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coude, sans brûler une cartouche ? C’était une gageure, de les traîner ainsi depuis la déclaration de guerre, toujours fuyant ! À Vouziers, ils n’avaient entendu que les coups de feu de l’arrière-garde. À Oches, l’ennemi venait seulement de les canonner un instant, de dos. Et ils fileraient, ils n’iraient pas cette fois soutenir les camarades, au pas de course ! Maurice regarda Jean qui était, comme lui, très pâle, les yeux luisants de fièvre. Tous les cœurs sautaient dans les poitrines, à cet appel violent du canon.

Mais une nouvelle attente se fit, un état-major montait par l’étroit sentier du mamelon. C’était le général Douay, le visage anxieux, accourant. Et, lorsqu’il eut en personne interrogé les francs-tireurs, un cri de désespoir lui échappa. Même averti le matin, qu’aurait-il pu faire ? La volonté du maréchal était formelle, il fallait traverser la Meuse avant le soir, à n’importe quel prix. Puis, maintenant, comment réunir les troupes échelonnées, en marche vers Raucourt, pour les porter rapidement sur Beaumont ? N’arriverait-on pas sûrement trop tard ? Déjà, le 5e corps devait battre en retraite, du côté de Mouzon ; et, nettement, le canon l’indiquait, allait de plus en plus vers l’est, tel qu’un ouragan de grêle et de désastre, qui marche et s’éloigne. Le général Douay leva les deux bras au-dessus de l’immense horizon de vallées et de coteaux, de terres et de forêts, dans un geste de furieuse impuissance ; et l’ordre fut donné de continuer la marche vers Raucourt.

Ah ! cette marche au fond du défilé de Stonne, entre les hautes crêtes, tandis qu’à droite, derrière les bois, le canon continuait de tonner ! À la tête du 106e, le colonel de Vineuil se tenait raidi sur son cheval, la face blême et droite, les paupières battantes, comme pour contenir des larmes. Muet, le capitaine Beaudoin mordait ses moustaches, tandis que le lieutenant Rochas, sourdement,