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mains tordues, mangées par le travail, mâchonnait entre ses dents :

— Un empereur… je voudrais pourtant bien en voir un… oui, pour voir…

Brusquement, Delaherche s’exclama, en saisissant le bras de Maurice.

— Tenez ! c’est lui… Là, regardez, à la fenêtre de gauche… Oh ! je ne me trompe pas, je l’ai vu hier de très près, je le reconnais bien… Il a soulevé le rideau, oui, cette figure pâle, contre la vitre.

La vieille femme, qui avait entendu, restait béante. C’était, en effet, contre la vitre, une apparition de face cadavéreuse, les yeux éteints, les traits décomposés, les moustaches blêmies, dans cette angoisse dernière. Et la vieille, stupéfaite, tourna tout de suite le dos, s’en alla, avec un geste d’immense dédain.

— Ça, un empereur ! en voilà une bête !

Un zouave était là, un de ces soldats débandés qui ne se pressaient pas de rallier leurs corps. Il agitait son chassepot, jurant, crachant des menaces ; et il dit à un camarade :

— Attends, que je lui foute une balle dans la tête !

Delaherche, indigné, intervint. Mais, déjà, l’empereur avait disparu. Le gros bruit de la Meuse continuait, une plainte d’infinie tristesse semblait avoir passé dans l’ombre croissante. D’autres clameurs éparses grondaient au loin. Était-ce le : Marche ! marche ! l’ordre terrible crié de Paris, qui avait poussé cet homme d’étape en étape, traînant par les chemins de la défaite l’ironie de son impériale escorte, acculé maintenant à l’effroyable désastre qu’il prévoyait et qu’il était venu chercher ? Que de braves gens allaient mourir par sa faute, et quel bouleversement de tout l’être, chez ce malade, ce rêveur sentimental, silencieux dans la morne attente de la destinée !