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IV

D’UN PACIFISME RÉVOLUTIONNAIRE
QUI COMBAT ET QUI CONSTRUIT


1. — CONTRE UN PACIFISME NÉGATIF[1].

(Lettre à Marianne Rauze.)


Chère Marianne Rauze,

J’ai lu avec une vive sympathie la brochure que vous m’avez envoyée. Votre exposé est lucide et franc. J’aime à vous voir résolument opposée à tout militarisme, sans distinguo de partis. Vous faites une œuvre haute et humaine, en tâchant de grouper tous ceux qui s’opposent à la violence, d’où qu’elle vienne, quelle qu’elle soit.

Voulez-vous me permettre de vous soumettre quelques observations, sur ce qui me paraît manquer à votre doctrine, pour qu’elle prenne une force de conviction universelle :

Elle est trop exclusivement (presque exclusivement) anti — c’est-à-dire négative.

Dans une discussion de portée mondiale que je contais récemment, entre Gandhi et Tagore, à propos de la « Non-Coopération », — Tagore exprimait son éloignement instinctif « de tout ce qui était : « Non ! » — À quoi Gandhi répondait que « l’acte de rejeter n’est pas moins nécessaire que celui d’accepter, et que l’effort humain est fait des deux ». — Cela est juste. Mais le côté négatif (Anti-guerre, Anti-patrie, et toutes leurs applications pratiques : révoltes, grèves, destructions d’armes, etc.) est, dans votre doctrine, presque seul mis en lumière. Sans doute, vous pensez qu’à l’heure actuelle, c’est le plus urgent et le plus nécessaire. Je pense d’une façon différente, et je vais vous dire pourquoi.

Vous sous-estimez beaucoup trop l’adversaire, — la patrie guerrière. Il faut, si l’on veut vaincre, être profondément conscient de sa force, mais estimer impartialement celle de l’adversaire. Je ne parle pas seulement de la force, au sens brutal : celle-ci, en dépit des apparences, serait relativement facile à briser. Je parle de la vraie force, de la force morale.

Or, qu’un homme qui, comme moi, abhorre tout militarisme, qu’un internationaliste convaincu qui a rejeté pour toujours de soi le dogme de la patrie, ose le dire hautement ! La Patrie représente encore, à l’heure actuelle, un idéal puissant ; elle est, pour des millions d’êtres dans tous les pays, une foi brûlante, infiniment plus sincère, plus générale, et plus enracinée que celle des Églises. Si nous en sommes détachés, nous, ne commettons pas l’erreur de ne pas voir qu’elle existe, et qu’en dehors des politiciens et des capitalistes cyniques, sceptiques et éhontés, en dehors des grands troupeaux humains qui suivent servilement, sans comprendre, il y a dans le camp de la patrie une élite morale qui l’aime d’un amour désintéressé, qui croit en elle, comme aux temps anciens on a cru en Christ ! J’ai été et je suis en rapports avec des jeunes hommes de tous les pays : j’ai vu souvent chez eux le patriotisme absorber leurs forces passionnées de sacrifice, leur besoin d’agir pour les autres et de se donner. Il est déplorable que ces forces soient ainsi captées ; mais elles ne sont rien moins que méprisables. Dans une âme bien née, la passion du sacrifice est naturelle, est belle, est bonne, est saine en soi. Bien loin de la combattre, il faut la cultiver, mais en la tournant vers l’objet le plus haut et le plus pur.

C’est là que doit être la tâche positive des opposants à la patrie et à la guerre. À l’ancien idéal il faut opposer l’idéal nouveau, et ne pas craindre de le faire flamber dans le cœur des hommes d’aujourd’hui, de toutes les flammes de la foi nouvelle.

Vous semblez avoir peur, dans votre livre, du mot de foi, du mot d’âme : vous vous excusez (p. 139) d’employer ce dernier. Mes chers amis, que l’âme existe ou non, « hoc signo vinces », vous ne vaincrez que si vous agissez comme si elle existait, comme si vous étiez sûrs de l’éternité.

Car vous n’êtes pas, dans la lutte qui s’engage, une majorité de nombre (p. 120) et de la raison contre une minorité immorale. Vous êtes une élite, une minorité morale, contre une majorité où s’allient intérêts et dévouements, mensonges et foi morale. Vos forces de simple raison raisonnante ne suffiraient pas si vous n’y ajoutiez les forces surhumaines qui sont en nous, la foi dans les valeurs éternelles, dans la fraternité des êtres et dans l’amour. Il n’y a pas besoin d’un Dieu extérieur à nous, ou d’une idole, pour avoir la foi. (Mais il faut la foi.) Le divin est en nous, — en nous, Humanité : éveillez-le !

Il ne s’agit pas de nous leurrer, mes amis. Une foi nouvelle, comme celle que nous représentons — la fraternité humaine, l’Unité des vivants — n’arrive jamais à la victoire, avant de longues épreuves, des sacrifices, des martyres. Prenez bien garde de ne pas vous engager dans cette voie, si vous ne les envisagez pas d’un regard viril, avec une joie héroïque ! Ne dites pas : « Il n’y a qu’à proclamer notre vérité ; et les murs de l’ennemi s’écrouleront. » Dites que vous souffrirez. Mais ayez assez de foi en la grande cause de la Réconciliation et de l’Entr’aide humaine, pour être capables de souffrir pour elle et d’être heureux.

Le plus urgent et le plus nécessaire aujourd’hui est donc l’éveil de cette foi.

Et cette foi doit se prouver, dès à présent, — non par de simples négociations, des refus, — mais par des actes positifs de fraternité effective (à la façon des quakers au cœur large, mais avec un esprit plus large encore et plus libre) :

1o Aide apportée aux victimes actuelles de l’odieux état de choses, de « la guerre qui continue » — dans tous les pays — et de préférence dans les pays qu’on appelle ennemis, afin de mieux prouver la fraternité humaine, — particulièrement en cette heure, aux malheureux d’Allemagne qui meurent lentement de froid et de faim (souscriptions, enfants d’Allemagne reçus dans des familles françaises, etc.)[2].

2o Aide effective offerte à la communauté française. À la place du service militaire, instituer un service civil (voir les projets actuellement adoptés ou proposés en Scandinavie, Hollande, Suisse)[3] — non pas un service civil en temps de guerre, mais dès à présent en temps de paix — et non pas pour des œuvres qui soient susceptibles de se rattacher, directement ou indirectement à la guerre, mais pour des œuvres d’utilité et de charité publique : contre les épidémies et les calamités de la nature, pour des travaux de reconstruction ou d’assainissement, etc. Si le service pour le meurtre et la mort doit être rejeté, il faut établir à sa place un service pour la vie et le bien de nos frères d’un pays et de tous les pays. Selon quelles modalités ? À vous de le chercher ! Mais on ne comprendrait pas une doctrine qui se refuserait à des sacrifices pour une cause inhumaine, sans s’offrir à d’autres sacrifices pour une cause humaine. C’est par ces sacrifices, et par eux seuls, que vous gagnerez le respect et, peu à peu, l’adhésion du monde.

R. R.



2. — APPEL POUR L’ENTR’AIDE FRANCO-ALLEMANDE[4].


Les peuples sont le jouet de la politique et de la finance ; et malheureusement, ils ne sont pas encore assez organisés pour mettre fin à ce sinistre jeu d’antagonismes et de tractations véreuses qui les ruinent également. Car qui ne sait les honteux marchés de l’heure actuelle, où la victoire comme la défaite sont devenues une affaire pour les hommes de proie des deux pays ?

Mais si nous n’avons pas réussi encore, en France et en Allemagne, à former, ainsi qu’en Angleterre, un puissant parti d’opinion éclairée et de presse indépendante, qui contrôle de près les gouvernements et renverse leurs louches combinaisons, nous disposons au moins d’une force de protestation qui peut se faire entendre au delà des frontières. Même contraints de subir une funeste politique, nos deux peuples ont le pouvoir et ils ont le devoir de proclamer qu’ils la désapprouvent, de condamner publiquement les actes d’oppression et d’excitations haineuses, par lesquels on tâche de maintenir entre eux une désunion profitable à leurs seuls exploiteurs nationaux. Surtout, ils ne doivent négliger aucune occasion d’affirmer leur solidarité dans la peine et les ruines de la monstrueuse catastrophe, où ils se sont trouvés jetés l’un contre l’autre, les yeux bandés. Il n’est, pour réparer de tels maux, qu’une parole magique : l’Entr’aide. Sa valeur n’est pas seulement dans les secours matériels que les peuples meurtris peuvent se rendre. Elle est, plus encore, dans le réconfort moral qu’ils y puiseront, pour leur relèvement. Ce qui a flétri l’âme européenne, ce qui, depuis les années de guerre, pèse obscurément sur le cœur des deux peuples, — et non moins du vainqueur que du vaincu — ce qui les empêche de reprendre goût à la vie, à l’effort, à l’espoir, — c’est la méfiance mutuelle, la rancune, le soupçon avilissant. Les deux victimes ajoutent à leur malheur, en se le reprochant. Amis, — amis de France et d’Allemagne, — allégeons-le plutôt, en le partageant ! Ne perdons plus notre temps en récriminations vaines sur le passé, mais tâchons que l’avenir soit plus clair pour nos fils ! Un champ de travail immense réclame tous nos bras. À l’œuvre, tous, en commun !




3. — LA VOLONTÉ DE PAIX.

(Message à « la Volonté de Paix »[5].)


Mes amis,

Je prends part à votre commémoration. J’associe ma volonté à votre volonté de Paix. Vous voulez la Paix. Nous voulons la paix. Ils veulent tous la paix, à présent !… Jusqu’à ce bon M. Coolidge et à ses partenaires… Quel succès !… Mais je suis un peu inquiet. Est-ce que nous voulons tous la même paix ?

Permettez à un vieil ami de la paix, qui l’a été pendant la guerre, et qui, depuis qu’il observe les hommes et la politique, a appris, non sans risques, à savoir ce que valent les mots et les choses, de vous faire part de certaines de ses expériences !…

Ce n’est pas tout de vouloir la paix. Il faut vouloir aussi les conditions de cette paix. Et d’abord, il faut les connaître.

De quelle paix s’agit-il ? Est-ce de cette paix, fille des batailles, que les généraux d’un pays vainqueur établissent sur les autres pays, après les avoir vaincus, foulés aux pieds et dépouillés ? Est-ce de celle qui, depuis des siècles, constamment défaite, refaite, et redéfaite, a mis dans les mains de deux ou trois États d’à présent un bon tiers de la terre et de son exploitation, bêtes et gens et biens (les biens surtout, les gens ne comptent guère) ?… En ce cas, je crains fort qu’une telle paix ne nécessite un état de guerre perpétuel, car elle est elle-même un état de guerre, elle est une paix de la force, et elle ne durera que ce que durera la force chargée de la garder. En quoi donc vous servirait-il de la proclamer, et d’exiger l’abolition des armées ? Ce serait un non-sens dans les termes : car cette paix est, comme le Dominus Deus Sabaoth, une paix des armées. Il faut bien qu’elle reste armée.

J’ai entendu, jadis, un grand businessman dire avec bonhomie ce mot, qui manque un peu de délicatesse, mais non point de bon sens : « En affaires, on ne peut pas à la fois manger et dormir. Il faut choisir… » Une paix qui mange et qui veut absorber une partie du monde, ne peut pas s’offrir le luxe de dormir à l’abri du souci.

La grande crise de ce temps, voyez-vous, n’est pas seulement une crise politique, économique et sociale. Elle est en fin de compte, une crise morale, une crise de la conscience du monde. Nous nous trouvons à un tournant de l’humanité, où il faut choisir entre deux idéaux : l’idéal de l’avenir et l’idéal du passé. Or, l’un n’est pas encore mûr, et l’autre est plus que mûr, il commence à mourir. Nous voyons se débattre le mourant. Nous entendons vagir l’enfant. Et entre l’un et l’autre, nous ne pouvons nous décider. Cela se comprend ; les deux voix qui nous parlent sont également respectables, ce sont des voix de la piété. Et pourtant, mes amis, il faudra se décider.

L’idéal qui s’en va est la Patrie nationale, qui veut être et rester la première, qui entend maintenir, coûte que coûte, sa suprématie « über alles !… »

L’idéal qui vient est la Patrie humaine, qui demande à toutes les nations, de se consentir des sacrifices mutuels, afin de s’harmoniser et de coopérer au grand œuvre commun : la maîtrise de la Nature par le genre humain.

Il faut choisir entre eux. Et le choix ne se satisfait point d’une décision des lèvres, d’une de ces sonores et redondantes professions de foi, comme s’en gargarisent les premiers ténors ou les basses profondes de notre Grand Opéra Politique, la « Société des Nations », où le chœur bien dressé répète : « Marchons ! Marchons ! » confortablement assis dans son : « J’y suis, j’y reste. Ah ! comme j’y suis donc bien !… »

Messieurs, il faut marcher. Il faut briser avec un passé, certainement vénérable, mais qui a fait suffisamment ses preuves de sa malfaisance et de son incapacité sanglante !

Je suis bien loin de dire qu’il faut aimer moins notre vieille patrie nationale. Je dis qu’on doit l’aimer plus, mais l’aimer mieux, — vouloir que sa puissance repose sur la justice, plutôt que sur la force, sur le respect moral plus que sur l’« Oderint dum metuant ! » (« Qu’ils haïssent, pourvu qu’ils craignent ! ») qui est restée la maxime secrète de tous nos gouvernements. Je demande qu’elle comprenne enfin ses véritables intérêts, qui ne sont point de léser ceux des autres peuples de la terre, en accroissant sans cesse ses conquêtes, mais plutôt, de les restreindre, en sachant se limiter solidement à ce qui est son droit vrai et vital, et en accordant celui-ci avec le droit des autres, grands et petits, afin d’établir ensemble une stable harmonie.

Je dis que le verbe nouveau, l’impératif catégorique des temps qui viennent, qui sont venus, est : Coopération. Coopération entière, sans compromis, avec les autres nations. Coopération loyale et franche, entre toutes les races non seulement d’Europe, mais d’Asie et du reste du monde, avec tous ces peuples que nous avons conquis, et à qui nous osons prétendre, en les exploitant, que nous sommes venus apporter la civilisation, alors que tels d’entre eux ont une civilisation plus ancienne et plus haute que la nôtre. Notre intérêt éclairé, qui est d’accord avec la justice, nous enseigne que, dans le monde nouveau, prodigieusement grandi, où se réveillent les énergies d’immenses peuples, qui paraissaient endormis depuis des siècles, une France diminuée en nombre, et grande surtout par l’esprit, sera plus forte par l’amitié des peuples libres ou libérés par elle, dont elle aura reconnu, respecté et défendu les droits, que par le corset de fer de ses armées et de ses flottes, voire de ses alliances, incertaines, instables, dangereuses, que la poussée de l’avenir proche fera éclater.

Je réclame donc de vous — de nous tous — non pas une simple « volonté de paix », mais (« qui veut la fin, veut les moyens ») une volonté ferme et vigoureuse de coopération loyale, à ciel ouvert, avec les États d’Europe et du monde. Et pour commencer, il faut mettre fin aux agissements occultes de nos diplomates. Les démocraties d’aujourd’hui ont conservé les systèmes de gouvernement des anciennes autocraties : traités secrets, dictatures de fait assumées sans mandat par les premiers commis effrontés de nos Affaires étrangères, qui s’arrogent le droit de vendre leurs peuples, ainsi que ces principicules allemands du xviiie siècle qui vendaient leurs sujets, — en les engageant à leur insu, dans les futures coalitions, sur tous les champs de bataille de la terre, de la mer et des airs. Finissons-en avec ces crimes de droit public, qui sont des crimes de droit commun ! Ne tolérons plus ces trahisons ! Aux compères qui vous disent : « Le secret est indispensable en diplomatie », je réponds : « Oui, aussi longtemps que durera le système actuel d’impérialismes rivaux et jaloux, qui se patelinent les uns les autres, en cherchant à se filouter. »

Mais du jour où commencerait d’exister une vraie coopération, vraiment voulue, entre les peuples d’Europe et du reste du monde, une pareille diplomatie qui triche ses peuples, en cachant les cartes sous le tapis vert, ne serait plus seulement une inutilité, elle deviendrait une forfaiture.

Assez de mots ! On vous nourrit de l’odeur des plats de Droit, de Paix, de Liberté. Il est grand temps que vous preniez les plats, et que vous y goûtiez. Démocraties, règnes du peuple seulement en nom, quand vous déciderez-vous à l’être en fait ?

Vous voulez la Paix ? Commencez donc par reprendre possession de votre volonté ! À cette heure même, qui l’exerce, en votre nom ? Les hommes mêmes qui ont fait la guerre ! Rien n’est changé dans le personnel qui vous gouverne. Si vous voulez la Paix dans le monde, il faut vouloir des représentants qui veulent la paix. La Paix sans feinte, les mains tendues, non dans les poches, les mains unies, et se partageant également le grand labeur de l’humanité. La paix fraternelle des Travailleurs !



4. — LETTRE À GÉRARD DE LACAZE-DUTHIERS
SUR LE PACIFISME ET LA PAIX[6].


Mon cher Lacaze-Duthiers,

J’ai reçu une lettre de la Revue littéraire et artistique, me demandant de faire partie d’une « Union des intellectuels pacifistes ».

Je vous prie de m’excuser si j’ai résolu de ne plus faire partie d’aucune association idéologique. Toutes les expériences que j’en ai faites m’ont laissé seulement le regret d’y être entré. Car le confusionisme presque fatal de ceux qui y participent conduit très rapidement à des expressions ou à des actes en complet désaccord avec ma propre pensée.

Le « pacifisme » et la « paix » sont aujourd’hui des termes qui prêtent particulièrement à des équivoques. Nous voyons des partis et des hommes les plus suspects s’en emparer. Tout mot exige une définition précise. Il y en a, pour le mot « paix », autant que de paix différentes. Si « paix » signifie : « paix de Versailles », acceptation fructueuse par les Français de ses injustices, de ses crimes et de ses profits, je dis : « Je suis l’ennemi de cette paix ». — Si « paix » signifie : faire, ou laisser faire obstacle au progrès social, acheter les privilèges d’une classe bourgeoise intellectuelle par l’écrasement ou l’étouffement d’une classe ouvrière, je dis : « Je suis l’ennemi de cette paix », etc. — Je vous fais grâce de la suite. Ce pourrait être une litanie.

Le mot de paix est un bonnet qui couvre trop de têtes différentes. Je préfère rester tête nue. J’ai défendu la paix, en France, quand c’était un crime d’en parler. Je suis demeuré fidèle à cette paix ; mais elle n’est pas celle de la plupart des « pacifistes » français ; et de récentes expériences m’ont convaincu que la meilleure façon de la défendre serait, pour moi, de la défendre en dehors de toute ligue ou association, — en indépendant que je suis.



5. — IL FAUT REVISER LES TRAITÉS.


I[7]


J’adresse mon salut fraternel à tous ceux et à toutes celles qui, réunis ici ce soir, ont pris à cœur la tâche difficile, souvent ingrate, de réveiller l’opinion publique, trop habituée dans les démocraties à se décharger des responsabilités et des soucis publics sur ses gouvernements et à attendre d’eux, à l’heure actuelle, le Désarmement et la Paix Internationale. Les gouvernements doivent sans cesse être tenus en main par ceux qui les ont élus. Et si les gouvernants sont loyaux, leur intérêt même est de s’appuyer sur une opinion forte et éclairée ; elle seule leur donne le point d’appui et l’énergie nécessaire pour lutter contre les blocs énormes d’égoïsmes coalisés par les puissances nouvelles de l’Argent, qui constituent aujourd’hui, comme l’a nommé un des plus courageux pacifistes allemands, « l’Internationale sanglante des armements ».

Il nous faut donc sans relâche remuer l’opinion des peuples engourdis, leur dénoncer les menées secrètes, la conspiration permanente contre le désarmement, qui, de plus en plus, réussit à introduire ses complices aux sièges les plus élevés des gouvernements. Si l’ancien cri : «  Caveant consules ! » ne suffit plus, si les consuls trahissent ou sont devenus impuissants à veiller, que le peuple veille lui-même : « Caveant populi ! »

Ce n’est pas tout. Nous parlons beaucoup de désarmement et nous avons réussi à en faire pénétrer l’écho au fond des masses. Mais que ce ne soit pas seulement un écho, un bruit de mots ! Il ne suffit pas de répéter : « Paix ! Paix ! » On dirait des troupeaux qui bêlent. Leurs bêlements n’attendrissent pas le boucher… La paix n’est pas un thème à variations vocales. Elle doit être réalisée. Et pour être réalisée, il faut qu’elle soit réalisable.

Une paix basée sur le statu quo politique, économique et social de l’Europe et du monde présents est une cruelle illusion et un non-sens. L’état de choses instauré par les traités de victoire en 1919, et aggravé, depuis, par les aberrations des politiciens, est un état de violence et d’injustice permanent, qui ne peut matériellement se prolonger sans catastrophe : car, pour les deux tiers de l’Europe, il est une cause permanente de souffrances, une plaie béante qui s’envenime ; et l’infection gagnera nécessairement tout le reste du corps, toute l’Europe, le monde entier.

Je souscris aux paroles récentes du sénateur américain Borah, président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, recevant, au Capitole de Washington, les journalistes français et américains qui accompagnaient Pierre Laval :

« Le désarmement de l’Europe ne sera possible que dans la mesure où le statut territorial sera rendu équitable et conforme aux aspirations des peuples. »

Il faut reviser les traités. La difficulté et les dangers de la tâche ne doivent pas nous arrêter. Ce qui est nécessaire doit être exécuté, — exécuté sans retard. Le plus grave danger est de remettre au lendemain la tâche dangereuse d’aujourd’hui. Car le danger se capitalise, et il devient vite écrasant. Quand le feu a pris dans la maison, ce n’est pas demain qu’il faut aller chercher les pompes… Au feu ! Et tous, formons la chaîne !

J’aurais bien davantage à dire : car je ne pense pas que l’incendie ne soit allumé que d’un seul côté ; et ce n’est pas le seul statut politique de l’Europe qui est à reviser ; il faudra bien reviser aussi le statut social. C’est l’organisation actuelle de la société qui est génératrice du déséquilibre monstrueux, dont le produit est, sous nos yeux, ces Internationales capitalistes des armements, dont je dénonce — après tant d’autres ! — la griffe enfoncée sur les gouvernements.

Mais à chaque heure suffit sa peine. Pour celle d’aujourd’hui qui nous rassemble, unissons-nous pour imposer aux gouvernements la voix impérieuse des peuples qui leur crient :

« Nous voulons vivre ! Désarmez ! Les armements, c’est la mort… Désarmez ! La paix sociale est à ce prix. »



6. — IL FAUT REVISER LES TRAITÉS.


II[8]


Je ne crois pas au succès de la Conférence du Désarmement. Je ne crois pas à la possibilité de ce succès. Je ne crois même pas que les États représentés à la Conférence désirent sérieusement ce succès. Leur seul objet, à la Conférence, est de ménager l’opinion des peuples, longtemps dupée, mais qui commence à s’éveiller ; ils vont leur jeter, une fois de plus, de la poudre d’idéalisme aux yeux.

Le désarmement n’est possible qu’entre puissances qui ont abdiqué leurs motifs de peur et de haine. A-t-on rien fait pour abolir ceux-ci ?

Croit-on qu’une Europe, dont les deux tiers ont signé, le genou du vainqueur sur la poitrine, des traités de contrainte brutale, qui les ont matériellement déchirés et moralement ulcérés, puisse désarmer sincèrement ? Elle ne le pourra jamais avant qu’une loyale révision des traités, faits d’un commun accord, ait cherché non seulement l’apaisement des rancunes et des souffrances, mais la réorganisation d’une Europe qui puisse vivre : car l’Europe qu’ont charcutée les vainqueurs, sur la table d’opération de Versailles et de Trianon, ne peut pas vivre. Une Hongrie, une Bulgarie, surtout une Autriche, (pour ne parler que de celles-ci), telles qu’elles sont sorties de leurs mains, font penser à ces monstres sans visage, sans bras, sans jambes, sans sexe, chefs-d’œuvre de la chirurgie des champs de bataille. Que des hommes politiques, des diplomates, aient pu se livrer à cette boucherie dérisoire, c’est un crime non seulement contre les nations vaincues et mutilées, mais contre les vainqueurs, contre l’Europe et contre leurs propres pays : car les explosions du désespoir qui en seront les fatales conséquences ébranleront jusqu’aux fondements la puissance matérielle et morale des vainqueurs qui ont abusé de la victoire. Qu’ils ne comptent pas que quinze ans d’impunité établissent une prescription ! Il n’est jamais de prescription pour un état de choses contre nature. Plus il se prolonge, plus il s’infecte.

J’ai dit vingt fois que le salut de la France et de l’Europe ne peut venir que de l’initiative franche et hardie des vainqueurs — et en premier lieu, du plus puissant : la France — à rechercher loyalement, dans un Conseil de toutes les nations, les erreurs funestes des traités qu’ils ont imposés et les moyens de les réparer ou de les atténuer, en arbitrant les conflits qui rongent l’Europe malsaine d’après-guerre. Je le redis, sans grand espoir d’être écouté.

Alors, la parole sera à la Dikê — la dure Loi de Justice immanente à l’histoire. Les destins de l’Europe ne pèseront pas lourd dans ses mains. Je crains qu’on ne distingue plus, après qu’elle aura passé, entre vainqueurs et vaincus. Tous vaincus… « Etiam periere ruinæ… »



7. — IL FAUT REVISER TOUT L’ORDRE SOCIAL[9].


J’apporte mon salut cordial à la Conférence libre du Désarmement, où je compte tant de vieux compagnons de combat pour la paix. — (Je lie étroitement ces deux mots : « paix » et « combat », car il s’agit d’un rude combat.) — Nous nous connaissons depuis trop longtemps pour avoir besoin d’échanger, une fois de plus, entre nous, des paroles de fervente et platonique protestation contre l’écrasant état de choses, fait de violence et de mensonge, sous lequel gît l’Europe fiévreuse et mutilée, rescapée de la dernière guerre. Nous avons assez de fois dénoncé l’hypocrisie de la paix non pas seulement armée, mais qui ne cesse d’accroître ses armements, la conspiration permanente contre le désarmement, qui a ses agents dans les rangs mêmes des gouvernements — allons plus loin ! — qui a ses agents dans cette pseudo-Société des Nations, dont la faiblesse lamentable et confinant à la trahison ne s’est jamais plus honteusement étalée que dans la périlleuse crise actuelle et dans le conflit sino-japonais.

Ce que nous devons rechercher ici, ce sont les moyens de lutter contre ces ennemis de la paix, dont les pires sont, pour chaque peuple, les ennemis non du dehors, mais du dedans. Et je m’excuse par avance si les conclusions où j’arriverai doivent heurter les croyances traditionnelles ou les convictions raisonnées de nombre d’entre vous : je dis les miennes ; chacun de nous peut se tromper. Nous nous devons la vérité.

Nous serons d’accord, je pense, (du moins la plus grande part d’entre nous), sur ce point de départ, que nul Désarmement des peuples et des armées n’est possible, sans au moins deux principales conditions préalables : 1o la révision des traités de 1919 ; 2o le désarmement imposé aux profiteurs des armements. Et je motiverai sommairement ces deux conditions.

1o Les traités d’injustice et de violence, imposés à Versailles et à Trianon, maintiennent encore aujourd’hui les deux tiers de l’Europe matériellement déchirés et moralement ulcérés, sous la contrainte du vainqueur. Tant que le vainqueur — (et c’est nous) — se refuse à les réviser, il s’oblige par cela même à maintenir sa cuirasse monstrueuse qui l’écrase en le protégeant, et à accroître sans cesse ses armements qui seuls forcent la soumission du monde. J’ai dit, j’ai redit, j’ai répété encore en janvier dernier, qu’il y avait urgence à ce que la France prît l’initiative de cette révision, si elle voulait s’en assurer quelque bénéfice : car de toute façon, cette révision sera, se fera, ou avec elle, ou contre elle. Et depuis, les événements nous ont donné cruellement raison. Nous avons eu l’humiliation — le soufflet asséné à la face de la France par l’Italie fasciste, qui, beaucoup moins par raison politique que par sournois machiavélisme, nous a volé cette initiative et s’en est fait attribuer l’honneur par les peuples vaincus d’Europe, dont elle cherche à grouper la clientèle contre nous. Lourde défaite, qui sera suivie de beaucoup d’autres, et qui, si la France, réveillée, ne forçait la main à ses incapables gouvernants, mènerait la France à l’isolement et à l’encerclement fatal, pareil à celui de l’Allemagne avant 1914. Nous y marchons.

2o La seconde condition préalable est beaucoup plus grave encore. De criminelles puissances industrielles vivent et s’engraissent, sur notre sol, comme sur celui de l’Allemagne et d’autres États, — sont grasses des armements et des morts. Des profiteurs de toutes les guerres, en ce moment même, ici, en France, vendent indifféremment la mort à la Chine et au Japon, la vendront demain à l’U.R.S.S. et contre l’U.R.S.S., comme ils l’ont vendue pendant la guerre de 1914 et à nos armées et à nos ennemis. Il n’est plus un de nous qui ne le sache, — et demain, il faut qu’il n’y ait plus un homme, plus un enfant de France et d’Allemagne qui ne le sache : le pire ennemi de la paix n’est pas aujourd’hui le nationalisme halluciné de quelques millions de dégénérés et d’attardés, comme les Hitlériens d’Allemagne (chaque pays a les siens), — mais l’internationalisme capitaliste de quelques groupements bancaires et industriels, qui organisent et exploitent la guerre, n’importe quelle guerre, ici ou là, comme une affaire à gros rendements. Car les hallucinés du nationalisme militaire ne sont plus que des masses aveugles qu’on mène, à coups de journaux et d’opinion fabriquée ; — mais les vendeurs et profiteurs de la mort sont ceux qui fabriquent aujourd’hui l’opinion, qui ont acheté les journaux, et qui tiennent en bride les gouvernements.

Ces deux conditions préalables étant posées : révision des erreurs et des injustices des traités ; désarmement imposé aux puissances financières qui administrent les armements, — sachons en mesurer les difficultés, l’énormité de l’adversaire, et froidement évaluer les forces que nous avons à lui opposer.

En toute sincérité, pensons-nous que nos voix d’intellectuels indépendants (ils n’ont jamais été légion, ils le sont moins que jamais) et les bonnes volontés de quelques milliers — mettons de quelques millions de braves gens qui nous écoutent, trop passivement, suffisent à faire tomber, par une procession de conférences autour d’elles, les murailles de Jéricho ? Il s’agit, non pas seulement d’ébranler, mais de soulever et d’armer l’opinion d’un peuple. Le pouvons-nous, avec nos armes actuelles ? Nos armes actuelles, c’est le suffrage universel. Nous allons voir ce qu’il va donner ! En ce moment, se livre le combat des élections. Quel qu’en soit le résultat, bonnes gens, mes compagnons, attendez-vous que l’état des choses en soit vigoureusement transformé, (comme il est indispensable à présent : car il ne s’agit plus de mettre des emplâtres sur des bobos, il faut opérer vite et profond le cancer) ? Or, quelques changements que les élections amènent dans le personnel du Parlement, vous imaginez-vous sérieusement que l’un ou l’autre des partis aura la force — qu’il aura même la volonté — de crever l’abcès, d’extirper toutes ces tumeurs issues de la guerre, de juguler ces grandes puissances meurtrières de l’industrie lourde et des armements, et d’imposer la révision du statut politique qui est le terrain malsain sur lequel elles prospèrent ?

Pour moi, je ne le pense absolument pas. Nous connaissons trop les chefs des partis parlementaires en présence, pour nourrir l’espoir qu’il y ait en eux l’élan d’un héroïque rajeunissement. Et quant au pouvoir de l’élite intellectuelle indépendante, depuis quinze ans que je m’efforce de la rassembler, j’ai appris le peu qu’elle est, le peu qu’elle peut, isolée comme elle le fait, des couches profondes du pays. Je l’ai écrit à plusieurs de mes amis qui sont ici : « Contre l’insolente, la meurtrière « liberté », que revendique ironiquement et que soutire à tous les États, contraints, forcés ou achetés, le commerce international des armes, — contre l’Internationale des gaz et des canons, les intellectuels ne peuvent rien, ils ne sont rien, s’ils n’en appellent au monde du travail, aux ouvriers des usines, des arsenaux et des chantiers, pour déclencher, à l’heure dite, le grand Refus, la grève générale et non point passive, mais active. Or c’est, en fait (inutile de se faire illusion !) le premier pas de la Révolte sociale. Il faudra bien en arriver là, si l’on ne se résigne à voir l’Europe asservie par les Comités de l’industrie lourde et des produits chimiques, les trusts de l’huile et de l’acier, qui font les guerres à volonté. Aucune action profonde et durable pour la paix entre les peuples n’est possible, tant que persiste un état social que domine le grand capital des industries et des banques. C’est tout l’état social qu’il faut changer.

Je sais les conséquences redoutables de cette constatation. Je ne vois pas les moyens d’y échapper. Il y a deux ans, en septembre-octobre 29, eut lieu à Lyon le Congrès international des membres de « la Réconciliation ». Vous savez à quel point cette élite spirituelle, profondément christianisée, affiliée aux organisations des « Amis » (des Friends), est éloignée de toute violence politique et sociale. Elle est le champion le plus convaincu des doctrines de la Non-Acceptation gandhiste. Dans ces journées de Lyon se trouvaient là des personnalités de premier plan, dont plusieurs sont des vôtres ici : Roger Baldwin, Henri de Man, André Philip, le prof. Siegmund-Schultze, de Berlin ; Marcel Auvert. Or, ils sont arrivés à des Déclarations d’une importance considérable dans l’histoire de la pensée chrétienne et sociale : car elles aboutissent à la reconnaissance de la lutte de classes et à la nécessité d’y prendre part dans les rangs des opprimés, — le système social actuel constituant, selon leur juste et rude définition, une « agression capitaliste ».

Je vous demande la permission de vous en lire quelques extraits :

« Nous, membres de la Réconciliation, réunis en Congrès à Lyon… sommes unis dans la conviction :

1o que le système économique actuel est incompatible avec les principes d’un ordre social véritablement chrétien ;

2o que la lutte de classes est un fait dans lequel, que nous le voulions ou non, chacun de nous est impliqué, — que, comme chrétiens, nous devons prendre position…

3o que notre société actuelle est puissamment organisée dans l’intérêt d’une classe privilégiée, et qu’il convient donc de considérer, dans le conflit des classes, le système capitaliste comme l’agresseur. Donc, comme membres de la Réconciliation, nous nous sentons contraints, chaque fois qu’il sera possible, de donner notre appui aux individus, groupes et organisations prolétariennes qui luttent contre l’oppression et contre l’exploitation sociale ;

4o que notre méthode consiste à encourager tous les moyens possibles de lutte non violente, etc. »

Or, si des hommes aussi pénétrés que ceux-ci du grand esprit chrétien de paix et d’amour, ont dû, instruits par les expériences sociales, en venir à cette dure, mais saine constatation, — vous, ici, resterez-vous en arrière ? vous fermerez-vous les yeux sur l’incapacité de l’intelligence bourgeoise à agir efficacement aujourd’hui sur le terrain social, si elle ne se met en liaison étroite de pensée et d’action avec le travail ouvrier ? Où cette alliance doit-elle nous mener ? Ce n’est plus le temps de louvoyer. Je le dis nettement : à un changement radical, à une Révolution de la société. La question n’est plus si ce changement doit ou ne doit pas être. La question est uniquement, par quels moyens, par quelle tactique, ce changement doit s’opérer, de la façon la plus sûre et la plus prompte : car le maintien de la société actuelle est impossible. Il est mortel. À vous de décider, si vous croyez pouvoir vous inspirer de l’exemple de l’Inde organisée dans son mouvement du Satyagraha par Gandhi, ou de celui de l’Union des Républiques Socialistes Soviétiques ! Quoi qu’il en soit, je pose le dilemme : Ou la résistance active et effective de tout un peuple organisé, au sens gandhiste ; ou le soulèvement organisé du travail manuel et intellectuel. De toute façon, la justice sociale doit s’accomplir. Elle seule imposera le Désarmement réel et la Paix.



8. — LE PACIFISME ET LA RÉVOLUTION[10].


Au moment où la Ligue Internationale des Combattants de la Paix va s’assembler en un congrès, pour discuter, comme il est nécessaire après une expérience de deux années, ses principes et ses moyens d’action, mon devoir de président d’honneur de la Ligue est de lui rappeler que je lui ai posé, par lettre ouverte du 12 juillet 1932 à Victor Méric, publiée dans la Patrie Humaine, trois questions essentielles, auxquelles il n’a pas été répondu.

Je me vois obligé de les renouveler en les précisant : car nous ne pouvons plus accepter d’équivoque sur les directives d’une action, qui peut d’un jour à l’autre devenir nécessaire.

Je lis dans les statuts de la Ligue, republiés par Méric, dans le Bulletin officiel de la L. I. C. P. encarté dans la P. H. du 11 au 18 mars, les déclarations de principe que voici :

« La Ligue place le pacifisme au-dessus de tout… »

« Quand on adhère à la L. I. C. P. on prend ses responsabilités pour lutter sur un terrain unique : celui du pacifisme. »

Méric affirme, d’un ton peut-être trop absolu, que ces déclarations qui font partie de la charte de la Ligue sont intangibles, et que, « sous aucun prétexte », il n’est permis d’y porter atteinte. J’estime, tout au contraire, que rien n’est intangible devant la raison et l’expérience, et que ces principes, qui n’ont jamais été sérieusement discutés par l’assemblée plénière, doivent être examinés par elle, à la lumière des faits que nous avons observés, pendant ces deux ans de la vie de la Ligue.

En ce qui me concerne, je ne trouve point que ces déclarations, que je viens de citer, abstraites et massives, tiennent assez de compte des nécessités et des devoirs de la réalité — nécessités et devoirs, aussi bien individuels que sociaux, aussi bien matériels que moraux.

Je pose, à titre d’exemples, quatre questions types :

1o Si la liberté individuelle, si la vie est menacée, instituez-vous le règne du pacifisme absolu, qui veut la non-résistance à la violence imposée, ou la résistance pure de l’esprit sans violence effective ?

2o Si, personnellement, ayant réussi à vous tenir à l’abri, vous voyez les populations de votre pays livrées aux horreurs d’une invasion, — ou, plus précisément, à la destruction probable de villes ou de régions par les flottes aériennes, — conseillerez-vous aux victimes, ou à ceux qui sont en danger de l’être, la même attitude de non-résistance et de pacifisme absolu ? Sinon, que leur conseillerez-vous ?

3o Si (et ce n’est plus une hypothèse) si une classe sociale, si un peuple ouvrier, sont broyés par la force sans scrupules et sans frein d’un coup d’État fasciste, comme en Italie, en Allemagne (et l’exemple s’étend), — conseillerez-vous aux écrasés, la tactique ou la morale des bras croisés ? Sinon, que leur conseillerez-vous ?

4o Si (et ceci n’est même plus un événement exceptionnel, mais un état de choses permanent, et nous en sommes tous complices) si le gouvernement qui nous représente exerce sur des pays conquis, sur des races asservies, une exploitation dégradante et meurtrière, si la communauté nationale dont nous faisons partie bénéficie de ces crimes, et si les exploités, si les peuples excédés se révoltent, leur conseillerons-nous notre « pacifisme » d’exploiteurs, l’acceptation patiente ? Ou que leur conseillerons-nous ? Dirons-nous : « C’est trop loin ! Occupons-nous de nous et que chacun fasse de même ! Chacun pour soi ! »

Je ne puis croire que ce soit là votre pensée, ou celle d’une majorité d’entre vous. S’il en était ainsi, je me séparerais sur-le-champ de la Ligue. Je ne puis pas admettre que la Ligue limite ses préoccupations au salut individuel, sous quelque forme qu’on le conçoive, soit sous les formes plus nobles de l’Objection de conscience morale ou religieuse, soit sous les formes plus basses du sauve-qui-peut égoïste. Je trouve naturel que ces préoccupations existent et qu’on en tienne compte. Mais si elles prétendaient être exclusives et se désintéresser du salut social, de la protection de la communauté humaine, elles seraient honteusement insuffisantes, et je les taxerais d’indignité.

Le pacifisme ne saurait, sans démoralisante abdication, être « placé au-dessus de tout », — au-dessus des luttes désespérées des exploités et des opprimés : il ne serait pas neutre, — il n’y a point de neutres en face de l’oppression. Ou l’on est contre elle, ou on est pour elle, on est complice. Il faut choisir. Il est trop facile de se proclamer « contre toutes les guerres ». Vous ne pouvez mettre dans le même sac les opprimés et les oppresseurs.

Je vous demande de dire nettement de quelle façon vous envisagez :

1o Les luttes fatales du prolétariat contre impérialistes et fascistes, la Révolution nécessaire ;

2o Les soulèvements inévitables des peuples asservis, l’indépendance armée des colonies.

Quelle sera votre attitude, votre ligne d’action, à leur égard ?

Vous pouvez préconiser telle ou telle tactique, celle de Gandhi : la Non-Acceptation non violente organisée, ou celle de Lénine, la Révolution avec toutes les exigences d’action qu’elle comporte pour substituer à l’état actuel de la société un État nouveau plus juste et plus humain. Mais il vous est interdit de vous dérober à la question. Elle s’imposera à vous, demain, dans le feu et les fumées sanglantes de l’action. Vous laisser prendre à l’improviste, sans avoir arrêté vos plans, serait vous condamner à la défaite — non pas glorieuse — mais abjecte des pacifistes de 1914, errants et aberrants sans direction. Fixez vos plans !

Je sais que ce ne peut être sans discussions orageuses, qui risquent de briser l’unité de votre mouvement. Car, pour parler franc, les volontés les plus contradictoires se trouvent actuellement associées sous l’étiquette commune de pacifisme. Je n’attache aucun prix à une pareille unité qui repose sur la confusion. Avant que les faits se chargent de la rompre, dans des conditions d’affolement qui seraient mortelles, je crois plus sain et plus honnête que les camps d’esprit différents s’affrontent, dans les discussions du congrès, et que s’opère, s’il le faut, mais loyalement, la scission. Des minorités qui savent clairement ce qu’elles veulent, ce qu’elles peuvent, et qui sont d’accord pour l’exécuter jusqu’au bout, sont beaucoup plus fortes que des majorités troubles qui n’ont jamais voulu faire franchement le jour dans leur chaos. Nous en avons eu trop d’exemples, dans la France pendant la guerre et dans l’Allemagne de ces derniers mois.

Osez être franchement, au grand jour, ce que vous êtes ! Affirmez nettement votre ligne d’action.

Pour ce qui est de moi, j’affirme la mienne. Je mets au-dessus de tout la défense des opprimés par l’état social, et leurs efforts pour réaliser une société nouvelle, — la défense de la révolution sociale et des peuples exploités, et j’appelle à leur secours les forces alliées des non-violents organisés, des objecteurs de conscience, et du prolétariat armé.

Une telle déclaration sortant de la stricte neutralité exigée par la Présidence d’honneur de votre Ligue, à l’heure où celle-ci va se décider entre des directions diverses, je vous remets ma démission, en vous remerciant du grand honneur que vous m’avez fait, et je rentre dans le rang, — mais à la place que m’impose ma conviction : à l’extrême-gauche de l’action.

R. R.


  1. 23 novembre 1923. — Postface à un livre de Marianne Rauze : L’Antiguerre, 1923.
  2. Comme corollaire à cette suggestion d’aide à l’Allemagne, alors en proie à la misère, on lira plus loin un « Appel pour l’Entr’aide franco-allemande ». On trouvera, dans le volume : Quinze ans de Combat, d’autres Appels pour secourir les enfants d’Allemagne, et quelques mots sur l’opposition à laquelle, en France, ils se heurtèrent.
  3. La plus remarquable de ces organisations est le Service Civil International, fondé et dirigé, en Suisse, par Pierre Cérésole. — Depuis cette date de 1923, sa bienfaisante activité s’est fait connaître hors des frontières, et notamment en France, où il est venu en aide aux populations du Midi, éprouvées par les inondations. Actuellement, il agit même en dehors d’Europe, aux Indes, où il travaille à réparer les destructions du grand tremblement de terre de 1934. — (Note de 1935.)
  4. Adressé à la section française de la Ligue internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté (janvier 1924).
  5. Publié dans le journal de Madeleine Vernet, La Volonté de Paix, no 5, octobre-novembre 1928.
  6. 15 janvier 1932.
  7. Message lu au meeting pour le Désarmement, organisé à Genève, le 30 octobre 1931, par la Ligue Internationale des Femmes pour la Paix et la Liberté.
  8. Réponse de janvier 1932 à l’enquête instituée sur le Désarmement, par L’Effort, journal d’action sociale ouvrière, à Lyon.
  9. Message du 23 avril 1932 à la Conférence libre du Désarmement, à Paris.
  10. Adresse du 15 mars 1933 au Congrès National de Pâques de la Ligue Internationale des Combattants de la Paix.