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marmites. Et c’était fini, et, lorsque les premiers régiments du 7e corps, vers trois heures, se mirent à défiler, ce fut un désespoir. Quoi donc ? ça recommençait, il y en avait toujours ! De nouveau, la grande rue charriait des hommes exténués, couverts de poussière, mourants de faim, sans qu’on eût une bouchée à leur donner. Beaucoup s’arrêtaient, frappaient aux portes, tendaient les mains vers les fenêtres, suppliant qu’on leur jetât un morceau de pain. Et il y avait des femmes qui sanglotaient, en leur faisant signe qu’elles ne pouvaient pas, qu’elles n’avaient plus rien.

Au coin de la rue des Dix-Potiers, Maurice, pris d’un éblouissement, chancela. Et, comme Jean s’empressait :

— Non, laisse-moi, c’est la fin… J’aime mieux crever ici.

Il s’était laissé tomber sur une borne. Le caporal affecta la rudesse d’un chef mécontent.

— Nom de Dieu ! qui est-ce qui m’a foutu un soldat pareil ?… Est-ce que tu veux te faire ramasser par les Prussiens ? Allons, debout !

Puis, voyant que le jeune homme ne répondait plus, livide, les yeux fermés, à demi évanoui, il jura encore, mais sur un ton d’infinie pitié.

— Nom de Dieu ! nom de Dieu !

Et, courant à une fontaine voisine, il emplit sa gamelle d’eau, il revint lui en baigner le visage. Ensuite, sans se cacher cette fois, ayant tiré de son sac le dernier biscuit, si précieusement gardé, il se mit à le briser en petits morceaux, qu’il lui introduisait entre les dents. L’affamé ouvrit les yeux, dévora.

— Mais toi, demanda-t-il tout à coup, se souvenant, tu ne l’as donc pas mangé ?

— Oh ! moi, dit Jean, j’ai la peau plus dure, je puis attendre… Un bon coup de sirop de grenouille, et me voilà d’aplomb !