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autre brigade, demeurée en détresse. Le soleil se couchait derrière Vouziers, dont la ligne des toits se détachait en noir, sur un grand nuage rouge. Longtemps, entre la double rangée des arbres, on put suivre la brigade, qui finit par se perdre dans l’ombre naissante.

Le colonel de Vineuil vint s’assurer de la bonne position de son régiment, pour la nuit. Il s’étonna de ne pas trouver à son poste le capitaine Beaudoin ; et, comme celui-ci rentrait de Vouziers à cette minute même, donnant l’excuse qu’il y avait déjeuné, chez la baronne de Ladicourt, il reçut une rude réprimande, qu’il écouta d’ailleurs en silence, de son air correct de bel officier.

— Mes enfants, répétait le colonel en passant parmi ses hommes, nous serons sans doute attaqués cette nuit, ou sûrement demain matin à la pointe du jour… Tenez-vous prêts et rappelez-vous que le 106e n’a jamais reculé.

Tous l’acclamaient, tous préféraient un « coup de torchon », pour en finir, dans la fatigue et le découragement qui les envahissaient depuis le départ. On visita les fusils, on changea les aiguilles. Comme on avait mangé la soupe, le matin, on se contenta de café et de biscuit. Ordre était donné de ne pas se coucher. Des grand’gardes furent envoyées à quinze cents mètres, des sentinelles furent détachées jusqu’au bord de l’Aisne. Tous les officiers veillèrent autour des feux de bivouac. Et, contre un petit mur, on distinguait par moments, aux lueurs dansantes d’un de ces feux, les uniformes chamarrés du général en chef et de son état-major, dont les ombres s’agitaient, anxieuses, courant vers la route, guettant le pas des chevaux, dans la mortelle inquiétude où l’on était du sort de la troisième division.

Vers une heure du matin, Maurice fut posé en sentinelle perdue, à la lisière d’un champ de pruniers, entre la route et la rivière. La nuit était d’un noir d’encre. Dès qu’il se trouva seul, dans l’écrasant silence de la cam-