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L’ASSOMMOIR.

L’homme la regarda de côté et s’en alla en sifflant plus fort.

Gervaise s’enhardissait. Et elle s’oublia dans l’âpreté de cette chasse, le ventre creux, s’acharnant après son dîner qui courait toujours. Longtemps, elle piétina, ignorante de l’heure et du chemin. Autour d’elle, les femmes muettes et noires, sous les arbres, voyageaient, enfermaient leur marche dans le va-et-vient régulier des bêtes en cage. Elles sortaient de l’ombre, avec une lenteur vague d’apparitions ; elles passaient dans le coup de lumière d’un bec de gaz, où leur masque blafard nettement surgissait ; et elles se noyaient de nouveau, reprises par l’ombre, balançant la raie blanche de leur jupon, retrouvant le charme frissonnant des ténèbres du trottoir. Des hommes se laissaient arrêter, causaient pour la blague, repartaient en rigolant. D’autres, discrets, effacés, s’éloignaient, à dix pas derrière une femme. Il y avait de gros murmures, des querelles à voix étouffée, des marchandages furieux, qui tombaient tout d’un coup à de grands silences. Et Gervaise, aussi loin qu’elle s’enfonçait, voyait s’espacer ces factions de femme dans la nuit, comme si, d’un bout à l’autre des boulevards extérieurs, des femmes fussent plantées. Toujours, à vingt pas d’une autre, elle en apercevait une autre. La file se perdait, Paris entier était gardé. Elle, dédaignée, s’enrageait, changeait de place, allait maintenant de la chaussée de Clignancourt à la grande rue de la Chapelle.

— Monsieur, écoutez donc…

Mais les hommes passaient. Elle partait des abattoirs, dont les décombres puaient le sang. Elle donnait un regard à l’ancien hôtel Boncœur, fermé et louche. Elle passait devant l’hôpital de Lariboisière,