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pont. On le voyait dans le flot, se débattant, activant la marche.

Maurice, assis contre un talus avec Jean, répéta, vers le nord, le geste qu’il avait eu déjà.

— Sedan est au fond… Et, tiens ! Bazeilles est là… Et puis Douzy, et puis Carignan, sur la droite… C’est à Carignan sans doute que nous allons nous concentrer… Ah ! s’il faisait jour, tu verrais, il y a de la place !

Et son geste embrassait l’immense vallée, pleine d’ombre. Le ciel n’était pas si obscur, qu’on ne pût distinguer, dans le déroulement des prés noirs, le cours pâle du fleuve. Les bouquets d’arbres faisaient des masses plus lourdes, une rangée de peupliers surtout, à gauche, qui barrait l’horizon d’une digue fantastique. Puis, dans les fonds, derrière Sedan, piqueté de petites clartés vives, c’était un entassement de ténèbres, comme si toutes les forêts des Ardennes eussent jeté là le rideau de leurs chênes centenaires.

Jean avait ramené ses regards sur le pont de bateaux, au-dessous d’eux.

— Regarde donc !… Tout va fiche le camp. Jamais nous ne passerons.

Les feux, sur les deux rives, brûlaient plus haut, et leur clarté en ce moment devenait si vive, que la scène, dans son effroi, s’évoquait avec une netteté d’apparition. Sous le poids de la cavalerie et de l’artillerie défilant depuis le matin, les bacs qui supportaient les madriers, avaient fini par s’enfoncer, de sorte que le tablier se trouvait dans l’eau, à quelques centimètres. C’étaient maintenant les cuirassiers qui passaient, deux par deux, d’une file ininterrompue, sortant de l’ombre de l’une des berges pour rentrer dans l’ombre de l’autre ; et l’on ne voyait plus le pont, ils semblaient marcher sur l’eau, sur cette eau violemment éclairée, où dansait un incendie. Les chevaux hennissants, les crins effarés, les jambes raidies,