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par des zouaves qui avaient défoncé un petit tonneau d’eau-de-vie. Plusieurs, déjà, gisaient en travers du ruisseau, d’autres voulaient partir, retombaient, écrasés et stupides. Chouteau et Loubet, se poussant du coude, venaient de disparaître au fond d’une allée noire, derrière une grosse femme qui portait un pain. Et il n’y avait plus, avec le lieutenant, que Pache et Lapoulle, ainsi qu’une dizaine de camarades.

Au pied du bronze de Turenne, Rochas faisait un effort considérable, pour se tenir debout, les yeux ouverts. Lorsqu’il reconnut Jean, il murmura :

— Ah ! c’est vous, caporal ! Et vos hommes ?

Jean eut un geste vague, pour dire qu’il ne savait pas. Mais Pache, montrant Lapoulle, répondit, gagné par les larmes :

— Nous sommes là, il n’y a que nous deux… Que le bon Dieu ait pitié de nous, c’est trop de misère !

L’autre, le gros mangeur, regardait les mains de Jean, d’un air vorace, révolté de les voir toujours vides à présent. Peut-être, dans sa somnolence, avait-il rêvé que le caporal était allé à la distribution.

— Sacré bon sort ! gronda-t-il, faut donc encore se serrer le ventre !

Gaude, le clairon, qui attendait l’ordre de sonner au ralliement, adossé à la grille, venait de s’endormir, glissant d’une seule coulée, s’étalant sur le dos. Tous succombaient un à un, ronflaient à poings fermés. Et, seul, le sergent Sapin restait les yeux grands ouverts, avec son nez pincé dans sa petite figure pâle, comme s’il lisait son malheur à l’horizon de cette ville inconnue.

Cependant, le lieutenant Rochas avait cédé à l’irrésistible besoin de s’asseoir par terre. Il voulut donner un ordre.

— Caporal, il faudra… il faudra…

Et il ne trouvait plus les mots, la bouche empâtée de