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wagons, qui l’emportèrent, en jetant ce cri, avec une telle violence désespérée, qu’il couvrait tout :

— À la boucherie ! à la boucherie ! à la boucherie !

Il sembla qu’un grand froid, un vent glacial de charnier passait. Il se fit un brusque silence, dans lequel on entendit le ricanement de Loubet.

— Pas gais, les camarades !

— Mais ils ont raison, reprit Chouteau, de sa voix d’orateur de cabaret, c’est dégoûtant d’envoyer un tas de braves garçons se faire casser la gueule, pour de sales histoires dont ils ne savent pas le premier mot.

Et il continua. C’était le pervertisseur, le mauvais ouvrier de Montmartre, le peintre en bâtiments flâneur et noceur, ayant mal digéré les bouts de discours entendus dans les réunions publiques, mêlant des âneries révoltantes aux grands principes d’égalité et de liberté. Il savait tout, il endoctrinait les camarades, surtout Lapoulle, dont il avait promis de faire un gaillard.

— Hein ? vieux, c’est bien simple !… Si Badinguet et Bismarck ont une dispute, qu’ils règlent ça entre eux, à coups de poing, sans déranger des centaines de mille hommes qui ne se connaissent seulement pas et qui n’ont pas envie de se battre.

Tout le wagon riait, amusé, conquis, et Lapoulle, sans savoir qui était Badinguet, incapable de dire même s’il se battait pour un empereur ou pour un roi, répétait, de son air de colosse enfant :

— Bien sûr, à coups de poing, et on trinque après !

Mais Chouteau avait tourné la tête vers Pache, qu’il entreprenait à son tour.

— C’est comme toi qui crois au bon Dieu… Il a défendu de se battre, ton bon Dieu. Alors, espèce de serin, pourquoi es-tu ici ?

— Dame ! répondit Pache interloqué, je n’y suis pas pour mon plaisir… Seulement, les gendarmes…