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pour moi les morceaux de la bouche. Et nous avons tant souffert ensemble !

Il tournait, s’assurait que rien ne manquait, ne les regardait même pas. Et, enfin, il se décida, toujours sans une parole. Brusquement, il reprit la chandelle, les laissa dans l’obscurité, en ayant le soin de refermer derrière lui la porte à clef, pour que personne ne le suivît. On l’entendit qui descendait l’escalier de la cave. Ce fut encore très long. Et, lorsqu’il revint, barricadant tout de nouveau, il posa au milieu de la table un gros pain et un fromage, dans ce silence, qui, la colère passée, n’était plus que de la politique, car on ne sait jamais où cela mène, de parler. D’ailleurs, les trois hommes se jetaient sur la nourriture, dévorant. Et il n’y eut plus que le bruit furieux de leurs mâchoires.

Honoré se leva, alla chercher, près du buffet, une cruche d’eau.

— Père, vous auriez bien pu nous donner du vin.

Alors, calmé et sûr de lui, Fouchard retrouva sa langue.

— Du vin ! je n’en ai plus, plus une goutte !… Les autres, ceux de Ducrot, m’ont tout bu, tout mangé, tout pillé !

Il mentait, et cela, malgré son effort, était visible dans le clignotement de ses gros yeux pâles. Depuis deux jours, il avait fait disparaître son bétail, les quelques bêtes à son service, ainsi que les bêtes réservées à sa boucherie, les emmenant de nuit, les cachant on ne savait où, au fond de quel bois, de quelle carrière abandonnée. Et il venait de passer des heures à tout enfouir chez lui, le vin, le pain, les moindres provisions, jusqu’à la farine et au sel, de sorte qu’on aurait, en effet, vainement fouillé les armoires. La maison était nette. Il avait même refusé de vendre aux premiers soldats qui s’étaient présentés. On ne savait pas, il y aurait peut-être de meilleures occasions ;