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LES ROUGON-MACQUART.

ment peu à peu enflé. Et elle n’aperçut de ce train qu’un panache blanc, une brusque bouffée qui déborda du parapet et se perdit. Mais le pont avait tremblé, elle-même restait dans le branle de ce départ à toute vapeur. Elle se tourna, comme pour suivre la locomotive invisible, dont le grondement se mourait. De ce côté, elle devinait la campagne, le ciel libre, au fond d’une trouée, avec de hautes maisons à droite et à gauche, isolées, plantées sans ordre, présentant des façades, des murs non crépis, des murs peints de réclames géantes, salis de la même teinte jaunâtre par la suie des machines. Oh ! si elle avait pu partir ainsi, s’en aller là-bas, en dehors de ces maisons de misère et de souffrance ! Peut-être aurait-elle recommencé à vivre. Puis, elle se retourna lisant stupidement les affiches collées contre la tôle. Il y en avait de toutes les couleurs. Une, petite, d’un joli bleu, promettait cinquante francs de récompense pour une chienne perdue. Voilà une bête qui avait dû être aimée !

Gervaise reprit lentement sa marche. Dans le brouillard d’ombre fumeuse qui tombait, les becs de gaz s’allumaient ; et ces longues avenues, peu à peu noyées et devenues noires, reparaissaient toutes braisillantes, s’allongeant encore et coupant la nuit, jusqu’aux ténèbres perdues de l’horizon. Un grand souffle passait, le quartier élargi enfonçait des cordons de petites flammes sous le ciel immense et sans lune. C’était l’heure, où d’un bout à l’autre des boulevards, les marchands de vin, les bastringues, les bousingots, à la file, flambaient gaiement dans la rigolade des premières tournées et du premier chahut. La paie de grande quinzaine emplissait le trottoir d’une bousculade de gouapeurs tirant une bordée. Ça sentait dans l’air la noce, une sacrée noce, mais gentille encore,