en couleur, ayant poitrine bombée, casquette sur l’oreille, talons hauts et gilet jusqu’aux genoux ; il nous représentait l’incarnation du Vaudeville-Achard, il en avait l’élégance, c’en était le style. Quant à l’autre, sans doute que dans son temps il avait eu l’aimable laisser-aller de son compagnon ; lui aussi, il avait peut-être jadis pris la taille aux bonnes, injurié amicalement les garçons, été brillant sur le carambolage et distrait les ennuis de la grande route en chantant du Béranger dans son cabriolet ; mais l’âge était venu, cette neige du cœur qui avait éteint sa flamme et calmé sa voix. L’expérience d’un sage, la modération du philosophe se lisaient sur son front qu’avaient ridé les soucis de la vente et les inquiétudes du ballot. Combien dans sa vie avait-il dû écrire de lettres d’affaires ? De combien de maisons n’avait-il pas été mis à la porte ? Que de fois il avait dîné à table d’hôte !

Devant se rendre comme nous le soir à Plouharnel, ces messieurs nous proposèrent de prendre nos sacs dans leur voiture, ce que nous acceptâmes et dont bien nous prit, car de Quiberon à Plouharnel la route est fort sablonneuse, et vingt-cinq livres de plus sur le dos n’auraient pas accéléré notre marche.

Jusqu’au fort Penthièvre à peu près, la route étant connue nous ne vîmes rien de nouveau, mais nous revîmes avec ennui quelques-uns de ces bons menhirs allongeant sur l’herbe leur ombre bête.

Nous n’entrâmes pas au fort Penthièvre, ce qui étonna beaucoup le factionnaire qui, nous voyant passer, avait eu la prévenance de nous crier de loin « qu’il nous fallait une permission pour le voir », mais nous nous assîmes au bas de son talus sur le versant d’un grand monticule de gazon dont la pente descend vers les sables. Le soleil brillait, la mer pétillait, un vent sec et âpre soufflait sur les joncs des dunes et, comme une nappe d’eau qui eût passé dessus, les courbait tous à la fois.

En face de cette hauteur où nous étions, Plouharnel se montrant sur la côte opposée, le clocher de son église, certes, paraissait facile à atteindre, il n’y avait qu’à suivre tout droit ainsi que disent les paysans. Comme si c’était chose fort aisée à faire que de suivre tout droit n’importe quoi, même quand on a devant les yeux un clocher ou une girouette !

La presqu’île, se découpant au milieu de la mer, prolongeait sa perspective d’un jaune pâle, et les vagues dessinaient sur son double rivage deux longues bordures d’écume blanche. La mer était toute bleue, le ciel tout blanc ; frappés d’aplomb par le soleil, les sables faisaient miroiter devant nous de grands reflets bruns qui semblaient les faire onduler et en allonger l’étendue. Des monticules ronds formés par des coups de vent, et que piquaient çà et là quelques joncs minces comme des aiguilles, se présentaient sans cesse l’un après l’autre, il fallait les monter et les descendre, des traînées de poussière se levant lentement s’envolaient et nos yeux se fermaient à l’éblouissement du soleil qui flambait sur les flots et chatoyait sur le sable. Le vent nous empourprait le visage, il nous le fouettait à grands coups, nous avancions lentement et avec tristesse sur cette grève abandonnée.

Donc nous allions sans mot dire, du mieux que nous pouvions, sans jamais atteindre au fond de la baie où avait l’air de se trouver Plouharnel. Nous y arrivâmes cependant. Mais là, nous tombions dans la mer. Nous avions pris le côté droit du rivage, tandis qu’on devait suivre le gauche. Il fallut rebrousser chemin et recommencer une partie de la route.

Un bruit étouffé se fit entendre. Un grelot sonna, un chapeau parut. C’était la poste d’Auray. Toujours même homme, même cheval, même sac aux lettres. Il s’en allait tranquillement vers Quiberon d’où il reviendra tantôt pour y retourner demain. C’est l’hôte du rivage ; il le passe le matin, il le repasse le soir. Sa vie est de le parcourir ; lui seul l’anime, il en fait l’épisode, j’allais presque dire la grâce.

Il s’arrête ; nous lui parlons deux minutes, il nous salue et il repart.

Quel ensemble que celui-là ! Quel homme et quel cheval ! Quel tableau ! Callot, sans doute, l’aurait reproduit ; il n’y avait que Cervantès pour l’écrire.

Après avoir passé sur de grands quartiers de rocs qu’on a essayé d’aligner dans la mer, pour raccourcir la route en coupant le fond de la baie, nous arrivâmes enfin à Plouharnel.

Le village était tranquille, les poules gloussaient dans les rues, et dans les jardins enclos de murs de pierres sèches, les orties sont poussées au milieu de carrés d’avoine.

Comme nous étions devant la maison de notre hôte, assis à prendre l’air, un vieux mendiant a passé. Il était courbé, en guenilles, grouillant de vermine, rouge comme du vin, hérissé, suant, la poitrine débraillée, la bouche baveuse.

Le soleil reluisait sur ses haillons, sa peau violette et presque noire semblait transsuder du sang. Il beuglait d’une voix terrible en frappant à coups redoublés contre la porte d’une maison voisine.

[13]Nous eûmes l’honneur de dîner avec nos deux voyageurs pour le commerce dont la politesse méritait bien l’offre de l’inévitable bouteille de Champagne, aussi leur cœur s’ouvrit-il complètement aux nôtres, et ils versèrent dedans leurs confidences les plus intimes. Nous apprîmes des choses fort intéressantes, que le plus jeune, par exemple, voyageait pour une maison de Lisieux et qu’il avait eu l’an passé une maîtresse qui s’appelait Joséphine et qui avait beaucoup de gorge. C’était, du reste, un gaillard qui avait connu de Cythère le haut et le bas de l’échelle, il lui arrivait souvent de calmer ses sens pour de faibles trésors et il avait couché avec des femmes qui couchaient dans des draps de satin noir.

— Eh quoi ! lui dit son compagnon, tu ne leur en a pas pris un peu pour te faire des gilets ?

L’hôte, qui est le maire de l’endroit, vint au dessert trinquer avec nous. Les deux coudes de sa chemise appuyés sur la table, son bonnet de soie noire relevé derrière les oreilles pour mieux entendre, il demeura tout le temps muet et béant à savourer les discours de nos amis et les nôtres, qui ne valaient pas mieux. Du reste, ce dîner ne nous ennuya pas, il est parfois très doux de causer avec des imbéciles.

Le lendemain était un dimanche, et la cuisine était déjà toute pleine de paysans qui venaient boire, quand nous descendîmes pour y prendre notre soupe à l’oignon avant de nous mettre en marche pour Auray.

On entendait, par-dessus les voix et les galoches ferrées qui résonnaient dans le cabaret, le roucoulement d’une tourterelle enfermée dans une cage suspendue à la muraille. Quel doux bruit que celui-là ! Aimez-vous les vieux colombiers où on les voit marcher sur le toit des tuiles en rengorgeant leur cou, en ouvrant leurs ailes, en baignant leurs pieds roses dans l’eau des gouttières tout en poussant tout le long du jour leurs ronflements plaintifs qui reprennent et s’arrêtent ?

Nous étions levés, nous allions partir, nous le vîmes passer, mais nous ne l’aperçûmes que par derrière. Qu’était-ce par devant ? qui donc ? le chapeau. Quel chapeau ! un vaste et immense chapeau qui dépassait les épaules de son porteur et qui était en osier, quel osier ! du bronze plutôt, planisphère dur et compact fait pour résister à la grêle, que la pluie ne traversait point, que le temps ne devait que durcir et fortifier. L’homme qu’il recouvrait disparaissait dessous et avait l’air d’y être entré jusqu’au milieu du corps, et il le portait cependant (je l’ai vu tourner la tête). Quelle constitution ! quel tempérament il avait donc ! quels muscles cervicaux ! quelle force dans les vertèbres ! Mais aussi quelle ampleur ! quel cercle, ce chapeau ! Il projette une ombre tout à l’entour de lui, et son maître ne doit jamais jouir du soleil. Ah ! quel chapeau ! C’est un couvercle de chaudière à vapeur surmonté d’une colonne, ça ferait un four en y pratiquant des meurtrières ! Il y a des choses inébranlables : le Simplon et l’impudence des critiques, des choses solides : l’arc de l’Étoile et le français de Labruyère, des choses lourdes : le plomb, le bouilli et M. Nisard, des choses grandes : le nez de mon frère, l’Hamlet de Shakespeare et la tabatière de Bouilhet, mais je n’ai rien vu d’aussi solide, d’aussi inébranlable, d’aussi grand et d’aussi lourd que ce chapeau de Plouharnel !

Et il avait une couverture en toile cirée !

VI

De Plouharnel à Auray, campagne déserte ; on rencontre peu de maisons, mais de beaux aspects de paysages comme ajoncs et arbres.
Auray, a un bon chic de bonne petite vieille ville avec ses toits et ses maisons ; les femmes plus jolies qu’aux alentours. — Belle vue du haut d’un belvédère de pierre d’Auray, à droite et dedans la terre. — Quelques barques à sec sur la rive à cause de la marée basse ; vieux pont à piles triangulaires avec des avancées dans les piles.
La Chartreuse. — Gallia marens posuit, mausolée, vilain monument dans le goût de la Restauration ; au fond deux bas-reliefs : l’un Mademoiselle d’Angoul posant la première pierre ; pose du préfet qui lui présente la truelle sur un coussin ; l’autre M. d’Angoul priant ; son manteau ; quel galbe de bottes ! Et le Monsieur par derrière retenant un gant sur sa poitrine. — On a descendu avec chandelle par un trou et nous avons vu les ossements. — Cloître vitré, fermé, garni de copies de saint Bruno de Lesueur. — Les sœurs grises. — L’abbé se promenant. — Champ des martyrs : une espèce de chapelle totalement insignifiante ; d’un côté un petit bois, une allée d’arbres verts, une longue lande que la mer inonde à chaque marée ; l’endroit était bien choisi.
Pour aller à Sainte-Anne, la route monte. — Lieux charmants avec de l’eau (c’est l’Auray qui coule), des roches, des nénufars sur l’eau, des ajoncs. — Le petit chien qui courait et se baignait partout. — Les haies sont effrayantes tant elles sont multipliées quand on pense à leur usage. — Sous un arbre une vieille femme pâle, agenouillée, priait au coin d’un chemin creux ; c’était l’heure des vêpres. Nous en avons rencontré deux autres qui marchaient tout en priant, sans doute, car l’une a fait le signe de la croix.
Sainte-Anne. — Église ornée de tableaux, ex-voto le moulin et les enfants. — Coup de hache. — Boutiques d’objets de piété. — Notre conducteur carliste et dévôt, gros bonhomme lourd et nul.
Vannes. — Messieurs et dames endimanchés. — Les jeunes troupiers en bourgeois, moustaches, pantalons tirés ; un pantalon et une paire de bottines ! — M. Descormiers de Montmorency écarté de tout le monde quoique au milieu. — L’officier, chapeau en osier noir, redingote de velours noir, cravate blanche, bouche et nez de Marat. On aurait dû le nommer gardien de la promenade avec un logement dans l’hôpital quoiqu’il n’ait pas besoin de ça. — Vannes et sa femme. — La tour du connétable, occupée par un menuisier et des Kiques effroyables. — Églises sans noms. — Coin oriental en descendant de l’hôtel vers une petite promenade au bord de l’eau menant à un champ entouré régulièrement de chênes sous lesquels j’écris. — À l’hôtel, dans une pièce qui semble être le salon, deux gravures : le retour et le départ du roi en 1817. Mgr d’Angoulême en Espagne, grand costume, bottes à l’écuyère ; son épée s’appuie sur un monstre enchaîné qui doit être l’hydre de l’anarchie ; il se tient debout à côté du tronc. Au fond, sur un bouclier pendu à la muraille, il y a écrit : veni, vidi, vici.
De Vannes à Hennebont la route nous semble jolie ; vent frais sur l’impériale. — Bois que la route traverse.
Lorient. — Nullité complète ; rues basses et alignées. — Hôtel de France, gargote, serre dans le jardin. — Musique le soir sous les arbres devant le théâtre. — La calomnie de M. Scribe (M. de Sauvray Raymond), j’en sors malade. — Le port impossible à voir. — Promenade le soir. — Rien dedans. — Hennebont sur le penchant d’un coteau.
De Lorient à Hennebont à pied. — Florentin chantant une chanson génoise et vendant des plâtres. — Plantes violettes dans les ruines ; deux tours conservées avec des toits en ardoise. — En arrivant de Lorient : pan de mur à mâchicoulis garni de terre. — Sur le haut de la ville, promenade, vue sur la rivière ; en face l’Hôtel du Commerce ; grande allée d’ormeaux. — En relayant, idiot farouche, regard dur, grande redingote verte, pantalon de toile trop court, sabots, nu-pieds, chapeau de paille ; femme couverte ....
D’Hennebont à Ploërmel, sous la bâche. — Le conducteur est une espèce de marin. — Mélancolie en regardant la grande route. — À Vannes le démocrate classique, désirant notre intimité. — Procession, soldats, jeunes garçons vêtus de blanc couronnés de roses à Hennebont.
Ploërmel. — Église gothique du bon temps avec de jolis vitraux ; portail du commencement du xive siècle ; la truie à gauche sur un contrefort, près du portail latéral. — Dans un long vallon plat la campagne est foncée en couleur et bleue à l’horizon. — Idiot. — Père de 26 enfants nous récite des vers sur l’empereur.
Josselin, vu de l’angle du pont. — Trois tours, fenêtres carrées (du commencement du xve siècle). — Bâti sur roc, sur la rivière, rangée de mâchicoulis ; de face dix fenêtres dans le style de la reine Anne à Blois, mais d’un goût plus raide. — Aucune pareille ; l’entrecroisement des galeries également différent. — Énormes gargouilles : éléphants sans cornes, chien marin, dragon ; de dessous leur ventre part une gouttière en pierre menant jusqu’en bas, à 3 pieds du sol ; et terminée par une autre tête de gargouille de même caractère. L’une, vers le milieu, la deuxième en partant de l’angle droit, figurent la tête d’un crocodile dont le corps est la gouttière ; le corps est couvert de bosses et, sur les côtés des nageoires, un peu plus haut, la queue réparait autour de la colonne.
Église de Josselin. — Notre-Dame du Roncier ; robe rouge étalée en éventail renversé.
Ce sommaire a été développé par Maxime Du Camp.

VII

Baud. — À une petite demi-lieue, après avoir passé par un bois de hêtres, la Vénus de Quinipily qui n’est pas plus égyptienne que les deux cascatelles de Locminé. — Figure plate, écrasée, cheveux aplatis et ondes sur les tempes ; deux bandelettes s’entrecroisent sur son dos après avoir été prises par une espèce d’étole dont le devant, lui retombant sur la poitrine, finit en triangle comme un caleçon de Samoyède. Cuisses grasses, fortes ; genoux fléchis, mains croisées sur la poitrine ; la tête est enfoncée dans les épaules, ce qui, de profil, lui donne quelque chose de frissonnant ; seins marqués, fesses largement indiquées. Ensemble barbare.
Quimperlé. — Deux rivières. — En revenant, sentiers entre des murs ruisselant de feuilles et de ronces ; vieux pont tout tapissé de feuillage ; l’eau est limpide, arrêtée par les cailloux, elle gargouille et fait de petites cascades qui sont comme des voiles blancs accrochés sur le courant.
Église Saint-Michel. — N’a pas de façade. Le côté de l’abside est appuyé sur deux contreforts où sont accolées des maisons ; on passe dessous. À gauche, une vieille maison avec des bonshommes en bois sculpté, l’un broyant dans un mortier ; le porche latéral fleuri, lourd. — Dans l’intérieur, une statue en bois d’une Pieta : air Grassot de la mère, air Small. de J. — Un tableau de 1715 représentant la mort d’un évêque : à gauche, dans le bas, les âmes au Purgatoire ; le Père Éternel au haut en pape, le Christ avec sa croix ; la Vierge plus bas ; des anges en sandales descendant vers la terre où se meurt dans son lit un évêque ; un prêtre lui présente la croix, sa servante pleure ; un enfant de chœur à genoux porte un cierge, souliers. Au pied du lit le Diable dégoûtant à l’air d’une vieille maquerelle grasse ; à la tête du lit l’ange qui invite l’évêque à venir au ciel ; sous la table, où sont quelques ornements d’église, le dragon.
L’église Sainte-Croix est le contraire de l’église Saint-Michel, elle donne plus qu’elle ne promet : roman pur, élevé, noble (blanchi !) ; chœur monté sur une estrade, on y pénètre par deux escaliers ; sous l’autel une voûte où l’on descend par deux perrons de pierre. On pénètre dessous et on circule. — Plein de monde ; bonnet blanc des femmes ; les hommes en longs cheveux, en grègues, en sabots ; air vigoureux et gracieux, œil pénétrant et intense d’un jeune homme que j’avais vu descendre en sautant une ruelle en pente, à murs couverts de ronces et de lierres et qui est entré en même temps que moi dans l’église. — Autre assis en face sur les marches ; le jour tombait sur ses sabots ; sa tête se perdait dans la masse noire de ses cheveux retombant sur sa veste blanche. On s’est mis à chanter les litanies, j’entendais sa voix dans la masse. À sa gauche, le premier en face sur un banc, homme en veste bleue, air grave. — Aspect normal et tranquille de tous ces hommes qui semblent représenter leurs ancêtres et leurs descendants. — Cryptes ogive basse, ornements de feuilles aux chapiteaux. — Deux beaux tombeaux d’abbés avec la crosse, celui qui est par terre surtout, tout noir, draperies simples et belles, vrai gothique, quelque chose de carIovingien même, et puis plus loin le peuple qui chantait. La religion là au moins était vraie et ne choquait pas comme un anachronisme.
Rosporden. — Petit lac. — Église. — Femme pâle, maigre, qui priait sur une tombe dans le cimetière avec un air aussi intense que la femme dans l’église de Nantes près le confessionnal. C’était plus douloureux, plus profond, mais moins élevé, moins mystique ; elle avait la tête droite sur la pierre qu’elle perçait du regard ; l’autre, de côté, au ciel où elle entrevoyait quelque chose. — À côté de l’église petit lac. — Marché silencieux, sans rires, sans cris ; pas de cabarets ni de boutiques ; ils sont silencieux dans leurs cheveux comme le pays dans ses arbres. — Les mendiants tombent sur l’étranger et se ruent sur lui avec l’obstination de la faim.
Quimper. — Longue promenade d’ormeaux sur les bords de l’Odet, dans le genre de Quimperlé, mais moins herbue, moins simple comme impression. — Les abattoirs. S’il y avait des abattoirs d’hommes ! ai-je songé en entendant les cris des animaux ; un veau lié avait, par terre, des mouvements convulsifs de peur. — Cathédrale : Deux grandes tours avec de longues baies étroites, ogives disgracieuses, peu d’élévation comme style, qui a quelque chose du gothique en décadence, est pauvre ; vierge d’Ottin en marbre derrière le chœur, gentil et mollasse ; statue de Grallon à genoux avec une inscription expliquant qu’il a fait des fondations pieuses pour l’église.
Eglise Saint-Mathieu : beaux vitraux du fond du sanctuaire.
Journée du samedi. — Petite pluie fine. — Notre guide, petit vieillard d’une vivacité nerveuse, maigrelet, marchant mal et vite. « Tout ce que je voudrais c’est de retourner encore une fois à Rennes. » — À travers les haies de genêts et d’ajoncs, les routes voûtées de verdures où l’on peut se tenir à peine debout à cause des branches ; quelquefois une avenue de hêtres, deux vallons laissant voir la campagne, dans le brouillard, toute cicatrisée de haies ; et puis des cavées profondes, des pentes nues, jaunâtres d’ajoncs ; pas d’oiseaux, pas de village, pas d’hommes ; la verdure sombre et muette au pays féodal et triste.
Locmaria, à un quart de lieue de Quimper. — Vieux roman, portail ogival, affreux saint Christophe ; bénitier, la pierre en est verte.
Plomelin. — Enseveli sous la verdure. — Église nue, mais qui ne paraît pas nulle ; on y sent le sentiment malgré la plastique qui semble anti-plastique, c’est-à-dire que la forme est en rapport avec le lieu où elle se trouve. — Temple de faux dieux, masure ruinée, un portail gothique, plus loin un pan de mur avec une autre entrée ogivale ; les souterrains ont été bouchés.
Église de Kerfeunten. — Clocher carré à jour, en pierre. À gauche sous le porche une inscription en marbre blanc indiquant que le peintre Valentin, né à Guingamp, est enterré là ; belle verrière du fond : arbre généalogique de la Trinité dont le sommet soutient les pieds de la croix où le Christ agonise. — Église de la Mère-Dieu. — Jeune homme blond qui nous a apporté la clef ; veste bleue, cheveux contenus sous son chapeau. Quand il s’est agenouillé dans l’église ils ont déroulé comme ceux d’une femme, séparés par une raie sur le milieu de la tête. J’ai compris qu’une femme aussi pouvait aimer à passer sa main dans une chevelure. Quand nous en sommes sortis ils étaient tout répandus et étalés d’eux-mêmes. Ô les coiffeurs ! Ô l’art appris et montré ! Ô la bêtise humaine ! — L’intérieur de l’église est nul, mais elle est si chastement cachée dans un nid de feuillage ! Une date indique qu’elle a été construite en 1590 et l’on aurait juré que l’église était des xiiie ou xive siècles.
Il ne reste de Notre-Dame de Guilen que le portail, petit, bas, d’une jolie ogive d’un excellent goût. Ronces, lierres et c’est tout. Sur les deux piliers carrés accolés aux deux côtés du portail, dans chacun un trou carré : lavabo. — La vagabonde.
Costumes. — Les veuves portent un bonnet bleu, le derrière des bonnets fait ceci avec des bouts relevés. Quelques-unes, broderies de couleurs aux parements, sous les aisselles, un galon qui court ; par derrière, leur corsage semble un fragment de fraise à grands tuyaux, mais ce n’est que par derrière, le tuyauté n’est pas par devant ; jupe brune plissée en long ; souliers découverts ronds, à boucles d’argent carrées. — Homme : grègues de cuir, sabots ou souliers à semelles de bois, chapeau rond d’une dimension raisonnable, et non plus fantastique comme dans le Morbihan, placé sur le derrière de la tête ; cela fait un bel effet avec leur chevelure. Veste bleue bordée de jaune, seconde veste par-dessus, sans manche, de même couleur, mais plus foncée ; large plaque de cuivre à la ceinture.
La Procession, les petits anges en bracelets, colliers, rubans, fleurs ; ça fait une impression de prostitution. Deux gamins en veste de nankin brodées, jeunes filles en blanc, l’une jolie, maigre, avec des gants jaunes. — Les chantres, la chasuble de velours violet. — Mine démesurément stupide de celui qui portait le Saint-Esprit. — Les troupiers s’agenouillent quand on encense le Saint-Sacrement ; les gendarmes suivent l’épée tirée ; bruit d’un pompier qui pissait pendant que le canon tirait et que le bourdon bourdonnait. — On est révolté quoiqu’on ne veuille pas l’être. — Hôtel de l’Épée. — Expression âpre de la fille qui nous servait, bavolet bleu, bouts de manches, tablier, bonnet blanc ; pas de cheveux.
Concarneau. — Amabilité naïve ou prétentieuse de la jeune fille de l’établissement. — Arbres le long du quai. — Les mâchicoulis sont restaurés et intacts. — Marée basse, vue plate, au loin la mer. — La pierre branlante de Tregunc ne branle plus. — Cimetière celtique, avec les pierres disséminées au milieu des ajoncs et de l’herbe, font un bel effet. — Pluie, pluie. — La route de Concarneau à Fouesnant doit être ravissante, comme arbres, comme montées et descentes.
La Forêt. — On traverse une chaussée bâtie sur un petit bras de mer, les pointes de terre couvertes d’arbres avancent jusque dans la mer. — Caractère breton de l’église avec son clocher carré à jour. — Calvaire en pierre ; grenouilles et tête de chien (ou d’autre animal) comme ornements.
Fouesnant, lundi soir, 10 heures et demie, 14 juin. — Route jusqu’à Pont-l’Abbé même caractère, couverte d’arbres ; moins de landes que dans le Morbihan.
Bénodet. — On passe en bac.
Pont-l’Abbé. — Église, un seul côté de fait ; le côté droit de la nef s’appuie sur la muraille ; bonnes ogives, mais le tout abîmé sous le badigeon ; toujours le Père éternel en pape portant un petit Christ ; au-dessus le Saint-Esprit.
Danses à un ; entrelacement des rondes, queue allant et revenant. — La deuxième veste des hommes ne leur descend que jusqu’au milieu du dos avec des effilés pareils ; sur le bas de la première des broderies en fil blanc formant des lettres ; chapeau petit, gracieux, couvert de trois rubans de velours. La coiffure des femmes change : des oreillères brodées leur passent sur la tête laissant le derrière des cheveux à découvert ; le chignon relevé est contenu par le bout par un bandeau rouge, sur lequel elles mettent quelquefois un tout petit bonnet ou calotte blanche.
Le commissaire, le garde champêtre, quelle intimité secrète il doit exister entre eux. — Opérations chirurgicales. — Effet du râteau pièce à conviction ; foule ; le juge de paix ; un instrument contondant ; le bon gendarme.

[14]À une demi-lieue de distance du petit village de Baud, cachée au fond d’un bois de hêtres, se trouve la Vénus de Quinipily. C’est une statue en granit, de six pieds de haut, représentant une femme nue posant les mains sur sa poitrine ; une sorte d’étole qui passe autour du cou lui descend jusque sur le ventre où elle s’arrête en triangle comme un caleçon de Samoyède ; deux bandelettes serrant ses cheveux ondés sont prises sous l’étole et vont s’entre-croiser par derrière à la chute des reins. À voir de profil ses cuisses grasses, sa croupe charnue, ses genoux fléchis et sa grosse tête enfoncée dans les épaules, elle vous semble d’une sensualité à la fois toute barbare et raffinée, la face est plate, le nez camus, les yeux à fleur de tête et la bouche ainsi que les doigts des pieds et des mains indiqués seulement par une simple raie ; sur la poitrine on a voulu figurer des seins. Au bas de son piédestal est une grande cuve de même granit, ayant la forme d’un carré long terminé à l’une de ses extrémités par un demi-cercle ; il peut contenir, dit-on, seize barriques d’eau.

On l’a prise pour une Isis égyptienne à cause de ses bandelettes, ou pour une Vénus romaine à cause des inscriptions du piédestal. Que décider cependant si ces inscriptions, comme on l’assure, n’ont été mises là qu’au xviie siècle par le comte Pierre de Lannion ? Devons-nous en revenir alors à l’hypothèse d’une Isis ? Mais n’est-ce pas voir, comme M. de Penhoet, la rage permanente de l’Égypte, que de reconnaître dans cette œuvre gauche, surabondante et lymphatique, le style élevé, svelte, rythmique des Égyptiens ? et n’y a-t-il pas, d’autre part, une irrévérence trop grossière à supposer les Romains, eux qui aimaient tant les belles femmes, capables jamais d’en avoir fait une si laide ?

On sait seulement que jusqu’au xviie siècle cette statue était placée sur la montagne de Castannec où les paysans bretons l’y adoraient comme une idole et lui apportaient des offrandes. Elle guérissait des malades ; les femmes relevant de couches se baignaient dans sa cuve et les jeunes gens désireux des noces accouraient s’y plonger pour se livrer ensuite, sous les yeux de la déesse, aux passe-temps solitaires des mélancolies amoureuses. En 1671 des missionnaires se trouvaient à Baud, ayant, à ce qu’il paraît, des prédilections d’une autre nature, en furent scandalisés et engagèrent le comte de Lannion, gouverneur du pays, à extirper d’un seul coup l’idolâtrie en détruisant l’idole ; le comte se contenta de la renverser et de la rouler du haut de la montagne dans la rivière qui passe au pied. Une inondation survint, les paysans l’attribuèrent à la colère de la déesse, la retirèrent de l’eau, la remirent à sa place et recommencèrent à célébrer son culte avec ces mêmes cérémonies qui révoltaient les honnêtes gens, comme on disait alors, si bien qu’un certain évêque de Vannes, Charles de Rosmadec, supplia à son tour le comte de Lannion (le fils du précédent) de mettre définitivement la pauvre statue en pièces. Le comte n’en fit rien, mais transporta le tout, cuve et femme, dans la cour de son château de Quinipily. Cet enlèvement ne se fit pas sans peine, il fallut que les soldats du gouverneur se défendissent contre les paysans qui la voulaient garder chez eux.

Ils devaient y tenir. N’était-ce pas pour eux, au milieu de cette campagne rude et âpre, l’idole féconde et douce, l’idole fortifiante, excitante, guérissante, l’incarnation de la santé et de la chair et comme le symbole même du désir ?

Que ce soit donc la tentative d’un art qui s’éveille ou le fruit pourri d’une civilisation perdue, à quelque culte qu’elle appartienne, de quelque Olympe qu’elle descende, par sa légende et ses formes mêmes est-elle autre chose pour nous qu’une des mille manifestations de cette éternelle religion des entrailles de l’homme ? J’entends celle qui se reconstitue partout sous toutes les autres, s’étalant hier, se cachant aujourd’hui, mais qui pas plus que lui ne peut périr, car ce rêve permanent c’est le rêve individuel de son cœur, ce culte-là c’est le culte de son être : l’adoration de la Vie dans le principe qui la donne.

Le château qui a recueilli la statue est ruiné, rasé, disparu ; la Vénus se dresse au milieu des broussailles sous un dôme de feuilles vertes. Plus d’enceinte sacrée, de cérémonies, d’adorations ; il ne reste d’elle qu’elle seule, c’est-à-dire le Dieu sans la foi, ce qui est peu de chose ou rien du tout. Voilà donc le cadavre de ce qui fut peut-être une religion et ce qui demeure en définitive de la croyance de plusieurs siècles ! L’idole cependant n’est pas morte sans pousser un râle qui s’entend encore : sur la chapelle chrétienne élevée à la place où jadis était son temple, son nom réapparaît comme l’outrage d’un souvenir dont on ne peut se décharger ; cette chapelle est nommée le prieuré de la Couarde[15].

Il y avait autrefois à Quinipily deux autres statues que l’on a transportées à Locminé. Ce sont des hommes trapus, barbus, chevelus et coiffés sur le derrière de la tête d’un bonnet en façon de pyramide tronquée. Une ceinture de feuillage leur entoure le corps, chacun d’eux tient une massue à la main gauche. Je ne puis croire que ces deux espèces de cariatides, taillées par quelque manœuvre de village, aient eu jamais grande valeur ni grand sens, elles ont d’ailleurs par elles-mêmes je ne sais quel air canaille qui me les fit suspecter de n’être pas fort anciennes. Qu’on y voie ce qu’on voudra, des hercules gaulois ou des prêtres égyptiens, « car quant à la barbe et aux cheveux, dit M. de Penhoet, ce sont pour moi autant d’indices qu’il s’agit de prêtres du culte du soleil ou de Sérapis », ils n’en sont pas moins laids, archilaids, et, qui pis est, vilains.

Une heure après avoir quitté ces affreux bonshommes, nous arrivâmes à Quimperlé qui, pour n’offrir rien de celtique, de romain ou de phénicien, n’en est pas moins une des plus agréables bonnes fortunes que nous ayons rencontrées dans notre voyage.

Ici, pas d’alignement, pas de trottoir, aucune espèce de palais de justice, que nous sachions du moins ; point de bourse en temple grec, aucune caserne, pas même de mairie montrant son inepte façade, rehaussée d’une loque tricolore. Mais ce sont de petites rues qui serpentent comme des sentiers entre de vieux murs d’où retombent des bouquets de feuillages et des grappes de clématite. Les maisons de bois ont des toits pointus et des balcons noirs, et on entend en passant près d’elles les rouets filer dans l’intérieur ou le bruit de quelque oiseau suspendu à la fenêtre dans une cage d’osier blanc. Deux rivières, au pied des montagnes, entourent la ville comme un bracelet d’argent ; elles se réunissent, s’entre-croisent, se divisent, disparaissent en revenant sans qu’on distingue de quel côté elles coulent, s’il y en a plusieurs ou une seule ; elles s’en vont ainsi entre les maisons et les rues en mouillant sur leur bord la dernière marche de l’escalier des jardins, et gargouillent sur les cailloux verts de leur lit où se courbent ensemble de grandes herbes minces. Les espèces de quais qui les enferment disjoignent sous les racines des lierres leurs pierres qui s’éboulent ; elles restent au fond comme des rochers, et le courant se heurtant contre elles déchire dessus sa nappe unie. De place en place, sûr cette surface d’un bleu pâle, ces marques dans l’eau semblent les arrachures blanches d’un grand voile étendu que le vent ferait lever. D’une rive à l’autre un pont d’une seule arche a jeté sa courbe aplatie, dont la silhouette projetée tremblote sur la rivière avec les herbes suspendues à sa voûte ; elles descendent en chevelure, s’allongent jusqu’en bas, et frôlent du bout le courant qui passe à travers l’ogive de cette verdure aérienne. On voit tous les coudes de la rivière réapparaître au loin dans la prairie où elle s’ébat avec des lignes de peupliers sur l’herbe, des bouquets d’arbres derrière les places d’eau, et çà et là, sur les bords, deux ou trois bicoques de travers mirant obliquement leurs poutres jaunes et leurs plâtres noircis. Puis au fond, tout au fond, dans une perspective se rétrécissant toujours, le vague aperçu des collines et des bois qui se perdent dans la brume.

La ville s’étageant graduellement remonte en face sur une colline avec cette eau, ces arbres, les madriers de ces maisons peints ou vermoulus, ces pignons de plomb, ces toits en tuiles serrés l’un près de l’autre ou régulièrement séparés par la ligne ondoyante de quelque mur tout chevelu ; il semble que Quimperlé n’est venu au monde que pour être un sujet d’aquarelle.

L’église Saint-Michel montre, au-dessus de la ville qui se déroule à ses pieds, les quatre clochetons de sa tour et sa galerie à arcade, mais l’on est fort surpris, quand on arrive auprès, de ne trouver qu’une église assez commune et n’ayant même pour portail qu’un portail latéral divisé par deux portes jumelles dont la forme serait jolie si l’ornementation générale n’en était trop lourde. Sur les contreforts de l’abside deux maisons voisines sont venues appuyer leur premier étage qui, lorsqu’on monte de la ville vers l’église, font l’effet d’un pont jeté sur chacune des rues. La façade de l’une d’elles, noire, obscure, rongée de mites, porte sur les poutres extérieures de sa charpente des personnages sculptés fort amusants ; ils ont des bonnets ronds, des mines sérieuses et des robes longues que leur plisse autour de la taille une ceinture à large boucle. Ils sont occupés à différentes besognes qui paraissent très importantes. Un d’eux tenant un pilon broie quelque chose dans un mortier. Probablement que c’était le logis vénéré d’un bon apothicaire-herboriste d’autrefois, lors du vieux temps des élixirs et des juleps, quand on venait chercher chez lui la drogue orientale, le médicament miellé, l’or potable qui prolonge la vie, et puis aussi le remède mystérieux qui se composait la nuit dans la seconde arrière-boutique, derrière les gros alambics verts et les paquets de baume : la potion contre l’épilepsie, faite de raclure de crâne humain et de sang de décapité ou le sirop prolifique pour les vieux maris. Celui qui fit bâtir cette maison fut, j’imagine, quelque gros bourgeois du temps ayant sa stalle dans le chœur et sa métairie hors la ville, qui était marguillier de l’église et doit y être enterré quelque part.

Il n’y a rien à voir dans l’intérieur de Saint-Michel, et nous allions en sortir quand nous découvrîmes une statue en bois et un tableau à l’huile, la statue est une Pieta dont je défie qui que ce soit de donner une idée ; la Vierge, bleue et rouge, ressemble à Grassot, l’acteur ; le Christ, jaune et vert, à Small, coiffeur (Palais-Royal, galerie Montpensier, 7).

Mais que dire du tableau dont la poésie mirifique rappelle (de foin, il est vrai) les extrasublimes fresques de Nort ? Un évêque est dans son lit, il va mourir, ce pauvre vieux, mais il a gardé néanmoins sa calotte rouge pour qu’on voie bien qu’il est évêque jusqu’au bout ; son corps se dessinant sous les draps avec une gentillesse charmante qui rappelle le galbe d’une andouille vue à travers un torchon mouillé ; à ses côtés un prêtre, en surplis, lui présente la croix à baiser, tandis que sa servante, non loin, pleure en s’essuyant les yeux à l’ourlet de son tablier. À la tête du lit un ange emplumé se penche et souffle de bons conseils à Monseigneur, qui hésite quelque peu, car à ses pieds, en effet, un diable vert, avec un bec de corbeau et des mamelles d’une mollassité dégoûtante, essaie de le fasciner par ses contorsions. La chambre est pleine de chapelets, d’encensoirs, de saints ciboires, de saints sacrements, de reliques et d’agnus Dei. Tout près du moribond, à genoux, vu de dos, au premier plan, se tient un enfant de chœur portant un cierge ; la semelle jaune de ses robustes souliers est garnie de clous aussi formidables que les dents des diables, et se présente devant vous avec une naïveté qui fait plaisir, d’autant qu’un raccourci de jambes bien entendu les lui fait remonter jusqu’au milieu des reins. Cependant l’enfer fait rage, l’haleine empestée du démon vert se répand en bouffées noires, des oiseaux sinistres voltigent, des serpents s’enroulent aux barreaux des chaises, il y a sous une table un affreux dragon se tordant, bavant, rugissant ; on a peur, on palpite, on tremble pour l’âme de l’évêque. Quel dommage si un homme pareil allait en enfer ! Ira-t-il ? n’ira-t-il pas ? Tout en conservant le calme de l’enfant de chœur, le spectateur ne peut s’empêcher de partager les transes du vicaire et la douleur de la servante. Heureusement que la sainte Trinité veille au salut de l’évêque. En haut est le Père Éternel habillé en pape ; un peu plus bas, à distance respectueuse, le Christ avec sa croix, et plus bas encore, sur un troisième coussin, la Vierge Marie. Ils envoient vers l’évêque de jolis anges qui traversent l’air, ayant à la main des lis lumineux et qui, marchant dignement sur des nuages de mastic, arrondissent leurs mollets rebondis où se rattachent les cordons roses de leurs cothurnes indigo.

Ô sainte religion catholique, si tu as inspiré des chefs-d’œuvre, que de galettes, en revanche, n’as-tu pas causées !

En contemplant cette épouvantable toile, et en songeant que beaucoup l’ont pu regarder sans rire, qu’à d’autres sans doute elle a semblé belle, que d’autres enfin se sont agenouillés devant, y ont puisé peut-être des inspirations suprêmes, nous avons été pris malgré nous d’une mélancolie chagrine. Mais qu’y a-t-il donc dans le cœur de l’homme pour que toujours et sans cesse il le jette sur toutes choses et se cramponne avec une ardeur pareille au laid comme au beau, au mesquin comme au sublime ? Hélas ! hélas ! rappelons-nous, pour excuser celui qui a fait cela et encore plus ceux qui l’admirent, nos prédilections maladives et nos extases imbéciles ! Évoquons dans notre passé tout ce que nous avons eu jadis d’amour naïf pour quelque femme laide, de candide enthousiasme pour un niais ou d’amitié dévouée pour un lâche…

Sortis de l’église enfin, nous retrouvâmes le soleil, le ciel, l’air, l’espace, et comme un oiseau joyeux qui s’échappe, quelque chose s’envolant de notre âme disait : « C’est cela ! qu’il me faut, car Dieu est là et pas ailleurs. »

Le soir venait, on sonnait la prière dans les clochers. Nous descendîmes vers la ville par une ruelle à gradins de bois, longue, étroite, remplie d’herbes et qui coulait entre deux grands murs. Leur chaperon disparaissait sous le feuillage, partout les lierres s’y accrochaient, les orties blanches en cachaient le pied et ils n’avaient l’air bâtis que pour porter cette végétation charmante. C’était un torrent de verdure ruisselant à travers les maisons du haut de la côte en bas de la ville.

Nous nous en allions lentement, marche à marche, quand nous nous sommes retournés pour laisser passer un jeune garçon qui descendait en sautant. Il était robuste et beau, ses cheveux bruns, que coiffait son chapeau rond de feutre noir, couvraient à demi sa veste bleue et à chacun de ses bonds s’envolaient et retombaient sur ses épaules ; sa taille courte, mais pleine de souplesse, se cambrait d’une façon hardie au mouvement de ses cuisses jouant à l’aise dans son bragow-brass de toile écrue ; son mollet dur, serré dans des grèves blanches, saillissait nerveusement, et son pied chaussé de gros sabots était léger comme celui d’un chamois. Il s’arrêta à quelques pas de nous pour renouer la boucle de sa jarretière, nous vîmes de profil sa figure pâle sur laquelle, dans cette pose, sa grande chevelure s’avançait comme une draperie et pendait jusqu’au coude. Lorsqu’il eut fini, il se redressa vite et nous le vîmes d’échelon en échelon qui continuait a sauter et de bonds en bonds s’éloignait.

Nous le retrouvâmes dans l’église Sainte-Croix chantant les litanies de la Vierge, à genoux, le front levé sur le ciel ; il nous reconnut, tourna vers nous le regard sérieux de ses jeux noirs, l’y arrêta un instant avec une curiosité méfiante, puis il reprit son maintien et continua sa prière. Cette église Sainte-Croix est une belle église romane du xie siècle, à qui son plan circulaire, sa voûte divisée par arcades, ses colonnes engagées à leur base dans des piliers carrés, ses pleins cintres surhaussés et son chœur placé au milieu auquel on monte par des escaliers de plusieurs marches donnent je ne sais quel air bas-empire et gallo-romain. La lumière arrivant d’en haut par de longues fenêtres étroites descend presque perpendiculaire, comme le jour des ateliers, et déverse sur vous une sérénité blanche et pacifique. Ce n’est pas le christianisme rêveur de l’ogive, avec le souffle mystique des cathédrales gothiques, c’est plus reculé, plus latin, d’une théologie plus primitive, d’une poésie plus chaude, on se rappelle le cloître d’Arles et les grands conciles carlovingiens.

Elle était pleine. Tout le monde priait, nous seuls regardions. La foule chantait avec une joie grave, et des bas côtés, de dessous le porche, de partout, des voix puissantes reprenaient en chœur, après chaque point d’orgue de la voix grêle du prêtre officiant à l’autel. Cela sortait comme d’une seule poitrine un immense cri d’amour. Les femmes agenouillées à une même place inclinaient la tête sous leur bonnet blanc, on n’en pouvait voir le visage, mais on voyait leurs dos courbés ensemble et la file de leurs mains jointes.

Les hommes étaient debout, assis, à genoux, à toutes les places, dans tous les sens, comme ils avaient pu se mettre ou comme la fantaisie les en avait pris ; ils ne semblaient cependant ni contraints ni distraits, on sentait au contraire qu’ils existaient là comme chez eux, chacun s’isolant dans la solitude de son recueillement ou se réchauffant à l’âme de ses frères, et les attitudes de leurs corps étaient nonchalantes ou majestueuses, selon sans doute leurs lassitudes ou leurs redressements intérieurs.

C’étaient des figures graves sous de longs cheveux bruns, de rudes regards plus fauves que la lande, de larges poitrines qui respiraient d’une façon puissante, des têtes songeuses, des airs rustiques et solennels ; mais ces fronts hâlés, découverts, ces solides épaules qui s’inclinaient, ces mains grises comme le manche des charrues et qui restaient oisives, et même les lourdes chaussures que le respect rendait légères, toute cette rudesse tournée en grâce, cette force devenant douceur à son insu avait un grandiose singulièrement doux, presque attendrissant à force d’être naïf. Ils étaient beaux ces hommes, beaux parce qu’ils étaient vrais et dans la simplicité de leurs costumes faits à leur taille, aptes à leurs corps, pliés selon le travail de leur vie, et dans la bonne foi de leur croyance qui s’exhalait à l’aise dans cette église faite pour elle, restes derniers d’une nationalité complète qui s’efface sans métamorphoses et disparaît sans transition, ainsi que les feuilles de l’if qui tombent sans jaunir. Avec leur costume d’autrefois, leur antique visage et cette religion de leurs ancêtres ils exhibaient ainsi les générations antérieures et semblaient à eux seuls représenter toute leur race. C’est pour cela peut-être qu’ils avaient l’air si pleins, et que chacun d’eux paraissait porter en lui plus de choses qu’il n’y en a ordinairement dans un homme.

Sous l’église romane se trouve la crypte romane.

Ce souterrain quadrilatéral au lieu de voûte est couvert d’un plafond plat, dallé comme le sol et supporté par quatre rangs de colonnettes soudées ensemble qui se séparent aux deux tiers de leur hauteur ; elles ont toutes de lourds chapiteaux au feuillage allongé, et se relient entre elles par des arcatures surhaussées se succédant sans intervalle.

On tâtonne dans l’ombre, et à la lueur de l’unique fenêtre du fond on aperçoit deux tombeaux noirs, humides, verts, deux vénérables tombeaux. Le premier porte la statue couchée d’un moine. On le reconnaît à la large tonsure qui montre à nu son vieux crâne de pierre ; il tient un livre à la main ; sa figure est rongée, comme à celle des morts le nez disparaît, et son corps maigre est enveloppé de longues draperies qui coulent vers ses pieds à grands plis droits.

Près de lui, sur une lame de pierre, est un abbé avec sa crosse et croisant les bras ; deux chiens soutiennent son écusson burelé sans couleur ; ses pieds, chaussés de chaussures pointues, ne s’appuient sur rien ; un petit dais carré abrite sa tête. On regarde le premier comme étant saint Gurlot, martyrisé à cette place même, aussi son sarcophage est-il percé d’un trou où à certains jours de fête les malades viennent se plonger le bras pour se guérir. Mais le second mort n’a pas laissé son nom. Promenant sur lui notre chandelle nous avons cherché à reconnaître son visage, comme si nous l’eussions connu jadis ! N’est-on pas toujours attiré vers ces choses par un sentiment d’inquiétude curieuse ainsi que vis-à-vis d’un voyageur qui vient de loin ou d’une lettre cachetée. Ainsi se passe une journée en voyage, il n’en faut pas plus pour la remplir : une rivière, des buissons, une belle tête d’enfant, des tombeaux ; on savoure la couleur des herbes, on écoute le bruit des eaux, on contemple les visages, on se promène parmi les pierres, on s’accoude sur les tombes, et le lendemain on rencontre d’autres hommes, d’autres pays, d’autres débris ; on établit des antithèses, on fait des rapprochements. C’est là le plaisir, il en vaut bien un autre.

À Rosporden, par exemple, nous vîmes dans le cimetière une femme en prières qui nous en rappela une autre que nous avions vue dans la cathédrale de Nantes. Elle était à genoux, raidie, immobile, le corps droit, la tête baissée et regardant la terre avec un œil fouilleur plein de rage et de tristesse. Ce regard perçait la dalle blanche, entrait, descendait, pompait à lui ce qu’il y avait dessous ; celle de Nantes, au contraire, dont le teint était blanc comme la cire des cierges, couchée de côté sur un prie-Dieu, la bouche ouverte dans l’extase, les yeux portés au ciel, au delà du ciel, plus haut encore, avait l’âme partie au dehors. Toutes deux priaient avec une aspiration démesurée, et certes qu’il n’y avait plus pour elles rien dans la création que l’objet de ce désespoir et de cette espérance. La première s’acharnait au néant, la seconde montait à Dieu ; ce qui était regret dans l’une était désir dans l’autre ; et le désespoir de celle-ci si acre qu’elle s’y complaisait comme à une volupté dépravée, et le désir de celle-là si fort qu’elle en souffrait comme d’un supplice. Ainsi toutes deux tourmentées par la vie souhaitaient d’en sortir : celle qui priait sur le tombeau, pour rejoindre ce qu’elle avait perdu ; celle qui priait devant la Vierge, pour s’unir à ce qu’elle adorait. Douleur, aspiration, prière, mêmes rêves et quel abîme ! L’un pivotait sur un souvenir, l’autre gravitait vers l’éternité !

Au village de Rosporden nous avons revu les hommes que nous venions de quitter à Quimperlé : mêmes allures, mêmes habits, grand chapeau, grand gilet, veste bleue ou blanche, large ceinture de cuir, bragow-brass, galoches, mêmes aspects de visage, mêmes tournures de corps.

C’était jour de marché, la place était pleine de paysans, de charrettes et de bœufs ; on entendait sonner les rauques syllabes celtiques mêlées au grognement des animaux et au claquement des charrettes, mais pas de confusion, d’éclats, ni rires dans les groupes ni bavardages sur le seuil des cabarets, pas un homme ivre, pas de marchand ambulant, point de boutique de toile peinte pour les femmes, ou de verroterie pour les enfants, rien de joyeux, de heurté, d’animé. Ceux qui veulent vendre attendent résignés et sans bouger le chaland qui vient à eux. Dans la place se promènent des couples de bœufs avec quelque enfant qui les retient par les cornes, ou bien trotte une maigre rosse au milieu de la foule qui s’écarte, sans jurer ni se plaindre. Puis on se regarde un instant, la convention se conclut et l’on s’en retourne chez soi sans s’attarder davantage. En effet le village est éloigné, la lande est grande, le soir arrive, il n’y a personne au logis, la mère est partie dans les tamarins couper des bourrées pour l’hiver, l’enfant est sur la côte à ramasser le varech ou à garder les moutons. Quant au valet de ferme, le plus souvent il n’y en a pas, chaque cultivateur ayant d’ordinaire un petit coin de terrain qu’il égratigne tout seul tant bien que mal et dont il est le maître, l’esclave plutôt ! puisqu’il s’use vainement dessus. L’homme ne pouvant engraisser la terre, la terre ne pouvant nourrir l’homme, pourquoi donc ne la quitte-t-il pas ? pourquoi ne se vend-il pas comme le Suisse ? ne s’exile-t-il point comme l’Alsacien ? pourquoi y demeure-t-il avec un amour si opiniâtre ! qui le sait ? le sait-il lui-même ?

Nulle part donc vous ne rencontrez comme chez nous de ces gros fermiers cossus, ventrus, à la face avinée, à la sacoche bourrée d’argent, qui s’en viennent aux foires de campagne, y font grand bruit, y marchandent longuement, se disputent en criant, se tapent dans la main, braillent dans les cafés en jouant aux dominos, s’emplissent de viandes et d’eau-de-vie, boivent jusqu’à trente demi-tasses en un jour, et ne s’en retournent que bien tard dans la nuit, tout en s’endormant sur leur bidette qui trottine lentement le long du chemin jusqu’à ce qu’elle s’arrête d’elle-même à la barrière de la cour, en reconnaissant la bonne écurie où elle a de la litière jusqu’au ventre. Mais le paysan breton repart à jeun, il eût été trop cher de manger dehors ; il va retrouver sa galette de sarrasin et sa jatte de bouillie de maïs cuite depuis huit jours dont il se nourrit toute l’année, à côté des porcs qui rôdent sous la table et de la vache qui rumine là sur son fumier, dans un coin de la même pièce.

D’ailleurs pourquoi serait-il gai ? Qu’a-t-il rapporté du bourg ? S’il a vendu son cheval, il lui faudra maintenant porter les fardeaux et traîner lui-même la charrue, belle avance ! À quoi lui sert le peu d’argent qu’il en a retiré ? est-ce que tout à l’heure ou demain ou la semaine qui s’approche on ne va pas venir le lui demander dans une langue qu’il n’entend pas, au nom de la loi qu’il ignore ? Est-ce la peine d’en gagner ? aussi travaille-t-il peu, mal, d’une façon ennuyée et sans s’inquiéter s’il pourrait mieux faire.

Méfiant, jaloux, ahuri par tout ce qu’il voit sans comprendre, il s’empresse donc bien vite de quitter la ville, le bourg, et de regagner sa chaumière cachée sous des arbres touffus, derrière la haie compacte, et là il se resserre étroitement dans la famille, à son foyer, auprès de son recteur, aux pieds du saint de l’église, et il y concentre son cœur qui, condensé sur lui-même, se double d’énergie. De tout ce qui se passe il ne sait rien, si ce n’est qu’à vingt ans son fils s’en ira se battre, puis qu’il y a une ville qui s’appelle Paris et que le roi de France est Louis-Philippe dont il vous demandera des nouvelles, par interprète, en s’informant s’il vit encore, si vous le voyez souvent, et si vous dînez chez lui.

Quoi qu’il soit, l’étranger pour eux est toujours quelque chose d’extraordinaire, de vague et de miroitant dont ils voudraient bien se rendre compte ; on l’admire, on le contemple, on lui demande l’heure pour voir sa belle montre, on le dévore du regard, d’un regard curieux, envieux, haineux peut-être, car il est riche, lui, bien riche, il habite Paris, la ville lointaine, la ville énorme et retentissante.

Dès que vous arrivez quelque part, les mendiants se ruent sur vous et s’y cramponnent avec l’obstination de la faim. Vous leur donnez, ils restent ; vous leur donnez encore, leur nombre s’accroît, bientôt c’est une foule qui vous assiège. Vous aurez beau vider votre poche jusqu’au dernier liard, ils n’en demeurent pas moins acharnés à vos flancs, occupés à réciter leurs prières, lesquelles sont malheureusement fort longues et heureusement inintelligibles. Si vous stationnez, ils ne bougent ; si vous vous en allez, ils vous suivent ; rien n’y remédie, ni discours, ni pantomime. On dirait un parti pris pour vous mettre en rage, leur ténacité est irritante, implacable. Comme on se prend à regretter alors les bonnes bassesses facétieuses du mendiant italien, faisant la roue devant votre carriole en vous traitant d’excellence, et l’aimable gueuserie insolente du gamin de Paris qui vous demande votre bout de cigare en vous appelant général et qui le ramasse dans la boue en vous riant au nez !

La pauvreté du Midi n’a rien qui attriste, elle se présente à vous pittoresque, colorée, rieuse, insouciante, chauffant ses poux à l’air chaud et dormant sous la treille ; mais celle du Nord, celle qui a froid, celle qui grelotte dans le brouillard et patauge nu-pieds dans la terre grasse, semble toujours humide de pleurs, engourdie, dolente, et méchante comme une bête malade. Ils sont si pauvres ! la viande pour eux est un luxe rare. Un de nos guides nous disait : « C’est mon plus grand bonheur, comme je tape dessus quand j’en attrape ! » Pour le pain, on n’en mange pas non plus tous les jours. Notre postillon de Locminé n’en avait point goûté depuis huit mois. Une telle existence n’embellit pas les races ; aussi rencontre-t-on quantité d’estropiés, de manchots, d’aveugles-nés, de bossus, de dartreux, de rachitiques ; ainsi que les chênes dont les chétifs s’étiolent au vent de la mer et dont les robustes n’en poussent que mieux, se durcissent aux gelées, ceux qui ont traversé toute cette misère sans y rien laisser n’en paraissent que plus sains, plus droits et plus solides. Ce sont ceux-là que vous voyez passer devant vous, si austères et si forts, taciturnes sous leurs longs cheveux comme leur pays sous sa sombre verdure.

Dans les villes, quoique la langue persiste, le caractère s’efface, le costume national devient plus rare, refoulé qu’il est dans la campagne par l’envahissement progressif du tailleur et de la couturière, dont la petite boutique du rez-de-chaussée étale à son vitrail quelque belle gravure de mode qui fait envie. L’habitant de la ville voit s’arrêter tous les soirs la diligence au bureau des messageries, il en retire bien quelque nouvelle, soit du postillon qui a causé avec le conducteur, ou du commissionnaire qui porte les paquets ; à la tombée du jour, il converse sur sa porte avec l’huissier, le commis de la mairie ou l’employé de la sous-préfecture, lesquels lisent les journaux et savent ce qui se passe dans le monde. Petit à petit ainsi, il se désenbretonne et arrive à s’écarter du paysan qu’il méprise de plus en plus et qui s’éloigne de lui davantage, à mesure qu’ils se comprennent moins.

Ce qu’il y a encore de plus breton dans les villes, ce sont les pauvres filles qu’on fait venir pour servir comme domestiques. Confinées dans leur service, avec qui communiqueraient-elles pour perdre le caractère natal ? Voyez-les s’arrêter dans la rue avec l’homme qui apporte chaque semaine de la campagne les œufs et le beurre. Que leur dit-il ? Il leur parle de leur village, de leurs parents ; leur frère leur envoie pour cadeau de noces une belle paire de boucles d’argent, il faudra bien les porter ; il y aura bientôt un pardon, il faudra y venir. Elles iront donc et s’y retremperont à tout ce que la patrie a de plus distinctif, le langage et le costume ; aussi quand elles seront de retour chez leurs maîtres, leur cœur restera là-bas, et elles en causeront ensemble en se promenant comme elles font, par bandes de dix ou vingt, sur les places et à l’entrée de la grande route, le dimanche après les vêpres.

Ainsi se conserve au milieu d’une population déjà bâtarde ce petit peuple entêté, qui tournoie dans l’autre sans y perdre ses angles. À Quimper, à table d’hôte, en regardant la servante, fille large d’épaules, de visage âpre et d’une tenue rigide, avec son bonnet blanc, ses bouts de manche et son bavolet carré, qui servait des œufs à la neige à un gros monsieur à lunettes d’or, inspecteur des contributions indirectes, je me disais : « Voilà donc les deux sociétés face à face et le rapport final d’un siècle à l’autre ! Le vieux portrait s’humilie devant la caricature moderne. D’où j’ai tiré cet axiome : le Présent fait cirer ses bottes par le Passé et ne l’en remercie même pas. »

Quimper, quoique le centre de la vraie Bretagne, est distinct d’elle. Sa belle promenade d’ormeaux, le long de la rivière qui coule entre les quais et porte navires, la rend fort coquette, et le grand hôtel de la préfecture, recouvrant à lui seul le petit delta de l’ouest, lui donne une tournure toute française et administrative. Vous vous apercevez que vous êtes dans un chef-lieu de département, ce qui vous rappelle aussitôt les divisions par arrondissements, avec les grandes, moyennes et petites vicinalités, les comités d’instruction primaire, les caisses d’épargne, les conseils généraux et autres inventions modernes qui enlèvent toujours aux lieux qui en sont doués quelque peu de couleur locale pour le voyageur naïf qui la rêve.

N’en déplaise aux gens qui prononcent ce nom de Quimper-Corentin, comme le nom même du ridicule et de l’encroûtement provincial, c’est un charmant petit endroit et qui en vaut beaucoup d’autres plus respectés. Vous n’y retrouvez pas, il est vrai, les fantaisies de Quimperlé, le luxe de ses herbes, le tapage de ses couleurs, mais je sais peu de choses d’un aspect aussi agréable que cette belle allée qui s’en va indéfiniment au bord de l’eau et sur laquelle l’escarpement presque à pic d’une montagne toute proche déverse l’ombre foncée de sa verdure plantureuse.

On n’est pas longtemps à faire le tour de semblables cités ni à les connaître jusque dans leurs replis les plus intimes et on y découvre quelquefois des coins qui arrêtent et vous mettent le cœur en joie. Les petites villes, en effet, sont comme les petits appartements ; elles paraissent d’abord plus chaudes et plus commodes à vivre. Mais restez sur votre illusion. Les premières ont plus de vents coulis qu’un palais, et dans les secondes il y a plus d’ennui qu’au désert.

En revenant vers l’hôtel par un de ces bons sentiers comme nous les aimons, un de ces sentiers qui montent, descendent, tournent et reviennent, tantôt le long d’un mur, tantôt dans un champ, puis entre des broussailles ou dans le gazon, ayant tour à tour des cailloux, des marguerites, des orties, sentiers vagabonds faits pour les pensées flâneuses et les causeries à arabesques ; en revenant donc vers la ville, nous avons entendu sortir de dessous le toit d’ardoises d’un bâtiment carré des gémissements et des bêlements plaintifs. C’était l’abattoir.

Sur le seuil, un grand chien lapait dans une mare de sang et tirait lentement du bout des dents le cordon bleu des intestins d’un bœuf qu’on venait de lui jeter. La porte des cabines était ouverte. Les bouchers besognaient dedans, les bras retroussés. Suspendu, la tête en bas et les pieds passés par les tendons dans un bâton tombant du plafond, un bœuf, soufflé et gonflé comme une outre, avait la peau du ventre fendue en deux lambeaux. On voyait s’écarter doucement avec elle la couche de graisse qui la doublait et successivement apparaître dans l’intérieur, au tranchant du couteau, un tas de choses vertes, rouges et noires, qui avaient des couleurs superbes. Les entrailles fumaient ; la vie s’en échappait dans une bouffée tiède et nauséabonde. Près de là, un veau couché par terre fixait sur la rigole de sang ses gros yeux ronds épouvantés, et tremblait convulsivement malgré les liens qui lui serraient les pattes. Ses flancs battaient, ses narines s’ouvraient. Les autres loges étaient remplies de râles prolongés, de bêlements chevrotants, de beuglements rauques. On distinguait la voix de ceux qu’on tuait, celle de ceux qui se mouraient, celle de ceux qui allaient mourir. Il y avait des cris singuliers, des intonations d’une détresse profonde qui semblaient dire des mots qu’on aurait presque pu comprendre. En ce moment, j’ai eu l’idée d’une ville terrible, de quelque ville épouvantable et démesurée, comme serait une Babylone ou une Babel de Cannibales où il y aurait des abattoirs d’hommes ; et j’ai cherché à retrouver quelque chose des agonies humaines, dans ces égorgements qui bramaient et sanglotaient. J’ai songé à des troupeaux d’esclaves amenés là, la corde au cou, et noués à des anneaux, pour nourrir des maîtres qui les mangeaient sur des tables d’ivoire, en s’essuyant les lèvres à des nappes de pourpre. Auraient-ils des poses plus abattues, des regards plus tristes, des prières plus déchirantes ?

[16] Un garçon a pris un maillet de fer, on a poussé devant lui le pauvre veau qu’on venait de délier, il a levé son instrument dont il l’a frappé d’un coup sec sur le crâne entre les yeux. Ça a fait un bruit sourd, la bête est tombée raide morte avec de l’écume aux lèvres et la langue serrée dans les dents ; on l’a prise, on l’a remuée, elle ne bougeait pas ; on l’a hissée à la poulie pour la dépecer.

Au premier coup de couteau elle a frémi dans toute sa chair, puis est redevenue morte. L’était-elle ? Qui le sait ? Qu’en savez-vous, vous philosophes et physiologistes ? êtes-vous bien sûrs de ce que c’est que la mort ? Qui vous a dit que pour n’avoir pas de manifestations l’âme n’avait plus de conscience ? et qu’elle ne sentait pas goutte à goutte, atome à atome, la décomposition successive de ce corps qu’elle animait ? Qui vous a dit que le cadavre ne souffre pas à chaque piqûre de tous les vers qui le rongent jusqu’à ce que ses parties intégrantes étant passées ailleurs y revivent une autre vie ou continuent la même, de sorte qu’il y aurait ainsi une moitié de l’être engagée dans une existence nouvelle, tandis que l’autre demeurerait retenue dans l’existence intérieure, un peu comme le lapin que j’ai vu dévorer tout vivant par une chienne de Terre-Neuve et dont la tête était avalée quand les pattes de derrière lui gigotaient encore ?

En sortant, nous avons revu le dogue qui continuait son festin, il avait presque fini son plat de tripes crues, il se léchait les babines et on venait de lui servir pour dessert le péritoine d’un mouton ; il est très gras et a l’air farouche.

Nous avons vu aussi à Quimper la cathédrale, grande église du xve siècle qui ne nous a pas divertis quoique ses tours carrées aient deux immenses baies vraiment très bien construites, quoique son abside soit penchée à droite ainsi que sur son épaule la tête du Christ mourant, et quoiqu’il y ait en outre une assez gentille Vierge de Ottin, d’une sculpture plus gracieuse qu’élégante et plus mollasse que tendre.

Nous aperçûmes ensuite, dans l’église Saint-Mathieu, des vitraux fort beaux, mais que nous n’eûmes pas le loisir d’examiner à notre aise, car nous fûmes expulsés du chœur par la frénésie du bedeau qui arriva sur nous en nous criant d’une voix exaspérée : « Sortez du sanctuaire ! Voulez-vous bien sortir du sanctuaire ! Mais sortez donc du sanctuaire ! ». Pour y rester, il eût fallu se battre ou graisser la patte de cette bête féroce, moyens qui répugnaient également à notre caractère et à notre dignité.

Qu’exigez-vous de plus sur Quimper ? Que voulez-vous savoir encore ? Est-ce d’où lui vient son nom de Quimper ? Quimper veut dire confluant, à cause du confluent de l’Odet et de l’Eir (note : aussi Quimperlé, confluent de l’Ellée). Pourquoi on y a ajouté Corentin ? C’est à cause de Corentin, son premier évêque « ayant esté homme de grande religion et intégrité de vie, vivant au temps de Gralon, roi de Bretagne ». Faut-il maintenant les dates ? Sachez donc que la première pierre de la cathédrale fut posée le 26 juillet 1424 par l’évêque Bertrand Rosmadec, et la dernière l’an 1501 (j’ignore le jour, quel dommage !). De plus, la ville fut prise en 1344 par Charles de Blois, puis assiégée une fois en 1345 par le comte de Montfort, puis deux fois en 1594 avant de se rendre au maréchal d’Aumont. Mais vous n’exigez pas, ô lecteurs, la description des sièges (j’oublie toujours que je n’ai pas de lecteurs), donc je m’épargnerai également la relation des facétieuses entrées des évêques de Cornouailles, qui devaient laisser au prieuré de Locmaria leurs gants et leur bonnet, et à la porte de la cathédrale leurs bottes et leurs éperons[17] ; ainsi que celle de la vieille coutume du verre de vin que l’on présentait la veille de la Sainte-Cécile à la statue du roi Grallon et qui, bu d’un trait par un des sonneurs de l’église, était rejeté dans la foule où celui qui le rapportait sans fracture au chapitre était récompensé d’un louis d’or. Toutes ces choses en effet étant aussi ennuyeuses à redire qu’elles ont été amusantes à apprendre, les livres vous les donneront si vous en êtes curieux, et non pas nous qui ne prisons pas assez les livres pour les copier, quoiqu’il nous arrive d’en lire et que nous ayons même la prétention d’en faire.

Étant à Quimper, nous sortîmes un jour par un côté de la ville et rentrâmes par l’autre après avoir marché dans la campagne pendant huit heures environ.

Sous le porche de l’hôtel, notre guide nous attendait. Il se mit aussitôt à courir devant nous, et nous le suivîmes. C’était un petit bonhomme à cheveux blancs, coiffé d’une casquette de toile, chaussé de souliers percés et vêtu d’une vieille redingote brune trop large qui lui flottait autour de la taille. Il bredouillait en parlant, se cognait les genoux en marchant et roulait sur lui-même ; néanmoins il avançait vite avec une opiniâtreté toute nerveuse, presque fébrile. De temps à autre seulement il arrachait une feuille d’arbre et se la collait contre la bouche pour se rafraîchir. Son métier est de courir les environs, pour aller porter les lettres ou faire des commissions. Il va ainsi à Douarnenez, à Quimperlé, à Brest, jusqu’à Rennes qui est à quarante lieues de là (voyage qu’il a exécuté une fois en quatre journées, y compris l’aller et le retour). « Toute mon ambition, disait-il, est de retourner encore une fois dans ma vie à Rennes. » Et cela, sans autre but que d’y retourner, pour y retourner, afin de faire une longue course et pour pouvoir s’en vanter ensuite. Il sait toutes les routes, il connaît les communes avec leurs clochers ; il prend des chemins de traverse à travers champs, ouvre les barrières des cours et, en passant devant les maisons, souhaite le bonjour aux maîtres. À force d’entendre chanter les oiseaux, il s’est appris à imiter leurs cris, et, tout en marchant sous les arbres, il siffle comme eux pour charmer sa solitude.

Nous nous arrêtâmes d’abord à un quart de lieue de la ville, à Locmaria, ancien prieuré, jadis donné à l’abbaye de Fontevrault par Conan III. Le prieuré n’a pas, comme l’abbaye du pauvre Robert d’ArbriselIe, été utilisé d’une ignoble manière. Il est abandonné, mais sans souillures. Son portail gothique ne retentit pas de la voix des gardes-chiourme, et s’il en reste peu de chose, l’esprit, du moins, n’éprouve ni révolte ni dégoût. Il n’y a de curieux comme détail, dans cette petite chapelle d’un vieux roman sévère, qu’un grand bénitier sans pilier, posé sur le sol et dont le granit taillé à pans est devenu presque noir. Large, profond, il représente bien le vrai bénitier catholique, fait pour y plonger tout entier le corps d’un enfant, et non pas ces cuvettes étroites de nos églises dans lesquelles on trempe le bout du doigt. Avec son eau claire rendue plus limpide encore par la couche verdâtre du fond, cette végétation qui a sourdi dans le calme religieux des siècles, ses angles usés, sa lourde masse à couleur de bronze, il ressemble à un de ces rochers creusés d’eux-mêmes dans lesquels on trouve de l’eau de mer.

Quand nous eûmes bien tourné autour, nous redescendîmes vers la rivière que nous traversâmes en bateau et nous nous enfonçâmes dans la campagne.

Elle est déserte et singulièrement vide. Des arbres, des genêts, des ajoncs, des tamarins au bord des fossés, des landes qui s’étendent, et d’hommes, nulle part. Le ciel était pâle ; une pluie fine, mouillant l’air, mettait sur le pays comme un voile uni qui l’enveloppait d’une teinte grise. Nous allions dans des chemins creux qui s’engouffraient sous des berceaux de verdure, dont les branches réunies, s’abaissant sur nos têtes, nous permettaient à peine d’y passer debout. La lumière, arrêtée par le feuillage, était verdâtre et faible comme celle d’un soir d’hiver. Tout au fond, cependant, on voyait jaillir un jour vif qui jouait sur le bord des feuilles et en éclairait les découpures. Puis on se trouvait au haut de quelque pente aride descendant toute plate et unie, sans un brin d’herbe qui tranchât sur l’uniformité de sa couleur jaune. Quelquefois, au contraire, s’élevait une longue avenue de hêtres dont les gros troncs luisants avaient de la mousse à leurs pieds. Des traces d’ornières passaient là, comme pour mener à quelque château qu’on s’attendait à voir ; mais l’avenue s’arrêtait tout à coup et la rase campagne s’étalait au bout. Dans l’écartement de deux vallons, elle développait sa verte étendue sillonnée en balafres noires par les lignes capricieuses des haies, tachée çà et là par la masse d’un bois, enluminée par des bouquets d’ajoncs, ou blanchie par quelque champ cultivé au bord des prairies qui remontaient lentement vers les collines et se perdaient dans l’horizon. Au-dessus d’elles, bien loin à travers la brume, dans un trou du ciel, apparaissait un méandre bleu, c’était la mer.

Les oiseaux se taisent ou sont absents ; les feuilles sont épaisses, l’herbe étouffe le bruit des pas, et la contrée muette vous regarde comme un triste visage. Elle semble faite exprès pour recevoir les existences en ruines, les douleurs résignées ; elles pourront, solitairement, y nourrir leurs amertumes à ce lent murmure des arbres et des genêts et sous ce ciel qui pleure. Dans les nuits d’hiver, quand le renard se glisse sur les feuilles sèches, quand les tuiles tombent du toit des colombiers, que la lande fouette ses joncs, que les hêtres se courbent et qu’au clair de lune le loup galope sur la neige, assis tout seul près du foyer qui s’éteint, en écoutant le vent hurler dans les longs corridors sonores, c’est là qu’il doit être doux de tirer du fond de son cœur ses désespoirs les plus chéris avec ses amours les plus oubliées.

Nous avons vu une masure en ruines où l’on entrait par un portail gothique ; plus loin se dressait un vieux pan de mur troué d’une porte en ogive ; une ronce dépouillée s’y balançait à la brise. Dans la cour, le terrain inégal est couvert de bruyères, de violettes et de cailloux. On distingue vaguement des anciens restes de douves ; on entre quelques pas dans un souterrain comblé ; on se promène là dedans, on regarde et on s’en va. Ce lieu s’appelle le temple des faux Dieux, et était, à ce que l’on suppose, une commanderie de Templiers.

Notre guide est reparti devant nous, nous avons continué à le suivre.

Un clocher est sorti d’entre les arbres ; nous avons traversé un champ en friche, escaladé le haut bord d’un fossé ; deux ou trois maisons ont paru : c’était le village de Plomelin. Un sentier fait la rue ; quelques maisons, séparées entre elles par des cours plantées, composent tout le village. Quel calme ! quel abandon plutôt ! les seuils sont vides, les cours sont désertes.

Où sont les maîtres ? On les dirait tous partis à l’affût, se tapir derrière les genêts pour y guetter le Bleu qui doit passer dans la ravine.

L’église est pauvre et d’une nudité sans pareille. Pas de beaux saints peinturlurés, pas de toiles aux murs, ni, au plafond, de lampe suspendue oscillant au bout de sa longue corde droite. Dans un coin du chœur, par terre, brûle une mèche dans un verre rempli d’huile. Des piliers ronds supportent la voûte de bois dont la couleur bleue est déteinte. Par les fenêtres à vitrail blanc arrive le grand jour des champs verdi par le feuillage des arbres d’alentour qui recouvrent le toit de l’église. La porte (une petite porte en bois que l’on ferme avec un loquet) était ouverte ; une volée d’oiseaux est entrée, voletant, caquetant, criant, se cognant aux murs ; ils ont tourbillonné sous la voûte, sont allés se jouer autour de l’autel. Deux ou trois se sont abattus sur le bord du bénitier, y ont trempé leur bec, et puis, tous, comme ils étaient venus, sont repartis ensemble. Il n’est pas rare en Bretagne de les voir ainsi dans les églises ; plusieurs y habitent et accrochent leur nid aux pierres de la nef ; on les laisse en paix. Lorsqu’il pleut, ils accourent, mais dès que le soleil reparaît dans les vitraux et que les gouttières s’égouttent, ils regagnent les champs. De sorte que pendant l’orage deux créatures frêles entrent souvent à la fois dans la demeure bénie : l’homme pour y faire sa prière et y abriter ses terreurs, l’oiseau pour y attendre que la pluie soit passée et réchauffer les plumes naissantes de ses petits engourdis.

Un charme singulier transpire de ces pauvres églises. Ce n’est pas leur misère qui émeut, puisqu’alors même qu’il n’y a personne, on dirait qu’elles sont habitées. N’est-ce pas plutôt leur pudeur qui ravit ? Car avec leur clocher bas, leur toit qui se cache sous les arbres, elles semblent se faire petites et s’humilier sous le grand ciel de Dieu. Ce n’est point, en effet, une pensée d’orgueil qui les a bâties, ni la fantaisie pieuse de quelque grand de la terre en agonie. On sent, au contraire, que c’est l’impression simple d’un besoin, le cri naïf d’un appétit, et comme le lit de feuilles sèches du pâtre, la hutte que l’âme s’est faite pour s’y étendre à l’aise à ses heures de fatigue. Plus que celles des villes, ces églises de village ont l’air de tenir au caractère du pays qui les porte et de participer davantage à la vie des familles qui, de père en fils, viennent à la même place y poser les genoux sur la même dalle. Chaque dimanche, chaque jour, en entrant et en sortant, ne revoient-ils pas en outre les tombes de leurs parents, qu’ils ont ainsi près d’eux dans la prière, comme à un foyer plus élargi d’où ils ne sont pas absents tout à fait ? Ces églises ont donc un sens harmonique où, comprise entre le baptistère et le cimetière, s’accomplit la vie de ces hommes. Il n’en est pas ainsi chez nous qui, reléguant l’éternité hors barrière, exilons nos morts dans les faubourgs, pour les loger dans le quartier des équarrisseurs et des fabriques de soude, à côté des magasins de poudrette.

Vers trois heures de l’après-midi, nous arrivâmes près les portes de Quimper, à la chapelle de Kerfeunteun. Il y a, au fond, une belle verrière du xvie siècle, représentant l’arbre généalogique de la Trinité. Jacob en forme la souche et la croix du Christ le sommet, qui est surmonté lui-même du Père éternel qui a la tiare au front. Le clocher carré figure sur chaque face un quadrilatère percé à jour, comme une lanterne, par une longue baie droite. Il ne pose pas immédiatement sur la toiture, mais, à l’aide d’une base amincie dont les quatre côtés se rétrécissent et se touchent presque, formant un angle obtus vers la crête du toit. En Bretagne, presque toutes les églises de village ont de ces clochers-là.

Avant de rentrer dans la ville, nous fîmes un détour pour aller visiter la chapelle de la Mère-Dieu. Comme d’ordinaire on la ferme, notre guide prit en route le gardien qui en a la clef ; il vint avec nous, emmenant par la main sa petite nièce qui tout le long du chemin s’arrêtait pour ramasser des bouquets. Il marchait devant nous dans le sentier. Sa mince taille d’adolescent à cambrure flexible, un peu molle, était serrée dans une veste de drap bleu ciel, et sur son dos s’agitaient les trois rubans de velours de son petit chapeau noir qui, posé soigneusement sur le derrière de la tête, retenait ses cheveux tordus en chignon.

Au fond d’un vallon, d’un ravin plutôt, l’église de la Mère-Dieu se voile sous le feuillage des hêtres. À cette place, dans le silence de cette grande verdure, à cause sans doute de son petit portail gothique que l’on croirait du xiiie siècle et qui est du xvie, elle a je ne sais quel air qui rappelle ces chapelles discrètes des vieux romans et des vieilles romances, où l’on armait chevalier le page qui partait pour la Terre-Sainte, un matin, au chant de l’alouette, quand les étoiles pâlissaient, et qu’à travers la grille passait la main blanche de la châtelaine que le baiser de départ trempait aussitôt de mille pleurs d’amour.

Nous sommes entrés. Le jeune homme s’est agenouillé en ôtant son chapeau, et la grosse torsade de sa chevelure blonde s’est échappée et s’est dépliée dans une secousse en tombant le long de son dos. Un instant accrochée au drap rude de sa veste, elle a gardé la trace des plis qui la roulaient tout à l’heure, peu à peu est descendue, s’est écartée, étalée, répandue comme une vraie chevelure de femme. Séparée sur le milieu par une raie, elle coulait à flots égaux sur ses deux épaules et couvrait son cou nu. Toute cette nappe d’un ton doré avait des ondoiements de lumière qui changeaient et fuyaient à chaque mouvement de tête qu’il faisait en priant. À ses côtés, la petite fille, à genoux comme lui, avait laissé tomber son bouquet par terre. Là seulement, et pour la première fois, j’ai compris la beauté de la chevelure de l’homme et le charme qu’elle peut avoir pour des bras nus qui s’y plongent. Étrange progrès que celui qui consiste à s’écourter partout les superfétations grandioses de la nature, si bien que lorsque nous la découvrons dans toute sa vierge plénitude, nous nous en étonnons comme d’une merveille révélée.

[18]Ô coiffeurs, ô fers à papillottes, ô philocomes à la vanille ou au citron, perruquiers de tous pays, brosses de toutes façons, onguents de toutes puanteurs, ornez les chevelures de vos tire-bouchons et de vos tortillons, rasez-les à la malcontent, roulez-les à la Perrinet-Leclerc, montez-les en poire, étalez-les en saule pleureur, versez dessus votre colle de poisson, votre sirop de coing, vos bandolines, fixateurs et vos encaustiques luisants ; taillez, coupez, frisez raide et pommadez gras, jamais vous ne m’en montrerez une d’une distinction si relevée, d’une grâce si voluptueuse que celle-là, que l’on ne peignait sans doute qu’avec un gros peigne de corne blanche et que la pluie du ciel et la rosée mouillaient seules de leur eau pure.

Le lendemain, à midi, les rues de Quimper se tendirent de draps de calicot, les cloches sonnèrent, on sema sur le pavé des roses et des juliennes, et dans les carrefours se dressèrent des espèces d’estrades décorées de colonnes de verdure où s’enroulaient des guirlandes de fleurs en papier peint. C’était le dimanche de je ne sais quelle fête, et la procession allait passer. Sur le devant des portes on voyait les servantes dans leur toilette de campagne, avec des broderies de couleur sur les manches de leur casaquin et la tête prise entre leurs grands bonnets à barbes relevées et leur collerette raide qui fait l’effet par derrière d’une fraise à gros tuyaux ; leur jupe brune est plissée à petits plis serrés, droits comme ceux des bragow-brass, et leurs souliers découverts portent sur le cou-de-pied de larges boucles d’argent. Aux fenêtres, la haute société, comme aux premières loges, attendait le spectacle du cortège.

Les cloches ont redoublé leur volée, on a entendu des chants, on a battu du tambour, on a tiré des coups de fusil et deux files de gamins ont débouché des deux côtés de la rue. Au milieu circulait un prêtre en surplis qui commandait la manœuvre à l’aide d’un livre en bois qu’il fermait par un coup sec qui résonnait comme celui d’un battoir. Les enfants avaient des pantalons boutonnés par-dessus leur veste, un cierge éteint à la main droite et braillaient comme des ânes. Après eux venaient les petites filles toutes en robes blanches, avec des ceintures bleues, et au milieu d’elles un ecclésiastique quelconque pareillement occupé à aller de rang en rang pour les faire s’avancer, s’arrêter, repartir, chanter et se taire. Enfin venaient les chantres et les chanoines ouvrant tous la bouche, baissant les jeux et marchant au pas, en se prélassant dignement dans leurs belles chasubles d’église. Je me souviens d’une surtout qui était de velours violet brodé d’or ; elle brillait là, seule, unique, splendide, effaçant toutes les autres ; l’homme qu’elle recouvrait jouissait à la porter, il s’y délectait, il ne pouvait s’empêcher de sourire tout en chantant, et de se dandiner des épaules pour faire admirer le pan de derrière où était brodé un saint ciboire surmonté d’un soleil. Si le chapitre, en effet, n’en possède pas une seconde, s’il y a soixante gens en droit de la revêtir et qu’on ne fasse que sept ou huit processions par année, voilà peut-être dix ans qu’il l’attend, qu’il l’espère, qu’il languit, qu’il soupire après, car il faut compter les passe-droits, les bassesses triomphantes des rivaux, les préférences injustes. Il a donc vieilli, il a maigri dans l’anxiété de l’avoir. Aujourd’hui enfin il l’a ; il la porte sur son dos, dans la rue, on la voit, on le voit dessous, elle dessus. Comme elle lui va bien ! Il la flaire, il la hume, il se gonfle dans sa doublure pour l’emplir partout, il y promène ses yeux, il en contemple les broderies, il se repaît des galons ; elle est lourde, il sue, elle l’écrase, tant mieux ! il n’en éprouve que plus de joie, il ne la sent que davantage sur ses épaules ; et il les remue exprès pour se convaincre qu’elle est là, qu’elle tient d’aplomb, qu’il ne l’a pas perdue. Ah ! que ne peut-elle se coller sur lui pour qu’on ne puisse la lui reprendre, car tantôt il va falloir la rendre et quand la remettra-t-il ? jamais peut-être, mon Dieu ; deux jours pareils ne reviennent pas dans la vie. Comme il l’aime ! comme il l’adore, cette chasuble dont la beauté lui remplit l’âme, et avec elle aussi cette bonne religion catholique sans laquelle la chasuble n’existerait pas et en l’honneur de laquelle elle a été faite ! Aussi comme il chante ! avec quel cœur ! avec quelle foi ! avec quel orgueil ! Il convient qu’un homme ainsi revêtu ait une voix démesurée, or la sienne dominait tout, elle tonnait avec une plénitude sacerdotale, c’était un beuglement continu couvrant les cris des enfants, le piétinement de la foule et le bourdonnement du serpent dont le souffleur hors d’haleine était pourtant bleu de fatigue.

Sous un dais de velours cramoisi s’avança encore une autre chasuble. Dessous, un homme à front déprimé, blond comme un porte-cigares en cuir de Russie, ayant des cils blancs, des sourcils rouges et les cheveux roulés en champignons, un de ces êtres à profil encore plus bas que niais et qui semblent scrofuleux encore plus en dedans qu’en dessus, portait pieusement d’un air confit et boursouflé le saint Sacrement en or qui tremblait dans ses mains contractées que revêtaient des gants de coton blanc. Autour de lui les enfants de chœur encensaient, les chantres vociféraient ; il marchait sur les fleurs que l’on jetait devant ses pas, et lorsqu’aux reposoirs il élevait sa chose reluisante, tout le monde se mettait à genoux, y compris les soldats, les gardes nationaux et les gendarmes qui escortaient la procession. Quatre rubans de satin tombant du dais étaient tenus par deux bambins habillés en nankin jaune, brodé sur toutes les coutures, et par deux toutes petites filles en robe bleue semée d’étoiles d’argent, les bras nus, garnis de bracelets, avec une couronne sur la tête et deux ailes roses dans le dos.

Suivaient ensuite des bourgeois de la ville qui jouaient du violon, du piston et du basson, puis une douzaine de gendarmes le sabre tiré, puis la garde nationale sur deux files, puis une compagnie de soldats précédée d’un tambour-major qui faisait tournoyer sa canne et remuer son panache.

N’ayant plus rien à voir à Quimper ni dans les environs, nous nous disposâmes pour notre expédition du Finistère dont nous devions parcourir la côte à pied jusqu’à Brest. C’était une course de quatre-vingts lieues. Nous fîmes remettre une pièce à nos souliers et nous partîmes.

Notre première étape fut Concarneau que nous vîmes assez mal, car la pluie tombait à torrents, des ruisseaux jaunes coulaient au pied des maisons et, s’engouffrant au trou des parapets du port, se versaient sur les bancs de vase où étaient couchées sur le flanc des barques vides. L’eau coulait dessus et pénétrait la toile de leurs voiles endormies dans la boue comme un voyageur fatigué. À la prochaine marée cependant elles se relèveront et s’en iront emmenant avec elles le fucus ou la petite coquille qu’on voit accrochée aux planches de la carène et qui la suit partout dans les flots.

La mer était loin, la vue s’étendait sur les sables et se perdait vite dans la morne teinte du ciel barbouillé par les mille rainures de la pluie.

La ville est ceinte de murailles dont à marée haute la vague vient battre la base, les mâchicoulis sont encore intacts comme au temps de la reine Anne, et la ligne des pierres dentelées s’allonge sur les remparts droite et basse, en se découpant dans la brume.

Dans l’intervalle de deux ondées nous passâmes les portes et le pont-levis pour aller à une lieue de là voir la pierre branlante de Trégunc. La route, verdoyante, avait des coudes successifs et des plans inégaux ; c’était large et vert. Comme un poulain en liberté le regard galopait dans la campagne et se roulait sur l’herbe fraîche. À mesure que nous avancions, des pierres disséminées sur le sol augmentaient de nombre et de grandeur, et détachaient leurs formes inégales parmi les bouquets d’ajoncs jaunes. Au milieu d’elles se dresse, sur une hauteur de onze pieds, un cône de granit renversé, posé sur une saillie de rocher presque à fleur de terre. Telle est la fameuse pierre branlante de Trégunc que les maris autrefois venaient ébranler pour savoir à quoi s’en tenir sur le compte de la chasteté de leurs épouses. Si la pierre remuait, cela voulait dire : vous l’êtes ! et si elle ne bougeait : revenez demain. Des auteurs assurent l’avoir mise en mouvement, mais pour nous, qui sommes célibataires, elle est restée aussi inébranlable à tous nos coups d’épaule que l’aurait été la grande pyramide d’Égypte.

Deux heures après nous étions de retour à Concarneau. La pluie avait repris de plus belle, notre hôtesse nous faisait pour rester les plus aimables instances. Il y avait certes de quoi retenir des chiens ou charmer des tigres, néanmoins nous nous informâmes de suite d’un véhicule quelconque qui pût nous mener le soir même coucher à Fouesnant, la patrie des belles femmes. On trouva d’abord la voiture, puis un homme pour nous conduire, puis le cheval et enfin des harnais. Après que tout se fut ajusté l’un dans l’autre à grande peine, nous nous huchâmes dans le tape-cul qui, trop petit déjà pour nous deux, ne pouvait contenir notre conducteur. Il se mit donc à pied et prit par le licou la rosse engourdie qu’il traînait ainsi dans les montées et retenait dans les descentes. Quand il était fatigué, il s’asseyait derrière sur l’essieu et la machine sans s’arrêter continuait son train. Elle allait en zigzags, s’accrochant dans les haies, se cognant aux cailloux, retombant dans les ornières, s’arrêtant aux saignées, et toujours nous bocquesonnant devant les yeux sa capote recourbée qui nous dérobait le paysage. De temps à autre, en nous penchant, nous saisissions quelque chose, un massif d’arbres, une clairière dans le bois, un bout de chemin qui tournait, une épine en fleurs dans les pommiers, un bout de mer qu’on voyait à travers les branches ; mais bientôt, à cause de la pente qui montait, les brancards se levaient en l’air et nous n’apercevions plus que le ciel sur nos têtes ; ou bien si elle descendait nous plongions en avant sur les jarrets du cheval et ne recevions plus de jour que par l’intervalle de la capote et du garde-crotte qui tendaient à se refermer sur nous et s’entrechoquaient dans les cahots.

À la Forêt nous passâmes sur une digue qui continuait la route dans l’eau et coupait par le milieu une des plus charmantes baies qu’il y ait. Elle s’avance dans les terres entre deux coteaux boisés dont les arbres descendant jusqu’en bas trempent dans les flots le bout de leur feuillage qui retombe en touffes diffuses, avec des courbes molles comme font les saules sur les bords des rivières.

Une église parut. Nous arrêtâmes la carriole et allâmes en faire le tour. Son clocher, découpé comme celui de Kerfunteun, est flanqué de deux clochetons, et sur son petit portail s’élève un pinacle d’où ressortent des têtes de grenouille et de chien. En face se verdit à la pluie un de ces bons vieux calvaires bretons, ciselés, sculptés, portant fleurons et personnages ; une face représente la Vierge, l’autre Jésus et ses apôtres.

Quant à l’intérieur de l’église, je ne m’en souviens guère, car je crois ne l’avoir pas vu, de même que celle de Fouesnant. Je me rappelle seulement un grand bénitier taillé dans un pilier, et de larges dalles posées transversalement pour clore l’entrée du cimetière, en manière d’échaliers.

Fouesnant, du reste, ce lieu si vanté pour toutes les délices qu’il possède, ne nous offrit qu’une détestable omelette que nous mangeâmes tout de même, un épouvantable lit où nous dormîmes néanmoins, et une pluie incessante qui ne nous empêcha pas de repartir le lendemain, ayant rabattu le bord de nos chapeaux et endossé nos waterproff.

Cette journée-là fut la première de nos vaillantes journées du Finistère. Nous fûmes rafraîchis par le vent, chauffés par le soleil, la pluie nous trempa jusqu’au dernier fil, la sueur jusqu’au dernier poil ; nous dînâmes d’artichauts crus et nous nous trompâmes de route. Longtemps, sans que cela nous parût long, nous cheminâmes par la rase campagne, sous les arbres dans des chemins creux, sur la lande à travers les sillons labourés, dans des sentiers, sur la grande route. Quand nous étions las, nous débouclions nos sacs et couchés au pied d’un chêne, sur le revers d’un fossé, tout en fumant et causant, nous regardions les nuages rouler, nous laissions les heures passer.

À Bénodet nous avons traversé la rivière dans un bac. À Combrit nous nous sommes perdus et nous retournions vers Quimper si un cantonnier ne nous en avait avertis.

À cinq heures du soir, nous arrivâmes à Pont-l’Abbé, enduits d’une respectable couche de poussière et de boue qui se répandit de nos vêtements sur le parquet de la chambre de notre auberge, avec une prodigalité si désastreuse, que nous étions presque humiliés du gâchis que nous faisions, rien qu’en nous posant quelque part.

Pont-l’Abbé est une petite ville fort paisible, coupée dans sa longueur par une large rue pavée. Les maigres rentiers qui l’habitent ne doivent pas avoir l’air plus nul, plus modeste et plus bête.

Il y a à voir, pour ceux qui partout veulent voir quelque chose, les restes insignifiants du château et l’église ; une église qui serait passable, d’ailleurs, si elle n’était encroûtée par le plus épais des badigeons qu’aient jamais rêvés les conseils de fabrique. La chapelle de la Vierge était remplie de fleurs. Bouquets de jonquilles, juliennes, pensées, roses, chèvrefeuilles et jasmins mis dans des vases de porcelaine blanche ou dans des verres bleus, étalaient leurs couleurs sur l’autel et montaient entre les grands flambeaux vers le visage de la Vierge, jusque par-dessus sa couronne d’argent, d’où retombait un voile de mousseline à longs plis qui s’accrochait à l’étoile d’or du bambino de plâtre suspendu dans ses bras. On sentait l’eau bénite et le parfum des fleurs. C’était un petit coin embaumé, mystérieux, doux, à l’écart dans l’église, retraite cachée, ornée avec amour, toute propice aux exhalaisons du désir mystique et aux longs épanchements des oraisons éplorées. Comprimée par le climat, amortie par la misère, l’homme reporte ici toute la sensualité de son cœur, il la dépose aux pieds de Marie, sous le regard de la femme céleste et il y satisfait, en l’excitant, cette inextinguible soif de jouir et d’aimer. Que la pluie tombe par le toit, qu’il n’y ait ni bancs ni chaises dans la nef, partout vous n’en découvrirez pas moins luisante, frottée et coquette, cette chapelle de la Vierge, avec des fleurs fraîches et des cierges allumés. Là, semble se concentrer toute la tendresse religieuse de la Bretagne ; voilà le repli le plus mol de son cœur, c’est là sa faiblesse, sa passion, son trésor. Il n’y a pas de fleurs dans la campagne, mais il y en a dans l’église ; on est pauvre, mais la Vierge est riche ; toujours belle, elle sourit pour tous et les âmes endolories vont se réchauffer sur ses genoux, comme à un foyer qui ne s’éteint pas. On s’étonne de l’acharnement de ce peuple à ses croyances, mais sait-on tout ce qu’elles lui donnent de délectation et de voluptés, tout ce qu’il en retire de plaisir ? L’ascétisme n’est-il pas un épicurisme supérieur, le jeûne une gourmandise raffinée ? La religion comporte en soi des sensations presque charnelles ; la prière a ses débauches, la mortification son délire, et les hommes qui le soir viennent s’agenouiller devant cette statue habillée y éprouvent aussi des battements de cœur et des enivrements vagues, pendant que, dans les rues, les enfants des villes revenant de la classe s’arrêtent rêveurs et troublés à contempler sur sa fenêtre la femme ardente qui leur fait les doux yeux.

Il faut assister à ce qu’on appelle ses fêtes, pour se convaincre du caractère sombre de ce peuple. Il ne danse pas, il tourne ; il ne chante pas, il siffle. Ce soir même, nous allâmes, dans un village des environs, voir l’inauguration d’une aire à battre. Deux joueurs de biniou, montés sur le mur de la cour, poussaient sans discontinuer le souffle criard de leur instrument, au son duquel couraient au petit trot, en se suivant à la queue du loup, deux longues files qui revenaient sur elles-mêmes, tournaient, se coupaient et se renouaient à des intervalles inégaux. Les pas lourds battaient le sol, sans souci de là mesure, tandis que les notes aiguës de la musique se précipitaient l’une sur l’autre dans une monotonie glapissante. Ceux qui ne voulaient plus danser s’en allaient, sans que la danse en fût troublée, et ils rentraient de suite quand ils avaient repris haleine. Pendant près d’une heure que nous considérâmes cet étrange exercice, la foule ne s’arrêta qu’une fois, les musiciens s’étant interrompus pour boire un verre de cidre ; puis, les longues lignes s’ébranlèrent de nouveau et se mirent à tourner. À l’entrée de la cour, sur une table, on vendait des noix ; à côté était un broc d’eau-de-vie, par terre une barrique de cidre ; non loin, se tenait un particulier en casquette de cuir et en redingote verte ; près de lui, un homme en veste avec un sabre suspendu par un baudrier blanc : c’était le commissaire de police de Pont-l’Abbé avec son garde champêtre.

Bientôt, M. le commissaire tira sa montre de sa poche, fit un signe au garde qui alla parler à quelques paysans et l’assemblée se dispersa.

Nous nous en revînmes tous quatre de compagnie à la ville et nous eûmes dans ce trajet le loisir d’admirer encore ici une de ces combinaisons harmoniques de la Providence qui avait fait ce commissaire de police pour ce garde champêtre et ce garde champêtre pour ce commissaire de police. Ils étaient emboîtés, engrenés l’un dans l’autre. Le même fait leur occasionnait la même réflexion, de la même idée ils tiraient des déductions parallèles. Quand le commissaire riait, le garde souriait ; quand il prenait un air grave, l’autre avait un air sombre ; si la redingote disait : « il faut faire cela », la veste répondait : « j’y avais songé » ; si elle continuait : « c’est nécessaire », celle-ci ajoutait : « c’est indispensable ». Et les rapports de rang et d’autorité n’en restaient pas moins, malgré cette adhésion intime, respectivement distincts, nettement établis. Ainsi, le garde élevait la voix moins haut que le commissaire, était un peu plus petit et marchait derrière. Le commissaire, poli, important, beau parleur, se consultait, ruminait à part, causait tout seul et faisait claquer sa langue ; le garde était doux, attentif, pensif, observait de son côté, poussait des interjections et se grattait le bout du nez. Chemin faisant, il s’informait des nouvelles, lui demandait des avis, sollicitait ses ordres, et le commissaire questionnait, méditait, donnait des commandements.

Nous touchions aux premières maisons de la ville, quand nous entendîmes de l’une d’elles sortir des cris aigus. La rue était pleine d’une foule agitée et des gens accouraient vers le commissaire en lui disant : « Arrivez, arrivez, monsieur, on se bat ! Il y a deux femmes de tuées ! — Par qui ? — On n’en sait rien. — Pourquoi ? — Elles saignent. — Mais comment ? — Avec un râteau. — Où est l’assassin ? — L’une à la tête, l’autre au bras. Entrez, on vous attend, elles sont là. »

Le commissaire entra donc, et nous à sa suite.

C’était un bruit de sanglots, de cris, de paroles, une houle qui se poussait et s’étouffait. On se marchait sur les pieds, on se coudoyait, on jurait, on ne voyait rien.

Le commissaire commença par se mettre en colère. Mais comme il ne parlait pas le breton, ce fut le garde qui se mit en colère pour lui et qui chassa le public de céans, en prenant tout le monde par les épaules et en le poussant à la porte.

Lorsqu’il n’y eut plus dans la pièce qu’une douzaine de personnes environ, nous parvînmes à distinguer dans un coin un lambeau de chair qui pendait à un bras et une masse noire comme une chevelure sur laquelle coulaient des gouttes de sang. C’étaient la vieille femme et la jeune fille blessées dans la bagarre. La vieille, qui était sèche et grande et portait une peau bistrée, plissée comme du parchemin, se tenait debout avec son bras gauche dans sa main droite, geignait à peine et n’avait pas l’air de souffrir ; mais la jeune fille pleurait. Assise, écartant les lèvres, baissant la tête, et les mains à plat sur les genoux, elle tremblait convulsivement et sanglotait tout bas. À toutes les questions qu’on leur faisait, elles ne répondaient que par des plaintes, et les témoignages de ceux qui avaient vu donner les coups ne concordant même pas entre eux, il fut impossible de connaître ni qui avait battu ni pourquoi on avait battu. Les uns disaient que c’était un mari qui avait surpris sa femme dans une position horizontale ; d’autres, que c’étaient les femmes qui s’étaient disputées et que le maître de la maison avait voulu les assommer pour les faire taire. On ne savait rien de précis, M. le commissaire en était fort perplexe et le garde tout interdit.

Le médecin du pays étant absent, ou ces bonnes gens ne voulant pas s’en servir parce que cela coûtait trop cher, nous eûmes l’aplomb d’offrir « le secours de nos faibles talents » et nous courûmes chercher notre nécessaire de voyage avec un bout de sparadrap, une bande et de la charpie que nous avions, en prévision d’accident, fourrés au fond de notre sac.

C’eût été, ma foi, un beau spectacle pour nos amis, que de nous voir étalant doctoralement sur la table de ce gîte notre bistouri, nos pinces et nos trois paires de ciseaux, dont une à branches de vermeil. Le commissaire admirait notre philanthropie ; les commères nous regardaient en silence, la chandelle jaune coulait dans son chandelier de fer et allongeait sa mèche que le garde mouchait avec ses doigts. La bonne femme fut pansée la première. Le coup avait été consciencieusement donné ; le bras dénudé montrait l’os et un triangle de chair d’environ quatre pouces de longueur retombait en manchette. Nous tâchâmes de remettre le morceau à sa place en l’ajustant exactement sur les bords de la plaie, puis nous serrâmes le tout avec une bande. Il est très possible que cette compression violente ait causé la gangrène et que la patiente en soit morte.

On ne savait au juste ce qu’avait la jeune fille. Le sang coulait dans ses cheveux, sans qu’on pût voir d’où il venait ; il se figeait dessus par plaques huileuses et filait le long de la nuque. Le garde, notre interprète, lui dit d’ôter le bandeau de laine qui la coiffait ; elle le dénoua par un seul mouvement de main, et toute sa chevelure d’un noir mat et sombre se déroula comme une cascade avec les fils sanglants qui la rayaient en rouge. Écartant délicatement ses beaux cheveux mouillés qui étaient doux, épais, abondants, nous aperçûmes, en effet, sur l’occiput, une bosse grosse comme une noix, percée d’un trou ovale. Nous rasâmes la peau tout à l’entour ; après avoir lavé et étanché la plaie, nous fîmes fondre du suif sur de la charpie et nous l’adaptâmes sur la blessure à l’aide de bandelettes de diachylon. Une compresse mise par-dessus fut retenue par le bandeau, recouvert lui-même par le bonnet.

Sur ces entrefaites, le juge de paix survint. La première chose qu’il fit fut de demander le râteau, et la seule dont il s’inquiéta fut de le regarder et de le contempler sous tous les sens. Il le prenait par le manche, il en comptait les dents, il le brandissait, l’essayait, en faisant sonner le fer et ployer le bois.

— Est-ce bien là, disait-il, l’instrument de l’attentat ? Jérôme, en êtes-vous convaincu ?

— On le dit, monsieur.

— Vous n’y étiez pas, monsieur le commissaire ?

— Non, monsieur le juge de paix.

— Je voudrais savoir si c’est bien avec un râteau que les coups ont été portés, ou si ce n’est pas plutôt avec un instrument contondant. Quel est le malfaiteur ? Ce râteau, d’abord, lui appartenait-il ? ou était-il à un autre ? Est-ce bien avec cela qu’on a blessé ces femmes ? N’est-ce pas plutôt, comme je le répète, avec un instrument contondant ? Veulent-elles porter plainte ? Dans quel sens dois-je faire mon rapport ? Qu’en dites-vous, monsieur le commissaire ?

Les malheureuses ne répondaient rien, si ce n’est qu’elles souffraient toujours ; et quant à requérir la vengeance des lois, on leur laissa la nuit pour y réfléchir. La jeune fille pouvait à peine parler et la vieille avait également les idées fort confuses, vu qu’elle était ivre, à ce que disaient les voisins ; ce qui nous expliqua l’insensibilité qu’elle avait montrée pendant que nous la soulagions.

Après nous avoir fouillé des yeux, le mieux qu’ils purent, pour savoir qui nous étions, les autorités de Pont-l’Abbé nous souhaitèrent le bonsoir, en nous remerciant « des services que nous avions rendus au pays ». Nous remîmes notre nécessaire dans notre poche et le commissaire s’en alla avec son garde, le garde avec son sabre, le juge de paix avec le râteau.

[19]À peine montés dans nos chambres, nous y reçûmes la visite de deux gendarmes désireux de lire sur nos passeports nos noms, prénoms, domicile et profession, afin de les rapporter bien vite au commissaire et au juge de paix qui les attendaient sans doute avec une anxiété fort grande. Mais comme nous jouissons du bonheur insigne de n’exercer aucun métier, de n’être décorés d’aucun titre ni revêtus d’aucune qualité, il leur fallut se résigner à n’apprendre que deux noms fort inconnus à Pont-l’Abbé, comme ailleurs. Jamais cependant ils ne purent croire que nous fussions des messieurs cheminant à pied pour leur récréation personnelle, cela leur paraissait inouï, absurde ; nous étions des dessinateurs ou des leveurs de plan qui voyageaient par ambition pour faire mieux que les autres et gagner par là la croix d’honneur ; nous étions salariés par le gouvernement pour inspecter les routes et surveiller les allumeurs des phares ; nous avions une mission secrète, un travail clandestin que nous ne voulions pas dire afin de surprendre les gens et de faire notre coup ; il y avait en nous quelque chose d’incompréhensible, de contradictoire et de ténébreux, et nous les effrayions presque, tant nous leur semblions étranges.

Non, vive Dieu ! rien de tout cela ne nous pousse. Nous ne sommes que des contemplateurs humoristiques et des rêveurs littéraires ; nous passons notre vie à regarder le soleil et à lire les maîtres. Si cela n’emplit pas la poche comme de faire du suif, des bottes et des lois, si les gendarmes le comprennent peu, et que les bourgeois en rient de pitié, c’est donc pour nous seuls alors, et tant mieux mille fois, que vous étendez vos horizons, grèves et prairies que labourent nos pieds, et c’est pour nous aussi que vous êtes venus, poètes magnifiques où nous délectons nos âmes.

Et nous nous mîmes au lit en riant de cette perversité grande qui fait de la vie humaine l’appendice de la boutique, de l’étude ou du comptoir, ne la croyant inventée par Dieu que pour emplir des casiers et prendre des numéros.

Puis nous dormîmes d’un bon sommeil malgré nos opérations, et dès l’aurore nous partîmes pour Penmarc’h sans nous informer de l’état de nos malades.

VIII

Penmarc’h. — Église du commencement du xvie siècle ; original porche de l’entrée principale ; deux portes jumelles en plein cintre ornées ; niche longue, élégante, à couronnement dentelé ; tête de cheval à gauche ; un homme qui se cramponne. — Entrée latérale charmante comme goût, on y sent un fumet du xvie siècle allié à l’élément indigène ; deux portes jumelles du même genre, mais plus gracieuses encore ; à gauche, un médaillon représentant un homme qui embrasse une femme, la femme se défend. — Intérieur plein d’oiseaux qui chantent. À notre seconde visite, ce matin, un oiseau a passé au milieu de la nef en volant. Ogives, médaillons à sculptures robustes, représentant des têtes ou des bonshommes. — Dans le chœur un saint en bois coloré, relevant le bras droit ; manteau découpé, fenêtres divisées en fleurs dans la chapelle derrière l’abside. — Restes d’un ossuaire en pierre dans le cimetière, avec deux petites têtes de mort sculptées dans un angle extérieur.
Kérity. — Rochers en vue, marais avec des criques que la marée montante remplissait. — Restes d’une belle église des Templiers, pure, sobre, niches charmantes dans le goût de celles de Penmarc’h. La nef n’a qu’un côté latéral, pas de transept. Autel en pierre. Au fond ogive avec trois divisions dans la fenêtre. — Il reste une tour sur le côté droit du portail, nous sommes montés. Campagne plate, la mer, les moulins qui tournaient, vent. — Conversation avec les marins. — Un vieux nous a dit qu’il n’avait vu dire la messe en mer (un autre nous avait dit le contraire) sur les ruines d’Ys, car ils placent Ys ici. Les gens nous ont prétendu qu’on voyait encore des pierres taillées comme s’il y avait eu une ville. — Homard. — Dans le cimetière de Penmarc’h, fût d’une croix avec des bouts de branches coupées, ce qui est un élément indigène constant et très remarquablement caractéristique.
La Torche. — Crevasse. Grand rocher comme un peulvan, vagues retombant en cascade ; autour elles couraient.
White Norse. — Désert pour aller à Plouvan, immense plaine d’un vert pâle, sables, ondulations du terrain. — Hutte aux canards sauvages où nous nous sommes assis ; des oiseaux noirs au ventre blanc volaient en tournant et criaient sur notre tête ; solitude complète ; la mer à gauche. — Troupeau noir de moutons sautant par-dessus un enclos. — Nous passons dans des cours où les chiens aboient. — Bras de mer. — Marais. — M. Bataille a été à Louviers, a été dans l’Inde, à Waterloo, a fait la course, a été douanier et est maintenant retraité : histoire pour un quarteron tu en as une livre. Histoire du ..... envoyé dans un boulet ; il cassera la gueule à quelqu’un. Retraite de Russie ; le grenadier auquel il avait refusé le feu mort au coin de son feu ; il lui prend sa culotte. Les poux appelés Napoléons de Pologne. — L’instituteur primaire nous désillusionne sur la vertu des Bretonnes ; les filles se cotisent pour payer à boire aux garçons afin d’avoir un cavalier pour la danse. — Grogs. — Nous sympathisons avec un cordonnier. — Soupçon de l’hôtesse sur l’immoralité de mon ami.
De Plouvan à Audierne, au bord de la mer en laissant une chapelle à droite. — Route qui serpente suivant les sinuosités de la côte. — Désert, la mer, la mer, le vent. — Le médecin à cheval en houseaux. — Paysans travaillant le varech ; leurs vêtements bruns sur les rochers verts. — À droite, montagnes de sable et de craie ; couleur blanche, la mer bleue verte ; le ciel roulant des nuages, très bleu par places ; le sentier serpentant devant nous au loin suivant l’ondulation des terrains, comme une tramée blanche sur le fond vert pâle de la terre ; sables à traverser ; moulin.
Audierne. — Obligés de faire le tour de la baie. — Église : sous un porche latéral un monstre marin, une figure grotesque ; un bateau sur la façade, mais moderne et non pas chiqué comme à Penmarc’h. — Le soir nous nous promenons sur le sable si beau que nous avons regret d’y marcher, en parlant de 7 millions de rentes. La mer verte foncée par l’effet d’une côte verte qui se reflétait dessus ; plus près de nous bleue ; nuages de nacre et de poussière d’or pâle. Du côté plus chargé un nuage noir sur une touffe d’arbres verts s’avançait en s’élargissant.
D’Audierne à Plougoff (samedi 19). — D’abord la grande route qui monte ; arbres à droite. — Un monsieur à cheval et orné de longs cheveux, que nous arrêtons pour savoir notre route, nous conseille d’aller au pardon de Saint-Hugin à Premelin. — Baraque en toile. — En attendant vêpres nous allons nous asseoir au bord de la mer. — Église : statues décapitées ; porche latéral tout peint. — Dans la baraque, assis sur une planche posée sur deux pierres, nous causons avec des paysans (le grand qui me donne 45 ans, cheveux gris, frisé ; celui à côté de Max tout noir ; effet bouffant du bragow-brass en le voyant assis devant moi ; ils admirent nos pipes, nos couteaux) et un matelot qui tenait l’établissement. — Nous nous perdons. Village désert, chiens aboyant ; personne ne parle français. — Soleil sur le fumier et dans les chemins effondrés, desséchés.
À l’entrée de Plougoff, le médecin, l’hôtel ! — Grandes ondulations arides et augmentant d’aridité en s’approchant de la pointe du Raz. Touffes de joncs marins très courts, le sol est pelé par places. Nous traversons deux villages noirs de crasse. — Une croix en pierre. — Moulin. — Enfant manchot de naissance qui nous demande l’aumône, il nous suit ; un douanier lui explique d’être notre guide. Muet, il nous précède. — Ciel bleu, cormorans. — Nous allons par le côté droit. Trou satanique, bouleversements, replis, indescriptible couleur des roches sous-marines. L’homme n’est pas fait pour vivre là, pour supporter la nature à haute dose. Ce n’est pas un rocher, mais une agglomération de rochers ; la terre a passé entre, herbe courte et glissante. La roche devient de plus en plus sèche, la crête aiguë s’abaisse vers la pointe. — Nous revenons par le versant gauche, la pente est moins à pic, et la vigueur du précipice est un peu atténuée par la dégradation des roches qui le garnissent. L’enfant est obligé de mettre son bras pour que je passe dessus. — Revenus nous fumons assis. — À droite, à l’entrée de la Baie des Trépassés, rocher debout, couvert de mouettes, elles voltigent, crient, montent et s’entre-croisent ; l’enfant jette des pierres ; une barque se balance. — Religiosité de notre hôtesse. — Toujours la soupe au lait et les œufs. — Nuit bivouaquée.
De Plougoff À Pontcroix. — Paysans se rendant au pardon de Saint-Hugin qui guérit et préserve de la rage. — Près de Pontcroix nous retrouvons notre gaillard d’hier. — Gendarmes qui nous demandent nos passeports sur notre mauvaise mine. — Violent déjeuner à Pontcroix. — L’aubergiste officier de santé. — Costumes. — Férocité d’un tailleur qui nous mène à Douarnenez ; son char à bancs et le poulet du père Bataille sont les deux choses les plus dures que j’aie encore subies.
Douarnenez. — Temps gris, nuageux, brouillardé, maisons basses, rues désertes, pays pauvre et triste ; à droite, sur le sable, bout de falaise avec de la verdure et des herbes qui pendaient. — L’île Tristan en face ; grand mur blanc. Du cultivateur qui l’habite ; air morose de l’ensemble qui va à ce vieux Fontepelle.
De Douarnenez à Crozon. — Interminable route en carriole, mais dont la longueur est atténuée par un sommeil à peu près continuel.
Crozon. — M. de Saint Amour, sa nièce. — M. Grand. — Violence de l’habit du père Renoult allant au dîner de noces rendu par le notaire. — Le gamin tout nu s’habillant dans un couloir. — Le soir, visite au cimetière.
Morgat. — Le village à droite. — Barques tirées sur le galet comme à Étretat. — Grottes : les petites qu’on voit à pied sec, trois, une avec deux arches, une autre où il y a une espèce d’alcôve basse ; la grande grotte, on y va en bateau. À l’entrée l’eau découle d’en haut, transparence de l’eau, la grotte n’est pas droite, mais fait des courbes ; un petit rocher au milieu. La teinte des rochers est jaune, gris de fer, rouge, etc., et tout cela sans transition suivant les tranches de la pierre. La barque roulait à la godille, on se sentait entraîné vers un royaume nacré, étrange, comme dans un couloir magique ; c’est la magie de la nature. Plafond diversement colorié.
Landonadec. — Lierres sur pans de murs. — Nos fouilles au dolmen. — Anse de Dinant. — Morts dans le sable, os calcinés par iceluy : on les a retrouvés les bras droits le long du corps, la face au ciel, les pieds vers la mer. — La mer, bleu foncé. — Le sable tout blanc et sec sous le soleil. — Campagne large et nue à couleur rousse pâle.
Ce sommaire a été développé par Maxime Du Camp.

IX

De Crozon à Landévennec. — Moulins qui servent à nous reconnaître. — Fond de la rade. — Terre découpée en langues de mer qui avancent entre de petites montagnes toutes vertes et toutes boisées, même jusqu’au bas ; ça m’a fait penser à la Grèce. — Vieille abbaye, deux statues, l’une couchée, l’autre debout ; boudoirs d’un nouveau style ; la mer vue par le trou des fenêtres ; au premier plan un champ de pommiers. — Intensité de priapisme fluent. — Passage. — Course solide.
Daoulas. — Le bonnet de nuit. — Jeune enfant nu-pieds venant vendre des fraises et revenant avec l’argent acheter un gros morceau de pain. — Goût horripilant d’un ossuaire dans le cimetière. — M. Genès, mouchard, marchand d’hommes, agent d’affaires, inspecteur de ces demoiselles, concierge du dispensaire ; il se moque des juifs qui font le même commerce que lui, avec leurs grands manteaux et leur chaîne de chrysocale ; n’aime ni le bal, ni l’église, ni le théâtre, mais une vieille bouteille ; il raccroche des hommes sur la route : « le remplaçant est le meilleur soldat parce qu’il est comme un forçat ». Et l’honneur de l’armée dirait le National ? eh ! eh ! eh !
Calvaire de Plougastel. — Amusant ; animaux lourds, chevaux et ânes ; mine d’un homme qui ....... le Christ en lui tirant la langue ; air raide de deux hommes qui vont le souffleter. M. Genès prenait la pâque pour une scène de jeu « ils jouent » ; un tambour, un joueur de trompe, un cavalier la figure toute levée en l’air précédant Jésus allant au mont des Oliviers. — Passage, terreur d’une petite femme laide et sale, enceinte ; elle se pressait sur moi. L’homme aime à sentir la femme faible ; la volupté se double de l’orgueil, du sentiment de la force ; et elle avait de la crotte aux yeux ! nous fuyons notre compagnon. — Marche sans fin pour arriver à Brest.
Brest. — Frocart et Cie. — Longue descente pavée. — Passeports. — Hôtel du Grand-Monarque.
Embêtement du port par le soleil. — Combats de chiens, d’ours et d’âne ; nous retrouvons notre ami de Guérande jouant du tambour ; cri d’excitation de son associé ; l’âne en dessous, les ours aux deux coins de l’estrade ; dans l’intérieur, poussière, poteau, groupe d’ours, de chiens et d’homme ; un amateur de la ville. — La vue anti-magnétique ; « Elle est magnétisée », chansonnette africaine. — Le b..... militaire. — La jeune bayadère.
De Brest au Conquet. — Monter et descendre. — Saint-Mathieu ; alternative des colonnes. — Mise à l’eau de la frégate la Persévérante ; effet de la masse s avançant doucement et élégamment en soulevant l’eau.
Keravel, sept ruelles. — Obscur, silencieux, une lanterne au bout : quartier des maîtresses des gardes-chiourmes et des forçats. Le derrière donne sur les murs du bagne. — La rue de la Trique ; escalier, les femmes assises sur la porte, lits au fond ; les hommes et les femmes causent debout dans la rue ; c’est presque une foule. Beau clair de lune. Ces demoiselles, Babet, Clara, le monsieur qui fumait sa pipe.
Visite à l’hôpital. — Fracture du crâne « je ne souffre pas » et il grimaçait quand on lui touchait. — Propreté niaise. — Jardin botanique ; une flaque d’eau et un cygne. — Ambroise nègre, le roi du bagne ; Ambroise doit aimer le cygne. — Un chat-tigre et un forçat qui se jouait avec lui. — Musée : deux têtes boucanées ; plâtres, Voltaire à côté de ces MM. — Un vieux racorni, vol ; un de la Seine-Inférieure, oreilles plates de chimpanzé, attentat à la pudeur. — Salles des forçats, un nègre vérolé, comme un crocodile à cause de ses pustules ; un en lunettes, « la malheureuse passion du jeu », vol et détournement de fonds. — Dans notre promenade du port, le dentiste. — Dans le bagne : logés à part, chien, place des exécutions devant le grand perron, cachots, porte. On s’apprêtait à ouvrir à deux forçats qui s’étaient échappés le matin. Je voulais leur voir donner la bastonnade ; le garde-chiourme m’a engagé à me priver de ce spectacle qui est hideux ; on les mène immédiatement après à l’hôpital où ils en ont pour quinze jours. Ils revenaient du travail, fouillement d’un chacun. — Marchands : ils nous assaillent de leurs marchandises. — Dans le port, les deux bassins ; vue aride des canons, des bouts de bois ; pas de nature, pas d’arbres, à peine un bouquet par-dessus les maisons ; pas de vague, pas d’animal, rien où le cœur se pose. À l’hôpital pourtant j’ai vu une petite nichée de chats sur le lit d’un malade. Recouvrance. — Rue en pente au milieu des échoppes ouvertes. — Vue de la rade ; un matelot regardait la mer, un homme traînait un petit enfant dans un chariot, des enfants jouaient dans les fossés. — Soleil chaud, ciel bleu, les bâtiments sur la rade : le Borda avec ses deux raies blanches ; l’Astrolabe plus loin. — Traversé le port marchand en bateau. — Éternel boucan des trompettes et des tambours.
Landerneau. — Plat. — Un pont. — La rivière de Landerneau, canalisée droite. — Manoir de Kergoat, habitation d’homme ruiné, M. Fabre, bière, jardin, ifs, jets d’eau, soleil. — Intensité d’un moment effréné au milieu de cette nature.
Joyeuse-Garde. — Rien, qu’une porte avec du lierre, et des mouvements de terrain qui indiquent des douves. — Nous causons d’Isabey, Pradier, etc., et de Shakespeare en revenant dans la forêt par des chemins encore ombrés. — Vue de la rivière, trop droite près Landerneau, mais plus loin c’est une vraie rivière. — Eau dans les prairies du mont, montagnes assez basses, à sommet aigu, couvertes de verdure. — Chien gueulant auquel on avait attaché une casserole à la queue.
La Roche-Maurice. — Nid d’aigle, démantelé, bâti en pierres plates superposées les unes sur les autres. — Au milieu des rochers qui sortent de l’herbe verte, ce qu’on voit, surtout, quand on y est monté en haut, en se tournant du côté de Landerneau ; d’en bas lierres sur les ruines, la verdure qui s’y cramponne a des gradations de teintes, elle devient plus foncée à mesure qu’elle monte, on la distingue par bouffées vertes différentes ; à travers une ouverture, dont les bords sont engraissés de vert lourd, le ciel bleu. — L’église, clocher en réparation dont les pierres couvrent le sol tout à l’entour ; espèce de cour plantée d’arbres rapprochés, de sorte que ça a l’air d’une église en ruine où l’on dit encore la messe.
Landivisiau. — Plat, nul, mais relais de poste au milieu de la grande route ; maisons grises, basses. — Une lieue environ avant d’arriver à Saint-Pol, Tissot : point circonscrit dans l’immensité ; un gendarme s’il avait passé pendant ce temps-là, et au beau moment.
Roscoff. — Terrains dénudés, plats, légumes, légumes. — Les pays riches sont les pauvres ; les millionnaires s’habillent mal. — Rochers blanchâtres, longs, à fleur d’eau dans la mer bleue, nombreux et comme découpant le fond du tapis azuré. — L’église : beaux bas-reliefs en albâtre du xve ; groupe de gardes au pied de la croix ; le Christ sortant du tombeau, très grand, très maigre, animé ; un garde casque en tête dormant sur son épée. — Malédiction des chaussures.
Manoir de Kersalion : cour restreinte ; trois chevaux s’y jouant ; tourelle dans la muraille ; porte en plein cintre du xve siècle surmontée d’un bonhomme coiffé d’un chaperon ; fenêtre dans le toit avec un pinacle d’où sortent de côté deux manières de gargouilles qui ne sont pas des gargouilles, un lion et un bonhomme. — Soleil et vent froid, campagne nue, courant d’eau, moulin, pierres ; chemin tout entouré de ronces de diverses espèces maigres, bruyère, etc., dont les formes se dessinaient sur le sentier blanc ; blés à tête blanche, blonds s’agitant sous le vent ; futaie à droite.
Château de Kerouseri. — Trois tourelles, mâchicoulis, appartements boisés, grande pièce avec des fenêtres rapetissées, donnant vue sur la mer ; pays plat, la mer au fond ; jardin délabré, pièce de blé entourée de roses ; un Avignonnais pour gardien ; puits à levier.
Kerland. — Entrée, porte couverte de lierre, tour pentagonale ; vieil escabeau en pierre ; grande chambre avec des restes de peinture au plafond sur le plâtre qui s’écaille ; ensemble gris, froid, ennuyeux, sombre ; toutes les pièces pleines d’outils, de bancs, d’ustensiles de campagne, un piège à loup dans l’embrasure d’une fenêtre.
À la fin de ce sommaire, Flaubert avait écrit les quelques notes suivantes :
Brest, mardi 29 juin, 3 h. 1/4 du soir.
Mot d’un troupier qui voyait la mer pour la première fois : « C’est curieux tout de même ! ça donne tout de même un aperçu de ce qui existe ! » (Belle-Isle.)

« L’amour est comme l’opéra ; on s’y ennuie, mais on y retourne. » Au bazar d’Ozai, 30 avril 1847.
(Blois, 1er mai.)

Les pigeons de Paphos ne sont souvent que des oies.

Il y a beaucoup de gens qui croient avoir les mains belles parce qu’ils les ont propres.

Dans le cimetière d’Arz :
Mon Dieu ! n’aviez-vous pas assez d’anges au ciel ?

L ieu chéri du Seigneur où la vertu réside
A imable solitude où l’Esprit Saint préside,
T rois fois heureux celui qui charmé de tes biens
R énonce au siècle et rompt ses funestes liens
A idé par le secours de son Dieu qui le guide
P lus il trouve de croix, plus il est intrépide,
P ersuadé qu’il est que l’instant de la mort
E st l’instant fortuné qui le conduit au port.

En route ! le ciel est bleu, le soleil brille, et nous nous sentons dans les pieds des envies de marcher sur l’herbe.

De Crozon à Landévennec, la campagne est découverte, sans arbres ni maisons ; une mousse rousse comme du velours râpé s’étend à perte de vue sur un sol plat. Parfois des champs de blés mûrs s’élèvent au milieu de petits ajoncs rabougris. Les ajoncs ne sont plus en fleurs, les voilà redevenus comme avant le printemps.

Des ornières de charrettes profondes et bordées sur leurs bords d’un bourrelet de boue sèche, se multipliant irrégulièrement les unes près des autres, apparaissent devant vous, se continuent longtemps, font des coudes et se perdent à l’œil. L’herbe pousse par grandes places entre ces sillons effondrés. Le vent siffle sur la lande ; nous avançons ; la brise joyeuse se roule dans l’air, elle sèche de ses bouffées la sueur qui perle sur nos joues et, quand nous faisons halte un instant, nous entendons, malgré le battement de nos artères, son bruit qui coule sur la mousse.

De place en place, pour nous dire la route, surgit un moulin tournant rapidement dans l’air ses grandes ailes blanches. Le bois de leur membrure craque en gémissant ; elles descendent, rasent le sol, et remontent. Debout sur la lucarne tout ouverte, le meunier nous regarde passer.

Nous continuons, nous allons ; en longeant une haie d’ormeaux qui doit cacher un village, dans une cour plantée, nous avons entrevu un homme monté dans un arbre ; au pied, se tenait une femme qui recevait dans son tablier bleu les prunes qu’il lui jetait d’en haut. Je me souviens d’une masse de cheveux noirs tombant à flots sur ses épaules, de deux bras levés en l’air, d’un mouvement de cou renversé et d’un rire sonore qui m’est arrivé à travers le branchage de la haie.

Le sentier que l’on suit devient plus étroit. Tout à coup, la lande disparaît et l’on est sur la crête d’un promontoire qui domine la mer. Se répandant du côté de Brest, elle semble ne pas finir, tandis que, de l’autre, elle avance ses sinuosités dans la terre qu’elle découpe, entre des coteaux escarpés, couverts de bois taillis. Chaque golfe est resserré entre deux montagnes ; chaque montagne a deux golfes à ses flancs, et rien n’est beau comme ces grandes pentes vertes dressées presque d’aplomb sur l’étendue bleue de la mer. Les collines se bombent à leur faîte, épatent leur base, se creusent à l’horizon dans un évasement élargi qui regagne les plateaux, et, avec la courbe gracieuse d’un plein cintre moresque, se relient l’une à l’autre, continuant ainsi, en le répétant sur chacune, la couleur de leur verdure et le mouvement de leurs terrains. À leurs pieds, les flots, poussés par le vent du large, pressaient leurs plis. Le soleil, frappant dessus, en faisait briller l’écume sous ses feux, les vagues miroitaient en étoiles d’argent et tout le reste était une immense surface unie dont on ne se rassasiait pas de contempler l’azur.

Sur les vallons on voyait passer les rayons du soleil. Un d’eux, abandonné déjà par lui, estompait plus vaguement la masse de ses bois et, sur un autre, une barre d’ombre large et noire s’avançait.

À mesure que nous descendions le sentier, et qu’ainsi nous nous rapprochions du niveau du rivage, les montagnes en face desquelles nous étions tout à l’heure semblaient devenir plus hautes, les golfes plus profonds ; la mer s’agrandissait. Laissant nos regards courir à l’aventure, nous marchions, sans prendre garde, et les cailloux chassés devant nous déroulaient vite et allaient se perdre dans les bouquets de broussailles, qui couvraient les bords du chemin.

[20]Arrivés enfin à Landévennec, nous entrâmes pour déposer nos sacs quelque part dans un cabaret plus que simple, où l’on s’asseyait sur les futailles en guise de bancs. Après y avoir bu un coup de mauvaise eau-de-vie dans un de ces grands gobelets du pays en faïence rayée de bandes roses et bleues comme une culotte de bal masqué, nous allâmes tout de suite voir l’abbaye.

Il n’en reste qu’un portail composé de trois arcades ; celle du milieu plus basse que les deux autres est seule percée. De chaque côté de l’une d’elles, après un contrefort, une longue petite fenêtre cintrée va s’évasant du dehors comme les meurtrières d’une forteresse ; en dedans de l’arcade du milieu, des colonnes courtes supportant des moulures ont des chapiteaux couverts d’entrelacs compliqués.

Quand on a franchi ce pan de muraille, soit par la brèche qui ouvre sur la cour, soit par le portail dont une échelle mise de travers vous barre l’entrée, apparaissent au fond les ruines du chœur et de l’abside découpant leur dentelure blanchâtre sur la couleur bleue du ciel. Elles forment un rond-point flanqué de chapelles latérales, rondes, garnies de contreforts extérieurs, avec des fenêtres à plein cintre la plupart soutenues par des colonnes qui s’engagent à leur base dans des piliers carrés. Le terrain de la cour ondule, fait des bosses et des creux ; c’est un mouvement heurté de plans inégaux que les ronces et les lierres verdissent de leur verdure inégale.

Dans les chapelles latérales, par le trou des fenêtres, on voit au loin la mer à l’horizon d’une prairie que bossellent en dômes verts les têtes rondes des pommiers et qui s’encadre comme un tableau dans le plein cintre rongé des fenêtres romanes.

Une statue d’abbé est appuyée contre le mur : un gros anneau au médius de la main droite, un menton long, des pommettes saillantes, des yeux sortis, des cheveux légèrement crépelés, et une chape bordée de longues franges, et un écusson qui est d’hermine à trois fasces au chef chargé d’un lambel à trois pièces timbré de la crosse abbatiale. Est-ce là, pourquoi non ? pourquoi oui ? saint Guenolé, premier abbé du monastère, mort en 448, le même qui conseilla au roi Grallon de quitter la ville d’Ys avant l’engloutissement du Seigneur, et qui, lorsque sur la grève le roi fuyait au galop avec la belle Dragut, sa fille, lui cria dans un nuage, comme les flots déjà battaient les jarrets de son cheval, de se débarrasser du démon qu’il emportait en croupe ? Grallon la précipita dans les flots, les flots l’engloutirent, s’arrêtèrent, et Grallon continua sa course. Pour contempler cette figure plus à notre aise, nous nous étions assis sur une autre statue couchée par terre.

Celle-là représente un évêque, il a la crosse, la chape bordée de roses et d’olives, la bague au pouce et, sous le bras gauche, le bâton pastoral passé. Une manche étroite, fermée d’un gros bouton et sortant elle-même d’une manche très ample serre son bras ; ses mains sont jointes ; deux anges soutiennent l’oreiller où il repose ; son chien, couché à ses pieds, surmonte un écusson qui est de neuf macles posées par trois au lambel de trois pièces serties au chef et supporté à dextre par un lion lampassé, à senestre par un lévrier.

Pendant que nous nous occupions à lire ces niaiseries, un veau jaune, marqué d’une tache à la tête, se promenait près de nous. Il chancelait sur ses longues jambes faibles, et les mouches bourdonnaient autour de ses naseaux blancs, humides encore du lait de sa mère. Derrière le portail, au bas de la montagne qu’ils recouvrent, les grands hêtres balançaient leurs cimes, le soleil frappait sur les vieux pans de mur, un air chaud passait ; toutes sortes de plants et d’arbrisseaux, des orties, des marguerites, des angéliques, des sureaux, des bruyères et du baume faisaient un mélange de parfums sucrés ; il tombait sur vous quelque chose de tendre, d’énervant, de navrant, d’écœurant ; on se sentait pris de mollesse, tout plein de titillations obtuses et de convoitises fluides. Et comme nous étions là, couchés sur l’herbe, est survenue devant nous une grande jeune fille, blonde et blanche, allant nu-pieds parmi les ronces, et seulement vêtue d’un jupon de drap rouge dont le cordon lui serrait autour de la taille sa chemise de grosse toile jaune ; elle avait à la main un roseau cassé par le haut et se tenait debout à nous regarder sans rien dire.

Elle s’en est allée, puis est revenue ; elle riait quand on lui parlait et vous quittait aussitôt.

Puis nous nous sommes levés, nous avons repris nos bâtons, nous sommes partis. En passant par-dessus le mur, nous en avons fait ébouler des pierres et le ciment s’est égrené sous nos mains. Est-ce que nous détruirions aussi, nous autres ? et ce que n’ont pu abattre ni le temps, ni les hommes, ni le bon goût, ni l’industrie, voilà que l’achève sans le savoir le contemplateur naïf, dans l’exercice même de sa curiosité admirative.

En vingt minutes une barque nous eut passés de l’autre côté de la rade et déposés dans une anfractuosité du rocher, sur de grandes lames de pierre couvertes de goémons où nous glissâmes quelque temps avant de pouvoir gagner la terre. Entrés dans la campagne, notre embarras commença. Il fallait coucher à Daoulas, or nous ne savions pas par où prendre. Les chemins tournaient le long des haies fournies, plus compactes que des murs. Nous montions, nous descendions ; cependant les sentiers s’emplissaient d’ombre et la campagne s’assoupissait déjà dans ce beau silence des nuits d’été.

Ne rencontrant personne enfin qui pût nous dire notre route et deux ou trois paysans à qui nous nous étions adressés ne nous ayant répondu que par des cris inintelligibles, nous tirâmes notre carte, atteignîmes notre compas, et, nous orientant d’après le coucher du soleil, nous résolûmes de piquer sur Daoulas à vol d’oiseau. Donc la vigueur nous revint aux membres et nous nous lançâmes dans les champs, à travers les haies, par-dessus les fossés, abattant, renversant, bousculant, cassant tout, sans souci aucun des barrières restant ouvertes et des récoltes endommagées.

Au haut d’une pente, nous aperçûmes le village de l’Hôpital couché dans une prairie où passait une rivière. Un pont la traverse ; sur ce pont, il y a un moulin qui tourne ; après la prairie, une colline remonte ; nous la gravissions gaillardement quand, sur le talus d’un haut bord, à la lueur d’un rayon du jour, entre les pieds d’une haie vive, nous avons vu une belle salamandre noire et jaune qui s’avançait de ses pattes dentelées et traînait sur la poussière sa longue queue mince remuant aux ondulations de son corsage tacheté. C’était son heure ; elle sortait de sa caverne qui est au fond de quelque gros caillou enfoui sous la mousse et s’en allait faire la chasse aux insectes dans le tronc pourri des vieux chênes.

Un pavé à pointes aiguës sonna sous nos pas, une rue se dressa devant nous ; nous étions à Daoulas. Il faisait encore assez clair pour distinguer à une des maisons une enseigne carrée pendue à sa barre de fer scellée dans la muraille. Sans enseigne, d’ailleurs, nous aurions bien reconnu l’auberge, les maisons ayant ainsi que les hommes leur métier écrit sur la figure. Donc, nous y entrâmes fort affamés et demandant surtout qu’on ne nous fît pas languir.

Pendant que nous étions assis sur la porte à attendre notre dîner, une petite fille en guenilles est entrée dans l’auberge avec une corbeille de fraises qu’elle portait sur la tête. Elle en est sortie bientôt tenant à la place un gros pain qu’elle maintenait de ses deux mains. Elle s’enfuyait avec la vivacité d’un chat en poussant des cris aigus. Ses cheveux d’enfant, hérissés, gris de poussière, se levaient dans le vent autour de sa figure maigre et ses petits pieds nus, frappant d’aplomb la terre, disparaissaient, en courant, sous les lambeaux déchiquetés qui lui battaient les genoux.

Après notre repas, qui, outre l’inévitable omelette et le veau fatal, se composa en grande partie des fraises de la petite fille, nous montâmes dans nos appartements.

L’escalier tournant, à marches de bois vermoulues, gémissait et craquait sous nos pas comme l’âme d’une femme sensible sous une désillusion nouvelle. En haut se trouvait une chambre dont la porte, comme celle des granges, se fermait avec un crochet qu’on mettait du dehors. C’est là que nous gîtâmes. Le plâtre des murs, jadis peint en jaune, tombait en écailles ; les poutres du plafond ployaient sous le poids des tuiles de la toiture, et, sur les carreaux de la fenêtre à guillotine, un enduit de crasse grisâtre adoucissait la lumière comme à travers des verres dépolis. Les lits, faits de quatre planches de noyer mal jointes, avaient de gros pieds ronds piqués de mites et tout fendus de sécheresse. Sur chacun d’eux étaient une paillasse et un matelas recouverts d’une couverture verte trouée par des morsures de souris et dont la frange était faite par les fils qui s’effilaient. Un morceau de miroir cassé dans son cadre déteint ; à un clou, un carnier suspendu, et, près de là, une vieille cravate de soie dont on reconnaissait le pli des nœuds, indiquaient que ce lit était habité par quelqu’un, et, sans doute, qu’on y couchait tous les soirs.

Sous l’un des oreillers de coton rouge, une chose hideuse se découvrit ; à savoir un bonnet de même couleur que la couverture des lits, mais dont un glacis gras empêchait de reconnaître la trame, usé, élargi, avachi, huileux, froid au toucher. J’ai la conviction que son maître y tient beaucoup et qu’il le trouve plus chaud que tout autre. La vie d’un homme, la sueur d’une existence entière est concrétée là en cette couche de cérat ranci. Combien de nuits n’a-t-il pas fallu pour la former si épaisse ? que de cauchemars se sont agités là-dessous, que de rêves y ont passé ! Et de beaux, peut-être. Pourquoi pas ?

[21]Une délicatesse exagérée nous empêcha de jeter cette ordure par la fenêtre et nous nous contentâmes de la repousser du pied sous le lit. Que serait-il advenu si nous y eussions trouvé des savates qui devaient aller au bonnet ? Et ensuite quel beau rapport à écrire pour ceux qui auraient fait notre autopsie.

Ô confort ! me disais-je en entrant timidement dans mes draps, ô confort idéal du bonheur moderne, que tu es loin d’avoir pénétré jusqu’à Daoulas ! comme on y méconnaît tes douceurs ! Voilà cependant des gens qui ignorent tes stores, tes tapis, tes portières, tes étagères, tes calorifères ! Quel mépris du chic anglais ! quelle incurie dans le service ! quelle malpropreté de linge ! quels tristes coutiaux ! quelle vilaine argenterie ! On ne trouverait pas dans tout le pays une seule pierre ponce ; ils ne se doutent pas même de la manière de faire le thé, et certainement qu’aucune de ces maisons-là n’a un water-closet convenable.

Nous dormîmes quatorze heures de suite et nous ronflions encore le lendemain, tout en visitant l’église. On raconte sur sa fondation une belle légende dans laquelle figurent un dragon avec son petit, deux saints et un seigneur furieux, mais je suis fatigué des légendes et non moins des églises. Outre que je n’ai pas, d’ailleurs, la bosse archéologique fort développée, n’est-il pas ennuyeux, convenez-en, d’endurer au moins une fois par jour une nef, un portail, des bas côtés, des chapiteaux, des arcades, des arcatures, des colonnes, des piliers, des pleins cintres et des ogives ? À force d’être prodiguées, les plus aimables choses deviennent odieuses. De ma vie je n’oublierai la haine que les Pyrénées m’avaient procurée pour les cascades ; j’en avais tant admiré que je les détestais à outrance. Lorsqu’il fallait se détourner pour en admirer une nouvelle, je me sentais des défaillances d’estomac ; leur bruit, leur mousse, leur mouvement me révoltaient ; je n’aspirais plus qu’après les plaines les plus sèches, j’aurais voulu vivre dans une marnière.

Sous le porche il y a douze apôtres maigres, avec des mines assez naïves, et l’intérieur, quoique roman (mais plus blanchi, hélas ! que la face de Pierrot), n’a rien, que de gros œufs d’autruche suspendus en ex-voto à la statue de la Vierge et qui rappellent ceux que mettent les musulmans dans les mosquées. Si cela arrête une minute et fait sourire en notre esprit la poésie des rapprochements, vous en êtes puni bientôt par la vue d’un ossuaire du goût le plus horripilant qu’il soit possible de souffrir.

Dans la crainte de nous perdre en chemin, et comme nous voulions arriver de bonne heure à Brest, nous nous enquîmes d’un guide.

— Voilà un monsieur qui vous y mènera bien, il y retourne lui-même, nous dit notre hôtesse en nous désignant du doigt un bourgeois accoudé sur la table de la cuisine et qui trinquait avec un maréchal ferrant.

Quand la bouteille fut vidée, le monsieur se leva, prit une prise dans une tabatière en écaille et se tournant vers nous :

— Vous allez à Brest, messieurs ?

— Oui.

— Moi aussi. Nous allons donc faire route ensemble, nous pourrons causer, ça nous distraira.

Il était petit et commençait à prendre du ventre ; ses cheveux noirs, coupés ras par derrière, frisaient sur la tempe gauche en une boucle qui s’avançait jusqu’au coin de la paupière, et son chapeau, s’en allant sur l’oreille droite, découvrait un front rétréci qui paraissait plus fuyant encore à cause de sa mâchoire allongée. Malgré ses joues pendantes, sa figure était maigre. Il clignait souvent des yeux et n’arrêtait pas de sourire. Une redingote de lasting, trop courte de taille, couvrait son dos voûté, et de ses manches trop petites sortaient deux grosses mains rouges, mains paresseuses, plus grasses que fortes, et dont la peau semblait humide. Sous un gilet de satin noir à schall, brodé de bouquets vert tendre, s’étalait une chemise de coton fort blanche, durement empesée, sur laquelle filaient les deux rubans blonds d’une chaîne de sûreté en cheveux qui retenait dans un large gousset sa belle montre d’or. Sur sa cravate affaissée, son cou engoncé tournait à l’aise, et son pantalon à grand pont, éraillé aux boutonnières et bombé aux genoux, s’arrêtait à mi-jambe sur la tige d’une forte botte dont le cuir dur ne ployait pas. Il marchait vite, regardant à terre, baissant la tête et relevant l’épaule droite sous laquelle il serrait un formidable gourdin fait d’un bois des îles garni dans toute sa longueur de piquants aigus.

Et il causait ! il causait ! il parlait toujours, nous narrant les anecdotes de gens inconnus, nous rapportant des dialogues entiers, nous entretenant de ses opinions politiques, de ses goûts en cuisine, de sa santé, de son commerce, de ses relations, du prix des denrées, de sa femme, de son beau-père, de son petit chien, de son poêle qui fume. Il s’appelle monsieur Genès, il est fixé à Brest, il fait pour soixante mille francs d’affaires par an ; il a été successivement armurier, soldat, mouchard, inspecteur des filles, concierge du dispensaire et il est maintenant établi, marié, propriétaire et agent d’affaires, c’est-à-dire marchand d’hommes, comme ils appellent ça en Bretagne.

On présumerait qu’une telle existence a dû détremper ses vases sur celui qui l’a traversée et qu’on va s’amuser à les y ramasser à la cuillère, mais non ! rien n’est plus plat, plus nul, plus incolore et plus insipide que M. Genès. Il est bête comme un juge et aussi assommant que la biographie des hommes utiles. Sans se douter le moins du monde de la saleté de son industrie, il se croit fort honnête homme, car il passe tous les marchés qu’il fait par-devant notaire. Il est chaste dans ses propos et rangé dans sa conduite. Son seul goût est l’argent, sa seule prédilection le vin, et sans doute qu’il doit à l’habitude d’en boire cet air somnolent et débraillé dont la bonhomie superficielle atténue l’astuce de ses petits yeux gris et la dureté de ses lèvres minces.

Il n’a pas de vices, il regarde le jeu comme dangereux, les femmes comme pernicieuses. « On ne sait pas où ça vous mène, tandis qu’avec une vieille bouteille on s’arrête où l’on veut. » C’est un homme d’ordre, actif, malin, prudent et qui a peur des voleurs. Il paraît flatté de la considération qu’on lui montre ; il respecte beaucoup les lois et vénère les gens de justice, notaires, avoués, huissiers ; il porte un couteau-poignard et jamais n’ôte son chapeau.

Chemin faisant, il raccrochait les jeunes gens qu’il rencontrait et leur proposait de se vendre. Le remplaçant est d’ailleurs pour lui le type accompli du soldat parce qu’il ne craint rien, ne tient à rien, donne sa peau pour quelques centaines de francs, en un mot parce que « le remplaçant est comme un forçat », définition qui satisferait peu les défenseurs de l’honneur militaire.

M. Genès n’aime pas le spectacle, c’est une des causes, entre autres, pour lesquelles il est sorti de la police ; cela l’ennuyait fort d’être obligé tous les soirs d’aller au théâtre. Puis, on lui disait aussi : « M. Genès vous avez tort ! un homme comme vous ne doit pas être attaché à la police. » Du reste il ne fréquente pas davantage les églises, il nous a déclaré n’y avoir pas mis les pieds trois fois en sa vie ; il est voltairien, d’ailleurs, et ami du progrès, mais toutefois plus ami du gouvernement encore. Il souhaite la guerre, « ça ferait aller le commerce ».

À Plougastel cependant il s’arrêta comme nous, pour que nous puissions voir le calvaire, petit monument de granit, carré, dont chaque face représente un tableau de la vie de Jésus-Christ, et dont les quatre coins sont occupés par les évangélistes dans leurs attributions. Les personnages, un peu lourds, n’en sont pas moins mouvementés, vivants, amusants : les hommes qui tiennent le Christ le lient de toutes leurs forces, à faire éclater leurs muscles ; celui qui lui grimace au nez en tirant la langue grimace si bien qu’il fait rire ; l’âne qui porte Notre-Seigneur entrant à Jérusalem a une vraie mine d’âne, bonasse et pacifique ; les soldats qui le mènent au calvaire, en soufflant de la trompe et battant du tambour, sont précédés d’un officier chevauchant, la figure en l’air, avec une arrogance sublime ; aux pieds de la croix la Madeleine en pleurs répand sa belle chevelure tressée. Mettez à tous ces personnages les costumes des tableaux de Teniers, les petits chapeaux ronds retroussés, les bons pourpoints serrant de grosses bedaines, de grandes manches, des hautes chausses, de larges visages, des yeux ouverts, et vous aurez un ensemble d’une fantaisie solide, quelque chose de très naïf, de très élevé et d’une poésie toute moyen âge, quoique le monument n’ait été construit qu’en 1602 en acquittement d’un vœu fait quatre ans auparavant à propos de je ne sais quelle épidémie qui ravageait la Basse-Bretagne.

Tout cela, du reste, fut complètement perdu pour M. Genès. Il ne se doutait même pas de ce que ça voulait dire ; en regardant la Cène il prit les plats pour des cartes, les coupes pour des dés et il dit, fort ébahi : « ils jouent ». C’est farce.

De Plougastel au bord de la mer on dévale au milieu des bois par une pente rapide d’où l’on découvre une partie de la rade, celle du moins qui s’étend depuis Brest jusqu’à la rivière de Landerneau. À vos côtés se dresse une falaise de rochers blancs, rayée horizontalement par des couches de silex à pic et nue du côté des flots, mais par derrière, sur le plateau, couverte de chênes et de hêtres, surchargée de feuillages, et qui, lorsque vous descendez par le vallon entr’ouvert dans son flanc, est d’une crâne tournure.

Ici l’on s’embarque, on s’évite ainsi, comme à Landévennec, de décrire le circuit de l’anse, les découpures inégales de la rade s’avançant dans les terres en mille golfes capricieux dont il faudrait quelquefois toute une journée pour faire le tour.

Avant de se mettre en mer, M. Genès eut soif et nous invita à entrer avec lui dans un cabaret de sa connaissance où, trouvant qu’on ne le servait pas assez vite, il alla chercher lui-même le vin dans le cellier et tira les verres du buffet. Comme nous redoutions fort qu’il ne payât à boire, car la revanche eût été inévitable, nous nous empressâmes de solder, d’avaler et de décamper au plus vite.

M. Genès, au contraire, voulait s’asseoir, s’attabler un peu, se rafraîchir ; il demandait des fraises et s’informait s’il y avait du café ; cependant le batelier nous attendait, la marée était haute, il fallait partir.

Les vagues sautaient sur le pavé de la cale où le bateau bondissait en cognant sa quille, leur écume rejaillissait sur les passagers qui s’embarquaient, une casquette tomba à l’eau, et les bottes de M. Genès furent mouillées.

La mer roulait, la brise était forte. Cahotée par les flots et tourmentée par un vent de nord-ouest qui nous poussait au fond de la baie, la lourde chaloupe n’avançait guère. Pendant le temps qu’on ramenait les avirons, elle se levait de l’avant, et pivotait arrêtée sur la pointe des vagues. Elles étaient blanches à leur crête, vertes dans leur courbure, bruissantes, nombreuses et se poussaient l’une sur l’autre avec un délire folâtre. Un brick devant nous qui prenait des bordées passait les voiles pleines, bouffi de vent, arrondissant son ventre et s’en allait doucement, coupant l’eau qui clapotait contre sa carène.

À l’horizon Brest apparaissait comme un point gris. Tout à l’entour, dans un cirque de 20 lieues bâti de rochers blancs, la mer s’étalait. À mes pieds, par terre, au fond de la chaloupe, était une cage d’oiseau qui contenait un merle pris le matin et que l’on apportait à la ville ; il criait de peur en entendant le bruit des flots.

À côté de la cage, par terre aussi, se cachant le visage de ses mains, une jeune femme était assise dans une attitude désespérée ; elle sanglotait, elle priait Dieu, elle suppliait tout le monde de la sauver, elle jurait de ne jamais retourner à Plougastel, elle s’écriait qu’elle allait mourir. C’était une petite femme brune, grasse, sale, mal peignée, mal vêtue, dont les pieds larges, chaussés de bas bleus, s’épataient dans des souliers sans cordons, et qui portait un tablier noir usé sur son ventre rebondi par une grossesse avancée. À mesure que l’on s’écartait du rivage, sa terreur croissait et elle se rapprochait de plus en plus de moi pour s’accrocher à quelqu’un, pour saisir quelque chose. Dans le mouvement d’une vague plus forte elle se jeta à mes pieds et, m’étreignant aux flancs, elle s’enfonça la tête dans mes cuisses sans en vouloir sortir ; ses boucles d’oreilles frottaient mes mains, je sentais ses seins haleter sur mes genoux et tout son corps frissonnant de terreur qui se serrait sur le mien.

J’y prenais plaisir, pourquoi donc ? est-ce parce que nous nous aimons davantage quand nous nous sentons plus forts que les autres ? ou n’était-ce point plutôt parce que la virilité de l’homme se complétant de la faiblesse de la femme, s’en rehaussait de vanité, et y aiguisait son appétit ? Il y avait ainsi, dans ce simple attouchement, tout le rapport d’un sexe à l’autre et comme la communication de leurs caractères mêmes. Quoi qu’il en soit, cela ne manquait pas de douceur et j’aurais voulu que la traversée fût plus longue.

Et elle avait la crotte aux yeux !

Nous épions le moment du débarquement pour sauter avant tout le monde afin de planter là M. Genès, dont la société nous était devenue tout à fait intolérable. Au lieu de rester un quart d’heure encore avec lui, nous eussions renoncé à Brest et couché à la belle étoile ; la mesure était comble, nous en étions ahuris, abrutis. Il fut cependant le premier hors du bateau, et comme il y avait sur le rivage un bouchon, il voulut nous y rendre notre politesse et nous offrit tout de suite son éternelle bouteille de vin.

— Merci, il fait trop chaud.

— Alors un peu de bière.

— C’est trop lourd, ça empêche de marcher.

— Un petit verre ?

— Jamais nous n’en prenons.

— D’anisette ?

— Mille grâces, nous sommes pressés.

— Un café ! ah ! un café !

— Non, non, non, bien sûr non, adieu.

Il s’arrêta, hésitant un moment, puis avec un geste sublime : « Eh bien j’en prendrai tout de même, allez toujours ! je vais vous rejoindre ».

De quel train nous filâmes ! ce n’était pas courir, mais voler ! plus légers qu’une plume, la peur du Genès et la joie d’en être délivrés nous traînaient en avant avec la vitesse d’un wagon emporté par une double locomotive. À tout instant il nous semblait l’entendre derrière nous et nous n’osions point tourner la tête de peur d’apercevoir son chapeau.

Brest, cependant, n’arrivait pas. Nous avions beau suer, nous hâter, la route s’allongeait toujours, la côte montait sans fin. On rencontrait quantité de promeneurs, des marins, des soldats, des enfants aux bras de leurs bonnes, des bourgeois qui prenaient l’air ou allaient dîner à leur maison de campagne dans une petite voiture de famille ; tout annonçait pourtant les approches d’une ville, mais la ville reculait. Enfin n’en pouvant plus, nous sommes entrés dans un champ de blé où nous nous sommes laissés tomber par terre, fourbus, comme des rosses à bout d’haleine. Un nuage qui creva sur nous nous obligea bientôt à reprendre le sac et un quart d’heure après, Brest, grâce au ciel, montra ses toits. Le premier homme que nous vîmes en y entrant, ce fut M. Genès. Il nous avait dépassés, sans doute pendant que nous faisions halte, et il causait avec un gendarme, mais cette fois nous ne le craignions plus, nous étions arrivés, à peu près du moins, car avant d’être aux portes de Brest il faut encore descendre un faubourg, longue rue continuant la grande route et que bordent de place en place des boutiques de charcutiers ou de marchands de vin, dont les enseignes patriotiques brillent à côté de grands cabarets délabrés qui ont des salons de réunion de 100 couverts, avec des guirlandes peintes à tous leurs étages.

On s’arrêtait pour nous voir, nous en valions la peine. Poitrine nue et la chemise bouffant à l’air, la cravate autour des reins, le sac à l’épaule, blancs de poussière, hâlés par le soleil, avec nos habits déchirés, nos chaussures usées, rapiécées, nous avions une belle allure vagabonde, insolente et pleine d’orgueil ; le fer de nos souliers sonnait sur le pavé, sur nos dos nos sacs battaient la mesure, nos bâtons retombaient d’accord, et la fumée de nos pipes s’échappant sur le bord de nos chapeaux se tordait comme un panache.

Messieurs les officiers, ébahis de cette tenue, nous regardaient d’un air stupéfait, quelques gamins nous suivaient de loin et on nous arrêta pour nous demander nos passeports.

Il nous fut néanmoins fort agréable, arrivés à l’hôtel, de pouvoir nous rincer à l’eau chaude, de dormir enfin dans un lit propre et de nous asseoir dans un fauteuil. Nous nous plongeâmes dans les délices de la civilisation, nous prîmes un bain et ne mangeâmes point de veau.

Lorsqu’on n’est pas ingénieur, constructeur ou forgeron, Brest ne vous amuse pas considérablement. Le port est beau, j’en conviens ; magnifique, c’est possible ; gigantesque, si vous y tenez. Ça impose, comme on dit, et ça donne l’idée d’une grande nation. Mais toutes ces piles de canons, de boulets, d’ancres, le prolongement indéfini de ces quais qui contiennent une mer sans mouvement et sans accident, une mer assujettie qui semble aux galères, et ces grands ateliers droits où grincent les machines, le bruit continuel des chaînes des forçats qui passent en rang et travaillent en silence, tout ce mécanisme sombre, impitoyable, forcé, cet entassement de défiances organisées, bien vite vous encombre l’âme d’ennui et lasse la vue. Elle se promène à satiété sur des pavés, sur des obus, sur les rochers dans lesquels le port est entaillé, sur des monceaux de fer, sur des madriers cerclés, sur des bassins à sec renfermant la carcasse nue des vaisseaux et toujours se heurte aux murailles grises du bagne, où un homme penché aux fenêtres éprouve le scellement de leurs barreaux en les faisant sonner avec un marteau.

Ici la nature est absente, proscrite, comme nulle part ailleurs sur la terre, c’en est la négation, la haine entêtée, et dans le levier de fer qui casse la roche, et dans le sabre du garde-chiourme qui chasse les galériens.

En dehors de l’arsenal et du bagne, ce ne sont encore que casernes, corps de garde, fortifications, fossés, uniformes, baïonnettes, sabres et tambours. Du matin au soir, la musique militaire retentit sous vos fenêtres, les soldats passent dans les rues, repassent, vont, reviennent, manœuvrent ; toujours le clairon sonne et la troupe marche au pas. Vous comprenez de suite que la vraie ville est l’arsenal, que l’autre ne vit que par lui, qu’il déborde sur elle. Sous toutes les formes, en tous lieux, à tous les coins, réapparaît l’administration, la discipline, la feuille de papier rayé, le cadre, la règle. On admire beaucoup la symétrie factice et la propreté imbécile. À l’hôpital de la marine, par exemple, les salles sont cirées de telle façon qu’un convalescent, essayant de marcher sur sa jambe remise, doit se casser l’autre en tombant. Mais c’est beau, ça brille, on s’y mire. Entre chaque salle est une cour, mais où le soleil ne vient jamais et dont soigneusement on arrache l’herbe. Les cuisines sont superbes, mais à une telle distance, qu’en hiver tout doit parvenir glacé aux malades. Il s’agit bien d’eux ! les casseroles ne sont-elles pas luisantes ? Nous vîmes un homme qui s’était cassé le crâne en tombant d’une frégate et qui depuis dix-huit heures n’avait pas encore reçu de secours ; mais ses draps étaient très blancs, car la lingerie est fort bien tenue.

À l’hôpital du bagne j’ai été ému comme un enfant en voyant sur le lit d’un forçat une portée de petits chats qui jouaient sur ses genoux. Il leur faisait des boulettes de papier et ils couraient après sur la couverture en se retenant aux bords avec leurs griffes pointues. Puis il les retournait sur le dos, les caressait, les embrassait, les mettait dans sa chemise. Renvoyé au travail, plus d’une fois, sans doute, sur son banc, quand il sera bien triste et bien las, il rêvera à ces heures tranquilles qu’il passait, seul avec eux, à sentir dans ses mains rudes la douceur de leur duvet et leurs petits corps chauds se tapir sur son cœur.

J’aime à croire cependant que le règlement interdit ces récréations et que c’était, sans doute, une charité de la religieuse.

Au reste, pas plus là qu’ailleurs, la règle n’est sans exception, outre que d’abord la distinction des rangs ne s’efface pas, quoi qu’on dise (l’égalité étant un mensonge, même au bagne). Car du bonnet numéroté sort parfois quelque chevelure finement parfumée, comme sur le bord de la chemise rouge se relève souvent un bout de manchette entourant une main blanche. Il y a de plus des faveurs spéciales pour certaines professions, pour certains hommes. Comment ont-ils pu, malgré la loi et la jalousie de leurs camarades, conquérir cette position excentrique qui en fait presque des galériens amateurs et qu’ils gardent cependant comme un fait acquis, sans que personne la leur dispute ? À l’entrée du chantier où l’on construit des canots, vous trouvez une table de dentiste munie de tous les ustensiles de la profession. Sur la muraille, dans un joli cadre vitré, s’alignent des râteliers entrebâillés auprès desquels l’artiste, debout, vous fait sa petite réclame, quand vous passez. Il reste là, toute la journée, dans son établissement, occupé à polir ses outils et à enfiler ses chapelets de molaires. Il y peut, loin de tout gardien, causer à l’aise avec les promeneurs, apprendre des nouvelles du monde médical, exercer son industrie comme un homme patenté. À l’heure qu’il est, il doit éthériser. Un peu plus, il aurait des élèves et ferait des cours. Mais l’homme le mieux posé est le curé Lacolonge. Médiateur entre la chiourme et le banc, le pouvoir s’en sert pour agir sur les galériens qui, de leur côté, s’adressent à lui pour obtenir des grâces. Il habite à part, dans une petite chambre fort propre, a un domestique pour le servir, mange de grands saladiers de fraises de Plougastel, prend son café et lit les journaux.

Messieurs les ecclésiastiques d’ailleurs jouissent d’égards tout particuliers ; ils se réunissent, ont entre eux des conférences religieuses, servent la messe, confessent, feraient communier avec plaisir ; c’est un petit séminaire, une aumônerie, il ne manque que le costume pour que l’illusion soit complète.

Si Lacolonge est la tête du bagne, c’est Ambroise qui en est le bras.

Ambroise est un magnifique nègre de près de six pieds de haut et qui eût fait, au xvie siècle, un admirable bravo pour un homme de qualité. Héliogabale devait nourrir chez lui quelque drôle de cette façon, pour s’amuser, en soupant, à le voir étouffer à bras le corps un lion de Numidie, ou assommer à coups de poing les gladiateurs. Il a une peau luisante d’un noir uni, avec un reflet bleu d’acier, une taille mince, vigoureuse comme celle d’un tigre, et des dents si blanches qu’elles en font presque peur.

Roi du bagne de par le droit du muscle, on le redoute, on l’admire ; sa réputation d’hercule lui fait un devoir d’essayer les arrivants, et jusqu’à présent ces épreuves ont toutes tourné à sa gloire. Il ploie des barres de fer sur son genou, lève trois hommes au bout du poing, en renverse huit en écartant les bras, et quotidiennement mange triple portion, car il a un appétit démesuré, des appétits de toute nature, une constitution héroïque. Son mignon est un jeune arabe dont il est jaloux à la fureur et qui lui reste fidèle dans la crainte de mourir.

Nous le vîmes au jardin botanique en train d’arroser les plantes. On le trouve par là, dans sa serre chaude, derrière les aloès et les palmiers nains, occupé à remuer le terreau des couches, ou à nettoyer les châssis. Les jeudis, jour d’entrées publiques, Ambroise y reçoit ses maîtresses derrière les caisses d’oranger, et il en a plusieurs, plus qu’il n’en veut. Il sait, en effet, s’en procurer, soit par ses séductions, soit par sa force ou par son argent dont il porte habituellement quantité sur lui et qu’il jette royalement dès qu’il s’agit de réjouir sa peau noire. Aussi est-il fort couru d’une certaine classe de dames, et peut-être que les gens qui l’ont mis là n’ont jamais été si fort aimés.

Au milieu du jardin, dans un bassin d’eau claire, couvert de plantes sur les bords qu’ombrage un saule pleureur, il y a un cygne. Il s’y promène, d’un coup de patte le traverse en entier, en fait cent fois le tour et ne songe plus à en sortir. Pour passer le temps, il s’amuse à gober les poissons rouges.

Plus loin, le long du mur, on a bâti quelques cages pour recevoir les animaux rares venus d’outre-mer, destinés au Muséum de Paris. Elles étaient vides la plupart. Devant l’une d’elles, dans une étroite cour grillée, un forçat chaussé de bottes fines instruisait un petit chat-tigre et lui apprenait comme à un chien à obéir à la parole. Il n’a donc pas assez de la servitude, celui-là ? Il la déverse sur un autre. Les coups de gourdin dont on le menace, il les donne au chat-tigre qui, un beau jour, sans doute, s’en vengera en sautant par-dessus son grillage et en allant étrangler le cygne.

Un soir que la lune brillait sur les pavés, et que les bons bourgeois de Brest dormaient dans les bras de leurs épouses ou de leurs servantes, nous nous mîmes en devoir d’aller nous promener dans les rues dites infâmes. Elles sont nombreuses. La troupe de ligne, la marine, l’artillerie ont chacune la leur, sans compter le bagne qui, à lui seul, a tout un quartier de la ville. Sept ruelles parallèles, aboutissant derrière ses murs, composent ce qu’on appelle Keravel qui n’est rempli que par les maîtresses des gardes-chiourme et des forçats. Ce sont de vieilles maisons de bois tassées l’une sur l’autre, ayant toutes leurs portes fermées, leurs fenêtres bien closes, leurs auvents bouchés. On n’y entend rien, on n’y voit personne ; pas une lumière aux lucarnes ; au fond de chaque ruelle, seulement un réverbère que le vent balance, fait osciller sur le pavé ses longs rayons jaunes. Le reste n’en est que plus noir. Au clair de lune, ces maisons muettes, à toits inégaux, projetaient des silhouettes étranges.

Quand s’ouvrent-elles ? À des heures inconnues, au moment le plus silencieux des nuits les plus sombres. Alors y entre le garde-chiourme qui s’esquive de son poste, ou le forçat qui s’échappe de son ban, souvent tous deux de compagnie, s’aidant, se protégeant ; puis, quand le jour revient, le forçat escalade le mur, le garde-chiourme détourne la tête et personne n’a rien vu.

Dans le quartier des matelots, au contraire, tout se montre et s’étale. Il flambe, il grouille. Les joyeuses maisons vous jettent, quand vous passez, leur bourdonnement et leur lumière. On crie, on danse, on se dispute, on s’amuse. Dans de grandes salles basses du rez-de-chaussée, des femmes en camisole de nuit sont assises sur des bancs, le long de la muraille blanchie où un quinquet est accroché ; d’autres, sur le seuil des portes, vous appellent, et leurs têtes animées se détachent sur le fond du bouge éclairé où retentit le choc des verres avec les grosses caresses des hommes du peuple. Vous entendez sonner les baisers sur des épaules charnues, et rire de plaisir, au bras de quelque matelot bruni qui la tient sur ses genoux, la bonne fille rousse dont la gorge débraillée s’en va de sa chemise, comme sa chevelure de son bonnet. Ceux qui sont dehors viennent regarder à travers les carreaux ou causent doucement avec quelque égrillarde à moitié nue qui se penche sur leur visage. Les groupes stationnent ; ils attendent. Cela se fait sans façon et comme l’envie vous y pousse. En voyageurs consciencieux et qui veulent étudier les choses de près, nous entrâmes… Mais ça se fait et ça ne se dit pas ! Mais c’est inconvenant ! Voici un livre dégoûtant ! Comment ? Aller chez les filles et l’écrire encore ! Où en sommes-nous ? Quelle révoltante littérature ! L’impudence ne va pas plus loin. C’est d’un cynisme, d’une immoralité ! Comment ne pas rougir…

Nous entrâmes dans l’un de ces établissements que la Providence a placés dans les villes comme de fétides mais utiles égouts, ainsi que disent les économistes. Il n’était ni des derniers, encore moins des premiers.

Dans un salon tendu de papier rouge, trois ou quatre demoiselles étaient assises autour d’une table ronde, et un amateur en casquette, qui fumait sa pipe sur le sofa, nous salua poliment quand nous entrâmes. Elles avaient des tenues modestes et des robes parisiennes.

Les meubles d’acajou étaient couverts d’utrecht rouge, le pavé ciré et les murs ornés des batailles de l’Empire. Ô vertu, tu es belle, car le vice est bien bête !

Ayant près de moi une femme dont les mains auraient suffi pour abattre le satyriasis le plus robuste et ne sachant donc que faire, nous payâmes à boire à la compagnie.

Or j’allumai un cigare, m’étendis dans un coin et là, fort triste et la mort dans l’âme, pendant que la voix éraillée des femelles glapissait et que les petits verres se vidaient, je me disais :

— Où est-elle ? Où est-elle ? Est-ce qu’elle est morte au monde, et les hommes ne la reverront-ils plus ?

Elle était belle, jadis, au bord des promontoires, montant le péristyle des Temples, quand sur ses pieds roses traînait la frange d’or de sa tunique blanche, ou lorsque, assise sur des coussins persiques, elle devisait avec les sages en tournant dans ses doigts son collier de camées.

Elle était belle, debout, nue sur le seuil de sa cella dans sa rue de Suburre, sous la torche de résine qui pétillait dans la nuit, quand elle chantait lentement sa complainte campanienne et qu’on entendait sur le Tibre de longs refrains d’orgie.

Elle était belle aussi dans sa vieille maison de la Cité, derrière son vitrage de plomb, entre les étudiants tapageurs et les moines débauchés, quand, sans peur des sergents, on frappait fort sur les tables de chêne les grands pots d’étain, et que les lits vermoulus se cassaient sous le poids des corps.

Elle était belle, accoudée sur un tapis vert et guignant l’or des provinciaux, avec ses hauts talons, sa taille de guêpe, sa perruque à frimas dont la poudre odorante lui tombait sur les épaules, avec une rose de côté, avec une mouche sur la joue.

Elle était belle encore parmi les peaux de bique des cosaques et les uniformes anglais, se poussant dans la foule des hommes et faisant luire sa poitrine sur la marche des maisons de jeu, sous l’étal des orfèvres, à la lueur des cafés, entre la faim et l’argent.

Que pleurez-vous ? Est-ce la monarchie ? sont-ce les croyances, est-ce la noblesse ou le prêtre ? Moi, je regrette la fille de joie.

… Sur le boulevard, un soir encore, je l’ai vue passer, aux feux du gaz, alerte, muette, lançant ses yeux, et glissant sur le trottoir sa semelle traînante. J’ai vu sa figure pâle aux coins des rues et la pluie tomber sur les fleurs de sa chevelure, quand sa voix douce appelait les hommes et que sa chair grelottait sur le bord du satin noir.

Ce fut son dernier jour ; le lendemain elle ne reparut plus.

Ne craignez point qu’elle revienne, car elle est morte maintenant, bien morte ! Sa robe est haute, elle a des mœurs, elle s’effarouche des mots grossiers et met à la Caisse d’épargne les sous qu’elle gagne.

La rue balayée de sa présence a perdu la seule poésie qui lui restât encore ; on a filtré le ruisseau, tamisé l’ordure.

Voilà ce que je me disais sur le sofa de ces dames tout en mâchant mon cigare éteint. Je n’y fis pas autre chose, et en nous en retournant nous déplorions dans nos âmes le type perdu dont la plate caricature nous avait glacés d’ennui.

Autrefois, lorsqu’on se promenait, on avait chance aussi de rencontrer des ours, des bateleurs, des tambours de basque, des singes habillés de rouge, dansant sur le dos d’un dromadaire, mais tout cela est également parti, est également chassé, proscrit sans retour ; la guillotine est hors barrière et fonctionne en cachette, les forçats vont en voiture fermée et les processions sont défendues !

Dans quelque temps, les saltimbanques aussi auront disparu, pour faire place aux séances magnétiques et aux banquets réformistes, et la danseuse de corde bondissant dans l’air, avec sa robe pailletée et son grand balancier, sera aussi loin de nous que la bayadère du Gange.

De tout ce beau monde coloré, bruissant comme la fantaisie même, si mélancolique et si sonore, si amer et si folâtre, plein de pathétique intime et d’ironies éclatantes, où la misère était chaude, où la grâce était triste, dernier cri d’un âge perdu, race lointaine qu’on disait venue de l’autre bout de la terre, et qui nous apportait dans le bruit de ses grelots comme la vague souvenance et l’écho mourant des joies idolâtrées, quelque fourgon qui s’en va sur la grande route, ayant des toiles roulées sous son toit et des chiens crottés sous sa caisse, un homme en veste jaune escamotant la muscade dans des gobelets de fer-blanc, les pauvres marionnettes des Champs-Élysées et les joueurs de guitare des cabarets hors barrière, voilà tout ce qui en reste.

Il est vrai qu’il nous est survenu en revanche beaucoup de facéties d’un comique plus relevé. Mais le nouveau grotesque vaut-il l’ancien ? Est-ce que vous préférez Tom-Pouce ou le musée de Versailles ?

Sur une estrade de bois qui faisait le balcon d’une tente carrée de toile grise, un homme en blouse jouait du tambour ; derrière lui se dressait une large pancarte peinte représentant un mouton, une vache, des dames, des messieurs et des militaires. C’étaient les deux jeunes phénomènes de Guérande, porteurs d’un bras, quatre épaules. Leur même montreur ou éditeur criait à se lancer les poumons par la bouche et annonçait, outre ces deux belles choses, des combats d’animaux féroces qui allaient commencer à l’heure même. Sous l’estrade on voyait un âne ; trois ours roupillaient à côté, et des aboiements de chiens, partant de l’intérieur de la baraque, se mêlaient au bruit sourd du tambour, aux cris saccadés du propriétaire des jeunes phénomènes et à ceux d’un autre drôle, non pas trapu, carré, jovial et gaillard comme lui, mais grand et maigre, de figure sinistre et vêtu d’une plaude en lambeaux : c’est son associé ; ils se sont rencontrés en route et ont uni leurs commerces. L’un a apporté les ours, l’âne et les chiens ; l’autre les deux phénomènes et un chapeau de feutre gris qui sert dans les représentations.

Le théâtre, à découvert sous le ciel, a pour muraille la toile grise qui frissonne au vent et s’en irait sans les pieux qui la retiennent. Une balustrade contenant les spectateurs règne le long des côtés de l’arène où, dans un coin à part, grignotant une botte de foin déliée, nous reconnaissons en effet les deux jeunes phénomènes recouverts de leur housse magnifique. Au milieu est fiché en terre un long poteau et, de place en place, à d’autres morceaux de bois plus petits, des chiens sont attachés avec des ficelles, s’y démènent et tirent dessus en aboyant. Le tambour bat toujours, on crie sur l’estrade, les ours grognent, la foule arrive.

On commença par amener un pauvre ours aux trois quarts paralytique et qui semblait considérablement ennuyé. Muselé, il avait de plus autour du cou un collier d’où pendait une chaîne de fer, un cordon passé dans les narines pour le faire docilement manœuvrer, et sur la tête une sorte de capuchon de cuir qui lui protégeait les oreilles. On l’attacha au mât du milieu ; alors ce fut un redoublement d’aboiements aigus, enroués, furieux. Les chiens se dressaient, se hérissaient, grattaient la terre, la croupe en haut, la gueule basse, les pattes écartées et, dans un angle, vis-à-vis l’un de l’autre, les deux maîtres hurlaient pour les mieux exciter. On lâcha d’abord trois dogues ; ils se ruèrent sur l’ours qui commença à tourner autour du poteau et les chiens couraient après, se bousculant, gueulant, tantôt renversés, à demi écrasés sous ses pattes, puis se relevant aussitôt et bondissant se suspendre à sa tête qu’il secouait en vain sans pouvoir se débarrasser de cette couronne de corps endiablés qui s’y tordaient et le mordaient. L’œil fixé sur eux, les deux maîtres guettaient le moment précis où l’ours allait être étranglé ; alors ils se précipitaient dessus, les en arrachaient, les tiraient par le cou, et pour leur faire lâcher prise leur mordaient la queue. Ils geignaient de douleur, mais ne cédaient pas. L’ours se débattait sous les chiens, les chiens mordaient l’ours, les hommes mordaient les chiens. Un jeune bouledogue, entre autres, se distinguait par son acharnement ; cramponné par les crocs à l’échine de l’ours, on avait beau lui mâcher la queue, la lui plier en double, lui presser les testicules, lui déchirer les oreilles, il ne lâchait point, et l’on fut obligé d’aller chercher un louchet pour lui desserrer les dents de force. Quand tout était séparé, chacun se reposait, l’ours se couchait, les chiens haletaient, la langue pendante ; les hommes, en sueur, se retiraient d’entre les dents les brins de poil qui y étaient restés, et la poussière soulevée par la mêlée s’éparpillait dans l’air et retombait à l’entour sur les têtes du public.

On amena successivement deux autres ours dont l’un imitait le jardinier, allait à la chasse, valsait, mettait un chapeau, saluait la compagnie et faisait le mort. Après lui vint le tour de l’âne. Il se défendit bien ; ses ruades lançaient au loin les chiens comme des ballons ; serrant la queue, baissant les oreilles, allongeant le museau, il courait vite et tâchait toujours de les ramener sous ses pieds de devant, pendant qu’ils tournaient autour de lui et lui sautaient sous la mâchoire. On le retira néanmoins fort essoufflé, grelottant de peur et couvert de gouttes de sang qui coulaient le long de ses jambes rendues galeuses par les cicatrices de ses blessures, et mouillaient avec la sueur la corne usée de ses sabots.

Mais le plus beau fut le combat général des chiens entre eux ; tous y étaient, grands, petits, chiens-loups, bouledogues, les noirs, les blancs, les tachetés et les roux. Un bon quart d’heure se passa préalablement à les animer l’un contre l’autre. Les maîtres, les tenant dans leurs jambes, leur tournaient la tête vers leurs adversaires et la leur hocquesonnaient avec violence. L’homme maigre surtout travaillait de tout cœur ; il tirait de sa poitrine, par une secousse brutale, un jet de voix rauque, éraillée, féroce, qui inspirait la colère à toute la bande irritée. Aussi sérieux qu’un chef d’orchestre à son pupitre, il absorbait en lui cette harmonie discordante, la dirigeait, la renforçait ; mais quand les dogues étaient déchaînés, et qu’ils s’entredéchiraient tous en hurlant, l’enthousiasme le prenait, il se délectait, ne se reconnaissait plus, il aboyait, applaudissait, se tordait, battait du pied, faisait le geste d’un chien qui attaque, se lançait le corps en avant comme eux, secouait la tête comme eux ; il aurait voulu mordre aussi, qu’on le mordît, être chien, avoir une gueule pour se rouler là dedans, au milieu de la poussière, des cris et du sang ; pour sentir les crocs dans les peaux velues, dans de la chair chaude, pour nager en plein dans ce tourbillon, pour s’y débattre de tout son cœur.

Il y eut un moment critique, quand tous les chiens l’un sur l’autre, tas grouillant de pattes, de reins, de queues et d’oreilles, qui oscillait dans l’arène sans se désunir, allèrent donner contre la balustrade, la cassèrent et menacèrent d’endommager dans leur coin les deux jeunes phénomènes. Leur maître pâlit, fit un bond, et l’associé accourut. C’est là qu’on mordit bien vite les queues, qu’on donna des coups de poing, des coups de pied, qu’on se dépêchait, qu’on allait. Les chiens empoignés n’importe par où, tirés du groupe et jetés par-dessus l’épaule, passaient dans l’air comme des bottes de foin qu’on engrange. Ce fut un éclair ; mais j’ai vu l’instant où les deux jeunes phénomènes allaient être ravalés à l’état de biftecks, et j’ai tremblé pour le bras qu’ils portent sur le dos.

Émus de cette algarade, sans doute, ils firent des façons pour se laisser voir. La vache reculait, le mouton donnait des coups de cornes ; enfin, on releva leurs housses vertes à franges jaunes ; leur appendice fut exhibé, et ainsi se termina la représentation.

[22]Ce genre de littérature (aussi littéraire que beaucoup d’autres, après tout) est fort goûté à Brest. La seconde fois que nous y retournâmes, un bourgeois de la ville avait amené son chien pour combattre, et un artilleur se disposait à lutter contre les trois ours. Malheureusement il passa par là un sergent qui le fit rentrer à la caserne, le public fut indigné et nous aussi.

Que voir ensuite à Brest et qu’y a-t-il ? Des maisons fort bêtes, un théâtre où l’on ne joue pas (et si l’on jouait !), des églises déplorables, une place d’armes carrée, puis une promenade, fort belle il est vrai, ayant vue sur la mer et plantée de grands arbres, où se réunit le soir la bonne société de l’endroit. De l’autre côté du port se trouve l’ancien quartier de Recouvrance. On gravit une grande rue droite dont le milieu est occupé par une file d’échoppes de brocanteurs et de marchands de ferraille et l’on arrive enfin sur l’esplanade des derniers remparts. Ce jour-là le ciel était sans nuages, tout bleu, la mer aussi ; à l’entrée de la rade, la brise du large donnant contre les récifs faisait s’étendre sur tout ce côté de l’horizon une longue ligne blanche ; les bâtiments à l’ancre se tenaient immobiles ; près de nous, appuyé contre une meurtrière, un marin regardait avec une longue-vue, un homme du peuple en chemise traînait un petit enfant dans un chariot, les gamins jouaient dans les fossés, les orties verdoyaient au pied des murs, et le soleil brillait sur les buffleteries de cuivre des sentinelles.

La campagne qui entoure Brest n’a pas la sauvagerie silencieuse des environs de Crozon et de Landévennec, mais les arbres sont plus nombreux, plus verts, presque noirs. Jusqu’au Conquet, la route, comme nageant dans la verdure, monte et descend, tourne au flanc des collines, coupe des prairies ; on file entre de grands genêts.

Ne vous arrêtez pas à Lockrist pour voir le tombeau de Michel Nobletz, car l’église est détestable, le tombeau stupide et Michel Nobletz ressemble à saint Vincent de Paul qui n’était pas un bel homme. Le Conquet lui-même, grand bourg paisible dont les habitants semblent partis, ne vaudrait pas la peine de s’être dérangé pour le voir s’il n’y avait non loin l’abbaye démantelée de Saint-Mathieu. À découvert sous le ciel, la nef déserte reçoit la pluie et à la place des dalles, entre les colonnes où s’enroulent aux chapiteaux des torses historiés, une herbe épaisse a poussé, les murailles nues ont une couleur de suie et de bronze, dont les tons tranchants se fondent l’un dans l’autre et qui capricieusement s’allongent sur la pierre comme les lambeaux inégaux d’une draperie déchirée. À d’autres places, de fines tramées d’herbes descendant de toute la hauteur de l’église semblent couler comme de grandes larmes.

Le vent de la mer, dont les vagues battent la base de l’édifice, entre par l’ogive des fenêtres sans vitrail où les courlis perchent sur le bord.

Elle n’a qu’un bas côté, et de l’autre de ses flancs, deux contre-nefs plus basses ; les piliers carrés et les colonnes rondes s’alternent, la maîtresse voûte s’appuyait sur des faisceaux de colonnettes. Près du phare qu’on a bâti là, dans une cour fermée d’une claire-voie, il y a des choux, du chanvre et des poireaux.

Au phare de Brest. — Ici se termine l’ancien monde ; voilà son point le plus avancé, « sa limite extrême ». Derrière vous est toute l’Europe, toute l’Asie ; devant vous c’est la mer et toute la mer. Si grands qu’à nos yeux soient les espaces, ne sont-ils pas bornés toujours, dès que nous leur savons une limite ? Ne voyez-vous pas de nos plages, par delà la Manche, les trottoirs de Brighton, et, des bastides de Provence, n’embrassez-vous pas la Méditerranée entière, comme un immense bassin d’azur dans une conque de rochers que cisèlent sur ses bords les promontoires couverts de marbres qui s’éboulent, les sables jaunes, les palmiers qui pendent, les sables, les golfes qui s’évasent ? Mais ici plus rien n’arrête. Rapide comme le vent, la pensée peut courir, et s’étalant, divaguant, se perdant, elle ne rencontre comme eux que des flots ; puis, au fond, il est vrai, tout au fond, là-bas, dans l’horizon des rêves, la vague Amérique, peut-être des îles sans nom, quelque pays à fruits rouges, à colibris et à sauvages, ou le crépuscule muet des pôles, avec le jet d’eau des baleines qui soufflent, ou les grandes villes éclairées en verres de couleur, le Japon aux toits de porcelaine, la Chine avec les escaliers à jour, dans des pagodes à clochettes d’or.

C’est ainsi que l’esprit, pour rétrécir cet infini dont il se lasse sans cesse, le peuple et l’anime. On ne songe pas au désert sans les caravanes, à l’Océan sans les vaisseaux, au sein de la terre sans les trésors qu’on lui suppose.

Nous nous en revînmes au Conquet par la falaise. Les vagues bondissaient à sa base, accourant du large ; elles se heurtaient contre, et couvraient ensuite de leurs nappes oscillantes les grands blocs immobiles. Une demi-heure après, emportés dans notre char à bancs par deux petits chevaux presque sauvages, nous regagnions Brest, d’où le surlendemain nous partîmes avec beaucoup de plaisir.

En s’écartant du littoral et en remontant vers la Manche, la contrée change d’aspect, elle devient moins rude, moins celtique, les dolmens se font plus rares, la lande diminue à mesure que les blés s’étendent, et peu à peu l’on entre ainsi dans ce fertile et plat pays de Léon, qui est, comme l’a si aimablement dit M. Pitre-Chevalier, « l’Attique de la Bretagne ».

Landerneau est un pays où il y a une promenade d’ormeaux au bord de la rivière et où nous vîmes courir dans les rues un chien effrayé qui tramait à sa queue une casserole attachée.

Pour aller au château de la Joyeuse-Garde, il faut d’abord suivre la rive de l’Elorn, et ensuite marcher longtemps dans un bois par un chemin creux où personne ne passe. Quelquefois le taillis s’éclaircit, alors à travers les branches, la prairie paraît ou bien la voile de quelque navire qui remonte la rivière. Notre guide marchait devant nous, loin, écarté. Seuls ensemble, nous foulions ce bon sol des bois où les bouquets violets des bruyères poussent dans le gazon tendre, parmi les feuilles tombées. On sentait les fraises, la framboise et la violette ; sur le tronc des arbres, les longues fougères étendaient leurs palmes grêles. Il faisait lourd ; la mousse était tiède. Caché sous la feuillée, le coucou poussait son cri prolongé ; dans les clairières, des moucherons bourdonnaient en tournoyant leurs ailes.

Tranquilles d’âme et balancés par la marche, épanchant à l’aise nos fantaisies causeuses qui s’en allaient comme des fleuves par de larges embouchures, nous devisions des sons, des mots, des couleurs ; nous parlions des martres, de leurs œuvres, des joies de l’idée ; nous songions à des tournures de style, à des coins de tableau, à des airs de tête, à des façons de draperie ; nous nous redisions quelques grands vers énormes, beauté inconnue pour les autres qui nous délectait sans fin, et nous en répétions le rythme, nous en creusions les mots, le cadençant si fort qu’il en était chanté. Puis, c’étaient les lointains paysages qui se déroulaient, quelque splendide figure qui venait, des saisissements d’amour pour un clair de lune d’Asie se mirant sur des coupoles, des attendrissements d’admiration à propos d’un mot, ou la dégustation naïve de quelque phrase en relief trouvée dans un vieux livre.

Et couchés dans la cour de Joyeuse-Garde, près du souterrain comblé, sous le plein cintre de son arcade unique que revêtent les lierres, nous causions de Shakespeare et nous nous demandions s’il y avait des habitants dans les étoiles.

Puis nous partîmes, n’ayant guère donné qu’un coup d’œil à la demeure ruinée du bon Lancelot, celui qu’une fée enleva à sa mère et qu’elle nourrit au fond d’un lac dans un palais de pierreries. Les nains enchanteurs ont disparu, le pont-levis s’est envolé et le lézard se traîne où se promenait jadis la belle Geneviève songeant à son amant parti en Trébizonde combattre les géants.

Nous revînmes dans la forêt par les mêmes sentiers ; les ombres s’allongeaient, les broussailles et les fleurs ne se distinguaient plus, et les montagnes basses d’en face grandissaient leurs sommets bleuâtres dans le ciel qui blanchissait. La rivière, contenue jusqu’à une demi-lieue en deçà de la ville dans des rives factices, s’en va ensuite comme elle veut et déborde librement dans la prairie qu’elle traverse ; sa longue courbure s’étalait au loin, et les flaques d’eau que colorait le soleil couchant avaient l’air de grands plats d’or oubliés sur l’herbe.

Jusqu’à la Roche-Maurice, l’Elorn serpente à côté de la route qui contourne la base des collines rocheuses dont les mamelons inégaux s’avancent dans la vallée. Nous la parcourions au petit trot dans un cabriolet paisible qu’un enfant conduisait, assis dans le brancard. Son chapeau, sans cordons, s’envolait au vent, et dans les stations qu’il fallait faire pour descendre le ramasser, nous avions tout le loisir d’admirer le paysage.

Le château de la Roche-Maurice était un vrai château de burgrave, un nid de vautour au sommet d’un mont. On y monte par une pente presque à pic, le long de laquelle, de place en place, des blocs de maçonnerie éboulés servent de marches. Tout en haut, par un pan de mur fait de quartiers plats posés l’un sur l’autre et où tiennent encore de larges arcs de fenêtres, on voit la campagne : des bois, des champs, la rivière qui coule vers la mer, le ruban blanc de la route qui s’allonge, les montagnes dentelant leurs crêtes inégales, et la grande prairie qui les sépare en se répandant au milieu.

Un fragment d’escalier mène encore à une tour démantelée. Çà et là les pierres sortent d’entre les herbes, et la roche se montre entre les pierres. Il semble, parfois, qu’elle a d’elle-même des formes artificielles, et que la ruine, au contraire, plus elle s’éboule, revêt des apparences naturelles et rentre dans la nature.

D’en bas, sur un grand morceau de muraille, monte un lierre ; mince à sa racine, il va s’élargissant en pyramide renversée et, à mesure qu’il s’élève, assombrit sa couleur verte qui est claire à la base et noire au sommet. À travers une ouverture dont les bords se cachaient sous le feuillage, le bleu du ciel passait.

C’était dans ces parages que vivait le fameux dragon tué jadis par le chevalier Derrien qui s’en revenait de la Terre Sainte. Il se mit à l’attaquer dès qu’il eut, il est vrai, retiré de l’eau l’infortuné Elorn qui, après avoir livré successivement ses esclaves, ses vassaux, ses serviteurs (il ne lui restait plus que sa femme et son fils), venait de se jeter lui-même du haut de sa tour, la tête en bas, dans la rivière ; mais le monstre, mortellement blessé et lié par l’écharpe de son vainqueur, alla bientôt, sur son ordre, se noyer dans la mer, à Poulbeunzual[23], ainsi que l’avait été, sur le commandement de saint Pol de Léon, le crocodile de l’île de Batz, lié par l’étole du saint breton, comme le fut plus tard la gargouille de Rouen par celle de saint Romain.

Qu’ils étaient beaux vraiment ces vieux dragons horrifiques, endentés jusqu’au fond de la gueule, vomissant des flammes, couverts d’écaillés, avec une queue de serpent, des ailes de chauve-souris, des griffes de lion, un corps de cheval, une tête de coq, et retirant au basilic ! Et le chevalier aussi qui les combattait était un rude sire ! Son cheval, d’abord, se cabrait et avait peur, sa lance se brisait en morceaux contre les écailles de la bête, et la fumée de ses naseaux l’aveuglait. Il mettait enfin pied à terre, et après tout un grand jour, l’atteignait sous le ventre d’un coup d’épée, laquelle restait enfoncée jusqu’à la garde. Un sang noir sortait à gros bouillons, puis le peuple reconduisait triomphalement le chevalier qui devenait ensuite roi du pays, et épousait une belle dame.

Mais eux, d’où venaient-ils ? Qui les a faits ? Était-ce le confus souvenir des monstres d’avant le déluge ? Est-ce sur la carcasse des ichtyosaures et des ptéropodes qu’ils furent rêvés jadis, et que l’épouvante des hommes a entendu dans les grands roseaux marcher le bruit de leurs pieds, et leur voix mugir quand le vent s’engouffrait dans les cavernes ? Ne sommes-nous pas d’ailleurs dans le pays des chevaliers de la Table ronde, la contrée des fées, la patrie de Merlin, le berceau mythologique des épopées disparues. Sans doute qu’elles révélaient ces vieux mondes devenus fantastiques, qu’elles nous disaient quelque chose des villes englouties, Ys, Herbadilla, lieux splendides et féroces, pleins des amours des reines enchanteresses, et qu’ont doublement effacés à tout jamais la mer qui a passé dessus avec la religion qui en a maudit la mémoire.

Il y aurait là beaucoup à dire. Sur quoi, en effet, n’y-a-t-il pas à dire ? Si ce n’est sur Landivisiau toutefois, l’homme le plus prolixe étant forcé d’être concis quand la matière lui manque.

Je remarque que les bons pays sont généralement les plus laids, ils ressemblent aux femmes vertueuses ; on les estime, mais on passe outre pour en trouver d’autres. Voici, certes, le coin le plus fertile de la Bretagne ; les paysans semblent moins pauvres, les champs mieux cultivés, les colzas magnifiques, les routes bien entretenues, et c’est ennuyeux à périr.

Des choux, des navets, beaucoup de betteraves et démesurément de pommes de terre, tous, régulièrement enclos dans des fossés, couvrent la campagne, depuis Saint-Pol-de-Léon jusqu’à Roscoff. On en expédie à Brest, à Rennes, jusqu’au Havre ; c’est l’industrie du pays ; il s’en fait un commerce considérable. Mais qu’est-ce que cela me fait à moi ? croyez-vous que ça m’amuse ?

À Roscoff on voit la mer, elle découvre devant les maisons sa grève vaseuse, se courbe ensuite dans un golfe étroit, et au large est toute tachetée d’îlots noirs, bombés comme des dos de tortue.

La campagne des environs de Saint-Pol est d’une tristesse froide. La teinte morne des terres lentement onduleuses se fond sans transition dans la pâleur du ciel, et la courte perspective n’a pas de grandes lignes dans ses proportions ni de changement de couleur sur ses bords. Çà et là, en allant dans les champs, vous rencontrez, derrière un mur de pierres grises, quelque ferme silencieuse, manoir abandonné, où les martres ne viennent pas. Dans la cour, sur le fumier, les pourceaux dorment, les poules grignotent l’avoine, entre les dalles disjointes, sous le plein cintre de l’entrée dont l’écusson ciselé est rongé par le grand air. Dans les pièces vides qui servent de grenier, le plâtre des plafonds s’en va avec des restes de peintures ternies par la toile des araignées, que l’on voit courir sur les lambourdes. Le réséda sauvage a poussé sur la porte de Kersalion où se dresse encore, près de la tourelle, une fenêtre à pinacle flanquée d’un lion et d’un hercule sortant d’un mur comme des gargouilles. À Kerjean, dans le grand escalier tournant, j’ai heurté un piège à loup. Des socs de charrue, des fers de bêche rouillés, et des graines sèches dans des calebasses, gisent au hasard sur le parquet des chambres, ou encombrent les grands sièges de pierre dans l’embrasure des fenêtres.

Kerouséré a conservé ses trois tourelles à mâchicoulis, et l’on reconnaît encore dans la cour le large sillon des douves qui, montant petit à petit, en gagne le niveau, ainsi que sur l’onde, le sillage d’une barque qui s’efface en s’étalant. De la plate-forme de l’une des tours (les autres ont des toits pointus) on découvre la mer au bout d’un champ, entre deux collines basses couvertes par des bois. Les fenêtres du premier étage, à moitié bouchées pour que la pluie n’entre pas, plongent sur un jardin clos de grands murs. Le chardon couvre le gazon, et dans les plates-bandes on a semé du blé qu’entourent des bordures de rosiers.

Entre un champ, où les têtes mûres des épis se courbaient ensemble, et un rideau d’ormeaux plantés sur le haut bord d’un fossé, un sentier mince s’allongeait parmi les broussailles. Les coquelicots éclataient dans les blés ; de la berge du haut bord, des fleurs et des ronces s’échappaient ; des orties, des églantiers, des tiges garnies de dards, des grosses feuilles à peau luisante, des mûres noires, des digitales pourprées, unissant leurs couleurs, enchevêtrant leurs branches, montraient leurs feuillages divers, lançaient leurs rameaux inégaux, et sur la poudre grise croisaient comme un filet toutes leurs ombres.

Quand on a traversé une prairie, où tourne, embarrassée dans les joncs, la roue d’un vieux moulin dont il faut longer la muraille en marchant sur de grosses pierres mises dans l’eau, pour servir de pont, on se retrouve bientôt sur la grande route de Saint-Pol, au fond de laquelle se dresse, tailladée sur tous ses angles, la flèche du clocher de Kreizker. Fine, élancée et s’appuyant sur une tour surmontée d’une balustrade, de loin elle fait le meilleur effet du monde, mais plus on en approche, plus elle se rapetisse et s’enlaidit, et l’on ne trouve enfin qu’une église comme toutes les églises, ayant même un porche vide d’où les statues sont parties. La cathédrale aussi est d’un gothique lourd, empâté d’ornements, chamarré de broderies ; mais il y a à Saint-Pol quelque chose de pire encore, c’est la table d’hôte de son auberge.

Elle était servie cependant par une avenante donzelle qui, avec ses boucles d’oreille sur un cou blanc, son bonnet à barbes retroussées comme les soubrettes de Molière, et ses vifs yeux bleus surtout, vous aurait bien donné envie de lui demander autre chose que des assiettes. Mais les convives ! Quels convives ! Tous habitués ! Le haut bout était tenu par un être revêtu d’une veste de velours et d’un gilet de cachemire. Il aimait à passer sa serviette dans les bouteilles entamées, pour les reconnaître. C’est lui qui sert la soupe. À sa gauche mangeait, le chapeau sur la tête, une espèce de monsieur en redingote gris clair ornée aux parements et au collet d’une laine noire frisottée en manière de fourrure, et qui est professeur de musique au collège de la ville. Mais la musique le fatigue, il en a assez, il désire trouver une place, n’importe laquelle, de huit cents à douze cents francs, pas davantage. Il tient peu à l’argent, plus à la considération ; c’est une position seulement qu’il désire. Comme il arrivait toujours le repas commencé, il se faisait remonter les plats, les renvoyait, puis éternuait fort, crachait loin, se dandinait sur sa chaise, chantonnait tout bas, se couchait sur la table et faisait claquer son cure-dents.

Toute la société le respecte, la servante l’admire parler et en est, je suis sûr, amoureuse. La bonne opinion qu’il a de lui-même sort de son sourire, de ses paroles, de son silence, de ses gestes, de sa coiffure et ruisselle comme une sueur sur toute sa sale personne.

En face de nous, un petit homme grisonnant, frisé, grassouillet et courtaud, à pattes rouges, à lèvres épaisses et salivantes, et dont la voix glapissait, tout en mâchant sa nourriture nous regardait d’une telle façon, que nous nous retenions beaucoup pour ne pas lui jeter les carafes par la tête. Quant au reste, il faisait galerie et contribuait à l’ensemble.

Un soir, l’entretien roula sur une dame des environs qui, ayant jadis décampé du domicile, s’était enfuie en Amérique avec son amant, et qui, la semaine précédente, traversant Saint-Pol pour entrer dans son pays, s’était arrêtée à l’auberge. On s’étonnait de cette audace et l’on accompagnait son nom de toutes sortes d’épithètes. On repassait sa vie entière, on riait de mépris, on l’injuriait quoique absente, on s’animait tout rouge, on aurait voulu la tenir là « pour lui dire un peu son fait, pour voir ce qu’elle aurait répondu ». Déclamations contre le luxe et scandales vertueux, haine de la toilette et maximes morales, mots à double entente et haussements d’épaules, tout fut employé à l’envi pour accabler cette femme qui, à en juger au contraire par l’acharnement de ces rustres, devait être de manière élégante, de nature relevée, avoir des nerfs délicats et, sans doute, quelque jolie figure. Malgré nous le cœur nous battait de colère, et si nous eussions fait à Saint-Pol un dîner de plus, infailliblement il nous serait arrivé quelque aventure.

X

Morlaix. — Canal, galerie en bois sous les maisons, perspective de maisons dans des rues étroites, toits, devanture, poutres, couleur noire, vêtements suspendus au rez-de-chaussée. — C’était le jour de marché ; singulière étoffe de vestes d’hommes, fond jaunâtre avec des traînées brunes, inégales, comme des taches de chocolat ; une autre espèce servant de pantalon, fond blanc avec des traînées bleues et café. — Moutard tirant le fusil avec une queue de billard. — Manufacture de tabacs ; les tas ressemblent à des tas de varechs ; chevelure du tabac à priser ; machines stupides ; casiers du tabac à priser. On y deviendrait fou, tous les hommes qui y travaillent sont pâles.
Tout le pays d’ici paraît plus riche, aussi les costumes deviennent plus laids, les têtes ont moins de vigueur ; plus d’expression vigoureuse et intense comme à Quimperlé ou même à Quimper. (Morlaix, 4 juillet, 10 heures du matin.)
Huelgoat. — Sur une hauteur, dans un fond, entre des coteaux tout boisés, parmi des roches semblables à celles que l’on voit dans la forêt de Fontainebleau ; étang à droite en arrivant. — Une conversation que nous avions eue sur l’amour et sur le sens du mot « curiosité » ayant remué beaucoup de lie au fond du tonneau..... et puis le soleil qui sèche la vase et fait sortir du fond les insectes qui y étaient cachés ! — Petit canal, promenade au bord. La berge du canal, escarpée, était couverte de ronces ; la digitale pourprée y mirait ses fleurs dans l’eau, bois charmant, arbres menus et longs, pentes, jours sous les troncs ; l’eau qui faisait des coudes. — Trou de Re-ahès, profond d’environ 25 pieds, lieu assez sinistre en effet, longue savouration de cette nature calme et retraitée. Huelgoat est le trou où l’on vient vivre quand on est triste, et le chagrin s’y changerait en mélancolie. — Ce matin, la mine ; pas moyen de la voir ! La boue d’où on retire l’argent. Nous avions, la veille au soir et le matin même, démesurément parlé d’argent ! — À l’auberge de la Tour d’argent, gravures de la Tour de Nesle.
De Huelgoat à Carhaix, à monter et à descendre sans cesse ; la route passe pendant 300 pas sous de grands arbres. Paysage grand, avec des lignes de terrain les unes sur les autres, noires et bleu foncé ; grande campagne. Avant d’arriver à Huelgoat, au contraire, il y a des aspects tout secs, une montagne dentelée aiguë à la crête ; la lande est sèche, couleur de vieille mousse séchée, ça fait penser à l’Espagne. Au haut de chaque montée, aujourd’hui, on découvrait un paysage nouveau, qui se rétrécissait et perdait ses seconds pians quand nous avions descendu la hauteur.
Carhaix. — Désert, triste, le plâtre s’en va des maisons, les bois s’en vont en poudre. L’hôtel de ville avec une sainte serait un vilain cabaret de la rue Mouffetard. — Dans une rue, une maison d’ardoises et de bois rouge, vigoureuse comme ton à cause de la mousse rousse et verte qui s’est accrochée sur les murs d’ardoises. — Statue de la Tour d’Auvergne de Marochetti : belle tête, jambes lourdes, sotte mine du fusil passé sur un bonnet à poil ; les bas-reliefs sont assez animés, mais lourds. Tout ça c’est de la sculpture lymphatique. — Cimetière : les boîtes contenant des têtes comme à Quiberon reparaissent « ci-gît le chef de ..... » ; à Saint-Pol du reste il y en avait déjà quelques-unes ; une seule convenable, on ne pouvait voir de qui, tout entourée de chèvrefeuille ; tombes de trois notaires et une boîte contenant la tête d’un autre notaire. L’usage est de peindre des paysages funèbres sur le bois des croix, une pyramide, un mausolée, une colonne, un tombeau dans une campagne. Il y a une belle croix noire avec des boules d’or à ses trois bouts qui, au point d’intersection des bras, montre un tombeau chic : Sainte-Hélène, ombragé par un saule pleureur d’un pleurard échevelé ; la campagne est désolée ; au fond, des montagnes comme des vagues ; au second plan, des herbes alignées et au-dessus des nuages roses. » C’est du reste de règle, partout les nuages sont roses, la différence ne consiste que dans le plus ou moins vif de la couleur. Le brave homme est là avec son épouse. « Priez pour leur repos » ; ils doivent ronfler fort et pourrir gras pour ne pas se réveiller là-dessous. Pauvre vieux notaire, va ! — Le cimetière est devant l’église : porte en bois sculpté ; le saint, dans l’église, est encore avec sa tête ! Immense bénitier, Saint Michel affreux, une vierge très tetonnière ; une autre grande couronne, jolie vraie figure de gravure de mode ; une statuette en bois, Madeleine esquimaude ; des cheveux énormes, chauds et bouffés, lui couvrent tout le corps jusqu’aux pieds comme un vêtement fait en poil d’animal ; c’est d’une vigousse et d’une bestialité inouïes, la femme a là-dessous la tiédeur animale des étables.
Affreuse bagnole de Carhaix à Guingamp. — Notre conducteur ; la femme veuve amie du conducteur ; noix et pain qu’ils mangeaient ensemble…
Guingamp. — Il y avait eu un pardon : les saints sous le porche de l’église étaient tout couronnés de fleurs ; flambeaux, herbes et gazons, lierres ; leur tête noircie avait une animation bizarre. Au fond, la Vierge au visage hâlé, toute chamarrée d’une robe de satin blanc qui s’étale ; sur la place, des boutiques ; au fond, deux baraques de saltimbanques, l’une où l’on faisait des tours de force et d’équitation, où l’on représentait les supplices de la persécution de 150, et l’autre qui était de danseurs de corde ; sur le devant, à gauche, les musiciens en militaires, figures toutes passives et obligées, et un paillasse en habit bleu à revers rouge qui jouait du tambour ; à droite, rangés, les acteurs : une femme de 40 ans, maigre, la mère ; une de 30, deux ou trois enfants et cambrée, debout, posée, la jambe en avant, en spencer de velours avec une robe blanche à paillettes d’or, une jeune fille de 14 ans, Mariette, cheveux noirs en deux tresses par derrière, front bas, sourcils noirs relevés, œil vigoureux, dardant ; grand avenir de femme moderne ; P… le père, médaille à la poitrine, redingote par-dessus son maillot, calotte sur la tête ; italien de Venise, il parlait, jouait du piston, du violon et faisait des tours de force : danses de corde, sauts sur des chevaux, exercices avec des anneaux. Cachucha, Mariette est revenue habillée en espagnole ; polka nationale, pantomime, Pierrot Mariette en homme : pantalon blanc, grand chapeau noir, petite veste, moustaches.
Saint-Brieuc. — Rien. — Tour de Cesson, crâne morceau, un monticule, dominant la mer ; on voit encore des fragments d’escaliers et des restes de fenêtres. — Descente presque à pic sur de l’herbe glissante, passage, sables, godfiches, route sur des coquilles au bord de la mer ; il était marée basse. — Nous sommes remontés. — Les blés venaient jusqu’au bord de la falaise.
Pléven. — Cris affreux d’un moutard dans un cabaret où nous avons été prendre de la bière. — Dans le cimetière, vieux tombeau d’un guerrier bardé et cuirassé ; la chevelure frisée a l’air sur le front d’un bouquet de roses et retombe aussi en deux boucles sur les épaules ; à ses pieds, le chien dont la tête est cassée. — Herbes hautes dans ce cimetière, on la fauchait, l’homme repassait sa faux et nous regardait. — Mine de notre guide.
Lamballe. — Église sur la hauteur ; éreintée par une ignoble peinture noire qui cache mille bons détails ; deux tombeaux curieux. — Haras ; effet de l’homme à côté des animaux ; rôle tout passif de la jument qui ne dit mot. « Plus une jument est en chaleur et moins elle bouge », nous disait le vieux palefrenier, c’est le contraire chez nous. Mais si l’homme est moins beau que le cheval, en revanche l’ensemble humain est supérieur ; la femme est plus colorée comme mouvement que la cavale. Mais quel outil ! champignon. En le retirant, et lentement, avec un mouvement plein de mélancolie, l’étalon s’en barbouille les jambes. Cris presque féroces dans l’écurie en sentant les juments. Vestes rouges des garçons, l’agent comptable, les paysans, nous autres, c’était un tableau tout fait. Mais où n’y a-t-il pas de tableaux tout faits ? il s’agit de les voir.
Dinan. — Église Saint-Sauveur, portail, triple plein cintre ; les deux arcades de côté ont sur chaque angle du fond une colonne torse ; dans chacune de ces arcades, deux statues mutilées méconnaissables, debout, avec de grands animaux, lions ou chiens sur lesquels leurs pieds s’appuient ; le couronnement d’une de ces statues (côté droit) représente un agneau portant une croix. — Chapiteaux des colonnes représentant divers sujets : une femme tourmentée par un crapaud et par un diable, le crapaud en bas lui monte le long des cuisses et lui mord le sein ; une cigogne buvant dans un vase ; un homme assis ayant au cou une chaîne d’où pend un boulet qui lui tombe entre les cuisses ; dévoré par deux diables qui ont des têtes de taureaux. — Au bas du pinacle, lion ailé et bœuf ailé. — Pinacle lourd, percé d’une énorme fenêtre ogivale d’un vilain effet. — Sur un chapiteau, un vieux bonhomme à longue barbe portant un bâton au bout duquel est suspendue une boule, un pot ?  ; consultant une chimère. — Bénitier en granit de plus de 3 pieds de diamètre, deux poissons sculptés à l’intérieur ; sur l’extérieur, deux hommes et deux femmes : deux le tiennent sur le ventre et deux autres à la renverse ; toutes les têtes sont parties, on distingue les sexes aux pieds ; les vêtements des femmes descendent jusqu’en bas, tandis qu’on voit les jambes des hommes ; peu d’eau dans le bénitier. — Un seul bas côté et d’un bon gothique. Le côté droit de la nef (le bas côté de la nef manque) est garni de fenêtres romanes à deux colonnes couronnées de volutes plates. On a percé ce côté-là d’une petite chapelle ogivale. — Nef d’une pureté remarquable, les colonnettes qui terminent la retombée des ogives de la voûte, au lieu à partir de la galerie de se continuer rondes se continuent carrées. — Plaque de marbre de Duguesclin appelée Dugucaquin. — Dans une des chapelles latérales on a scellé dans le mur un petit tableau en pierre sculptée représentant un homme debout, grand (saint Christophe ?), barbu, chevelu, avec une robe et de longues manches, une ceinture large, judaïque, marchant sur les flots, flanqué de chaque côté de petits arbres (théologiques) sur des rochers ; en bas deux enfants montés l’un sur un lion, l’autre sur un animal à croupe de cheval et à tête de chien, mais de chien qui a des allures de crocodile dans la dentition. — Sur un chapiteau de colonne romane, deux chameaux s’abouchent ; celui qui lui fait pendant (c’étaient deux colonnes à l’entrée), serpents et dragons enroulés.
Tours de la prison, mâchicoulis avec des trèfles et des carrés longs qui en terminent la base. — Vue toute boisée du haut de la tour. — Restes de remparts. — Rues en pente, maisons en bois à toits aigus, perspective fuyante. — Hôtel de ville ; collection : cheveux de Napoléon, giberne de La Tour d’Auvergne, clef de Louis XVI, cabinet de M. le Maire. — Abus de Duguesclin : statue, portrait grand et petit, nom du bateau à vapeur, d’une place, d’un café. — Portrait de Broussais en costume de l’Institut.
Corseul. — Bénitier pareil à celui de l’église Saint-Sauveur, mais plus petit. — La tour du haut. — Le cheval. — Revêtements de pierres alignées à la romaine ; construction à cône, mais l’intérieur de la maçonnerie ne me paraît pas romain.
Lehon. — Vieux château, monticule énorme à pente très rapide, toute couverte de hêtres ; à peine si on voit quelques fragments de maçonnerie saillissant de dessous l’herbe et les broussailles. — Chapelle des Beaumanoir ; grande fenêtre du fond par laquelle on voit une côte toute boisée ; caveau funéraire noir ; colonnette si verdie qu’elle ressemble à de beau bronze antique. Par une fenêtre géminée aiguë, à moitié brisée, jour vert, brutal, d’un livide flambant à cause des arbres et des feuilles, surtout à gauche, la lumière venait du coin droit. — Le cloître, sans toit, colonnes carrées ; au haut desquelles court de la vigne, une vache jaune ruminait sur l’herbe. — Réfectoire rempli de métiers ; fenêtres avec des châssis en plomb ; construction particulière dans le mur pour la chaire qui servait à faire la lecture pendant les repas. — Petites filles impudiques et impudentes au bas du château, « si vous ne savezpas que c’est pour avoir du pain ».
Au musée, quelques tombeaux des Beaumanoir ; mais comme les choses hors du lieu pour lequel elles ont été faites manquent d’effet ! Cheveux de Napoléon, giberne de La Tour d’Auvergne, clef de Louis XVI, portraits de Broussais et de Duguesclin en pied ; en haut déjà, dans une des pièces de l’hôtel de ville, il y a un petit portrait de Duguesclin, il y a la place de Duguesclin sur laquelle on voit la statue de Duguesclin, il y a un café Duguesclin, l’hôtel Duguesclin. Les villes où sont nés de grands hommes n’y voient pas, elles en font un abus déplorable, ou les laissent complètement dans l’oubli. — Effet du paysage du haut des remparts détruits, comme à la Roche-Bernard, par un pont que l’on construit. — La Rance si vantée n’est belle qu’à l’embouchure, qu’à la mer où s’élargissant tout à coup, on aperçoit et Saint-Servan et tous les rochers qui entourent Saint-Malo. Sur ses bords, petits rochers, mais l’ensemble n’est ni doux ni âpre ; sans caractère original.
Ce sommaire a été développé par Maxime Du Camp.

XI

Saint-Malo. — Tout entouré de remparts, rues étroites, resserrées ; maisons hautes noires, on voit chez le voisin ; vie triste, violente et colorée ; caractère singulièrement énergique de tout cela. — La mer est d’une beauté inouïe. — Hôtel de France : au second étage, en dehors, est écrit : Ici est né Chateaubriand. — Îlot du Grand-Bey ; une seule pierre et croix de granit ; le monument est composé de trois morceaux. À droite, Saint-Malo et la maison où il est né ; à gauche, des îles ; en face, la mer. Herbe rare ; plus haut, casemate démantelée qui a l’air d’une masure en ruines ; en bas, des rochers dans l’eau et le bruit des vagues qui s’y entrecroisent et s’y replient. La première fois que nous y fûmes, c’était le soir, le ciel était rose.
Saint-Servan. — Quatre tours. — Fabrique de pipes, calme tout particulier de cet établissement. — Dans un cabaret, homme indigné contre les entrepreneurs des travaux. — Navigation pour revenir à Saint-Servan avec deux matelots : le père avait doublé le cap Horn, le fils le cap de Bonne-Espérance. — Bordées jusqu’à Dinard. — M. Boudon, conversation sur Harel et Georges. Les bourgeois comprennent décidément peu la vie honnête ; suivre son instinct semble un crime dans l’état civilisé ; même lorsque l’instinct est généreux on en est puni par les lois souvent ; mais toujours par le mépris de ses concitoyens, et puis par la misère ; alors on rit de vous et on vous blâme et si vous êtes connu cela alimente la conversation des tables d’hôte ! — Lunettes bleues pour voir, plus dans sa couleur, le soleil se coucher. — « Mal du pays ! » Ô Yvetot ! la Générale ; la Quiquengrogne : deux fières tours pareilles, intactes, dont le ventre s’évase un peu en fer à cheval ; du haut de la Générale on frémit en songeant à l’ascension de La Blissais et de ses compagnons. — Dans l’église de Saint-Malo, nulle du reste, un tableau, dédié à Notre-Dame des Victoires, représente, au fond dans les nuages, la bataille de Lépante et toute la chrétienté à genoux sur le premier plan.
Cancale. — Baie de Cancale, grande plage vaseuse. — Le village aligne sur le bord de la mer toutes les barques à sec dans des postures différentes ; filets qui sèchent. — Dans l’auberge où nous sommes descendus, chez une pauvre femme qui avait perdu tous ses enfants, un homme ivre est entré en chantant et en demandant à boire. « Vous savez que mon cœur est trop dans le deuil, on ne chante pas ici, allez-vous-en. » — Superbes images : La Demande en mariage, Le Mariage, Le Coucher de la mariée, Le Lever de la mariée. « Qu’il me tarde que tu partages ma demeure et ma couche — je te possède — viens — veux-tu connaître des fêtes plus aimables que celle où nos convives assistent pour nous plaire — l’hymen va te l’apprendre », etc. Le lever de la mariée : le mystère de Vénus est accompli ; provisions sur la table de nuit, pâté et bouteille de vin ; le jeune homme, en belle robe de chambre, confie sa joie à son père ; la fillette, en déshabillé, témoigne sa satisfaction à sa mère qui l’engage à la pureté, à la chasteté « qui font le bonheur d’une famille pendant des siècles entiers ». Effet des bottes très pointues du marié, ses pantoufles démesurément pointues.
Rocher de Cancale. — Deux rochers ; on passe dans la crevasse du premier à marée haute ; peuplé de lapins. — On voit le Mont Saint-Michel au milieu de la mer en bleu, dans la brume pénétrée de soleil, et les côtes de la Normandie qui encerclent l’horizon. — Mme Maillart, erreur d’analyse ; c’était son magasin qui lui donnait ça ; nous croyons que c’était vice, c’était spéculation ; ses bagues, ce n’était pas pour se parer et pour plaire, c’était pour faire de sa personne une étagère portative.
Dol. — Belle cathédrale ; haute métropole de Bretagne ; encore sur le chœur la crosse d’évêque ; gynécée trilobé.
Pontorson. — Promenade triste au bord du Couesnon. — Prairies ; pays nourri et vigoureux, tout fourni d’arbres rapprochés.
Mont Saint-Michel. — Chemin tout poussiéreux jusqu’à la grève. — Voitures qui transportent de la terre en quantité telle que ça a l’air d’une émigration barbare ; chariots blancs sur la grève blanche. — Le sol devient bourbeux, rigoles, effet de la voiture. — Deux curés. — Le Mont Saint-Michel debout, haut ; tours et remparts, murs à pic ; les contreforts de l’église alignés donnent une pente où poussent quelques arbustes ; portes, surtout la seconde ; escaliers. — Le couvent : prison, escalier droit ; garde-chiourme ignoble ; dédale d’escaliers et de couloirs ; on entend le bruit des métiers, même d’en bas, ce qui dans un tel lieu choque démesurément. — Église, chœur haut, d’une pureté de gothique remarquable ; elle a été brûlée ; on la divise par des rideaux et la nef sert de réfectoire. — Arcade romane crâne, l’entrée donne sur une plate-forme en vue de la mer : c’est là que se promènent les malades, toujours le système silentiaire. La vue de la mer à un prisonnier est une ironie, l’infini de l’espace à l’homme confiné dans un point circonscrit. — Cloître en ogives, bonnet d’évêque ; c’est là que les prisonniers exécutent leur promenade que nous avons contemplée à Fontevrault. Homo homini lupus, c’est là le cas de le dire. Hobbes avait deviné les gentillesses pénitentiaires modernes ; on est épouvanté quand on pense qu’on peut un jour être condamné au système cellulaire. — Le soir, sur une des tours, conversation avec un vieux marin qui a navigué dans toutes les mers, en Cochinchine, au Japon, etc. ; la mer était haute, des enfants se baignaient.
À Tombelaine on jouit en plein de la vue du Mont Saint-Michel. — La femme qui nous y conduisait, cuisses d’homme. « Dieu dira : la pauvre bougresse a assez mangé de pain sec il faut lui donner un peu de viande. » — Canons énormes à la porte du pays, herbe dans les meurtrières des courtines. — Petite fille muette.
Pontorson. — Dans notre chambre, belles images où des MM. et des dames « en sablant le Champagne jettent des défis à ces Dieux qui font le bonheur de la vie » (c’est Bacchus et l’Amour). — M. Adolphe, gros maître de poste injuriant toutes les voitures qui ne se rangeaient pas et même celles qui se rangeaient.
De Dol à Combourg. — Vieux bonhomme silencieux qui nous conduit en tilbury ; route herbue, nourrie, petites montées.
Combourg. — Écrasé par le château ; quatre tours réunies par des courtines, le tout couvert d’un toit, de sorte que les baies supérieures ont un peu l’air (aux courtines surtout) des sabords d’un bâtiment ; pas de jardin, pas de parc ; on entre par une grande cour de ferme ; perron d’environ trente marches, tout droit, le perron de René ; grands marronniers à gauche qui montent jusqu’au haut du château. — Imbécile qui nous menait là en bas bleus et fumant sa pipe. — Petite porte, cour étroite enfouie entre les murailles ; a l’air de la cour intérieure d’une prison. — Au second, à gauche, cette petite fenêtre carrée sous le toit est celle de la chambre de Chateaubriand enfant. Le propriétaire actuel « qui déteste Victor Hugo et son oncle, à l’exception du Génie du Christianisme, a fait effacer sur la porte de cette pièce des vers qu’on y avait mis ». C’est une petite porte en bois avec des rainures et des carrés ; la pièce est petite, basse, donnant sur le couchant, mais la vue est bouchée par la courtine d’en face. — Grande salle au rez-de-chaussée, dite salle des Chevaliers, lambrissée, peinte en blanc ; énorme épaisseur des murs ; vue sur le lac et sur le bois dont le terrain remonte doucement en ondulant. — Escaliers sombres en pierre, petits, tournants ; tout verts sur leurs parois, à cause du jour qui arrive par les meurtrières. — Des oiseaux volaient ; chaleur qui rendait tout cela plus triste : le soleil sur des ruines, c’est du vin qu’on met sur les lèvres d’un cadavre ; ils ont volé dans le grand salon au plafond peint et dont la peinture tombe en écailles ; cheminée grande à écusson brisé. — Sur les tours, trous des mâchicoulis. — On s’en va triste. — La route de Rennes a coupé le lac qui baignait jadis les pieds du château ; le lac se rétrécit, s’atterrit ; nénufars, grenouilles. — Nous lisons René en face, le soir dans une vieille édition du Gèn. du Christ. 1808, à gravures stupides, donnée par Mme de Marigny à M. Corvesier. La nuit je me réveille ; éclairs de chaleur ; ma silhouette sur le mur blanc en plâtre d’une maison en face.
Hédé. — Enceinte dont nous faisons le tour, dessus. — Tour ruinée. — Des Anglais en voiture ne descendent pas pour voir ça, et il y avait pourtant une vue grande, belle, riche, une vue immense de verdure et d’arbres.
Rennes. — Rien, rien que le phoque ; ses narines ont l’air de deux coupures sur son museau ; baquet vert avec des tentures peintes en dedans ; quinquet d’en haut ; orgue de Barbarie. Quand le phoque sera parti de Rennes il n’y aura plus rien à y voir.

Saint-Malo, bâti sur la mer et clos de remparts, semble, lorsqu’on arrive, une couronne de pierres posée sur les flots dont les mâchicoulis sont les fleurons. Les vagues battent contre les murs ou, quand il est marée basse, déferlent à leur pied sur le sable. De petits rochers couverts de varechs surgissent de la grève à ras du sol, comme des taches noires sur cette surface blonde. Les plus grands, dressés en rang à pic et tout unis, supportent de leurs sommets inégaux la base des fortifications, en prolongeant ainsi la couleur grise et en augmentant la hauteur.

Au-dessus de cette ligne uniforme de remparts, que çà et là bombent des tours et que perce ailleurs l’ogive aiguë des portes, on voit les toits des maisons serrés l’un près de l’autre, avec leurs tuiles et leurs ardoises, leurs petites lucarnes ouvertes, leurs girouettes découpées qui tournent, et leurs cheminées de poterie rouge dont les fumignons bleuâtres se perdent dans l’air.

Tout à l’entour sur la mer s’élèvent d’autres îlots sans arbres ni gazon sur lesquels on distingue de loin quelques pans de mur percés de meurtrières tombant en ruines et dont chaque tempête enlève de grands morceaux.

En face de la ville, rattaché à la terre ferme par une longue jetée qui sépare le port de la pleine mer, de l’autre côté du bassin, s’étend le quartier de Saint-Servan, vide, spacieux, presque désert et couché tout à son aise dans une grande prairie vaseuse. À l’entrée se dressent les quatre tours du château de Solidor reliées entre elles par des courtines, et noires du haut en bas. Cela seul nous récompensa d’avoir fait ce long circuit sur la grève, en plein soleil de juillet, au milieu de chantiers, parmi les marmites de goudron qui bouillaient et les feux de copeaux dont on flambait la carcasse des navires.

Le tour de la ville par les remparts est une des plus belles promenades qu’il y ait. Personne n’y vient. On s’asseoit dans l’embrasure des canons, les pieds sur l’abîme. On a devant soi l’embouchure de la Rance, se dégorgeant comme un vallon entre deux vertes collines, et puis les côtes, les rochers, et partout la mer. Derrière vous se promène la sentinelle dont le pas régulier marche sur les dalles sonores.

Un soir nous y restâmes longtemps. La nuit était douce, une belle nuit d’été, sans lune, mais scintillant des feux du ciel, embaumée de brise marine. La ville dormait ; les lumières, l’une après l’autre, disparaissaient des fenêtres, les phares éloignés brillaient en taches rouges dans l’ombre qui sur nos têtes était bleue et piquée en mille endroits par les étoiles vacillantes et rayonnantes. On ne voyait pas la mer, on l’entendait, on la sentait, et les vagues se fouettant contre les remparts nous envoyaient des gouttes de leur écume par le large trou des mâchicoulis.

À une place, entre les maisons de la ville et la muraille, dans un fossé sans herbe, des piles de boulets sont alignées.

De là vous pouvez voir écrit sur le second étage d’une maison : « Ici est né Chateaubriand. »

Plus loin, la muraille s’arrête contre le ventre d’une grosse tour : c’est la Quiquengrogne ; ainsi que sa sœur, la Générale, elle est large et haute, ventrue, formidable, renflée au milieu comme une hyperbole, et tient bon toujours. Intactes encore et comme presque neuves, sans doute qu’elles vaudraient mieux, si elles égrenaient dans la mer les pierres de leurs créneaux, et si par leur tête frissonnaient au vent les sombres feuillages amis des ruines. Les monuments, en effet, comme les hommes et comme les passions, ne grandissent-ils pas par le souvenir ? ne se complètent-ils pas par la mort ?

La cour déserte, où les tilleuls chétifs arrondissent leur ombre sur la terre, était silencieuse comme celle d’un couvent. La femme du concierge alla chercher les clefs chez le commandant ; elle revint en compagnie d’une belle petite fille qui venait s’amuser à voir les étrangers. Elle avait les bras nus et tenait un gros bouquet. Ses cheveux noirs frisés d’eux-mêmes dépassaient de sa capote mignonne, et la dentelle de son pantalon flottait sur ses petits souliers de peau de chèvre rattachés autour de ses chevilles par des cordons noirs. Elle allait devant nous dans l’escalier en courant et en appelant.

On monte longtemps, car la tour est haute. Le jour vif des meurtrières passe comme une flèche à travers le mur. Par leur fente, quand vous mettez la tête, vous voyez la mer s’enfoncer de plus en plus et la couleur crue du ciel qui grandit toujours, si bien que vous avez peur de vous y perdre. Les navires paraissent des chaloupes et leurs mâts, des badines. Les aigles doivent nous croire gros comme des fourmis.

Nous voient-ils seulement ? Savent-ils que nous avons des villes, des arcs de triomphe, des clochers ?

Arrivés sur la plate-forme, quoique le créneau vous vienne jusqu’à la poitrine, on ne peut se défendre de cette émotion qui vous prend sur tous les sommets élevés : malaise voluptueux, mêlé de crainte et de plaisir, d’orgueil et d’effroi, lutte de l’esprit qui jouit et des nerfs qui souffrent. On est heureux singulièrement ; on voudrait partir, se jeter, voler, se répandre dans l’air, être soutenu par les vents, et les genoux tremblent, et l’on n’ose approcher du bord.

Des hommes ont pourtant grimpé là, une nuit, avec une corde, mais jadis, dans ce prodigieux xvie siècle, époque de convictions féroces et de frénétiques amours. Comme l’instrument humain y a vibré de toutes ses cordes ! comme l’homme y a été large, rempli, fertile ! Ne peut-on pas dire de cet âge le mot de Fénelon : « Spectacle fait à souhait pour le plaisir des yeux ? » car, sans parler des premiers plans, croyances qui craquent sur leur base comme des montagnes qui s’écroulent, mondes nouveaux qu’on découvre, mondes perdus qu’on exhume, et Michel-Ange sous son dôme, et Rabelais qui rit, et Shakespeare qui regarde, et Montaigne qui rêve, où trouver ailleurs plus de développement dans les passions, plus de violences dans les courages, plus d’âpreté dans les volontés, une expansion plus complète enfin de la liberté se débattant et tournant sous toutes les fatalités natives ? Aussi avec quel relief l’épisode se détache de l’histoire, et comme il y rentre cependant d’une merveilleuse façon pour en faire briller la couleur et en approfondir les horizons ! Des figures passent devant vous, vivantes en trois lignes ; on ne les rencontre qu’une fois ; mais longtemps on les rêve et on s’efforce à les compléter pour les mieux saisir. N’en étaient-ce pas de belles, entre autres, et de terribles, que celles de ces vieux soudards dont la race disparut à peu près vers 1598, à la prise de Vervins, tels que Lamouche, Heurtaud de Saint-Offrange, La Tremblaye qui s’en revenait portant au poing la tête de ses ennemis, ou ce La Fontenelle dont on a parlé ; hommes de fer dont les cœurs ne ployaient pas plus que les épées et qui, attirant à eux mille énergies divergentes qu’ils dirigeaient de la leur, réveillaient les villes en entrant au galop, la nuit, dans leurs murs, équipaient des corsaires, brûlaient la campagne, et avec qui l’on capitulait comme avec des rois ! Qui a songé à peindre ces violents gouverneurs de province, taillant à même la foule, violant les femmes et raflant l’or, comme d’Épernon, tyran atroce en Provence et mignon parfumé au Louvre, comme Montluc, étranglant les huguenots avec ses mains, ou comme Baligni, ce roi de Cambrai, qui lisait Machiavel pour copier le Valentinois, et dont la femme allait sur la brèche, à cheval, casque en tête et cuirassée.

Un des hommes les plus oubliés de ce temps-là, un de ceux du moins que la plupart des historiens se contentent de nommer, c’est le duc de Mercœur, l’intrépide ennemi de Henri IV, qui lui résista plus longtemps que Mayenne, plus longtemps que la Ligue et que Philippe II. Désarmé à la fin, c’est-à-dire gagné, apaisé (à de telles conditions qu’on tînt secrets vingt-trois articles du traité) et ne sachant alors plus que faire, il s’en alla servir en Hongrie, combattit les Turcs, en attaqua un jour toute une armée avec cinq mille hommes, puis, vaincu encore par là et s’en revenant en France, mourut de la fièvre à Nuremberg, dans son lit, à l’âge de quarante-quatre ans.

Saint-Malo vient de me le mettre en mémoire. Il s’y heurta toujours et ne put jamais l’avoir pour sujet ni pour allié. Ils entendaient en effet faire la guerre pour leur propre compte, le commerce par leurs propres forces, et quoique ligueurs au fond, repoussaient le duc tout en ne voulant pas du Béarnais.

Quand le sieur de Fontaines, gouverneur de la ville, leur eut appris la mort de Henri III, ils refusèrent de reconnaître le roi de Navarre. On prit les armes, on fit des barricades. Fontaines se renferma dans le château, et chacun resta sur la défensive. Peu à peu ils empiétèrent. D’abord ils exigèrent de Fontaines qu’il déclarât vouloir les conserver dans leurs franchises. Fontaines céda, espérant gagner du temps. L’année suivante (1589) ils choisirent quatre généraux indépendants du gouverneur. L’année d’après (1590) ils obtinrent de tendre des chaînes, Fontaines accorda encore. Le roi était à Laval, il l’attendait. Le moment allait venir qu’il se vengerait d’un seul coup de toutes les humiliations qu’il avait reçues, de toutes les concessions qu’il avait faites. Mais il se hâta trop et se découvrit. Quand les Malouins vinrent à lui rappeler ses promesses, il leur répondit que si le roi se présentait il lui ouvrirait les portes. Dès lors on prit un parti.

Le château avait quatre tours. C’est par la plus haute (la Générale), celle en qui Fontaines se fiait le plus, qu’ils tentèrent l’escalade. Ces audaces alors n’étaient pas rares, témoin l’ascension de la falaise de Fécamp par Bois-Rosé et l’attaque du château de Blein par Goebriant.

On se concerta, on se réunit plusieurs soirs de suite chez un certain Frotet, sieur de la Landelle ; on s’aboucha avec un canonnier écossais de la place, et par une nuit de brouillard tous partirent en armes, se rendirent sous les murs de la ville, se laissèrent couler en dehors avec des cordages et s’approchèrent du pied de la Générale.

Là ils attendirent. Un frôlement brusque se fit sur la muraille ; un peloton de fil tomba, ils y attachèrent vite leur échelle de corde qui fut hissée le long de la tour et liée par en haut, par le canonnier, à l’extrémité d’une coulevrine braquée dans l’embrasure d’un créneau.

Michel Frotet monta le premier, puis Charles Anselin, La Blissais et les autres. La nuit était sombre ; le vent soufflait ; ils grimpaient lentement, le poignard dans les dents, tâtonnant du pied les échelons et avançant les mains. Tout à coup (ils étaient au milieu déjà), ils se sentent descendre, la corde se dénoue. Pas un cri, ils restèrent immobiles. C’était le poids de tous ces corps qui avait fait faire la bascule à la coulevrine ; elle s’arrêta sur l’appui de l’embrasure, puis ils se remirent en marche et arrivèrent tous à la file sur la plate-forme de la tour.

Les sentinelles engourdies n’eurent pas le temps de donner l’alarme. La garnison dormait ou jouait aux dés sur les tambours. La terreur la prit, elle se réfugia dans le donjon. Les conjurés l’y poursuivirent ; on se battit dans les escaliers, dans les couloirs, dans les chambres ; on s’écrasait sous les portes, on tuait, on égorgeait. Les habitants de la ville arrivèrent en renfort, d’autres dressèrent des échelles contre la Quiquengrogne, entrèrent sans résistance et commencèrent le pillage. La Péraudière, lieutenant du château, apercevant La Blissais, lui dit : « Voilà, Monsieur, une misérable nuit ». Mais La Blissais lui fit comprendre qu’il n’était pas temps de discourir. On n’avait pas encore vu le comte de Fontaines. On alla à sa chambre, on le trouva mort sur le seuil, percé d’un coup d’arquebuse que lui avait tiré un des habitants, au moment qu’il sortait faisant porter un flambeau devant lui. « Au lieu de courir au danger, dit l’auteur de la relation[24], il s’était habillé lentement et comme pour aller aux noces, sans qu’aucune aiguillette manquât d’être attachée ».

Cette surprise de Saint-Malo qui fit tant de mal au roi n’aida en rien le duc de Mercœur. Il désirait fort que les Malouins acceptassent un gouverneur de sa main, son fils, par exemple, un enfant, c’est-à-dire lui-même, mais ils s’obstinèrent à ne vouloir personne. Il leur envoya des troupes pour les protéger, ils les refusèrent, et les troupes furent contraintes de loger hors la ville.

Ils n’en devenaient pas cependant plus royalistes pour cela ; car quelque temps après ayant arrêté le marquis de La Moussaie et le vicomte de Dénouai, il en coûta pour sortir douze mille écus au marquis et deux mille au vicomte.

Puis craignant que Pont-Briant n’interrompît le commerce avec Dinan et les autres villes de la Ligue, ils s’en emparent.

Supposant que leur évêque, seigneur temporel de la ville, pourrait bien les dépouiller de la liberté qu’ils venaient d’acquérir, ils le mettent en prison et ne le relâchent qu’au bout d’un an.

On sait enfin à quelles conditions ils acceptèrent Henri IV : ils devaient se garder eux-mêmes, ne pas recevoir de garnison, être exempts d’impôts pendant six ans, etc.

Placé entre la Bretagne et la Normandie, ce petit peuple semble avoir à la fois : de la première, la ténacité, la résistance granitique ; de la seconde, la fougue, l’élan. Marins ou écrivains, voyageurs de tous océans, ce qui les distingue surtout c’est l’audace ; violentes natures d’homme, poétiques à force d’être brutales, souvent étroites aussi à force d’être obstinées. Il y a cette ressemblance entre ces deux fils de Saint-Malo, Lamennais et Broussais, qu’ils furent toujours également extrêmes dans leurs systèmes, et qu’ils ont, avec la même conviction acharnée, employé la seconde partie de leur vie à combattre ce qu’ils avaient soutenu dans la première. Dans l’intérieur de la ville vous passez par de petites rues tortueuses, entre des maisons hautes, le long de sales boutiques de voiliers ou de marchands de morue. Point de voiture, aucun luxe ; c’est noir et puant comme la cale d’un vaisseau. Ça sent Terre-Neuve et la viande salée, l’odeur rance des longs voyages.

« Le guet et ronde s’y fait chaque nuit avec de gros chiens d’Angleterre, dits dogues, lesquels on met au soir hors la ville, avec un maître qui les mène, et ne fait lors bon s’y trouver à l’entour. Mais, venant le matin, on les ramène en certain lieu de la ville où ils déposent toute leur fureur qui, de nuit, est étrangement grande[25] ».

À part la disparition de cette police quadrupède qui dévora jadis M. du Mollet, et dont voilà l’existence constatée par un texte contemporain, l’extérieur des choses a peu changé, sans doute, et même les gens civilisés qui habitent Saint-Malo prétendent qu’on y est fort arriéré.

Le seul tableau que nous ayons remarqué dans l’église est une grande toile représentant la bataille de Lépante et dédiée à Notre-Dame des Victoires. Elle plane, en haut, dans les nuages. Au premier plan, toute la chrétienté est à genoux, parlements, princesses et rois, couronnes en tête. Au fond, les deux armées s’entrechoquent. Les Turcs sont précipités dans les flots, et les chrétiens lèvent les bras au ciel.

L’église est laide, sèche, sans ornements, presque protestante d’aspect. J’ai remarqué peu d’ex-voto, chose étrange ici en face du péril. Il n’y a ni fleurs ni cierges dans les chapelles, pas de sacré-cœur saignant, de vierge chamarrée, rien enfin de ce qui indigne si fort M. Michelet.

En face des remparts, à cent pas de la ville, l’îlot du Grand-Bey se lève au milieu des flots. Là se trouve la tombe de Chateaubriand ; ce point blanc taillé dans le rocher est la place qu’il a destinée à son cadavre.

Nous y allâmes un soir, à marée basse. Le soleil se couchait. L’eau coulait encore sur le sable. Au pied de l’île, les varechs dégouttelants s’épandaient comme des chevelures de femmes antiques le long d’un grand tombeau.

L’île est déserte ; une herbe rare y pousse où se mêlent de petites touffes de fleurs violettes et de grandes orties. Il y a sur le sommet une casemate délabrée avec une cour dont les vieux murs s’écroulent. En dessous de ce débris, à mi-côte, on a coupé à même la pente un espace de quelque dix pieds carrés au milieu duquel s’élève une dalle de granit surmontée d’une croix latine. Le tombeau est fait de trois morceaux, un pour le socle, un pour la dalle, un pour la croix.

Il dormira là-dessous, la tête tournée vers la mer ; dans ce sépulcre bâti sur un écueil, son immortalité sera comme fut sa vie, déserte des autres et tout entourée d’orages. Les vagues avec les siècles murmureront longtemps autour de ce grand souvenir ; dans les tempêtes elles bondiront jusqu’à ses pieds, ou les matins d’été, quand les voiles blanches se déploient et que l’hirondelle arrive d’au delà des mers, longues et douces, elles lui apporteront la volupté mélancolique des horizons et la caresse des larges brises. Et les jours ainsi s’écoulant, pendant que les flots de la grève natale iront se balançant toujours entre son berceau et son tombeau, le cœur de René devenu froid, lentement, s’éparpillera dans le néant, au rythme sans fin de cette musique éternelle.

Nous avons tourné autour du tombeau, nous l’avons touché de nos mains, nous l’avons regardé comme s’il eût contenu son hôte, nous nous sommes assis par terre à ses côtés.

Le ciel était rose, la mer tranquille et la brise endormie. Pas une ride ne plissait la surface immobile de l’Océan sur lequel le soleil à son coucher versait sa couleur d’or. Bleuâtre vers les côtes seulement, et comme s’y évaporant dans la brume, partout ailleurs la mer était rouge et plus enflammée encore au fond de l’horizon, où s’étendait dans toute la longueur de la vue une grande ligne de pourpre. Le soleil n’avait plus ses rayons ; ils étaient tombés de sa face et noyant leur lumière dans l’eau semblaient flotter sur elle. Il descendait en tirant à lui du ciel la teinte rose qu’il y avait mise, et à mesure qu’ils dégradaient ensemble, le bleu pâle de l’ombre s’avançait et se répandait sur toute la voûte. Bientôt il toucha les flots, rogna dessus son disque rond, s’y enfonça jusqu’au milieu. On le vit un instant coupé en deux moitiés par la ligne de l’horizon, l’une dessus, sans bouger, l’autre en dessous qui tremblotait et s’allongeait, puis il disparut complètement ; et quand, à la place où il avait sombré, son reflet n’ondula plus, il sembla qu’une tristesse tout à coup était survenue sur la mer.

La grève parut noire. Un carreau d’une des maisons de la ville, qui tout à l’heure brillait comme du feu, s’éteignit. Le silence redoubla ; on entendait des bruits pourtant : la lame heurtait les rochers et retombait avec lourdeur ; des moucherons à longues pattes bourdonnaient à nos oreilles, disparaissant dans le tourbillonnement de leur vol diaphane, et la voix confuse des enfants qui se baignaient au pied des remparts arrivait jusqu’à nous avec des rires et des éclats.

Nous les voyions de loin qui s’essayaient à nager, entraient dans les flots, couraient sur le rivage.

Nous descendîmes l’îlot, traversâmes la grève à pied. La marée venait et montait vite ; les rigoles se remplissaient ; dans le creux des rochers la mousse frémissait, ou, soulevée du bord des lames, elle s’envolait par flocons et sautillait en s’enfuyant.

Les jeunes garçons nus sortaient du bain ; ils allaient s’habiller sur le galet où ils avaient laissé leurs vêtements et, de leurs pieds qui n’osaient, s’avançaient sur les cailloux. Lorsque voulant passer leur chemise le linge se collait sur leurs épaules mouillées, on voyait le torse blanc qui serpentait d’impatience, tandis que la tête et les bras restant voilés, les manches voltigeaient au vent et claquaient comme des banderoles.

Près de nous passa un homme dont la chevelure trempée tombait droite autour de son cou. Son corps lavé brillait. Des gouttes perlaient aux boucles frisées de sa barbe noire, et il secouait ses cheveux pour en faire tomber l’eau. Sa poitrine large où un sillon velu lui courait sur son thorax, entre des muscles pleins carrément taillés, haletait encore de la fatigue de la nage et communiquait un mouvement calme à son ventre plat dont le contour vers les flancs était lisse comme l’ivoire. Ses cuisses nerveuses, à plans successifs, jouaient sur un genou mince qui, d’une façon ferme et moelleuse, déployait une fine jambe robuste terminée par un pied cambré à talon court et dont les doigts s’écartaient. Il marchait doucement sur le sable.

Oh ! que la forme humaine est belle quand elle apparaît dans sa liberté native, telle qu’elle fut créée au premier jour du monde ! Où la trouver, masquée qu’elle est maintenant et condamnée pour toujours à ne plus apparaître au soleil ? Ce grand mot de nature que l’humanité tour à tour a répété avec idolâtrie ou épouvante, que les philosophes sondaient, que les poètes chantaient, comme il se perd ! comme il s’oublie ! Loin des tréteaux où l’on crie et de la foule où l’on se pousse, s’il y a encore çà et là sur la terre des cœurs avides que tourmente sans relâche le malaise de la beauté, qui toujours sentent en eux ce désespérant besoin de dire ce qui ne se peut dire et de faire ce qui se rêve, c’est là, c’est là pourtant, comme à la patrie de l’idéal, qu’il leur faut courir et qu’il faut vivre. Mais comment ? par quel chemin ? L’homme a coupé les forêts, il bat les mers, et sur ses villes le ciel fait les nuages avec la fumée de ses foyers. La gloire, sa mission, disent d’autres, n’est-elle pas d’aller toujours ainsi, attaquant l’œuvre de Dieu, gagnant sur elle ? Il la nie, il la brise, il l’écrase, et jusqu’en lui, jusque dans ce corps dont il rougit et qu’il cache comme le crime.

L’homme étant ainsi devenu ce qu’il y a de plus rare et de plus difficile à connaître (je ne parle pas de son cœur, ô moralistes !), il en est résulté que l’artiste ignore la forme qu’il a et les qualités qui la font belle. Quel est le poète d’aujourd’hui, parmi les plus savants, qui sache ce que c’est que la femme ? Où en aurait-il jamais vu, le pauvre diable ? Qu’en a-t-il pu apprendre dans les salons, à travers le corset ou la crinoline empesée, ou dans son lit même, s’il y a songé, pendant les entr’actes du plaisir ?

La plastique cependant, mieux que toutes les rhétoriques du monde, enseigne à celui qui la contemple la gradation des proportions, la fusion des plans, l’harmonie enfin ! Les races antiques, par le seul fait de leur existence, ont ainsi détrempé sur les œuvres des maîtres, la pureté de leur sang avec la noblesse de leurs attitudes. J’entends confusément dans Juvénal des râles de gladiateurs ; Tacite a des tournures qui ressemblent à des draperies de laticlave, et certains vers d’Horace ont des reins d’esclave grecque avec des balancements de hanche, et des brèves et des longues qui sonnent comme des crotales.

Mais pourquoi s’inquiéter de ces niaiseries ? N’allons pas chercher si loin, contentons-nous de ce qui se fabrique. Ce qu’on demande aujourd’hui, n’est-ce pas plutôt tout le contraire du nu, du simple et du vrai ? Fortune et succès à ceux qui savent revêtir et habiller les choses ! Le tailleur est le roi du siècle, la feuille de vigne en est le symbole ; lois, arts, politique, caleçon partout ! Libertés menteuses, meubles plaqués, peinture à la détrempe, le public aime ça. Donnez-lui-en, fourrez-lui-en, gorgez cet imbécile !

[26]Il se ruera sur la gravure et laissera le tableau, chantera la romance et dormira à Beethoven, saura tout Béranger par cœur et pas un vers d’Hugo.

C’est plaisir de le voir à sa table comme il s’empiffre des plus lourdes marchandises et se grise des plus frelatées. Les mets communs lui vont vite, et demain, encore du Scribe, du Vernet, de l’Eugène Sue, quelque chose de digestion facile et qui ne tienne pas de place au ventre pour qu’on en puisse manger davantage.

L’homme des champs particulièrement se délecte dans le mauvais avec une ténacité édifiante. Son mauvais à lui est plus sincèrement sot, plus sauvagement bête ; il y met moins de finesse que le citadin qui au moins change de modes s’il ne change pas de goût. À combien de milliers d’exemplaires se vendent annuellement dans les campagnes l’Amour conjugal et Faublas ! sans compter l’Europe et l’Asie, égrillardes demoiselles aux regards gluants qui décorent toutes les chaumières.

Mais il faut avoir vu les belles images de l’auberge de Cancale pour savoir comment le laid, le niais et le vulgaire peuvent prendre forme sur du papier.

Imaginez dans une salle basse cinq cadres de bois noir accrochés aux murs, et dans ces cadres, du rouge, du bleu, du jaune, une mosaïque de grosses couleurs qui tranche comme une tache bigarrée sur la blancheur du mur de plâtre.

On s’approche du premier cadre et on lit au-dessous : La Demande en mariage. C’est un salon richement meublé, tapis vert, papier rouge, beaux cordons de sonnette des deux côtés de la cheminée qui est enrichie d’une pendule représentant le Temps avec sa faulx. Un jeune homme, — Quel jeune homme ! l’idéal du jeune homme : habit bleu à boutons luisants, cravate rose tirée droit entre les deux revers à schall d’un gilet de velours, et piquée d’une épingle en diamant, pantalon gris d’un collant très mythologique, jolies cuisses, petite bouche, charmante chevelure, souriant et l’air timide, — est présenté par son père à une dame assise dans une bergère et à une jeune personne plantée sur un tabouret. La mère enharnachée de dentelles a l’air un peu malade, un peu souffrant et sourit avec ce charmant sourire de la vieillesse indulgente contemplant l’amour ; le père du futur est un homme tout à fait bien, croix d’honneur, cravate blanche, air cossu, beaucoup de paquet. Quant au père de la jeune personne, c’est un vieux, tout ce qu’il y a de plus caduc et de plus vénérable, considérablement de cheveux blancs, bonne redingote jaune d’œuf à collet très haut, bombé comme une gouttière. Tous sourient à la fois, l’émotion, l’amour, les amours paternelles, maternelles, filiales, la joie, l’espérance, la satisfaction bien douce et le trouble inconnu se partagent, déchirent, agitent et charment les cœurs.

Le second cadre représente Le Mariage. Nous sommes à l’église, le prêtre, l’autel, la fiancée en blanc, l’anneau qu’on se passe au doigt ; la mère pleure, le père du jeune homme dans un coin est attendri, mais sourit ; toutes les femmes ont des chapeaux à plumes ; le marié en noir, frisé dur comme du fer, pantalon encore bien plus collant, bottes très pointues : c’est un chérubin.

Troisième tableau, Le Bal. Réunion du grand monde, luxe somptueux ; deux lustres, brillants quadrilles, perspective de pieds chaussés d’escarpins très pointus dont la file se prolonge indéfiniment, chaînes de montres partout, pluie d’écharpes et de turbans, éblouissement complet. Cependant le marié tire à part sa compagne et lui dit d’une voix enflammée : « Mon amie, qu’il me tarde que tu partages ma demeure et ma couche, je te possède, viens ! veux-tu connaître des fêtes plus aimables que celle où nos conviés assistent pour nous plaire ? l’hymen va te l’apprendre… », etc.

Quatrième tableau, Le Coucher de la mariée. On la déshabille, le lit est là tout ouvert, avec la table de nuit, le bougeoir et les allumettes chimiques. La mère glisse à l’oreille de sa fille « des mots mystérieux sur les nouveaux devoirs qu’elle a à remplir » ; par la porte entrebâillée on voit le marié « brûlant d’amour » qui veut à toute force entrer, mais les demoiselles d’honneur le repoussent et « font pour un moment obstacle à ses vœux », tout dévoré qu’il est « de la plus légitime, de la plus pure, de la plus touchante des impatiences ».

Cinquième tableau, Le Lever de la mariée. « Le mystère de Vénus est accompli, le sein de l’épouse a reçu le germe créateur qui dans neuf mois doit combler les époux d’un bonheur nouveau » ; le lit est défait ; sur le marbre de la table de nuit on voit les restes d’un pâté et une bouteille de vin entamée ; en dessous, dans l’intérieur, on aperçoit le pot de chambre, et une bonne jette du linge sale dans une armoire ; les parents arrivés dès l’aurore se précipitent dans les bras de leurs enfants ; les traits de la mariée sont abattus, ses bandeaux tout dénoués et sa chemise de nuit entr’ouverte. L’explication la déclare d’ailleurs « un peu lasse peut-être des nouveaux assauts de l’hymen, mais heureuse et le cœur plein d’une félicité suprême ». Le marié radieux, en robe de chambre azur à revers rouges avec une cordelière d’or, et des pantoufles de velours violet extra-pointues, confie à son père qui sourit encore « les charmes de la nuit passée », et la mariée confie à sa mère « l’ivresse qu’elle a ressentie » ; celle-ci l’engage « à cette pureté, à cette chasteté qui sont la base des États et qui font le bonheur d’une famille pendant les siècles entiers ».

Nous allâmes prendre l’air sur le quai où luisait un beau soleil ; la grève découverte était toute grise à cause de la vase qui la recouvrait et, sur sa couche lisse, glacée comme une crème, les barques vides, échouées dans toutes les postures du monde, avaient leurs filets suspendus qui séchaient au haut des mâts. Sur le bois des canots le goudron suintait en gouttelettes noires. Dans la brume pénétrée de soleil, seul au milieu de la mer, se levait le Mont Saint-Michel, dôme bleuâtre aux sommets découpés ; à droite, les côtes de Normandie continuant, de leur ligne mamelonneuse, la coupe immense de la baie, allaient graduellement s’abaissant et confondaient à l’horizon le vague de leurs contours dans la blancheur des nuées légères.

Nous glissions sur la vase tiède où nos pieds nus enfonçaient jusqu’à la cheville ; de place en place, dans des flaques d’eau encloses de carrés de galets, quelques huîtres dormaient dans leurs vertes coquilles comme des gens qui font la sieste, les jalousies fermées.

Pour aller au rocher de Cancale nous montâmes en chaloupe, on hissa la voile qui s’étendit dans toute sa hauteur et nous couvrit de son ombre, elle se mirait sur l’eau, nous allions doucement, sans bruit, lentement.

Le rocher a deux pics inégaux, ou plutôt ce sont deux rochers séparés par une crevasse dans laquelle on passe à marée haute ; il est fait de blocs accumulés ; il y pousse des tamarins, du serpolet et des bruyères. Des lapins qui l’habitent débusquent effrayés quand vous jetez des cailloux dans les broussailles. Quand nous l’eûmes gravi jusqu’en haut, que nous nous fûmes assis à plusieurs places et promenés partout, nous regagnâmes la chaloupe qui nous déposa un quart d’heure après sur le galet au pied de la falaise.

Elle s’interrompt par un angle et découvre brusquement le village de Cancale aligné sur un quai de pierres sèches. Là, couché par terre à plat dos sur le sable, le chapeau sur les yeux, les bras étendus en croix, je suis resté une grande heure et demie à chauffer ma guenille au soleil et à faire le lézard. On se sent le corps inerte, engourdi, inanimé, inhérent presque à la terre sur laquelle il se vautre, tandis que l’âme, au contraire, partie bien loin, voltige dans les espaces comme une plume égarée.

Lorsque j’ai relevé la tête, la grève avait disparu, la marée presque subitement était venue la recouvrir, et les barques tout à l’heure immobiles se relevaient maintenant et se remettaient à flot. Sous le roulis des lames longues qui, arrivant l’une par-dessus l’autre comme des inondations successives, accouraient de toute leur vitesse sur cette plage unie où largement elles se développaient sans en finir, les canots pleins de monde se croisaient, se vidaient, revenaient au quai. On allait partir pour la pêche, on crochait les gouvernails, on frappait les tolets, on hissait les voiles ; on voyait les embarcations prendre leur bordée afin de gagner le pied du vent, et s’éloignant les unes des autres chacune choisir sa route et s’enfuir vers le large.

Pendant qu’on attelait nos chevaux pour nous ramener à Saint-Malo, nous jugeâmes convenable de prendre des huîtres et de jeter un dernier coup d’œil aux images. L’hôtesse était une pauvre femme vêtue de noir qui avait perdu son mari la semaine dernière et sa fille il y avait trois jours. Dans un fauteuil dépaillé, au coin de la fenêtre, elle reste sans bouger ni se soucier des pratiques, à regarder par les carreaux la mer où n’apparaît plus la barque de son mari et ce quai vide où jouent maintenant les enfants des autres. Celle-là doit peu rire des fameuses gravures, mais c’est la servante, j’imagine, qui doit s’y plaire et s’en nourrir. Il est probable qu’elle convoite d’abord la bijouterie qui s’y trouve et qu’elle rêve là-dessus à des bonheurs de reine, à quelque existence sensuelle et cossue, toute chatoyante de la couleur des cachemires et sucrée comme du sirop, avec un bel amant bien habillé et des pâmoisons amoureuses dans de la toile de Hollande. Un matelot ivre est entré dans l’auberge en chantant et en demandant à boire ; comme on ne lui répondait pas, il a donné un grand coup de poing sur la table, ce qui a fait claquer les piles d’assiettes. La bonne femme en noir s’est détournée et lui a demandé :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

Il a répondu, en continuant sa chanson, qu’il avait besoin de boire ; elle l’a interrompu par un geste de main, et lui a dit :

— Vous savez que mon cœur est trop dans le deuil, on ne chante pas ici, allez-vous-en.

Et elle lui répétait avec une expression suppliante de dégoût et de prière :

— Ah ! je vous en prie ! allez-vous-en, allez-vous-en !

Il s’est interrompu, a promené sur les murs son regard idiot, puis est sorti en se cognant à la porte où il s’est remis aussitôt à gueuler à pleine poitrine.

Nous avons retrouvé à Saint-Malo, dans la cour de notre hôtel, Mme Maillart, assise comme d’ordinaire dans son hangar vitré et, de ses doigts gonflés de bagues, écossant des haricots verts sur un tablier de cuisine mis par-dessus son peignoir jaune.

Quand nous la vîmes la première fois, un matin en arrivant (elle était debout et faisait tourner ses clefs sur son index), avec ses yeux noirs admirablement doux et beaux et relevés vers les tempes sous un sourcil long, avec sa taille mince fortement garnie par derrière de tous les mensonges de l’industrie, avec ses boutons d’émeraude sur sa chemisette de batiste, des boucles d’oreilles battant son cou maigre, un collier sonnant sur ses clavicules et sa montre à breloques, son lorgnon d’or, ses broches et ses camées, avec sa robe jaune, ouverte, si lâche au corps, si parlante, et la pommade qu’il y avait sur ses bandeaux, et le sourire qui rendait presque jolie sa bouche aux dents gâtées, nous en conçûmes, il faut l’avouer, un préjugé défavorable pour ses mœurs, mais bien favorable pour son hôtel. Les arbustes verts dans la cour, des bouquets de fleurs que l’on arrangeait dans des vases de porcelaine, la capucine épanouie qui grimpait autour des fenêtres et le galon d’argent des rideaux de nos lits, jusqu’à des poissons rouges nageant dans leur bocal, tout cela avait je ne sais quel bon air féminin, espagnol, andalous, odaliscal et rafraîchissant qui faisait plaisir à retrouver après toutes les landes de l’Armorique.

Sotte présomption ! erreur des jugements ! Mme Maillart est la meilleure mère de famille du monde et la plus tendre épouse du département, y compris les îles de la côte ; elle a quatorze enfants qu’elle élève dans le travail et dans les bons principes ; sa fille aînée fait les desserts et son second fils est parti à Jersey apprendre l’anglais afin de pouvoir un jour servir d’interprète dans la maison.

Elle a adjoint à son établissement une boutique de curiosités où elle se livre vis-à-vis de l’étranger à une réclame des plus tenaces pour qu’il lui prenne ses assiettes du Japon, son point d’Angleterre, ses colibris empaillés ou ses gros Faënza qu’elle veut faire passer naïvement pour des Palissy. Elle vous montre aussi dans un bas d’armoire une demi-douzaine de bouquins dépareillés parmi lesquels il y a le second tome de Dom Morice, qu’elle garde pour quelqu’un de ses fils s’il s’en trouve un plus tard qui veuille étudier l’histoire, « car c’est une belle science et c’est joli pour un homme de la savoir ».

De temps à autre elle vous quitte au bruit d’une sonnette qui communique de l’hôtel dans son magasin, mais elle y revient bientôt ; elle y passe sa vie, vend, achète, revend, arrange, essuie, tripote ; son mari n’y connaît rien, c’est un butor sous le rapport des arts.

Ce magasin seul fut cause de la fausseté de notre diagnostic, elle en porte en effet les plus belles pièces sur elle, afin de les avoir toutes prêtes à offrir aux amateurs : aujourd’hui un bracelet, ce soir une collerette, demain une aumônière. Ce que l’on prendrait ainsi pour vice n’est que spéculation fort honnête, elle orne son corps non pour le mieux vendre, mais pour en faire une étagère.

Il fallut se quitter pourtant. Or un matin, après des adieux fort aimables, nous partîmes de Saint-Malo pour aller coucher le soir à Pontorson.

La cathédrale de Dol, qui se trouve sur la route, est une église de bon style, à qui son gynécée trilobé donne une grâce charmante sans ornements, mais riche d’elle-même par ses hautes proportions. Elle rappelle bien, dans sa sévère ogive, l’orgueil métropolitain de ses évêques dont les descendants laissent encore debout dans le chœur leur crosse recourbée, dorée du haut en bas.

Arrivés de bonne heure à Pontorson et y bâillant dès aussitôt, nous allâmes, pour employer le temps à quelque chose, traîner notre ennui le long d’une promenade de peupliers, au bord d’une petite rivière qui coule parmi les touffes d’arbustes et les roseaux grêles des marécages. La vue s’arrête à un coude de la rive, ou flotte, incertaine et sans rien qui l’amuse, sur une plate prairie régulièrement coupée par de longues lignes d’arbres. Comme on avait la veille péché un saumon, trois ou quatre particuliers du lieu, posés sur les bords des eaux bourbeuses, y plongeaient et en retiraient un grand filet carré, s’attendant à toute minute à en sentir se déchirer les mailles sous la capture rêvée.

Quand nous eûmes assisté suffisamment longtemps à toutes leurs alternatives d’espérance et d’insuccès, nous reprîmes le chemin de l’auberge pour nous en aller dîner.

La route de Pontorson au Mont Saint-Michel est tirante à cause des sables. Notre chaise de poste (car nous allons aussi en chaise de poste) était dérangée à tous moments par quantité de charrettes remplies d’une terre grise que l’on prend dans ces parages et que l’on exporte je ne sais où pour servir d’engrais. Elles augmentent à mesure qu’on approche de la mer et défilent ainsi pendant plusieurs lieues, jusqu’à ce que l’on découvre enfin les grèves abandonnées d’où elles viennent. Sur cette étendue blanche où les tas de terre élevés en cônes ressemblaient à des cabanes, tous ces chariots dont la longue file ondulante fuyait dans la perspective nous rappelaient quelque émigration des barbares qui se met en branle et quitte ses plaines.

L’horizon vide se prolonge, s’étale et finit par fondre ses terrains crayeux dans la couleur jaune de la plage. Le sol devient plus ferme, une odeur salée vous arrive, on dirait un désert dont la mer s’est retirée. Des langues de sable, longues, aplaties l’une sur l’autre, se continuant indéfiniment par des plans indistincts, se rident comme une onde sous de grandes lignes courbes, arabesques géantes que le vent s’amuse à dessiner sur leur surface. Les flots sont loin, si reculés qu’on ne les voit plus, qu’on n’entend pas leur bruit, mais je ne sais quel vague murmure, insaisissable, aérien, comme la voix même de la solitude qui n’est peut-être que l’étourdissement de ce silence.

En face, devant nous, un grand rocher de forme ronde, la base garnie de murailles crénelées, le sommet couronné d’une église, se dresse, enfonçant ses tours dans le sable et levant ses clochetons dans l’air. D’énormes contreforts qui retiennent les flancs de l’édifice s’appuient sur une pente abrupte d’où déroulent des quartiers de rocs et des bouquets de verdure sauvage. À mi-côte, étagées comme elles peuvent, quelques maisons, dépassant la ceinture blanche de la muraille et dominées par la masse brune de l’église, clapotent leurs couleurs vives entre ces deux grandes teintes unies.

La chaise de poste allait devant nous, nous la suivions de loin, d’après le sillon de ses roues qui creusaient des ornières ; elle s’enfonçait dans l’éloignement, et sa capote que l’on apercevait seule, s’enfuyant, avait l’air d’un gros crabe qui se traînait sur la grève.

Çà et là, des courants d’eau passaient ; il fallait remonter plus loin. Ou bien c’étaient des places de vase qui se présentaient à l’improviste encadrant dans le sable leurs méandres inégaux.

À nos côtés cheminaient deux curés qui venaient aussi voir le Mont Saint-Michel. Comme ils avaient peur de salir leurs robes neuves, ils les relevaient autour d’eux pour enjamber les ruisseaux et sautaient en s’appuyant sur leurs bâtons. Leurs boucles d’argent étaient grises de la boue que le soleil y séchait à mesure, et leurs souliers trempés bâillaient en flaquant à tous leurs pas.

Le mont cependant grandissait. D’un même coup d’œil nous en saisissions l’ensemble et nous voyions, à les pouvoir compter, les tuiles des toits, les tas d’orties dans les rochers et, tout en haut, les lames vertes de la persienne d’une petite fenêtre qui donne sur le jardin du gouverneur.

La première porte, étroite et faite en ogive, s’ouvre sur une sorte de chaussée de galets descendant à la mer ; sur l’écu rongé de la seconde, des lignes onduleuses taillées dans la pierre semblent figurer des flots, par terre, des deux côtés, sont étendus des canons énormes faits de barres de fer reliées avec des cercles pareils. L’un d’eux a gardé dans sa gueule son boulet de granit ; pris sur les Anglais, en 1423, par Louis d’Estouville, depuis quatre siècles ils sont là.

Cinq ou six maisons se regardant en face composent toute la rue ; leur alignement s’arrête et elles continuent par les raidillons et les escaliers qui mènent au château, se succédant au hasard, juchées, jetées l’une par-dessus l’autre.

Pour y aller, on monte d’abord sur la courtine dont la muraille cache aux logis d’en bas la vue de la mer. La terre paraît sous les dalles fendues ; l’herbe verdoie entre les créneaux, et dans les effondrements du sol s’étalent des flaques d’urine qui rongent les pierres grises. Le rempart contourne l’île et s’élève par des paliers successifs. Quand on a dépassé l’échauguette qui fait angle entre les deux tours, un petit escalier droit se présente ; de marche en marche, en grimpant, s’abaissent graduellement les toits des maisons dont les cheminées délabrées fument à cent pieds sous vous. Vous voyez à la lucarne des greniers le linge suspendu sécher au bout d’une perche avec des haillons rouges recousus, ou se cuire au soleil, entre le toit d’une maison et le rez-de-chaussée d’une autre, quelque petit jardin grand comme une table où les poireaux languissant de soif couchent leurs feuilles sur la terre grise ; mais l’autre face du rocher, celle qui regarde la pleine mer, est nue, déserte, si escarpée que les arbustes qui y ont poussé ont du mal à s’y tenir et, tout penchés sur l’abîme, semblent prêts à y tomber.

Bien haut, planant à l’aise, quand vous êtes ainsi à jouir d’autant d’étendue que s’en peuvent repaître des yeux humains, que vous regardez la mer, l’horizon des côtes développant son immense courbe bleuâtre, ou, dressée sur sa pente perpendiculaire, la muraille de la Merveille, avec ses trente-six contreforts géants, et qu’un rire d’admiration vous crispe la bouche, tout à coup, vous entendez dans l’air claquer le bruit sec des métiers. On fait de la toile. La navette va, bat, heurte ses coups brusques ; tous s’y mettent, c’est un vacarme.

Entre deux fines tourelles représentant deux pièces de canon sur leur culasse, la porte d’entrée du château s’ouvre par une voûte longue où un escalier de granit s’engouffre. Le milieu en reste toujours dans l’ombre, éclairé qu’il est à peine par deux demi-jours, l’un qui arrive d’en bas, l’autre qui tombe d’en haut par l’intervalle de la herse ; c’est comme un souterrain qui descendrait vers vous.

Le corps de garde est, en entrant, au haut du grand escalier. Le bruit des crosses de fusil retentissait sous les voûtes avec la voix des sergents qui faisaient l’appel. On battait du tambour.

Cependant un garde-chiourme nous a rapporté nos passeports que M. le gouverneur avait désiré voir ; il nous a fait signe de le suivre, il a ouvert des portes, poussé des verrous, nous a conduits à travers un labyrinthe de couloirs, de voûtes, d’escaliers. On s’y perd, une seule visite ne suffisant pas pour comprendre le plan compliqué de toutes ces constructions réunies où, forteresse, église, abbaye, prisons, cachots, tout se trouve, depuis le roman du xie siècle jusqu’au gothique flamboyant du xvie. Nous ne pûmes voir que par un carreau, et nous haussant sur la pointe des pieds, la salle des Chevaliers qui, servant maintenant d’atelier de tissage, est par ce motif interdite aux gens. Nous y distinguâmes seulement quatre rangs de colonnes à chapiteaux ornés de trèfles et supportant une voûte sur laquelle filent des nervures saillantes. À deux cents pieds au-dessus du niveau de la mer, le cloître est bâti sur cette salle des Chevaliers. Il se compose d’une galerie quadrangulaire formée par une triple rangée de colonnettes en granit, en tuf, en marbre granitelle ou en stuc fait avec des coquillages broyés. L’acanthe, le chardon, le lierre et le chêne s’enroulent à leurs chapiteaux ; entre chaque ogive bonnet d’évêque une rosace en trèfle se découpe dans la lumière ; on en a fait le préau des prisonniers.

La casquette du garde-chiourme passe le long de ces murs où l’on voyait rêver jadis le crâne tonsuré des vieux bénédictins travailleurs, et le sabot du détenu bruit sur ces dalles que frôlaient les robes des moines soulevées par les grosses sandales de cuir qui se ployaient sous leurs pieds nus.

L’église a un chœur gothique et une nef romane, les deux architectures étant là comme pour lutter de grandeur et d’élégance. Dans le chœur l’ogive des fenêtres est haute, pointue, élancée comme une aspiration d’amour ; dans la nef, les arcades l’une sur l’autre ouvrent rondement leurs demi-cercles superposés, et sur la muraille montent des colonnes rondes qui grimpent droites comme des troncs de palmier. Elles appuient leurs pieds sur des piliers carrés, couronnent leurs chapiteaux de feuilles d’acanthe, et continuent au delà par de puissantes nervures qui se courbent sous la voûte, s’y croisent et la soutiennent.

Il était midi. Par la porte ouverte le grand jour entrant faisait ruisseler ses effluves sur les pans sombres de l’édifice.

La nef séparée du chœur par un grand rideau de toile verte est garnie de tables et de bancs, car on l’a utilisée en réfectoire.

Quand on dit la messe, on tire le rideau, et les condamnés assistent à l’office divin sans déranger leurs coudes de la place où ils mangent : cela est ingénieux.

Pour agrandir de douze mètres la plate-forme qui se trouve au couchant de l’église, on a tout bonnement raccourci l’église ; mais comme il fallait une entrée quelconque, un architecte a imaginé de fermer la nef par une façade de style grec ; puis, éprouvant peut-être des remords ou voulant, ce qui est plus croyable, raffiner son œuvre, il y a rajouté après coup des colonnes à chapiteaux « assez bien imités du xie siècle », dit la notice. Taisons-nous, courbons la tête. Chacun des arts a sa lèpre particulière, son ignominie mortelle qui lui ronge le visage. La peinture a le portrait de famille, la musique a la romance, la littérature a la critique et l’architecture a l’architecte.

Les prisonniers marchaient sur la plate-forme, tous en rang, l’un derrière l’autre, les bras croisés, ne parlant pas, dans ce bel ordre enfin que nous avions contemplé à Fontevrault. C’étaient les malades de l’infirmerie auxquels on faisait prendre l’air et qu’on distrait ainsi pour les guérir.

L’un d’eux relevant les pieds plus haut que les autres et se tenant les mains à la veste du compagnon qui était devant lui, suivait la file en trébuchant. Il était aveugle. Pauvre misérable ! Dieu l’empêche de voir et les hommes lui défendent de parler ! Il avait l’air doux cependant, et sa figure aux jeux fermés souriait sous les chauds rayons du soleil.

[27] Après avoir donné la pièce à notre garde-chiourme, qui nous fit en signe de remerciement une grimace de chat-tigre, nous redescendîmes les escaliers, et cinq minutes après nous étions de retour dans l’intérieur du village où des femmes, assises devant les portes, faisaient des filets sur leurs genoux.

Quand on va à Tombelaine, qui est un rocher à une demi-lieue du Mont Saint-Michel et comme lui placé tout au milieu de la mer, on prend un guide pour éviter les courants. Même aux endroits non dangereux si l’on s’arrête on se sent enfoncer dans le sable qui se met à bouillonner et à monter sur vous ; en dix minutes on en aurait jusqu’au ventre, en une demi-heure jusqu’aux épaules.

Lorsqu’on traverse les courants, l’eau rapide coule entre vos jambes avec la force d’un torrent ; le vertige viendrait si on restait à la regarder. De tous côtés, partout, ce n’est que du sable, des étendues monotones qui se succèdent et s’enfuient ; mais lorsqu’on détourne la tête, le Mont paraît si près qu’il a l’air de vous poursuivre, vous le voyez tout entier avec ses maisons en bas, ses arbustes accrochés sur ses pentes et son église tout en haut.

Tombelaine est un petit îlot de granit aplati sur les flots, à ras du sol. Dans l’herbe, on distingue encore des restes de fondations et sur toute la longueur du rocher deux traces parallèles comme des ornières de voiture. C’est là que Montgommery avait fait transporter le pillage des églises catholiques, il y battait monnaie, les beaux écus d’or tout neufs ont sauté sur ces pierres où les cormorans fatigués viennent poser leurs pieds roses, dans les orages. Jusqu’à la Révolution, dans une petite chapelle dont il ne reste rien, une lampe perpétuelle brûlait.

Tombelaine ! d’où vient ce nom ? est-ce celui de la jeune fille qui, n’ayant pu suivre son amant parti à la conquête avec le roi Guillaume, resta longtemps à l’attendre sur ce rocher, y mourut enfin de douleur et y fut enterrée, ou celui de la mère du roi Hoël qui, ravie à ses parents par un seigneur espagnol, y aurait été transportée, violée et assassinée. Vague histoire de femme et d’amour qui flotte sur cet écueil !

Le soir, pendant que nous dînions, une procession d’enfants conduits par le curé a passé en chantant sous nos fenêtres. Ils tenaient tous des cierges à la main et, marchant deux à deux, ils ont monté l’escalier qui conduit de la rue sur les remparts. On voyait s’élever les robes blanches des petites filles avec les lumières des flambeaux et on entendait les voix s’éloigner.

À la nuit tombante, nous avons été sur les tours voir se coucher le soleil ; nous y avons causé avec un vieux marin qui, appuyé sur le parapet, fumait comme nous la pipe en faisant la digestion. Il avait fait de longs voyages, été en Cochinchine et dans les Indes, visité le Japon et la mer Blanche ; il nous parlait de ces pays qu’il avait vus, pendant que la marée montante battait le pied des tours, que les étoiles s’allumaient et que de temps à autre la voix éloignée des sentinelles qui criaient : Garde à vous ! allait se répétant dans l’ombre.

Le lendemain, quand la grève se fut découverte encore, nous partîmes du Mont par un ardent soleil qui chauffait les cuirs de la voiture. Nous avancions au pas ; les colliers craquaient, les roues enfonçaient dans le sable. Au bout de la grève, quand le gazon a paru, j’ai appliqué mon œil à la petite lucarne qui est au fond des voitures et j’ai dit adieu au Mont Saint-Michel.

Pour aller à Combourg il fallait revenir à Dol ; ce fut le gros maître de poste de Pontorson qui nous y mena lui-même. Assis sur le tablier de son tape-cul (nous avions quitté notre équipage), les deux pieds posés sur le brancard, en chemise et la pipe aux lèvres, il poussait au grand trot ses deux pommelés et faisait claquer son perpignan ; du plus loin qu’il apercevait des voitures il leur criait de se garer, injuriant celles qui ne se rangeaient pas, injuriant celles qui se rangeaient, les premières pour tout de bon, les secondes pour rire, vociférant, sacrant, furieux et facétieux, despote de la grande route comme si elle eût été sa propriété particulière.

De Dol à Combourg nous eûmes au contraire pour conduire notre tilbury un pauvre bonhomme qui tenait à peine ses guides et roupillait accablé par la chaleur. Quant à nous, nous causâmes si peu que nous ne pensâmes à rien regarder.

Une lettre du vicomte de Vesin devait nous ouvrir l’entrée du château. Aussi à peine arrivés nous allâmes chez M. Corvesier qui en est le régisseur.

On nous fit attendre dans une grande cuisine où une demoiselle en noir, fort marquée de petite vérole et portant des lunettes d’écaille sur de gros yeux myopes, égrenait des groseilles dans une terrine. La marmite aux confitures était sur le feu et on écrasait du sucre avec des bouteilles. Évidemment nous dérangions. Au bout de quelques minutes, on descendit nous dire que M. Corvesier, malade et grelottant de la fièvre dans son lit, était bien désolé de ne pouvoir nous rendre service, mais qu’il nous présentait ses respects. Cependant, son commis, qui venait de rentrer de course et faisait la collation dans la cuisine en buvant un verre de cidre et en mangeant une tartine de beurre, s’offrit à sa place à nous montrer le château. Il déposa sa serviette, se suça les dents, alluma sa pipe, prit un paquet de clefs accroché à un clou et se mit à marcher devant nous dans le village.

Après avoir longé un grand mur, on entre par une vieille porte ronde dans une cour de ferme silencieuse. Le silex sort ses pointes sur la terre battue où se montre une herbe rare salie par les fumiers qu’on traîne. Il n’y avait personne ; les écuries étaient vides. Dans les hangars, les poules, huchées sur le timon des charrettes, dormaient la tête sous l’aile. Au pied des bâtiments, la poussière de la paille tombée des granges assourdissait le bruit des pas.

Quatre grosses tours, rejointes par des courtines, laissent voir sous leur toit pointu les trous de leurs créneaux qui ressemblent aux sabords d’un navire ; et les meurtrières dans les tours, ainsi que sur le corps du château de petites fenêtres irrégulièrement percées font des baies noires inégales sur la couleur grise des pierres. Un large perron d’une trentaine de marches monte tout droit au premier étage, devenu le rez-de-chaussée des appartements de l’intérieur depuis qu’on en a comblé les douves.

Le « violier jaune » n’y croissait pas, mais les lentisques et les orties, avec la mousse verdâtre et les lichens. À gauche, à côté de la tourelle, un bouquet de marronniers a gagné jusqu’à son toit et l’abrite de son feuillage.

Quand la clef eut tourné dans la serrure et que la porte, poussée à coups de pieds, eut longtemps grincé sur le pavé collant, nous entrâmes dans un couloir sombre qu’encombraient des planches et des échelles avec des cercles de futailles et des brouettes.

Ce passage vous mène à une petite cour comprise entre les pans intérieurs du château et resserrée par l’épaisseur des murs. Le jour n’arrive que d’en haut, comme dans un préau de prison. Dans les angles, des gouttes humides coulaient le long des pierres.

Une autre porte fut ouverte. C’était une vaste salle dégarnie, sonore ; le dallage est brisé en mille endroits ; on a repeint le vieux lambris.

Par les grandes fenêtres, la teinte verte des bois d’en face jetait un reflet livide sur la muraille blanchie. Tout à leur pied, le lac est répandu, étalé sur l’herbe parmi les joncs ; sous les fenêtres, les troènes, les acacias et les lilas, poussés pêle-mêle dans l’ancien parterre, couvrent de leur taillis sauvage le talus qui descend jusqu’à la grande route ; elle passe sur la berge du lac et continue ensuite par la forêt.

Rien ne résonnait dans la salle déserte où jadis, à cette heure, s’asseyait sur le bord de ces fenêtres l’enfant qui fut René. Le commis fumait sa pipe et crachait par terre. Son chien, qu’il avait amené, se promenait en furetant les souris, et les ongles de ses pattes sonnaient sur le pavé.

Nous avons monté les escaliers tournants. Le pied trébuche, on tâtonne des mains. Sur les marches usées, la mousse est venue. Souvent un rayon lumineux, passant par la fente des murs et frappant dessus d’aplomb, en fait briller quelque petit brin vert qui, de loin, dans l’ombre, scintille comme une étoile. Nous avons erré partout : dans les longs couloirs, sur les tours, sur la courtine étroite dont les trous des mâchicoulis béants tirent l’œil en bas vers l’abîme.

Donnant sur la cour intérieure, au second étage, est une petite pièce basse dont la porte de chêne, ornée de rainures moulées, s’ouvre par un loquet de fer. Les poutrelles du plafond, que l’on touche avec la main, sont vermoulues de vieillesse ; les lattes paraissent sous le plâtre de la muraille qui a de grandes taches sales ; les carreaux de la fenêtre sont obscurcis par la toile des araignées et leurs châssis encroûtés sous la poussière. C’était là sa chambre. Elle a vue vers l’ouest, du côté des soleils couchants[28].

Nous continuâmes ; nous allions toujours ; quand nous passions près d’une brèche, d’une meurtrière ou d’une fenêtre, nous nous réchauffions à l’air chaud qui venait du dehors, et cette transition subite rendait tous ces délabrements encore plus tristes et plus froids. Dans les chambres, les parquets pourris s’effondrent, le jour des-cend par les cheminées, le long de la plaque noircie où les pluies ont fait de longues traînées vertes. Le plafond du salon laisse tomber ses fleurons d’or, et l’écusson qui en surmonte le chambranle est cassé en morceaux. Comme nous étions là, une volée d’oiseaux est entrée tout à coup, a tourbillonné avec des cris et s’est enfuie par le trou de la cheminée.

Le soir, nous avons été sur le bord du lac, de l’autre côté dans la prairie. La terre le gagne, il s’y perd de plus en plus, il disparaîtra bientôt, et les blés pousseront où tremblent maintenant les nénufars. La nuit tombait. Le château, flanqué de ses quatre tourelles, encadré dans sa verdure et dominant le village qu’il écrase, étendait sa grande masse sombre. Le soleil couchant, qui passait devant sans l’atteindre, le faisait paraître noir, et ses rayons, effleurant la surface du lac, allaient se perdre dans la brume, sur la cime violette des bois immobiles.

Assis sur l’herbe, au pied d’un chêne, nous lisions René. Nous étions devant ce lac où il contemplait l’hirondelle agile sur le roseau mobile, à l’ombre de ces bois où il poursuivait l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses ; nous écoutions ce frémissement de feuilles, ce bruit de l’eau sous la brise qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie éplorée des ennuis de sa jeunesse. À mesure que l’ombre tombait sur les pages du livre, l’amertume des phrases gagnait nos cœurs, et nous nous fondions avec délices dans ce je ne sais quoi de large, de mélancolique et de doux.

Près de nous, une charrette a passé en claquant dans les ornières son essieu sonore. On sentait l’odeur des foins coupés. On entendait le bruit des grenouilles qui coassaient dans le marécage. Nous rentrâmes.

Le ciel était lourd ; toute la nuit il y eut de l’orage. À la lueur des éclairs, la façade de plâtre d’une maison voisine s’illuminait et flambait comme embrasée. Haletant, lassé de me retourner sur mes matelas, je me suis levé, j’ai allumé ma chandelle, j’ai ouvert la fenêtre et j’ai regardé la nuit.

Elle était noire, silencieuse comme le sommeil. Mon flambeau qui brûlait dessinait monstrueusement sur le mur d’en face ma silhouette agrandie. De temps à autre, un éclair muet survenant tout à coup m’éblouissait les yeux.

J’ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur.

Je le voyais d’abord dans ces rues paisibles, vagabondant avec les enfants du village, quand il allait dénicher les hirondelles dans le clocher de l’église ou la fauvette dans les bois. Je me le figurais dans sa petite chambre, triste et le coude sur sa table, regardant la pluie courir sur les carreaux et, au delà de la courtine, les nuées qui passaient pendant que ses rêves s’envolaient ; je me figurais les longs après-midi rêveurs qu’il y avait eus ; je songeais aux amères solitudes de l’adolescence, avec leurs vertiges, leurs nausées et leurs bouffées d’amour qui rendent les cœurs malades. N’est-ce pas ici que fut couvée notre douleur à nous autres, le golgotha même où le génie qui nous a nourris a sué son angoisse ?

Rien ne dira les gestations de l’idée ni les tressaillements que font subir à ceux qui les portent les grandes œuvres futures ; mais on s’éprend à voir les lieux où nous savons qu’elles ont été conçues, vécues, comme s’ils avaient gardé quelque chose de l’idéal inconnu qui vibra jadis.

Ô sa chambre ! sa chambre ! sa pauvre petite chambre d’enfant ! C’est là que tourbillonnaient, l’appelaient des fantômes confus qui tourmentaient ses heures en lui demandant à naître : Atala secouant au vent des Florides les magnolias de sa chevelure ; Velléda, au clair de lune, courant sur la bruyère ; Cymodocée voilant son sein nu sous la griffe des léopards, et la blanche Amélie, et le pâle René !

Un jour, cependant, il la quitte, il s’en arrache, il dit adieu et pour n’y plus revenir au vieux foyer féodal. Le voilà perdu dans Paris et se mêlant aux hommes ; puis, l’inquiétude le prend, il part.

Penché à la proue de son navire, je le vois cherchant un monde nouveau, en pleurant la patrie qu’il abandonne. Il arrive ; il écoute le bruit des cataractes et la chanson des Natchez ; il regarde couler l’eau des grands fleuves paresseux et contemple sur leurs bords briller l’écaille des serpents avec les yeux des femmes sauvages. Il abandonne son âme aux langueurs de la savane ; de l’un à l’autre, ils s’épanchent leurs mélancolies natives et il épuise le désert comme il avait tari l’amour. Il revient, il parle, et on se tient suspendu à l’enchantement de ce style magnifique, avec sa cambrure royale et sa phrase ondulante, empanachée, drapée, orageuse comme le vent des forêts vierges, colorée comme le cou des colibris, tendre comme les rayons de la lune à travers le trèfle des chapelles.

Il part encore ; il va, remuant de ses pieds la poussière antique ; il s’asseoit aux Thermopyles et crie : Léonidas ! Léonidas ! court autour du tombeau d’Achille, cherche Lacédémone, égrène dans ses mains les caroubiers de Carthage, et, comme le pâtre engourdi qui lève la tête au bruit des caravanes, tous ces grands paysages se réveillent quand il passe dans leurs solitudes.

Tour à tour rappelé, proscrit, comblé d’honneurs, il dînera ensuite à la table des rois, lui qui s’était évanoui de faim dans les rues ; il sera ambassadeur, ministre, essayera de retenir dans ses mains la monarchie qui s’écroule et, au milieu des ruines de ses croyances, assistera enfin à sa propre gloire, comme s’il était déjà compté parmi les morts.

Né sur le déclin d’une société et à l’aurore d’une autre, il est venu pour en être la transition et comme pour en résumer en lui les espérances et les souvenirs. Il a été l’embaumeur du catholicisme et l’acclamateur de la liberté. Homme des vieilles traditions et des vieilles illusions, en politique il fut constitutionnel et en littérature révolutionnaire. Religieux d’instinct et d’éducation, c’est lui qui, avant tous les autres, avant Byron, a poussé le cri le plus sauvage de l’orgueil, exprimé son plus épouvantable désespoir.

Artiste, il eut cela de commun avec ceux du xviiie siècle qu’il fut comme eux toujours gêné dans des poétiques étroites, mais qui, débordées à tout instant par l’étendue de son génie, en ont malgré lui craqué dans toute leur circonférence. Comme homme, il a partagé la misère de ceux du xixe siècle ; il a eu leurs préoccupations turbulentes, leurs gravités futiles. Non content d’être grand, il a voulu paraître grandiose, et il s’est trouvé pourtant que cette manie vaniteuse n’a pas effacé sa vraie grandeur. Il n’est point certes de la race des contemplateurs qui ne sont pas descendus dans la vie, maîtres au front serein qui n’ont eu ni siècle, ni patrie, ni famille même. Mais lui, on ne le peut séparer des passions de son temps ; elles l’avaient fait et il en a fait plusieurs. L’avenir peut-être ne lui tiendra pas compte de ses entêtements héroïques et ce seront, sans doute, les épisodes de ses livres qui en immortaliseront les titres avec le nom des causes qu’ils défendaient.

Ainsi, tout seul, devisant en moi-même, je restais accoudé, savourant la nuit douce et me trempant avec plaisir dans l’air froid du matin qui rafraîchissait mes paupières. Petit à petit, le jour venait ; la chandelle allongeait sa mèche noire dans sa flamme pâlissante. Le pignon des halles a paru au loin, un coq a chanté ; l’orage avait fui ; quelques gouttes d’eau cependant tombées sur la poussière de la rue y faisaient de grosses taches rondes. Comme je m’assoupissais de fatigue, je me suis recouché et j’ai dormi.

Nous nous en allâmes fort tristes de Combourg ; et puis la fin de notre voyage approchait. Bientôt allait finir cette fantaisie vagabonde que nous menions depuis trois mois avec tant de douceur. Le retour aussi, comme le départ, a ses tristesses anticipées qui vous envoient par avance la fade exhalaison de la vie qu’on traîne.

[29]La tête sur la poitrine, ne parlant pas et regardant sans trop la voir la route vide qui s’allongeait, nous humions l’odeur des feuilles vertes, dandinés au mouvement du cheval qui trottait dans les brancards. Aux montées quand il soufflait, on entendait de dessous le feuillage quelque petit oiseau qui gazouillait. Nous nous arrêtâmes au village de Hédé pour voir les ruines du château, notre guide pour boire un verre de vin blanc, notre cheval pour prendre un picotin d’avoine : à chacun sa pitance.

Il ne reste du château que son enceinte rasée qui sort encore à quelque sept pieds du sol et qui forme comme un grand cirque dont on fait le tour en marchant sur les murs. De là, le paysage se déroulant semble une gigantesque nappe de verdure rayée par les blanches lignes droites des routes, posée tout à plat dans les prairies, ou onduleuse ailleurs sous le mouvement des collines qui la bombent. Le soleil brillait, les arbres verdoyaient, l’air était bleu ; près de là un ruisseau qui descendait de la colline sautillait de cascades en cascades sur les cailloux.

Un bruit de voiture a passé sur la route ; elle était cachée par les arbres, et nous entendions seulement le glissement rauque de son sabot qui écrasait la poussière. Au bas de la côte elle s’est arrêtée ; j’ai pris mon lorgnon : c’était une vraie berline de voyage, ayant siège par derrière, femme de chambre à un bout, chasseur à l’autre, avec quatre chevaux, deux postillons, couverte de vaches, de boîtes, de cartons, et de parapluies accrochés en dehors dans leur étui de cuir ciré. Les stores de soie jaune étaient baissés, je n’ai distingué personne. Qu’y avait-il là dedans ? pourquoi voyageaient-ils, ceux-là, s’ils passaient si vite à côté des ruines sans y mettre un peu les pieds, à côté des beaux ombrages sans lever la tête vers eux, et tout près de cette eau courante sans s’asseoir une minute pour en écouter la chanson ?

Le chasseur, quand il eut remis le sabot, remonta derrière ; les deux postillons claquèrent leur fouet, la voiture partit, elle s’éloignait et se rapetissait à mesure qu’elle filait sur le long ruban de la route. Quelque temps le bruit des galops retentit encore, puis s’affaiblit, s’éteignit.

Et nous, nous repartîmes de notre côté. Il était 2 heures environ quand nous arrivâmes à Rennes ; le déjeuner de la table d’hôte était consommé et on nous fit attendre pour les côtelettes.

En nous promenant le soir sur le bord de la Vilaine, du côté des ponts, nous avons vu une sorte de long fourgon où l’on entrait par un escalier à double rampe et qui avait, le long de sa caisse, de petites fenêtres carrées à rideaux de coton rouge. La lumière de l’intérieur passant à travers, empourprait les têtes de la foule qui se tenait alentour ; sur le seuil de la voiture, une femme encore jeune, maigre, salement mise, et le front rétréci par des tresses noires relevées sur les oreilles, tenant une baguette à la main et, glapissant dans son accent provençal, racontait l’horrible combat qui avait eu lieu sur les côtes de Barbarie entre un marin intrépide et un phoque furieux : on était, cependant parvenu à s’emparer du phoque, on l’avait dompté, éduqué ; il était là, on pouvait le voir.

Nous entrâmes et prîmes rang autour d’un grand baquet obiong dont le dedans peint en gris était relevé par des bandes grenat simulant une tenture. Au-dessus du baquet, un quinquet muni d’un abat-jour en tôle renvoyait sa lumière sur l’eau jaunâtre dans laquelle quelque chose de noir et de long gisait sans bouger. La femme s’en est approchée, l’a frappé d’un petit coup de baguette ; il a sorti sa tête humide, ses narines ressemblant à deux coupures symétriques se dilataient et se contractaient avec bruit, et il vous regardait tristement de ses deux gros yeux noirs ; il a voulu faire un mouvement, mais sa queue s’est heurtée contre les planches ; il s’est tourné sur le dos et nous a montré son ventre blanc, gras encore des viscosités de la mer ; il s’est levé tout droit, a appuyé ses nageoires sur le bord de la cuve, a donné un coup de son museau contre la joue de sa maîtresse, puis il est retombé au fond, en poussant un grand soufflement.

Il n’a plus ces bons flots où il vivait à son aise, ni les larges grèves où il s’étendait au soleil sur les goémons verts !

Comme il avait bien travaillé, on l’a gratifié de deux ou trois anguilles qu’il avalait lentement en les mangeant par le milieu, et les deux bouts lui sortant de la bouche faisaient de chaque côté de son museau comme deux longues moustaches blanches.

Un orgue de Barbarie qui était dans un coin s’est mis aussitôt à tourner une polka, le quinquet filait, sur l’escalier la femme appelait la foule, la représentation était terminée.

Voilà ce que nous vîmes à Rennes. Quand le phoque n’y sera plus, qu’y aura-t-il à y voir ?

FIN

XII

De Rennes à Vitré. — Diligence. — Jeune fille très légère qui filait de Rennes ; encore une faute de diagnostic. — Plaisanteries aimables sur les lanciers, la lance, le piston.
Vitré. — Douves devant l’hôtel Sévigné, grande maison blanche où nous sommes descendus. — Vieux château : deux tours à toit aigu ; à gauche, un bouquet d’arbres et tourelle carrée ; dans l’intérieur, puits très large. — Intérieur des maisons reçoit le jour d’en haut ; escaliers en bois, tournant carrément, comme à Morlaix, comme à Rennes. — Une rare émotion ; tours le long ou plutôt dans la ville. — Jolie route pour aller aux Rochers, à travers les bois : il n’y a pas de rochers aux Rochers. — Maison en angle : rotonde de la chapelle, cuisine honnête. — Salon au rez-de-chaussée. — Le portrait de Mme de Sévigné n’est pas l’original de Mignard à coup sûr ; plusieurs autres portraits de l’époque sont détériorés. — Chambre de Mme de S. : lit doré en damas rouge ; cabinet, bourdaloue en porcelaine peinte, fauteuil bas en tapisserie blanche et verte ; table de toilette, ustensiles en laque rouge, boîtes rondes, grosse brosse en crin blanc. — Pluie, lac, sous les arbres, sous la cahute des sabotiers, odeur des bois. — Table d’hôte : M. Menars, M. Marin, M. de Couesnon.
De Vitré à Fougères. — Normandie. — Notre conducteur nous parle du marquis de Letumière, père des propriétaires actuels des Rochers, qui le menaçait de son pistolet pour aller au galop et qui aimait à se faire verser dans sa voiture en tôle ; il se déguisait avec ses amis en charbonnier.
Vitré. — Chaire extérieure comme à Guérande.
Fougères. — Aspect solide des tours, tes remparts sont couverts de verdure. — La partie seule des fortifications qui descendait dans la vallée subsiste. — Jolie porte avec deux tours ; un grand acacia, chute d’eau ; les tours sont en fer à cheval comme à Saint-Malo. — Grande vue de l’esplanade sous l’église. — Forêt. — Fabrique de verre.
À Vire, à Mortain même les bonnets de coton commencent. — Nuit en diligence, jour gris se lève, plaques d’argent dans le ciel bleu mat, puis lignes d’or que déchirent les clochers de Caen. — Promenade dans les prairies ; hippodrome pour les courses. — Saint-Étienne : superbe roman ; le cintre des premières galeries est très large, jolis chapiteaux des colonnes de la nef, comme des ventres ; dans le chœur : archivolte, ornementation d’un bâton passé dans des anneaux ; un homme (dans un des bas côtés, à droite vers le milieu) qui se pollue (?). — Saint-Jean : gothique, bas, lourd, lustres de cristal dans le chœur donnent de l’animation à l’église ; elle tombe à gauche, surtout l’entrée, la maison voisine la soutient. — Église Saint-Pierre : vilaine voûte à cause de l’entrecroisement exagéré des nervures, surtout à l’abside où courent dessus des arabesques ; le mélange des formes carrées Renaissance des culs-de-lampe avec les formes ogivales choque.
Il n’est rien de pire que la statue de Louis XIV sur la place Royale, tout nu, avec un casque et une épée. — Effet superbe de « palais de l’université », faculté de droit, de médecine, des lettres, etc. — Rien au musée d’histoire naturelle. On ne peut pas s’empêcher, en voyant des collections de province, de regretter tout l’argent inutile que ça a coûté. — Buste de Dumont d’Urville ; toujours le grand homme local ! parce qu’il était du pays de Condé-sur-Noireau.
Musée de Caen. — Le marquis d’Argenson mort en 1721 : grande perruque noire, rabat, yeux et sourcils noirs forts, nez un peu busqué, narines fortes, bouche discrète, menton fourchu, regard ironique, mais plus malin que railleur ; toute la gravité reste dans le bas du visage.
La seconde révélation de sainte Catherine (Albert Dürer), mais me paraît plus jeune, plus coloré : la Vierge et la Sainte, grands cheveux épars, roux, ondes et tombant menu au bout sur leurs tailles ; deux autres femmes au premier plan, rousses ; id. celle de droite, assise, grande robe rouge étalée à lourds plis ; celle de gauche, robe verdâtre, assise, corsage jaune, manteau rouge à collet d’hermine ; dans le fond, paysage, maison, un vieux serviteur en chaperon qui apporte des fruits.
Portrait de Mme de Parabère entourée d’une guirlande de fleurs : un nègre en bas en manche jaune ; Mme de Parabère, cheveux noirs, frisés naturellement sur le front, dénoués, répandus sur les épaules, le visage dégagé, figure ronde, petite bouche, petit nez, air jovial et polisson, yeux bleus, sourcils blonds ; le portrait est par Coypel, la guirlande par Fontenay.
Beau portrait de magistrat de Tournières : en perruque, cheveux d’une fausse couleur blonde, animé, laid, fin, maigre, yeux rouges, chairs molles de vieillard ; cet homme-là devait être en droit ce que Boileau était en littérature ; l’animation de l’étroite pupille à coin blanc (celui où la lumière tombe) éclatante dans son œil bleu.
Parti de Caen après le dîner à 6 heures en tilbury. — Longue promenade au bord de l’eau sous des arbres, très triste à cause du jour vert ; à travers la campagne peuplée ; village. Je sentais que j’approchais de Trouville ; sans connaître les lieux, je les retrouvais et jam redibant multa praeterita. — Passage du bac ; le petit cheval blanc un peu ombrageux avait peur.
Dives. — Le vétérinaire ivre. — Nous emplissons nos gourdes et nous partons. La lune brillait, au loin, au fond de la mer, le phare du Havre ; nous montons la côte de Houlgate et nous nous perdons ; traversée dans un champ, broussailles, mauvais terrains. La lune nous éclairait et nous perdait, les rigoles qu’on ne voyait pas mouillaient le terrain où nous enfoncions ; enfin, après beaucoup de peines et d’efforts, nous parvenons à la grève. — Marée basse, sable brun rouge. La lune, toute basse sur les montagnes derrière nous, prolongeait notre ombre à nos côtés ; elle brillait. Phosphorescence dans les flaques d’eau ; les étincelles filaient des deux côtés de notre soulier quand nous marchions dedans. Nous étions plus silencieux que la nuit et plus sombres qu’elle, car elle était sereine et douce. J’ai eu un instant un épouvantement de la nature, je sentais trop qu’elle m’envahissait ; à peine de temps à autre échangions-nous un « Eh bien, vieux » qui retombait de suite. Quelquefois des ombres grandissaient et des douaniers s’approchaient de nous avec cet air particulier qu’on a quand on s’aborde la nuit. Nous leur demandions si nous étions loin de Trouville. — Barque dans laquelle il y avait des filets. Max était harassé et a songé à la bonne partie de novembre que cette barque-là m’a remise en mémoire. Il y avait cinq ans à même époque, par une nuit chaude aussi, j’allais à pied pour gagner Trouville tout seul. Le jour venait, et j’y allais maintenant ; mais je ne devais pas cette fois y trouver une famille et en remporter une affection ; je devais n’y trouver que des souvenirs et n’en remporter pour le pays lui-même qu’une sorte de haine mouillée.
Lumières du quai. — Lieutenant de douane qui faisait son inspection avec son petit chien qui rôdait. — Marais. Nous roulons dans les joncs, nous arrivons enfin à la lumière du poteau qui reculait toujours. Max reste pendant que je vais réveiller le passager qui se réveille et consent à grande peine à nous passer ; j’ai du mal à me reconnaître sur le quai. J’entre et le père et la mère David ne me reconnaissent pas, il faut me nommer. Est-ce qu’on se reconnaît ? Se reconnaît-on soi-même ! Nous buvons une bouteille de vin, nous mangeons un morceau de fromage de PL. — Cuisine ! fauteuil. — Entre un monsieur en redingote grise et en bottes à l’écuyère.
Le lendemain, politesses de L., promenade à cheval à Bonneville et à Saint-Arnaud : à Bonneville on détruit la vieille maison et on en fait une neuve, autrefois j’y fis une bonne promenade avec Alfred. — Dames auxquelles Max cueille des bouquets. — À Saint-Arnaud, équipages au coin d’une haie. On y a bâti beaucoup de maisons, fait une route ; dans la chapelle, on a découvert un caveau où il y a beaucoup d’ossements et on a réparé le chœur ! Dans l’église, les mêmes arbres, les mêmes piliers quand j’y venais dessiner avec le père Dumée ; ça, au moins, n’a pas changé. En revenant sur la route je reconnais le curé de Toucques « Vous autres, jeunes de Paris, dans vos soupers fins ». En face le parc aux huîtres, char à banc de maître à siège élevé, conduit par quelque vieux général en chapeau de paille, décoré ; mouvement de côté du fouet. — Tout est changé, tout, tout ; j’ai du mal à me retrouver et mon souvenir est effarouché par les mutations de cette même nature à laquelle il se cramponnait. La terre même nous fuit de dessous les pieds ; il n’y a pas que les cœurs qui changent, le sol aussi, les maisons aussi, les pavés aussi. O mon pauvre petit cottage et mes deux autres maisons, comme on vous a éreintés, surtout une, la plus chère. Dans la salle à manger, je revois les tables différentes, c’est maintenant un papier qui représente la Fiancée d’Abydos. Drôle de chose, il me semble qu’autrefois, dans le coin du fond à gauche, le soleil couchant donnait ses rayons rouges ; mon souvenir est bien fidèle pourtant. Est-ce que le soleil aussi aurait changé ? Non, c’était alors réverbération des sables à marée basse, dont la couleur éclairait les carreaux. — Course au chalet. — Notre ami Ulric. Voilà un homme qui, après avoir fait ....., en est revenu au bourgeois le plus convenable ; le bourgeois est donc la fin de tout !
Criquebœuf, nous n’entrons pas ; Villerville que nous traversons seulement. Nous faisons descendre nos chevaux par le chemin des douaniers. — Dîner chez M. Guetier ; promenade le soir (avec eux !) sur la grève ; le lendemain, déjeuner où l’on boit parce qu’il faut boire, et offert parce qu’il avait fallu l’offrir. Mais que c’est triste et bête tout cela ! Comme c’est peu selon le cœur ! Et cette pluie qui tombait et qui a duré toute la journée, comme elle était harmonique, elle, avec le fond de nous !
Honfleur. — Pluie sur les bassins. — Dîner ; je me surpasse dans la composition d’une sauce anglaise. Je retrouve la mine de tous les domestiques que j’avais oubliée, comme le lendemain matin celle de deux canotiers du canot. Reconnaître quelqu’un dont on avait perdu complètement l’idée, c’est retrouver toujours quelque chose de soi-même ; on se dit : tiens, c’est vrai, j’ai eu ça autrefois,… je l’avais perdu, je le regagne. Ah ! Ah !
Dans le canot, curé avec son papier ciré sur son chapeau, froid, malaise ; en vain je tâche de me réchauffer à la chaudière. L’agent comptable de la « Normandie » m’était également sorti de la mémoire ! encore un qui revient ! — La joueuse de harpe et la joueuse de guitare : laideur violente et empoignante de la première ; tout ce que j’ai discerné dans leurs chansons, c’est amour, bonheur, etc. Deux religieuses, près de là, s’en sont allées, sans doute de peur d’être troublées, de se sentir venir à l’esprit des images libidineuses. Ah ! les pauvres filles, ça m’en faisait peu venir, à moi. — Déjeuner. — C’est bizarre, mais je ne me suis pas ennuyé sur notre vapeur.
Entre Caudebec et Duclair (?), je reconnais un endroit, une anfractuosité sur la rive gauche, entre deux mamelons boisés, et je me souviens que, une fois que j’y passai, à un voyage de Pâques, en 1841, avec Caroline, ma mère et Mlle Jane, nous étions là sur le bastingage de gauche causant avec la femme du restaurant et trois jeunes gens qui ont péri au chemin de fer de Meudon. Il faisait froid et était vers 6 heures du soir, au mois d’avril il n’y avait presque personne à bord, c’était un des premiers voyages de la saison.
J’ai repensé à un voyage en bateau à vapeur des Andelys à Rouen avec Alfred : nous étions sales, las et tristes de même, mais alors sans cause ; les voix grêles des deux femmes, le son boiseux de la guitare, le son métallique de la harpe s’en allaient, écrasés par le bruit des roues, par celui de l’eau fendue par la proue ; le mouvement de la vapeur saccadait tout cela.
La Bouille. — Le soir, Max arrange mon trophée, et le lendemain, adieu.
Écrit à Caumont, 28 juillet, mercredi soir, 9 heures et demie à 11 heures. — Il y a un an ; j’étais à Paris : feu d’artifice des fêtes de juillet, vu des hauteurs ; je faisais du sentiment, j’en ressens maintenant, il y a harmonie dans cet anniversaire.
Ce sommaire a été développé par Maxime Du Camp.


  1. Inédit, pages 1 à 18.
  2. Inédit, pages 20 à 22.
  3. Inédit, pages 27 à 29.
  4. Inédit, pages 31 à 34.
  5. Inédit, pages 35 à 36.
  6. Inédit, pages 37 à 64.
  7. Inédit, pages 71 à 73.
  8. Inédit, pages 81 à 96.
  9. Flaubert a utilisé ce texte pour en faire un article spécial : « Les Pierres de Carnac et l’archéologie celtique » qui parut dans l’Artiste, en 1858.
  10. Inédit, pages 107 à 109.
  11. Inédit, pages 116 à 119.
  12. Inédit, pages 133 à 136.
  13. Inédit, pages 137 à 140.
  14. Inédit, pages 150 à 172.
  15. La Vénus s’appelle dans le pays la Vieille Couarde (groah geard).
  16. Inédit, pages 175 à 178.
  17. C’était la propriété du seigneur de Guengot, qui avait tiré les bottes et qui les emportait ainsi que le cheval.
  18. Inédit, pages 186 à 194.
  19. Inédit, pages 203 à 205.
  20. Inédit, pages 221 à 224.
  21. Inédit, pages 227 à 239.
  22. Inédit, pages 255 à 257.
  23. Par contraction de Poulbeuzanneval : marais où fut noyée la bête. (Note du manuscrit de Gustave Flaubert.)
  24. Josselin Frotet, sieur de La Landelle, chez qui les conjurés se donnèrent rendez-vous avant de tenter l’escalade. Voyez dans la coll. des Bénédictins, dom Tallandier, t. II, de l’Histoire civ. et ecclés. de Bretagne, p. 386 et sq. (Note du manuscrit de Gustave Flaubert.)
  25. D’Argentré, Hist. de Bretagne, p. 62. (Note du manuscrit de Gustave Flaubert.)
  26. Inédit, pages 300 à 310.
  27. Inédit, pages 317 à 319.
  28. Il y a quelques années, un étranger vint visiter la chambre de Chateaubriand et écrivit sur la porte des vers d’Hugo ; on n’a pu me dire lesquels. Dès que le propriétaire actuel (le neveu du poète) en eut connaissance, il fit venir de suite un menuisier et les fit enlever au rabot « car il déteste Victor Hugo et son oncle, à l’exception du Génie du Christianisme ». (Rapporté par M. Corvesier lui-même.) (Note du manuscrit de Flaubert.)
  29. Inédit, pages 329 à 332.