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L’ASSOMMOIR.

ferme résolution d’une bonne conduite. En face du comptoir, sur un banc, Bibi-la-Grillade, le dos contre le mur, fumait sa pipe d’un air maussade.

— Tiens ! Bibi qui fait sa panthère, dit Coupeau. On a donc la flemme, ma vieille ?

— Non, non, répondit le camarade en s’étirant les bras. Ce sont les patrons qui vous dégoûtent… J’ai lâché le mien hier… Tous de la crapule, de la canaille…

Et Bibi-la-Grillade accepta une prune. Il devait être là, sur le banc, à attendre une tournée. Cependant, Lantier défendait les patrons ; ils avaient parfois joliment du mal, il en savait quelque chose, lui qui sortait des affaires. De la jolie fripouille, les ouvriers ! toujours en noce, se fichant de l’ouvrage, vous lâchant au beau milieu d’une commande, reparaissant quand leur monnaie est nettoyée. Ainsi, il avait eu un petit Picard, dont la toquade était de se trimbaler en voiture ; oui, dès qu’il touchait sa semaine, il prenait des fiacres pendant des journées. Est-ce que c’était là un goût de travailleur ? Puis, brusquement, Lantier se mit à attaquer aussi les patrons. Oh ! il voyait clair, il disait ses vérités à chacun. Une sale race après tout, des exploiteurs sans vergogne, des mangeurs de monde. Lui, Dieu merci ! pouvait dormir la conscience tranquille, car il s’était toujours conduit en ami avec ses hommes, et avait préféré ne pas gagner des millions comme les autres.

— Filons, mon petit, dit-il en s’adressant à Coupeau. Il faut être sage, nous serions en retard.

Bibi-la-Grillade, les bras ballants, sortit avec eux. Dehors, le jour se levait à peine, un petit jour sali par le reflet boueux du pavé ; il avait plu la veille, il faisait très doux. On venait d’éteindre les becs de gaz ; la rue des Poissonniers, où des lambeaux de nuit étranglés