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mûr à l’ennemi. Debout à son côté, sa femme, jeune encore, tenait un enfant, tandis qu’un autre se pendait à ses jupes ; et tous les trois se lamentaient. Mais, tout d’un coup, dans le cadre de la porte violemment ouverte, parut la grand’mère, une très vieille femme, haute, maigre, avec des bras nus, pareils à des cordes noueuses, qu’elle agitait furieusement. Ses cheveux gris, échappés de son bonnet, s’envolaient autour de sa tête décharnée, et sa rage était si grande, que les paroles qu’elle criait, s’étranglaient dans sa gorge, indistinctes.

D’abord, les soldats s’étaient mis à rire. Elle avait une bonne tête, la vieille folle ! Puis, des mots leur parvinrent, la vieille criait :

— Canailles ! brigands ! lâches ! lâches !

D’une voix de plus en plus perçante, elle leur crachait l’insulte de lâcheté, à toute volée. Et les rires cessèrent, un grand froid avait passé dans les rangs. Les hommes baissaient la tête, regardaient ailleurs.

— Lâches ! lâches ! lâches !

Brusquement, elle parut encore grandir. Elle se soulevait, d’une maigreur tragique, dans son lambeau de robe, promenant son long bras de l’ouest à l’est, d’un tel geste immense, qu’il semblait emplir le ciel.

— Lâches, le Rhin n’est pas là… Le Rhin est là-bas, lâches, lâches !

Enfin, on se remettait en marche, et Maurice dont le regard, à ce moment, rencontra le visage de Jean, vit que les yeux de celui-ci étaient pleins de grosses larmes. Il en eut un saisissement, son malheur en fut accru, à l’idée que les brutes avaient elles-mêmes senti l’injure, qu’on ne méritait pas et qu’il fallait subir. Tout s’effondrait dans sa pauvre tête endolorie, jamais il ne put se rappeler comment il avait achevé l’étape.

Le 7e corps avait employé la journée entière, pour franchir les vingt-trois kilomètres qui séparent Danne-