Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/14

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 282-288).

Comment Panurge racompte la maniere comment il eschappa de la main des Turcqs.

Chapitre XIIII.



Le iugement de Pantagruel fut incontinent sceu et entendu de tout le monde, & imprimé à force, & redigé es Archives du Palays, en sorte que tout le monde commença à dire :

Salomon qui rendit par soubson l’enfant à sa mere, iamais ne monstra tel chef d’œuvre de prudence comme a faict ce bon Pantagruel, nous sommes heureux de l’avoir en ce pays.

Et de faict l’on le voulut faire maistre des resquestes, & president en la court : mais il refusa tout, les remerciant gracieusement :

Car il y a (dist il) trop grand servitude à ces offices, & à trop grand peine peuvent estre saulvez ceulx qui les exercent, veu la corruption des hommes. Mais si avez quelque bon poinsson de vin, voulentiers ien recepvray le present.

Ce qu’ilz firent voulentiers, & luy envoyerent du meilleur de la ville, & beut assez bien. Mais le pouvre Panurge en beut vaillament, car il estoit exime comme ung harang soret. Aussi alloit il du pied comme ung chat maigre. Et quelqu’ung l’admonesta en disnant, disant.

Compere tout beau, vous faictes rage de humer.

Je donne au diesble ! (dist il). Tu n’as pas trouvé tes petitz beuvreaux de Paris, qui ne beuvent en plus q’un pinson et ne prenent leur bechée sinon qu’on leurs tape la queue à la mode des passereaux. Ô, compaing, si je montasse aussi bien comme je avalle, je feusse desjà au dessus la sphere de la lune avecques Empedocles ! Mais je ne sçay que diable cecy veult dire : ce vin est fort bon et bien delicieux, mais plus j’en boy, plus j’ay de soif. Je croy que l’ombre de Monseigneur Pantagruel engendre les alterez, comme la lune faict les catharres.

À quoy se prindrent à rire les assistans. Ce que voyant Pantagruel, dist. Panurge, qu’est ce que avez à rire ?

Seigneur (dist il) ie leur contoys, comment ces diables de Turcqs sont bien malheureux de ne boire point de vin. Si aultre mal n’y avoit en l’Alchoran de Mahumet, encores ne me mettroys ie pas de la foy.

Mais or me dictes comment, dist Pantagruel, vous eschappates de leurs mains ?

Par dieu seigneur, dist Panurge, ie ne vous en mentiray de mot. Les paillards Turcqs mes avoient mys en broche tout lardé, comme ung connil, car iestoys tant exime que aultrement de ma chait eust esté fort maulvaise viande, pour me faire roustir tout vif. Et ainsi comme ilz me roustissoient, ie me recommandoys à la grace divine, ayant en memoire le bon sainct Laurent, et tousiours esperoys en Dieu, qu’il me delivreroit de ce torment, ce qui fut faict bien estrangement. Car ainsi que me recommandoys bien de bon cueur à dieu, cryant. Seigneur Dieu ayde moy. Seigneur Dieu saulve moy. Saigneur Dieu oste moy de ce torment, auquel ces traitres chiens me detiennent, pour la maintenance de ta foy. Le roustisseur s’endormyt par le vouloir divin, ou bien de quelque bon Mercure qui endormit cautement Argus qui avoit cent yeulx. Quand ie vy qu’il ne me tournoit plus en routissant, ie le regarde, & voy qu’il s’endort, ainsi ie prens avecques les dens ung tyson par le bout, où il n’estoit point bruslé, & vous le gette au gyron de mon routisseur, & ung aultre le gette le mieulx que ie peuz soubz un lict de camp, qui estoit aupres de la cheminée, où y il avoit force paille. Incontinent le feu se print à la paille, et de la paille au lict, et du lict au solier qui estoit embrunché de sapin faict à quehues de lampes. Mais bon fut, que le feu que ie avoys getté au gyron de mon paillard routisseur luy brusla tout le penil & se prenoit aux couillons, sinon qu’il n’estoit point tant punays qu’il ne le sentit plus tost que le iour, & debouq estourdy se levant crya à la fenestre tant qu’il peult dal baroth, dal baroth, qui vault autant à dire comme, au feu, au feu : et vint droict à moy pour me getter du tout au feu, et desià avoyt couppé les cordes dont on m’avoit lyé les mains, & il couppoit les lyens des pieds, mais le maistre de la maison ouyant le cry du feu, & en sentant la fumée de la rue où il se pourmenoit avecques quelques aultres Baschatz & Musaffiz, courut tant qu’il peult y donner secours & pour emporter ses bagues. De pleine arrivée il tyre la broche ou iestoys embroché, et tua tout roidde mon routisseur, dont il mourut là par faulte de gouvernement ou aultrement : car il luy passa la broche ung peu au dessus du nombril vers le flan droict, & luy percea la tierce lobe du foy, & le coup haussant luy penetra le diaphragme et par atravers la capsule du cueur luy sortit la broche par le hault des espaules entre les spondyles & l’omoplate senestre. Vray est que en tirant la broche de mon corps ie tumbe à terre pres des landiers, & me fys ung peu de mal à la cheute, toutesfoys non pas grand : car les lardons soustindrent le coup. Puis voyant mon Baschaz, que le cas estoit desesperé, et que la maison estoit bruslée sans remission, et tout son bien perdu, se donna à tous les diables, appelant Grilgoth, Astaroth, & Rapallus par neuf foys.

Quoy voyant ieuz de peur pour plus de cinq solz, craignant les diables viendront à ceste heure pour emporter ce fol icy, seroient ilz bien gens pour m’emporter aussi ? Ie suis ià demy rousty, mes lardons seront cause de mon mal : car ces diables icy sont fryans de lardons, comme vous avez l’auctorité du Philosophe Iamblicque & Murmault en l’apologie de bossutis & contrefactis per Magistros nostros, mais ie fys le signe de la croix, cryant agyos, athanatos, ho theos, et nul ne venoit. Ce que congnoissant mon villain Baschaz se vouloit tuer de ma broche, & s’en percer le cueur : et de faict la mist contre sa poitrine, mais elle ne povoit oultre passer car elle n’estoys pas assez agée, & poussoit tant qu’il povoit, mais ne proffitoit riens.

Alors ie m’en vins à luy, disant. Missaire bougrino tu pers icy ton temps : car tu ne te tueras iamais ainsi, mais bien te blesseras quelque hurte, dont tu languiras toute ta vie entre les mains des barbiers : mais si tu veulx ie te tueray icy tout franc en sorte que tu n’en sentiras rien, & m’en croys : car ien ay tué bien d’aultres qui s’en sont bien trouvez.

Ha mon amy (dist il) ie t’en prie, & ce faisant ie te donne ma bougette, tien voylà, il y a six cens seraph dedans, et quelques dyamens et rubys en perfection.

Et où sont ilz ? dist Epistemon. Par sainct Iehan, dist Panurge, ilz sont bien loin s’ilz sont tousiours. Acheve, dist Pantagruel, ie te pry que nous saichons comment tu acoustras ton Baschaz.

Foy d’homme de bien, dist Panurge, ie n’en mens de mot. Ie le bende d’une meschante braye que ie trouve là demy bruslée, & vous le lye rustrement pieds & mains de mes cordes, si bien qu’il n’eust sceu regimber : puis luy passe ma broche à travers la gargamelle, et aussi le pendys acrochant la broche à deux gros crampons, qui soustenoient des alebardes. Et vous atise ung beau feu au dessoubz & vous flamboys mon milourt comme on faict des harans soretz à la cheminée, puis prenant sa bougette & ung petit iavelot qui estoit sur les crampons m’en fuys le beau galot. Et dieu sçait comme ie sentoys mon espaule de mouton. Quand ie fuz descendu en la rue, ie trouvay tout le monde qui estoit acouru au feu à force d’eau pour l’estaindre. Et me voyans ainsi à demy rousti eurent pitié de moy naturellement, & me getterent toute leur eau sur moy, et me refraischirent ioyeusement, ce que me feist fort grand bien, puis me donnerent quelque peu à repaistre, mais ie ne mangeoys gueres : car ilz ne me bailloient que de l’eau à boire à leur mode. Et aultre mal ne me firent. Sinon ung villain petit Turcq bossu par devant, qui furtivement me crocquoit mes lardons, mais ie luy baillys si vert dronos sur les doigs à tout mon iavelot qu’il n’y retourna pas deux fois. Et une ieune Tudesque, qui m’avoit aporté ung pot de mirobalans emblicz confictz à leur mode, laquelle regardoit mon pouvre haire esmoucheté, comment il s’estoit retiré au feu : car il ne me alloit plus que iusques sur les genoulx. Or ce pendant qu’ilz se amusoient à moy, le feu triumphoit ne demandez pas comment à prendre en plus de deux mille maisons, tant que quelqu’ung d’entre eulx l’avisa & s’escrya, disant. Ventre Mahom toute la ville brusle, & nous amusons icy. Ainsy chascun s’en va à sa chascuniere. De moy ie prens mon chemin vers la porte. Quand ie fuz sur un petit tucquet qui est aupres, ie me retourne arriere, comme la femme de Loth, & vys toute la ville bruslant comme Sodome & Gomorre dont ie fuz tant ayse que ie me cuyde conchier de ioye, mais dieu m’en punit bien.

Comment ? dit Pantagruel.

Ainsi que ie regardoys en grand liesse ce beau feu et me gabelant, et disant. Ha pauvres pusses, ha pauvres souritz, vous aurez mauvais hyver, le feu est en vostre paillier, sortirent plus de six cens chiens gros et menutz tous ensemble de la ville, fuyans le feu. Et de premiere venue accoururent droict à moy, sentant l’odeur de ma paillarde chair à demy roustie, et me eussent devoré à l’heure, si mon bon ange ne m’eust point inspiré me enseignant un remede bien oportun contre le mal des dens. Et à quel propous (dist Pantagruel) craignois tu le mal des dens ? N'estois tu guery de tes rheumes ? Pasques de soles (responsdit Panurge) est il mal de dens plus grand, que quand les chiens vous tenent aux iambes ? Mais soudain ie me aduise de mes lardons, & les leur gettoys au meillieu d'entre eulx, & chiens d'aller, & se entrebattre l'ung l'aultre à belles dentz, à qui auroit le lardon. Par ce moyen me laisserent, & ie les laisse aussi se pelaudant l'ung l'aultre, & ainsi eschappe gaillard & dehayt, & vive la roustisserie.