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— C’est stupide ! cria Delaherche, on ne brûle pas une ville qui n’a rien fait pour ça !

Le major acheva de le mettre hors de lui, en ajoutant que des officiers qu’il venait de voir, à l’hôtel de l’Europe, parlaient d’une sortie en masse, avant le jour. Depuis que les exigences allemandes étaient connues, une surexcitation extrême se déclarait, on risquait les projets les plus extravagants. L’idée même qu’il ne serait pas loyal de profiter des ténèbres pour rompre la trêve, sans avertissement aucun, n’arrêtait personne ; et c’étaient des plans fous, la marche reprise sur Carignan, au travers des Bavarois, grâce à la nuit noire, le plateau d’Illy reconquis, par une surprise, la route de Mézières débloquée, ou encore un élan irrésistible, pour se jeter d’un saut en Belgique. D’autres, à la vérité, ne disaient rien, sentaient la fatalité du désastre, auraient tout accepté, tout signé, pour en finir, dans un cri heureux de soulagement.

— Bonsoir ! conclut Bouroche. Je vais tâcher de dormir deux heures, j’en ai grand besoin.

Resté seul, Delaherche suffoqua. Eh quoi ? c’était vrai, on allait recommencer à se battre, incendier et raser Sedan ! Cela devenait inévitable, l’effrayante chose aurait certainement lieu, dès que le soleil serait assez haut sur les collines, pour éclairer l’horreur du massacre. Et, machinalement, il escalada une fois encore l’escalier raide des greniers, il se retrouva parmi les cheminées, au bord de l’étroite terrasse qui dominait la ville. Mais, à cette heure, il était là-haut en pleines ténèbres, dans une mer infinie et roulante de grandes vagues sombres, où d’abord il ne distingua absolument rien. Puis, ce furent les bâtiments de la fabrique, au-dessous de lui, qui se dégagèrent les premiers, en masses confuses qu’il reconnaissait : la chambre de la machine, les salles des métiers, les séchoirs, les magasins ; et cette vue, ce pâté énorme de constructions, qui était son orgueil et sa richesse, le bou-