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trouvait effacé : les lenteurs, les incertitudes de la marche, la démoralisation des troupes, le désastre de Beaumont, l’agonie dernière de la retraite forcée sur Sedan. Puisqu’on se battait, est-ce que la victoire n’était pas certaine ? Il n’avait rien appris ni rien oublié, il gardait son mépris fanfaron de l’ennemi, son ignorance absolue des conditions nouvelles de la guerre, son obstinée certitude qu’un vieux soldat d’Afrique, de Crimée et d’Italie ne pouvait pas être battu. Ce serait vraiment trop drôle, de commencer à son âge !

Un rire brusque lui fendit les mâchoires. Il eut une de ces tendresses de brave homme qui le faisaient adorer de ses soldats, malgré les bourrades qu’il leur distribuait parfois.

— Écoutez, mes enfants, au lieu de vous disputer, ça vaudra mieux de boire la goutte… Oui, je vas vous payer la goutte, vous la boirez à ma santé.

Et, d’une poche profonde de sa capote, il tira une bouteille d’eau-de-vie, en ajoutant, de son air triomphal, que c’était un cadeau d’une dame. La veille, en effet, on l’avait vu, attablé au fond d’un cabaret de Floing, très entreprenant à l’égard de la servante, qu’il tenait sur ses genoux. Maintenant, les soldats riaient de bon cœur, tendaient leurs gamelles, dans lesquelles il versait lui-même, gaiement.

— Mes enfants, il faut boire à vos bonnes amies, si vous en avez, et il faut boire à la gloire de la France… Je ne connais que ça, vive la joie !

— C’est bien vrai, mon lieutenant, à votre santé et à la santé de tout le monde !

Tous burent, réconciliés, réchauffés. Ce fut très gentil, cette goutte, dans le petit froid du matin, au moment de marcher à l’ennemi. Et Maurice la sentit qui descendait dans ses veines, en lui rendant la chaleur et la demi-ivresse de l’illusion. Pourquoi ne battrait-on pas les