Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/28

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 350-355).

Comment Pantagruel eut victoire bien estrangement des Dipsodes, & des geans.

Chapitre XXVIII.



Apres tous ces propos Pantagruel appella leur prisonnier & le renvoya, disant. Va t’en à ton roy en son camp, et luy dys nouvelles de ce que tu as veu, & qu’il delibere de me festoyer demain sur le midy : car incontinent que mes galleres seront venues, qui sera de matin au plus tard. Ie luy prouveray par dix huyct cens mille combatans et sept mille geans tous plus plus grans que tu ne me veoys, qu’il a faict follement & contre raison de affaiblir ainsi mon pays. En quoy faingnoit Pantagruel qu’il eust son armée sur mer. Mais le prisonnier respondit qu’il se rendoit son esclave & qu’il estoit content de iamais ne retourner à ses gens, mais plus tost combatre avecques Pantagruel contre eulx, & pour dieu qu’ainsi le permist. À quoy Pantagruel ne voulut consentir, ains luy commanda que partist de là briesvement & allast ainsi qu’il avoit dict : & luy bailla une boette pleine de Euphorbe & de grains de Coccognide confictz en eau ardente en forme de compouste, luy commandant la porter à son roy & luy dire que s’il en povoit manger une once sans boire, qu’il pourroit à luy resister sans peur. Adonc le prisonnier le supplya à ioinctes mains qu’à l’heure de la bataille il eust de luy pitié, dont luy dist Pantagruel. Apres que tu auras annoncé à ton roy, metz tout ton espoir en dieu, & il ne te delaissera point. Car de moy encores que soye puissant comme tu peuz veoir, & aye gens infiniz en armes, toutesfois ie n’espere point en ma force, ny en mon industrie : mais toute ma fiance est en dieu mon protecteur, lequel iamais ne delaisse ceulx qui en luy ont mys leur espoir & pensée.

Ce faict, le prisonnier luy requist que touchant sa ranson il luy voulut faire party raisonnable. À quoy respondist Pantagruel, Que sa fin n’estoit de piller ny ransonner les humains, mais de les enrichir & reformer en liberté totalle.

Va t’en (dist il) en la paix du Dieu vivant : & ne fuiz iamais maulvaise compaignie, que malheur ne te advienne.

Le prisonnier party, Pantagruel dist à ses gens. Enfans iay donné à entendre à ce prisonnier que nous avons armée sur mer, ensemble que nous ne leur donnerons l’assault que iusques à demain sur le midy, à celle fin qu’eulx doubtans la grande venue de gens, cette nuyct se occupent à mettre en ordre & soy remparer : mais en ce pendant mon intention est que nous chargeons sur eulx environ l’heure du premier somme.

Mais laissons icy Pantagruel avecques les Apostoles. Et parlons du roy Anarche & de son armée. Quand doncques le prisonnier fut arrivé il se transporta vers le Roy, et luy compta comment il estoit venu ung grand geant nommé Pantagruel qui avoit desconfit & faict roustir cruellement tous les six cens cinquante & neuf chevaliers, & luy seul estoit saulve pour en porter les nouvelles. Davantaige avoit charge dudict geant de luy dire qu’il luy aprestast au lendemain sur le midy à disner : car il se deliberoit de le envahir à ladicte heure. Puis luy bailla celle boette ou estoient les confictures. Mais tout soubdain qu’il en eut avallé une cueillerée il luy vint un tel chauffement de gorge avecques ulceration de la luette, que la langue luy pela. Et pour le remede ne trouva allegement quiconques sinon de boire sans remission : car incontinent qu’il ostoit le goubelet de la bouche, la langue luy brusloit. Par ainsi l’on ne faisoit que luy entonner vin avecques un embut.

Ce que voyans les capitaines Baschatz, & gens de garde, gousterent desdictes drogues pour esprouver si elles estoient tant alteratives : mais y leur en print comme à leur Roy. Et tous se mirent si bien à flaconner, que le bruyt en vint par tout le camp, comment le prisonnier estoit de retour, & qu’ilz debvoient avoir au lendemain l’assault, & qu’à ce ià se preparoit le roy & les capitaines ensemble les gens de la garde, & ce par boire à tyrelarigot. Parquoy un chascun de l’armée se mist à martiner, chopiner, & tringuer de mesmes. Somme ilz beurent si bien, qu’ilz s’endormirent comme porcz sans nul ordre parmy le camp.

Maintenant retournons au bon Pantagruel, & racomptons comment il se porta en cest affaire. Partant du lieu du Trophée, print le mast de leur navire en sa main comme un bourdon, & mist dedans la hune deux cens trente & sept poinsons de vin blanc d’Aniou du reste de Rouen, & atacha à sa ceincture la barque tout pleine de sel aussi aysement comme les lansquenettes portent leurs petitz panerotz. Et ainsi se mist à chemin avecques ses compaignons. Et quand il fut pres du camp des ennemys, Panurge luy dist. Seigneur voulez vous bien faire ? Devallez ce vin blanc d’Aniou de la hune, & beuvons icy à la Bretesque. À quoy se condescendit voulentiers Pantagruel, et beurent si bien qu’il n’y demoura la seule goutte des deux cens trente & sept poinsons excepté une ferriere de cuir bouilly de Tours que Panurge emplyt pour soy : Car il l’appeloit son vademecum, et quelques meschantes baissieres pour le vinaigre. Apres qu’ilz eurent bien tiré au chevrotin, Panurge donna à manger à Pantagruel quelque diable de drogues composées de lithontripon, nephrocatarticon, coudinar cantharidizé et aultres especes diureticques.

Ce faict Pantagruel dist à Carpalim, Allez vous en la ville en gravant comme ung rat la muraille, comme bien sçavez faire, et leur dictes qu’à heure presente ilz sortent & donnent sur les ennemys tant roiddement qu’ilz pourront : & ce dit, descendez vous en, prenant une torche allumée, avecques laquelle vous mettrez le feu dedans toutes les tentes & pavillons du camp : et ce faict, vous cryerez tant que pourrez de vostre grosse voix, & partez dudict camp.

Voire mais, dist Carpalim, seroit ce pas bon que ie enclouasse toute leur artillerie ?

Non non, dist Pantagruel, mais bien mettez le feu en leur pouldres.

À quoy obtemperant Carpalim partit soubdain & fist comme avoit esté decreté par Pantagruel, & sortirent de la ville tous les combatans qui y estoient. Et lors qu’il eut mys le feu par les tentes & pavillons, passoit legierement par sur eulx sans qu’ilz en sentissent rien tant ilz ronfloient & dormoient parfondement. Il vint au lieu où estoit l’artillerie & mist le feu en leurs munitions, (mais ce feust le dangier) le feu fut si soubdain qu’il cuyda embrazer le pauvre Carpalim. Et n’eust esté sa merveilleuse hastiveté, il estoit fricassé comme un cochon : mais il departit si roidement qu’un carreau d’arbaleste ne vole pas plustost. Quant il fut hors des tranchées il s’escrya si espovantablement, qu’il sembloit que tous les diables feussent deschainés. Auquel son s’esveillerent les ennemys, mais sçavez vous comment ? aussi estourdys que le premier son de matines, qu’on appelle en Lussonoys, frotte couille.

Ce pendant Pantagruel commença à semer le sel qu’il avoit en sa barque, et par ce qu’ilz dormoient la gueule baye & ouverte, il leur en remplit tout le gouzier, tant que ces pouvres haires toussissoient comme regnards, cryans.

Ha Pantagruel, tant tu nous chauffes le tizon.

Mais tout soubdain print envie à Pantagruel de pisser, à cause des drogues que luy avoit baillé Panurge, & pissa parmy leur camp si bien & copieusement qu’il les noya tous : & y eut deluge particulier dix lieues à la ronde. Et dit l’histoire, que si la grand iument de son pere y eust esté & pissé pareillement, qu’il y eust eu deluge plus enorme que celluy de Deucalion : car elle ne pissoit foys qu’elle ne fist une riviere plus grande que n’est le Rosne. Ce que voyans ceulx qui estoient issuz de la ville, disoient.

Ilz sont tous mors cruellement, voyez le sang courir.

Mais ilz y estoient trompez, pensans de l’urine de Pantagruel que feust le sang des ennemys : car ilz ne le veoyent sinon au lustre du feu des pavillons & quelque peu de clarté de la lune. Les ennemys apres soy estre reveillez voyans d’ung cousté le feu en leur camp, & l’inundation & deluge urinal, ne sçavoient que dire ny que penser. Aulcuns disoient que c’estoit la fin du monde & le iugement final, qui doibt estre consommé par le feu : les aultres, que les dieux marins, Neptune, Protheus, Tritons, aultres, les persecutoient : & de faict c’estoit eau marine & salée.

Ô qui pourra maintenant racompter comment se porta Pantagruel contre les troys cens geans. Ô ma muse, ma Calliope, ma Thalye, inspire moy à ceste heure, restaure mes esperitz : car voicy le pont aux asnes de Logicque, voicy le trebuchet, voicy la difficulté de pouuoir exprimer l’horrible bataille qui fut faicte. À la mienne volunté que ie eusse maintenant ung boucal du meilleur vin que beurent oncques ceulx qui liront ceste histoire tant veridicque.