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loin, sans en brûler une seule ! Cette fois, tous le sentaient, c’était l’inévitable bataille.

Mais le canon de Bazeilles tonnait plus haut, et Jean, debout, écoutait.

— Où tire-t-on ?

— Ma foi, répondit Maurice, ça m’a l’air d’être vers la Meuse… Seulement, le diable m’emporte si je me doute où je suis.

— Écoute, mon petit, dit alors le caporal, tu ne vas pas me quitter, parce que, vois-tu, il faut savoir, si l’on ne veut pas attraper de mauvais coups… Moi, j’ai déjà vu ça, j’ouvrirai l’œil pour toi et pour moi.

L’escouade, cependant, commençait à grogner, fâchée de ne pouvoir se mettre sur l’estomac quelque chose de chaud. Pas possible d’allumer du feu, sans bois sec, et avec un sale temps pareil ! Au moment même où s’engageait la bataille, la question du ventre revenait, impérieuse, décisive. Des héros peut-être, mais des ventres avant tout. Manger, c’était l’unique affaire ; et avec quel amour on écumait le pot, les jours de bonne soupe ! et quelles colères d’enfants et de sauvages, quand le pain manquait !

— Lorsqu’on ne mange pas, on ne se bat pas, déclara Chouteau. Du tonnerre de Dieu, si je risque ma peau aujourd’hui !

Le révolutionnaire revenait chez ce grand diable de peintre en bâtiments, beau parleur de Montmartre, théoricien de cabaret, gâtant les quelques idées justes, attrapées çà et là, dans le plus effroyable mélange d’âneries et de mensonges.

— D’ailleurs, continua-t-il, est-ce qu’on ne s’est pas foutu de nous, à nous raconter que les Prussiens crevaient de faim et de maladie, qu’ils n’avaient même plus de chemises et qu’on les rencontrait sur les routes, sales, en guenilles comme des pauvres ?