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tenant en maîtres dans mon pays, cette Alsace où les Cosaques avaient déjà fait tant de mal, mais je ne puis penser à eux, les voir en imagination chez nous, dans nos maisons, sans qu’aussitôt une furieuse envie me saisisse d’en saigner une douzaine… Ah ! si je n’avais pas été réformé, si j’étais soldat !

Puis, après un court silence :

— Et, d’ailleurs, qui sait ?

C’était l’espérance, le besoin de croire la victoire toujours possible, même chez les plus désabusés. Et Maurice, honteux déjà de ses larmes, l’écoutait, se raccrochait à ce rêve. En effet, la veille, le bruit n’avait-il pas couru que Bazaine était à Verdun ? La fortune devait bien un miracle à cette France qu’elle avait faite si longtemps glorieuse. Henriette, muette, venait de disparaître ; et, quand elle rentra, elle ne s’étonna point de trouver son frère vêtu, debout, prêt au départ. Elle voulut absolument les voir manger, Jean et lui. Ils durent s’attabler, mais les bouchées les étouffaient, des nausées leur soulevaient le cœur, alourdis encore de leur gros sommeil. En homme de précaution, Jean coupa un pain en deux, en mit une moitié dans le sac de Maurice, l’autre moitié dans le sien. Le jour baissait, il fallait partir. Et Henriette qui s’était arrêtée devant la fenêtre, regardant au loin, sur la Marfée, les troupes prussiennes, les fourmis noires défilant sans cesse, peu à peu perdues au fond de l’ombre croissante, laissa échapper une involontaire plainte.

— Oh ! la guerre, l’atroce guerre !

Du coup, Maurice la plaisanta, prenant sa revanche.

— Quoi donc ? petite sœur, c’est toi qui veux qu’on se batte, et tu injuries la guerre !

Elle se retourna, elle répondit de face, avec sa vaillance :

— C’est vrai, je l’exècre, je la trouve injuste et abominable… Peut-être, simplement, est-ce parce que je suis