Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/18

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 306-312).

Comment un grand clerc de Angleterre vouloit arguer contre Pantagruel, & fut vaincu par Panurge.

Chapitre XVIII.



En ces mesmes iours un grandissime clerc nommé Thaumaste ouyant le bruyt & renommée du sçavoir incomparable de Pantagruel vint du pays de Angleterre en ceste seule intention de veoir icelluy Pantagruel & le congnoistre, & esprouver si tel estoit son sçavoir comme en estoit la renommée. Et de faict arrivé à Paris se transporta vers l’hostel dudict Pantagruel qui estoit logé à l’hostel sainct Denys, & pour lors se pourmenoit par le iardin avecques Panurge, philosophant à la mode des Peripateticques. Et de premiere entrée le voyant tressaillit tout de peur, le voyant si grand & si gros : puis le salua, comme est la façon, courtoysement luy disant :

Bien vray est il ce que dit Platon le prince des philosophes, que si l’ymage de science & sapience estoit corporelle & spectable es yeulx des humains, elle exciteroit tout le monde en admiration de foy. Car seulement le bruyt d’icelle espandu par l’air, s’il est receu es oreilles des studieux et amateurs d’icelle, qu’on nomme Philosophes, ne les laisse dormir ny reposer à leur ayse, tant les stimule & embrase de acourir au lieu, & veoir la personne, en qui est dicte science avoir estably son temple, et depromer les oracles. Comme il nous feut manifestement demonstré en la Reyne de Saba, qui vint des limites d’Orient & mer Persicque pour veoir l’ordre de la maison du saige Salomon & ouyr sa sapience. En Anacharsis qui de Scythie alla iusques en Athenes pour veoir Solon. En Pythagoras, qui visita les Vaticinateurs Memphiticques. En Platon qui visita les Mages de Egypte & Architas de Tarente, & en Apollonius Tyraneus qui alla iusques au mont Caucasus, passa les Scythes, les Massagetes, les Indiens, transfeta le vaste fleuve de Physon, iusques es Brachmanes, pour veoir Hiarchas. Et en Babyloine, Chaldée, Mede, Assyrie, Parthie, Syrie, Phoenice, Arabie, Palestine, Alexandrie, iusques en Ethiopie, pour veoir les Gymnosophistes.

Pareil exemple avons nous de Tite Live, pour lequel veoir et ouyr plusieurs gens studieux vindrent en Rome, des fins limitrophes de France & Hespaigne.

Je ne me ause pas recenser au nombre & ordre de ces gens tant parfaictz : mais bien ie veulx estre dit studieux, & amateur, non seulement des letres, mais aussi des gens letrez.

De faict ouyant le bruyt de ton sçavoir tant inestimable, ay delaissé pays, parens, maison, & me suis icy transporté, riens ne estimant la longueur du chemin, l’attediation de la mer, la nouveaulté des contrées, pour seullement te veoir, & conferer avecques toy d’aulcuns passaiges de Philosophie, de Magie, de Alkymie, & de Caballe, desquelz ie doubte, & ne m’en puis contenter mon esprit, lesquelz si tu me peulx souldre, ie me rens des à present ton esclave moy & toute ma posterité : car aultre don ne ay ie que assez ie estimasse pour la recompense.

Je les redigeray par escript et demain le feray assavoir à tous les gens sçavans de la ville, affin que devant eulx publicquement nous en disputons.

Mais voicy la maniere comment ientens que nous disputerons. Ie ne veulx point disputer, pro et contra, comme font ces folz sophistes de ceste ville & d’ailleurs. Semblablement ie ne veulx point discuter en la maniere des Academicques par declamations, ny aussi par nombres, comme faisoit Pythagoras, & comme voulut faire Picus Mirandula à Rome. Mais ie veulx disputer par signes seulement, sans parler : car les matieres sont tant ardues que les parolles humaines ne seroient suffisantes à les explicquer à mon plaisir.

Par ce il plaira à ta magnificence de soy y trouver, ce sera en la grande salle de Navarre à sept heures de matin.

Ces parolles achevées, Pantagruel luy dist honnorablement. Seigneur, des graces que Dieu m’a donné, Ie ne vouldroys denier à nully en departir à mon povoir : car tout bien vient de luy de lassus, & son plaisir est que soit multiplié quand on se trouve entre gens dignes ydoines de recepvoir ceste celeste manne de honneste sçavoir. Au nombre desquelz par ce que en ce temps, comme ià bien apperçoy, tu tiens le premier ranc. Ie te notifie que à toutes heures tu me trouveras prest à obtemperer à une chascune de tes requestes, selon mon petit povoir. Combien que plus de toy ie deusse apprendre que toy de moy, mais comme as protesté nous confererons de tes doubtes ensemble, et en chercherons la resolution, iusques au fond du puis inespuisable au quel disoit Heraclite estre la vérité cachée. Et loue grandement la maniere d’arguer que as proposée, c’est assavoir par signes sans parler : car ce faisant toy & moy, nous nous entendrons, & serons hors de ces frappemens de mains, que font ces sophistes quand on argue : alors qu’on est au bon de l’argument. Or demain ie ne fauldray à me trouver au lieu et heure que me as assigné : mais ie te pry que entre nous n’y ait point de tumulte, & que ne cherchons point l’honneur ny applausement des hommes, mais la serenité seule.

À quoy respondit Thaumaste, Seigneur : dieu te maintienne en sa grace te remerciant de ce que ta haulte magnificence tant se veult condescendre à ma petite vilité. Or a dieu iusques à demain. À dieu dist Pantagruel.

Messieurs vous aultres qui lisez ce present escript, ne pensez pas que iamais il y eut de gens plus elevez & transportez en pensée, que furent tout celle nuyct, tant Thaumaste que Pantagruel. Car ledict Thaumaste dist au concierge de l’hostel de Cluny, auquel il estoit logé, que de sa vie ne s’estoit trouvé tant alteré comme il estoit celle nuyct. Il m’est (disoit il) advis que Pantagruel me tient à la gorge : donnez ordre que beuvons ie vous prie, et faictes tant que ayons de l’eaue fresche pour me guarguariser le palat.

De l’aultre cousté Pantagruel entra en la haulte game & de toute la nuyct ne faisoit que ravasser apres

Le livre de Beda de numeris & signis,
Le livre de Plotin de inenarrabilibus,
Le livre de Proclus de magia,
Les livres de Artemidoras perionirocriticon
De Anaxagoras peri semion
Dynarius peri aphaton,
Les livres de Philistion,
Hipponax peri anecphoneton, ung tas d’aultres, tant que Panurge luy dist.

Seigneur laissez toutes ces pensées & vous allez coucher : car ie vous sens tant esmeu en voz espritz, que bien tost tomberiez en quelque fiebvre ephemere par cest exces de pensement : mais premier beuvant vingt & cinq ou trente bonnes foys retirez vous et dormez à votre aise, car de matin ie respondray et argueray contre monsieur l’Angloys, & au cas que ie ne le mette ad meta non loqui, dictes mal de moy. Voire mes (dist Pantagruel) mon amy Panurge, il est merveilleusement sçavant, comment luy pourras tu satisfaire ?

Tresbien, respondit Panurge, Ie vous pry n’en parlez plus, et m’en laissez faire, y a il homme tant sçavant que sont les diables ?

Non vrayement dist Pantagruel, sans grace divine speciale.

Et toutesfoys, dist Panurge, iay argué maintesfoys contre eulx, et les ay faictz quinaulx et mys de cul. Par ce soyez asseuré de cet Angloys, que ie vous le feray demain chier vinaigre devant tout le monde.

Ainsi passa la nuyct Panurge à chopiner avecques les paiges et iouer toutes les aiguillettes de ses chausses à primus & secundus, ou à la vergette. Et quand ce vint à l’heure assignée il conduysit son maistre Pantagruel au lieu constitué. Et hardiment qu’il n’y eut petit ny grand dedans Paris qu’il ne se trouvast au lieu : pensant, ce diable de Pantagruel, qui a convaincu tous les Sorbonicoles, à cest heure aura son vin : car cest Angloys est un aultre diable de Vauvert, nous verrons qui en gaignera.

Ainsi tout le monde assemblé, Thaumaste les attendoit. Et lors que Pantagruel & Panurge arriverent à la salle, tous ces grymaulx, artiens, & intrans commencerent à frapper des mains, comme est leur badaude coustume, mais Pantagruel s’escrya à haulte voix, comme si ce eust esté le son d’ung double canon, disant.

Paix de par le diable paix, par dieu coquins si vous me tabustez icy, ie vous coupperay la teste à trestous.

À laquelle parolle ilz demourent tous estonnez comme cannes, & ne osoient seulement tousser, voire eussent ilz mangé quinze livres de plume. Et feurent tant alterez de ceste seule voix qu’ilz tiroient la langue demy pied hors de la gueule : comme si Pantagruel leur eust gorge sallé.

Lors commença Panurge à parler disant à l’Angloys. Seigneur tu es icy venu pour disputer contentieusement de ces propositions que tu as mis, ou bien pour apprendre & en sçavoir la verité ?

À quoy respondit Thaumaste. Seigneur, aultre chose ne me ameine sinon bon desir de apprendre & sçavoir ce, dont iay doubté toute ma vie, & n’ay trouvé ny livre ny homme qui me ayt contenté en la resolution des doubtes que iay proposez. Et au regard de disputer par contention, ie ne le veulx faire, aussi est ce chose trop vile, et la laisse à ces maraulx de Sophistes.

Doncques dist Panurge, si moy qui suis petit disciple de mon maistre monsieur Pantagruel, te contente & te satisfoys en tout et par tout, ce seroit chose indigne d’en empescher mondict maistre, par ce mieulx vauldra qu’il soit cathedrant, iugeant de noz propos, & te contentent au parsus, s’il te semble que ie ne aye satisfaict à ton studieux desir.

Vrayement, dist Thaumaste, c’est tresbien dit. Commence doncques.

Or notez, que Panurge avoit mis au bout de sa longue braguette ung beau floc de soye rouge, blanche, verte, & bleue, & dedans avoit mis une belle pomme d'orange.