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LES ROUGON-MACQUART.

de blouses et de bourgerons couvrait la chaussée. Les commissionnaires revenaient, leurs crochets sur les épaules. Deux ouvriers, allongeant le pas, faisaient côte à côte de grandes enjambées, en parlant très fort, avec des gestes, sans se regarder ; d’autres, seuls, en paletot et en casquette, marchaient au bord du trottoir, le nez baissé ; d’autres venaient par cinq ou six, se suivant et n’échangeant pas une parole, les mains dans les poches, les yeux pâles. Quelques-uns gardaient leurs pipes éteintes entre les dents. Des maçons, dans un sapin, qu’ils avaient frété à quatre, et sur lequel dansaient leurs auges, passaient en montrant leurs faces blanches aux portières. Des peintres balançaient leurs pots à couleur ; un zingueur rapportait une longue échelle, dont il manquait d’éborgner le monde ; tandis qu’un fontainier, attardé, avec sa boîte sur le dos, jouait l’air du bon roi Dagobert dans sa petite trompette, un air de tristesse au fond du crépuscule navré. Ah ! la triste musique, qui semblait accompagner le piétinement du troupeau, les bêtes de somme se traînant, éreintées ! Encore une journée de finie ! Vrai, les journées étaient longues et recommençaient trop souvent. À peine le temps de s’emplir et de cuver son manger, il faisait déjà grand jour, il fallait reprendre son collier de misère. Les gaillards pourtant sifflaient, tapant des pieds, filant raides, le bec tourné vers la soupe. Et Gervaise laissait couler la cohue, indifférente aux chocs, coudoyée à droite, coudoyée à gauche, roulée au milieu du flot ; car les hommes n’ont pas le temps de se montrer galants, quand ils sont cassés en deux de fatigue et galopés par la faim.

Brusquement, en levant les yeux, la blanchisseuse aperçut devant elle l’ancien hôtel Boncœur. La petite