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à la main un bidon de pétrole, éprouva un malaise, un doute affreux où il sentit vaciller toute sa foi. L’œuvre terrible pouvait donc être mauvaise, qu’un tel homme en était l’ouvrier ?

Des heures encore s’écoulèrent, il ne se battait plus que dans la détresse, ne retrouvant en lui, debout, que la sombre volonté de mourir. S’il s’était trompé, qu’il payât au moins l’erreur de son sang ! La barricade qui fermait la rue de Lille, à la hauteur de la rue du Bac, était très forte, faite de sacs et de tonneaux de terre, précédée d’un fossé profond. Il la défendait avec une douzaine à peine d’autres fédérés, tous à demi couchés, tuant à coup sûr chaque soldat qui se montrait. Lui, jusqu’à la nuit tombante, ne bougea pas, épuisa ses cartouches, silencieux, dans l’entêtement de son désespoir. Il regardait grossir les grandes fumées du palais de la Légion d’honneur, que le vent rabattait au milieu de la rue, sans qu’on pût encore voir les flammes, sous le jour finissant. Un autre incendie avait éclaté dans un hôtel voisin. Et, brusquement, un camarade vint l’avertir que les soldats, n’osant prendre la barricade de front, étaient en train de cheminer à travers les jardins et les maisons, trouant les murs à coups de pioche. C’était la fin, ils pouvaient déboucher là, d’un instant à l’autre. Et, en effet, un coup de feu plongeant étant parti d’une fenêtre, il revit Chouteau et ses hommes qui montaient frénétiquement, à droite et à gauche, dans les maisons d’angle, avec leur pétrole et des torches. Une demi-heure plus tard, sous le ciel devenu noir, tout le carrefour flambait ; pendant que lui, toujours couché derrière les tonneaux et les sacs, profitait de l’intense clarté pour abattre les soldats imprudents qui se risquaient dans l’enfilade de la rue, hors des portes.

Combien de temps Maurice tira-t-il encore ? Il n’avait plus conscience du temps ni des lieux. Il pouvait être