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lieutenant, il n’y a que des hommes libres… Les Prussiens ne t’en ont donc pas fichu assez, que tu veux t’en faire coller encore ?

Il fallut retenir Rochas, qui parlait de lui casser la tête. D’ailleurs, Loubet lui-même, avec ses bouteilles dans les bras, s’efforçait de mettre la paix.

— Laissez donc ! faut pas se manger, on est tous frères !

Et, avisant Lapoulle et Pache, les deux camarades de l’escouade :

— Faites pas les serins, entrez, vous autres, qu’on vous rince le gosier !

Un instant, Lapoulle hésita, dans l’obscure conscience que ce serait mal, de faire la fête, lorsque tant de pauvres bougres avalaient leur langue. Mais il était si éreinté, si épuisé de faim et de soif ! Tout d’un coup, il se décida, entra dans l’auberge d’un saut, sans une parole, en poussant devant lui Pache, également silencieux et tenté, qui s’abandonnait. Et ils ne reparurent pas.

— Tas de brigands ! répétait Rochas. On devrait tous les fusiller !

Maintenant, il n’avait plus avec lui que Jean, Maurice et Gaude, et tous quatre étaient peu à peu dérivés, malgré leur résistance, dans le torrent des fuyards qui coulait à plein chemin. Déjà, ils se trouvaient loin de l’auberge. C’était la déroute roulant vers les fossés de Sedan, en un flot bourbeux, pareil à l’amas de terres et de cailloux qu’un orage, battant les hauteurs, entraîne au fond des vallées. De tous les plateaux environnants, par toutes les pentes, par tous les plis de terrain, par la route de Floing, par Pierremont, par le cimetière, par le champ de Mars, aussi bien que par le fond de Givonne, la même cohue ruisselait en un galop de panique sans cesse accru. Et que reprocher à ces misérables hommes, qui, depuis douze heures, attendaient immobiles, sous la foudroyante