Les Œuvres de François Rabelais (Éditions Marty-Laveaux)/Pantagruel/21

Pantagruel
Texte établi par Charles Marty-LaveauxAlphonse Lemerre (Tome Ip. 321-325).

Comment Panurge fut amoureux d’une haulte dame de Paris.

Chapitre XXI.



Panurge commença à estre en reputation en la ville de Paris par ceste disputation qu’il obtint contre l’Angloys, & faisoit des lors bien valoir sa braguette, & la feist au dessus esmoucheter de broderie à la Romanicque. Et le monde le louoit publicquement, & en fut faict une chanson, dont les petitz enfans alloient à la moustarde, & estoit bien venu en toutes compaignies de dames et damoyselles, en sorte qu’il devint glorieux, si bien qu’il entreprint de venir au dessus d’une des grandes dames de la ville. De faict laissant un tas de longs prologues et protestations que font ordinairement ces dolens contemplatifz amoureux de quaresme, luy dit un iour.

Ma dame, ce seroit un bien fort utile à toute la republicque, delectable à vous, honneste à vostre lignée, & à moy necessaire, que feussiez couverte de ma race, & le croyez, car l’experience vous le demonstrera.

La dame à ceste parolle le reculla plus de cent lieues, disant. Meschant fol, vous appertient il de me tenir telz propos ? Et à qui pensez vous parler ? allez, ne vous trouvez iamais devant moy car si n’estoit pour un petit, ie vous feroys coupper bras & iambes.

Or (dist il) ce me seroit tout un d’avoir bras & iambes couppez, en condition que nous fissions vous & moy un transon de chere lie iouant des manequins à basses marches : car (monstrant sa longue braguette) voicy maistre Iehan ieudy, qui vous sonneroit une antiquaille, dont vous vous sentiriez iusques à la mouelle des os. Il est galland, & vous sçait bien trouver les alibitz forains & petitz poullains grenez en la ratouere, que apres luy il n’y a qu’espousseter.

À quoy respondit la dame. Allez meschant allez, si vous m’en dictes encores un mot, ie appelleray le monde, & vous feray icy assommer de coups.

Ho (dist il) vous n’estes pas si male que vous dictes, non : ou ie suis bien trompé à vostre physionomie : car plus tost la terre monteroit es cieulx & les haulx cieulx descendroient en l’abysme & tout ordre de nature seroit perverty, qu’en si grande beaulté & elegance comme la vostre, y eust une goutte de fiel, ny de malice. L’on dit bien que à grand peine veit on iamais femme belle, qui aussi ne feust rebelle : mais cella est dit de ces beautez vulgaires. Toutesfois la vostre est tant excellente tant singuliere, tant celeste, que ie croy que nature l’a mise en vous comme en parangon pour nous donner à entendre combien elle peult faire, quand elle veult employer toute sa puissance & tout son sçavoir. Ce n’est que miel, ce n’est que sucre, ce n’est que manne celeste, de tout ce qu’est en vous. C’estoit à vous à qui Paris debvoit adiuger la pomme d’Or, non à Venus non, ny à Iuno, ny à Minerve : car oncques n’y eut tant de magnificence en Iuno, tant de prudence en Minerve, tant de elegance en Venus, comme il y a en vous. Ô dieux & deesses celestes, que heureux sera celluy à qui ferez ceste grace de vous accoller, de vous bayser, & de frotter son lart avecques vous. Par dieu ce sera moy, ie le voy bien : car desià vous me aimez tout plain ie le congnoys. Doncques pour gaigner temps, faisons : et la vouloit embrasser, mais elle fist semblant de se mettre à la fenestre pour appeller les voisins à la force.

Adoncques s’en sortit Panurge bien tost et luy dit en fuyant. Ma dame attendez moy icy, ie les voye querir moy mesme, n’en prenez pas la peine.

Ainsi s’en alla, sans grandement se soucier du refus qu’il avoit eu, & n’en fist oncques pire chere. Le lendemain il se trouva à l’esglise à l’heure qu’elle alloit à la messe, & à l’entrée luy bailla de l’eaue beniste se enclinant parfondement devant elle, et apres se alla agenouiller aupres d’elle familierement, & luy dist. Madame saichez que ie suis tant amoureux de vous, que ie n’en peuz ny pisser ny fianter, ie ne sçay comment l’entendez. Si m’en advenoit quelque mal, qu’en seroit il ?

Allez allez, dist elle, ie ne m’en soucie pas : laissez moy icy prier dieu.

Mais (dist il) equivoquez sur À beau mont le vicomte.

Ie ne sçauroys, dist elle.

C’est (dist il) à beau con le vit monte. Et sur cella priez dieu qu’il me doint ce que vostre noble cueur desyre, & me donnez ces patenostres par grace ?

Tenez, dit elle, et ne me tabustez plus.

Ce dict luy vouloit tirer ses patenostres qui estoient de cestrin avecques grosses marques d’or. Mais Panurge promptement tira ung de ses cousteaulx, & les couppa tresbien & les emporta à la fryperie luy disant, voulez vous mon cousteau ?

Non non, dist elle.

Mais (dist il) à propos, il est bien à vostre commandement corps & biens, tripez & boyaulx.

Ce pendant la dame n’estoit pas fort contente de ses patenostres : car c’estoit une de ses contenances à l’esglise. Et pensoit, ce bavart icy est quelque esventé, homme d’estrange pays, ie ne recouvreray iamais mes patenostres, que m’en dira mon mary ? Il s’en courroucera à moy : mais ie luy diray qu’ung larron me les a couppées dedans l’esglise, ce qu’il croira facillement, voyant encores le bout du ruban à ma ceinture. Apres disner Panurge l’alla veoir portant en sa manche une grande bourse pleine de gettons, et luy commença à dire. Lequel des deux ayme plus l’aultre ou vous moy, ou moy vous ?

À quoy elle respondit. Quant est de moy ie ne vous hays point : car comme dieu le commande, ie ayme tout le monde.

Mais à propos (dist il) n’estes vous pas amoureuse de moy ?

Ie vous ay (dist elle) ià dit tant de foys que vous ne me tenissiez plus telles parolles, si vous m’en parlez encores ie vous monstreray que ce n’est pas à moy à qui vous debvez ainsi parler de deshonneur allez vous en, & me rendez mes patenostres, que mon mary ne me les demande.

Comment (dist il) ma dame voz patenostres ? non feray par mon sergent, mais ie vous en veulx bien donner d’aultres, en aymerez vous mieulx d’or bien esmaillé en forme de grosses spheres, ou de beaux laz d’amours, ou bien toutes massifves comme gros lingotz, ou si en voulez de Ebene, ou de gros Hyacinthes taillez, avecques les marches de fines Turquoyses, ou de beaulx Topazes marchez de fins Saphiz, ou de beaulx Balays à tout grosses marches de Dyamans, à vingt & huyt quarres ? Non non, c’est trop peu. Ien sçay un beau chappelet de fines Esmerauldes marchées de Ambre gris, et à la boucle un Union Persicque gros comme une pomme d’orange : elles ne coustent que vingt & cinq mille ducatz, ie vous en veulx faire un present, car ien ay du content.

Et ce disoit faisant sonner ses gettons comme si ce feussent escuz au soleil.

Voulez vous une piece de veloux violet cramoysi tainct en grene, une piece de satin broché ou bien cramoysi ? Voulez vous chainez, doreures, templettes, bagues ? Il ne fault que dire ouy. Iusques à cinquante mille ducatz, ce ne m’est riens cela.

Par la vertuz desquelles parolles il luy faisoit venir l’eau à la bouche. Mais elle luy dist. Non, ie vous remercie ie ne veulx riens de vous.

Par dieu (dist il) si veulx bien moy de vous : mais c’est chose qui ne vous coustera riens, & n’en aurez de riens moins, tenez : monstrant sa longue braguette, voicy maistre Ian Chouart qui demande logis : & apres la vouloit accoller. Mais elle commença à s’escryer, toutesfoys non pas trop hault. Et adoncques Panurge tourna son faulx visaige, & luy dict.

Vous ne voulez doncques aultrement me laisser un peu faire ? Bren pour vous. Il ne vous appartient pas tant de bien ny de honneur, mais par Dieu ie vous feray chevaucher aux chiens, & ce dict, s’en fouyt le grand pas de peur des coups : lesquelz il craignoit naturellement.