Panégyrique de saint Jean-Baptiste de la Salle (Ferdinand Buisson)


Panégyrique de saint Jean-Baptiste de la Salle
prononcé à la Chambre des députés, le 4 mars 1904, par M. Ferdinand Buisson, rapporteur du projet de loi relatif à la suppression des Frères des Ecoles chrétiennes
Semaine religieuse du diocèse de Lyon, t. 1, vol. 21, 20 mai 1904, p. 707-711.
.

Panégyrique de saint J.-B. de la Salle
prononcé à la Chambre des députés, le 4 mars 1904, par M. Ferdinand Buisson,
rapporteur du projet de loi
relatif à la suppression des Frères des Écoles chrétiennes
.


Nous avons fait remarquer, dans le dernier numéro de la Semaine, que la fête de saint J.-B. de la Salle, définitivement fixée au 15 mai, ne tombait un dimanche que lorsque Pâques tombait, comme cette année, le 3 avril, et que pareille occurrence ne se représenterait qu’en 1983. Nous ne voudrions pas laisser passer cette occasion exceptionnelle de faire le panégyrique du « Saint du jour ». Mais il a été fait, et si bien fait, du haut de la tribune française, par M. Paul Lerolle et par M. Ferdinand Buisson, qu’il serait téméraire de le refaire après eux. Nous leur cédons volontiers la parole. Ne pouvant donner place aux deux panégyristes, nous accordons la préférence à M. Buisson. M. Lerolle comprendra pourquoi, et n’en sera pas jaloux. Dixit Balac ad Balaam : Quid est hoc quod agis ? Ut malediceres inimicis meis vocavi te, et tu e contrario benedicis eis. Cui ille respondit : Num aliud possum loqui nisi quod jusserit Dominus ?… Dixit homo cujus obturatus est oculus : Quam pulchra sunt tabernacula tua, Jacob, et tentoria tua, Israel ! (Cf. Num. xxii-xxiv.)

Messieurs, j’ai qualifié le fondateur des Frères des Écoles chrétiennes « d’homme admirable ». Permettez-moi de vous expliquer les motifs de ce jugement. Pour apprécier cet homme, je ne me place pas au point de vue catholique ou congréganiste, je fais l’histoire la plus laïque, je dirais presque l’histoire la plus objective.

Et voici ce que je trouve dans la seconde moitié du règne de Louis XIV : Un jeune homme, fils aîné d’une grande et riche famille noble, est pourvu à quinze ans d’un opulent canonicat. Au bout de peu d’années, ses études théologiques n’étant même pas finies, il a l’occasion de se créer des relations, à Paris et à Reims, avec quelques-uns de ces hommes que nous ne connaissons pas assez, comme Olier, Bourdoise, Démia de Lyon, de ces hommes, — car il y en a eu, — qui, du temps même de Louis XIV, se sont avisés qu’il y avait quelque part un peuple, des enfants malheureux abandonnés sans instruction, sans éducation[1].

Ce jeune chanoine, devenu prêtre, a retenu un mot qui lui travaille l’esprit. C’est un de ses amis de Saint-Sulpice qui lui ayant fait entrevoir, je ne sais à l’occasion de quelle visite, quelque pauvre taudis parisien, lui a dit : « Au lieu de missionnaires qui s’en aillent aux Indes prêcher les infidèles, je mendierais volontiers de porte en porte pour faire subsister un vrai maître d’école pour les enfants pauvres de chez nous. »

Alors ce jeune noble, ce jeune chanoine, commence par agir comme font les riches qui ont bon cœur, par donner un peu de son argent, par témoigner quelque bonne volonté et quelque sympathie. Il ne croyait pas s’engager plus loin. Il offre d’aider, d’entretenir à ses frais deux ou trois jeunes gens qui veulent bien consentir à aller enseigner les enfants les plus pauvres, ceux dont personne ne s’occupait. Il commence ainsi, sans entrevoir jusqu’où son initiative le mènerait. Au bout de quelques mois, peu à peu, cette pensée, à laquelle il avait donné un tout petit coin de sa vie, s’étend et l’envahit. Et voilà ce jeune homme qui se dit : « Je ne fais pas assez pour ces malheureux ! » Il fait alors venir quelques-uns de ces pauvres instituteurs, maîtres d’école improvisés ; il les installe dans sa maison ; il veut qu’ils vivent avec lui, à sa table. Sa famille de s’étonner, de trouver qu’il déroge, qu’il est à moitié fou. Lui, peu à peu, prend de plus en plus son parti, et se dit : « Ne serait-ce pas l’idée religieuse entre toutes de s’occuper d’instruire ces malheureux enfants ? »

Que fait-il après ? Ah ! messieurs, il y a là des pages qui, pour n’être pas dans nos livres d’histoire officiels, n’en méritent pas moins d’être retenues par tous les Français. Cet homme, un beau jour, — et je me permets de le dire en m’adressant tout particulièrement à mes collègues socialistes, — à une époque où il n’y avait pas de socialistes, du moins conscients, que fait-il ? Il finit par dire : « Je n’ai pas le droit de garder mes richesses ». Sa richesse, c’était d’abord son canonicat. Il le dépose pour vivre avec ces pauvres gens. Mais il lui restait une belle fortune. Au bout de quelque temps de cette vie d’intimité avec ces pauvres, avec ces gens dont il disait lui-même : « Si quelqu’un m’avait dit, il y a six mois, que je vivrais avec ce populaire, je ne l’aurais jamais cru ! » il fait une découverte : c’est qu’il n’a pas encore assez fait, pas encore assez donné. Il se dit : « J’instruis là des jeunes gens, des maîtres d’école ; je les forme, je leur demande des vertus presque surhumaines, je n’ai pas le droit de faire cela ; je veux être leur égal, et tant que je ne suis pas leur égal… » — écoutez cette parole de magnifique naïveté — « j’ai la bouche fermée ». Et, pour être leur égal, il ajoutait : « Je ne suis pas en droit de leur tenir ce langage de la perfection, de leur parler de la pauvreté, si je ne suis pauvre moi-même, ni de l’abandon à la Providence, si j’ai des ressources assurées contre la misère ». Savourez la précision cruelle et réaliste de ces paroles d’un homme de trente ans qui abandonne sa fortune tout entière.

« Au moins, lui dit-on, si vous êtes bien décidé à faire ce sacrifice, si vous voulez renoncer à tous vos biens, donnez votre fortune à l’Institut, à la Congrégation que vous allez fonder, à cette espèce d’assemblée de maîtres d’école que vous rêvez d’appeler de tous les coins de la France, pour les envoyer ensuite partout ; donnez votre fortune à cette institution. » Il s’y refuse absolument. Et comme il y avait alors, — c’était trop fréquent en ce siècle, — une grande famine dans la ville, il distribue jour par jour sa fortune aux pauvres de la ville, tout simplement. Et quand il n’a plus rien, il sent qu’il a le droit de prêcher le dévouement à ses instituteurs populaires.

Vous savez la page de La Bruyère. Pour avoir décrit un jour quelque part ces paysans, ces animaux noirs et livides, pour avoir fait le parallèle entre les grands et le peuple et avoir ajouté : « S’il faut opter, je suis peuple », nous aimons La Bruyère. Celui-ci ne l’a pas dit, mais il l’a fait. Que ceux qui jugent cet exemple banal me reprochent de l’admirer ! N’y eût-il que ce trait dans la vie de J.-B. de la Salle, cela suffirait, je crois, pour lui mériter le respect[2].

Mais l’homme qui a fait cela y a ajouté quarante années du dévouement le plus obstiné, le plus patient, le plus inépuisable, à l’œuvre obscur dont il était à peu près seul en France alors à deviner l’importance et la grandeur. Car seul il avait entrevu la nécessité d’un plan d’instruction populaire « chrétienne et gratuite », et il le poursuivait au prix de sacrifices sans nom. Si j’admire ce qu’a tenté J.-B. de la Salle, c’est précisément parce que ni la monarchie ni l’Église… — l’Église l’a canonisé ! me dit-on. — Oui, elle l’a canonisé au siècle suivant, mais après que pendant quarante années ce malheureux eût été abandonné, critiqué, découragé, destitué, persécuté par l’Église elle-même ; après que cet homme, trompé dans toutes ses espérances, mais jamais découragé dans ses convictions, eût été indignement méconnu, chassé ignominieusement, insulté, non seulement par les maîtres écrivains, ses rivaux, non seulement par l’autorité civile, mais par les trois curés qui se succédèrent à Saint-Sulpice, par l’archevêque de Paris, et finalement par l’archevêque de Rouen. Sur son lit de mort, cet homme qui a poussé le dévouement au delà de toutes les limites croyables, reçoit de l’archevêque de Rouen l’avis qu’il est interdit a sacris, qu’on lui retire comme à un prêtre indigne le droit de confesser et de faire communier les enfants[3]. Je le sais, l’Église a réparé son erreur. Elle en a fait un saint — il n’y a pas longtemps. Nous avons chacun notre manière d’admirer cet homme. Je viens de vous dire la mienne.

Cet homme pieux jusqu’au mysticisme, jusqu’à l’ascétisme, avait tenté la formation d’un séminaire de maîtres d’école laïques. À trois reprises, dans sa vie, il a essayé, au prix des plus grands efforts, d’organiser cette sorte d’école normale laïque pour donner des maîtres d’école aux campagnes parallèlement au séminaire de ses Frères. Il y a échoué parce que ni la société laïque, ni la société ecclésiastique d’alors, n’attachaient l’importance qu’il attachait, lui seul, à la création de ce personnel d’enseignement populaire. Voulez-vous encore un trait qui achève de le faire apprécier ? Cet homme est mort sans avoir fait faire les trois vœux à aucun de ses Frères. Ceux-ci n’ont été autorisés à les faire qu’en 1724, cinq ans après la mort de leur fondateur[4].

Enfin une des clauses qui lui ont attiré la méfiance de l’Église, c’est qu’il était prescrit par lui de la manière la plus formelle que les Frères instituteurs n’accepteraient jamais les fonctions de sacristain, de bedeau ou de chantre. Pourquoi ? Ce n’est pas du tout par esprit de taquinerie contre l’Église. C’est parce que, disait-il, un homme qui a la charge d’enseigner les enfants toute la journée a besoin d’avoir du temps pour se recueillir et de se refaire, afin de mieux remplir sa tâche. Ces sentiments ne sont pas d’un clérical, mais d’un homme qui était de bien loin en avant de son époque, et qui, précurseur intelligent, ne s’est servi de la forme congréganiste que parce qu’il n’y en avait d’autre ni légalement, ni matériellement possible alors. C’est honteux à dire, mais c’est la vérité : la société d’alors n’en était pas venue à comprendre qu’on pût payer de simples maîtres d’école assez pour qu’ils eussent du pain à donner à leur famille. Et si l’on voulait, comme J.-B. de la Salle, donner des instituteurs au peuple, en ce temps-là, il n’y avait qu’une chose à faire, celle qu’il fit : les constituer en congrégation, et leur persuader de vivre d’austérité et de privations[5]. Si vous voulez bien y faire attention, c’est une sorte de Pestalozzi catholique, un siècle avant l’autre, c’est un émule de Port-Royal, car sa chétive maison à lui, ce fut le Port-Royal des pauvres.

Excusez-moi, Messieurs, de vous avoir retracé, dans ce désordre, quelques traits de cette figure ignorée qui est, toute religion à part, celle d’un homme de bien. Ce n’est pas ainsi que l’entend l’Église. Elle l’a canonisé. J’ai sous les yeux le texte des motifs de la canonisation. Il est établi, n’en doutez pas, par des procès irrécusables, qu’on a bien et dûment constaté les trois miracles nécessaires pour qu’il soit reconnu saint : une infirmière en 1844, un professeur en 1866, enfin un enfant de douze ans qui, tous trois, après une neuvaine, ont été guéris, l’un d’une ataxie locomotrice, les autres de maladies nerveuses. Il y avait lieu de le canoniser et il l’a été. C’est une manière d’honorer les Saints, j’en ai une autre. — Et le procès sur l’héroïcité des vertus ? fait remarquer M. l’abbé Gayraud. — Je ne nie pas qu’on en ait parlé, répond M. Buisson.

Cette « autre manière d’honorer les Saint », que le panégyriste fait sienne, est donc celle de l’Église avant d’être celle de M. Buisson. En canonisant J.-B. de la Salle, l’Église n’a point entendu « réparer une erreur » ni réhabiliter un « méconnu », puisque, dès 1724, elle avait approuvé l’Institut des Frères. Elle n’a point voulu davantage récompenser notre Saint d’avoir opéré trois guérisons merveilleuses. Elle a proclamé la sainteté d’un admirable serviteur de Dieu, les vertus héroïques qui ont illustré sa vie, un dévouement pour les enfants du peuple que les socialistes n’égaleront jamais, la reconnaissance que depuis deux cents ans l’Église de France témoignait à l’un de ses plus insignes bienfaiteurs. M. Buisson, au contraire, reprend à son compte, avec un tort plus inexplicable et plus inexcusable que jamais, les injustes procédés de quelques-uns des contemporains de J.-B. de la Salle, et, tout en couronnant de fleurs sa victime, il détruit l’œuvre de « cet homme de bien si en avant de son siècle », de « cet homme admirable » !

E. C.
  1. Pour corriger ce qu’il y a d’inexact dans ces assertions et dans les suivantes, lire dans l’Histoire de saint J.-B. de la Salle, par M. Guibert, prêtre de Saint-Sulpice, le chapitre intitulé : Les écoles primaires avant J.-B. de la Salle, pages xi-xxviii. On y verra que l’Eglise n’a pas attendu le xviiie siècle pour ouvrir des écoles aux enfants du peuple, qu’elle fut toujours, à travers les âges, l’infatigable institutrice des ignorants.
  2. Cet exemple, que M. Buisson ne juge pas banal, est cependant commun dans l’Église. À Lyon, M. Camille Rambaud, M. du Bourg, M. Chevrier, etc., etc., l’ont reproduit sous nos yeux.
  3. Ce n’est pas un interdit, mais une suspense qu’encourut J.-B. de la Salle à la suite d’un procès engagé devant l’officialité diocésaine de Rouen. Cette mesure dut peiner notre Saint, elle ne put le déshonorer. D’ailleurs, M. Buisson croit-il que de pareils faits nous déconcertent ? Nous ne prétendons pas les justifier. Si des prêtres et des évêques ont méconnu la vertu de J.-B. de la Salle et la grandeur de son œuvre, ils ont eu tort. Sont-ils l’Église ? Pas plus que les préfets, sous-préfets et maires d’un département de la France ne sont la France.
  4. Il est curieux de voir M. Buisson essayer de tirer à lui J.-B. de la Salle et d’en faire un « laïque » avant la lettre, un contempteur des vœux de religion. La vérité est que, dès la première heure, J.-B. de la Salle a donné à ses Frères un costume et des règles. Ceux-ci n’étaient encore que douze, et leur groupement datait de deux ans à peine, lorsqu’ils firent, en 1684, le vœu d’obéissance qui renferme les deux autres. De ce que l’Institut n’obtint qu’en 1724, cinq ans après la mort de son fondateur, les lettres patentes du roi et les Bulles du Pape nécessaires à son autorisation civile et religieuse, il ne s’ensuit pas que, du vivant de son fondateur, il n’ait pas constitué une congrégation et formé des vœux de religion. L’Église procède toujours avec une sage lenteur et ne sanctionne une institution que quand elle a été vécue et contrôlée par l’expérience.
  5. Un traitement fixe assurait en moyenne 150 livres aux maîtres, 100 livres aux maîtresses laïques qui recevaient en outre des dons en nature. Aussi la condition de « maître » était elle très recherchée (Vid. Guibert, l. c.). M. Buisson se scandalise trop facilement de ce que le xviie siècle n’ait pas réalisé les progrès du xxe. Nous pouvons, sans être prophète, lui prédire que la génération prochaine s’indignera des sophismes de la nôtre. Elle dira à son tour : « C’est honteux à dire, mais c’est la vérité, la société d’alors (de 1904) n’en était pas venue à comprendre » la supériorité du dévouement désintéressé sur le service salarié, de l’instituteur qui a renoncé librement à fonder un foyer pour se vouer corps et âme à l’éducation des enfants du peuple sur l’instituteur qui a le souci de sa propre famille, etc.