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Au retour de ses longues stations inutiles devant le hangar, Jean, malgré son calme habituel, s’emportait.

— Est-ce qu’ils se fichent de nous, à sonner, quand il n’y a rien ? Du tonnerre de Dieu si je me dérange encore !

Pourtant, au moindre appel, il se hâtait de nouveau. C’était inhumain, ces sonneries réglementaires ; et elles avaient un autre effet, qui crevait le cœur de Maurice. Chaque fois que sonnaient les clairons, les chevaux français, abandonnés et libres de l’autre côté du canal, accouraient, se jetaient dans l’eau pour rejoindre leurs régiments, affolés par ces fanfares connues qui leur arrivaient ainsi que des coups d’éperon. Mais, épuisés, entraînés, bien peu atteignaient la berge. Ils se débattaient, lamentables, se noyaient en si grand nombre, que leurs corps déjà, enflés et surnageant, encombraient le canal. Quant à ceux qui abordaient, ils étaient comme pris de folie, galopaient, se perdaient au travers des champs vides de la presqu’île.

— Encore de la viande pour les corbeaux ! disait douloureusement Maurice, qui se rappelait la quantité inquiétante de chevaux, rencontrée par lui. Si nous restons quelques jours, nous allons tous nous dévorer… Ah ! les pauvres bêtes !

La nuit du mardi au mercredi fut surtout terrible. Et Jean qui commençait à s’inquiéter sérieusement de l’état fébrile de Maurice, l’obligea à s’envelopper dans un lambeau de couverture, qu’ils avaient acheté dix francs à un zouave ; tandis que lui, dans sa capote trempée comme une éponge, recevait le déluge qui ne cessa point, cette nuit-là. Sous les peupliers, la position devenait intenable : un fleuve de boue coulait, la terre gorgée gardait l’eau en flaques profondes. Le pis était qu’on avait l’estomac vide, le repas du soir ayant consisté en deux betteraves pour les six hommes, qu’ils n’avaient même pu faire cuire,