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sur soi, sans avoir seulement l’occupation de mordre ses pouces pour se distraire. Les servants qui travaillaient, eux, avaient de quoi penser à autre chose ; tandis que les conducteurs, immobiles, ne voyaient que la mort, avec tout le loisir d’y songer et de l’attendre. On les obligeait de faire face à l’ennemi, parce que, s’ils avaient tourné le dos, l’irrésistible besoin de fuite aurait pu emporter les hommes et les bêtes. À voir le danger, on le brave. Il n’y a pas d’héroïsme plus obscur ni plus grand.

Un homme encore venait d’avoir la tête emportée, deux chevaux d’un caisson râlaient, le ventre ouvert, et le tir ennemi continuait, tellement meurtrier, que la batterie entière allait être démontée, si l’on s’entêtait sur la même position. Il fallait dérouter ce tir terrible, malgré les inconvénients d’un changement de place. Le capitaine n’hésita plus, cria l’ordre :

— Amenez les avant-trains !

Et la dangereuse manœuvre s’exécuta avec une rapidité foudroyante : les conducteurs refirent leur demi-tour, ramenant les avant-trains, que les servants raccrochèrent aux pièces. Mais, dans ce mouvement, ils avaient développé un front étendu, ce dont l’ennemi profitait pour redoubler son feu. Trois hommes encore y restèrent. Au grand trot, la batterie filait, décrivait parmi les terres un arc de cercle, pour aller s’installer à une cinquantaine de mètres plus à droite, de l’autre côté du 106e, sur un petit plateau. Les pièces furent décrochées, les conducteurs se retrouvèrent face à l’ennemi, et le feu recommença, sans un arrêt, dans un tel branle, que le sol n’avait pas cessé de trembler.

Cette fois, Maurice poussa un cri. De nouveau, en trois coups, les batteries prussiennes venaient de rétablir leur tir, et le troisième obus était tombé droit sur la pièce d’Honoré. On vit celui-ci qui se précipitait, qui tâtait d’une main tremblante la blessure fraîche, tout un coin écorné