Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/27

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 345-349).

Comment Pantagruel erigea un Trophée en memoire de leur prouesse, & Panurge un aultre en memoire des levraulx. Et comment Pantagruel de ses petz engendroit les petiz hommes, & de ses vesnes les petites femmes. Et comment Panurge rompit un gros baston sur deux verres.

Chapitre XXVII.



Devant que partons d’icy, dist Pantagruel, en memoire de la prouesse que avez presentement faict ie veulx eriger en ce lieu ung beau Trophée. Adoncques ung chascun d’entre eulx en grand liesses & petites chansonnettes villaticques dresserent ung grand boys, auquel y pendirent une selle d’armes, ung chamfrain de cheval, des pompes, des estrivieres, des esperons, ung haubert, ung hault appareil asseré, une hasche, ung estoc d’armes, ung gantelet, une masse, des goussetz, des greues, ung gorgery, & aussi de tout appareil requis à ung Arc triumphal ou Trophée. Puis en memoire eternelle escrivit Pantagruel le dicton victorial, comme s’ensuyt.

Ce fut icy que apparut la vertuz
De quatre preux & vaillans champions,
Qui non d’harnoys, mais de bon sens vestuz
Comme Fabie, ou les deux Scipions,
Firent six cens soixante morpions
Puissans ribaulx, brusler comme une escorce :
Prenez y tous roys, ducz, rocz, & pions
Enseignement, que engin mieulx vault que force.
Car la victoire
Comme est notoire,
Ne gist qu’en heur.
Du consistoire,
Où regne en gloire
Le hault seigneur,
Vient, non au plus fort ou greigneur :
Mais à qui luy plaist, com fault croire :
Doncq a & chevance & honneur
Cil qui par foy en luy espoire.

En ce pendant que Pantagruel escrivoit les carmes susdictz Panurge emmancha en ung grand Pal les cornes du chevreul, & la peau, & le pied droict de devant d’iceluy. Puis les oreilles de troys levraulx, & le rable d’ung lapin, les mandibules d’ung lieure, les aesles de deux bitars, les piedz de quatre ramiers, une guedofle de vinaigre, une corne où ilz mettoient le sel, leur broche de boys, une lardouere, ung meschant chaudron tout pertuisé, une breusse où ilz saulsoient, une saliere de terre, & ung goubelet de Beauvoys. Et en imitation des vers & Trophée de Pantagruel escrivit ce que s’ensuyt.

Ce fut icy, que à l’honneur de Bacchus
Fut bancqueté par quatre bons pyons :
Qui gayement, tous mirent abaz culz
Soupples de rains comme beaux carpions :
Lors y perdit rables & cropions
Maistre levrault, quand chascun si efforce :
Sel & vinaigre, ainsi que Scorpions
Le poursuyvoient, dont en eurent l’estorce.
Car l’inventoire
D’un defensoire
En la chaleur,
Ce n’est qu’à boire
Droit et net, voire
Et du meilleur :
Mais manger levrault, c’est malheur
Sans de vinaigre avoir memoire :
Vinaigre est son ame & valeur,
Retenez le en point peremptoire.

Lors dist Panstagruel. Allons enfans, c’est trop musé icy à la viande : car à grand peine voit on arriver, que grans bancqueteurs facent beaux faictz d’armes. Il n’est umbre que d’estandart, il n’est fumée que de chevaulx, & n’est clycquetis que de harnoys. À ce commencza Epistemon soubrire, & dist.

Il n'est umbre que de cuisine, fumee que de pastez, & clicquetys que de tasses.

À quoy respondit Panurge. Il n’est umbre que de cuysine. Il n’est fumée que de tetins, & n’est clycquetis que de couillons. Puis se levant fist un pet, un sault, & un sublet, & crya à haulte voix ioyeusement : vive tousiours Pantagruel.

Ce voyant Pantagruel en voulut autant faire, mais du pet qu’il fist, il engendra plus de cinquante mille petitz hommes nains & contrefaictz : & d’une vesne engendra autant de petites femmes acropies comme vous en voyez en plusieurs lieux, qui iamais ne croissent, sinon comme les quehues de vache, contre bas, ou bien comme les rabbes de Lymousin, en rond.

Et quoy, dist Panurge, vos petz sont ilz tant fructueux ? Par dieu voicy de belles savates d’hommes, et de belles vesses de femmes, il les fault marier ensemble. Ils engendreront des mousches bovynes.

Ce que fist Pantagruel : et les nomma Pygmées. Et les envoya vivre en une ville là aupres, où ilz se sont fort multipliez depuis. Mais les Grues leur font continuellement la guerre. Desquelles ilz se defendent courageusement, car ces petitz boutz d’hommes (lesquelz en Escosse l’on appelle manches d’estrilles) sont voulentiers cholericques. La raison physicale est par ce qu’ilz ont le cueur pres de la merde. En ceste mesme heure Panurge print deux verres qui là estoient tous deux d’une grandeur, & en mist l’ung sur une escabelle, & l’aultre sur une aultre les esloignant à part par la distance de cinq pieds puis apres print le futz d’une iaveline de la grandeur de cinq pieds & demy, & le mist dessus les deux verres, en sorte que les deux boutz du futz touchoient iustement les bors des verres. Cela faict print ung gros pau, & dist à Pantagruel & es aultres.

Messieurs considerez comment nous aurons victoire facilement de nos ennemys. Car tout ainsi comme ie rompray ce futz icy dessus les verres sans que les verres en soient en riens rompuz ny brisez, encores qui plus est, sans qu’une seulle goutte d’eau en sorte dehors : tout ainsi nous romprons la teste à nos Dipsodes, sans ce que nul de nous soit blessé, & sans perte aulcune de noz besoignes. Mais affin que ne pensez qu’il y ait enchantement, tenez, dist il à Eusthenes, frappez de ce pau tant que pourrez au meillieu. Ce que fist Eusthenes, & le futz rompit en deux pieces tout net, sans qu'une goutte d'eau tombast des verres. Puis dist, ien sçay bien d'aultres, allons seulement en asseurance.