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L’ASSOMMOIR.

— Ça va devenir sérieux, déclara Poisson, qui parlait rarement.

Il était sept heures et demie. Ils avaient fermé la porte de la boutique, afin de ne pas être mouchardés par le quartier ; en face surtout, le petit horloger ouvrait des yeux comme des tasses, et leur ôtait les morceaux de la bouche, d’un regard si glouton, que ça les empêchait de manger. Les rideaux pendus devant les vitres laissaient tomber une grande lumière blanche, égale, sans une ombre, dans laquelle baignait la table, avec ses couverts encore symétriques, ses pots de fleurs habillés de hautes collerettes de papier ; et cette clarté pâle, ce lent crépuscule donnait à la société un air distingué. Virginie trouva le mot : elle regarda la pièce, close et tendue de mousseline, et déclara que c’était gentil. Quand une charrette passait dans la rue, les verres sautaient sur la nappe, les dames étaient obligées de crier aussi fort que les hommes. Mais on causait peu, on se tenait bien, on se faisait des politesses. Coupeau seul était en blouse, parce que, disait-il, on n’a pas besoin de se gêner avec des amis, et que la blouse est du reste le vêtement d’honneur de l’ouvrier. Les dames, sanglées dans leur corsage, avaient des bandeaux empâtés de pommade, où le jour se reflétait ; tandis que les messieurs, assis loin de la table, bombaient la poitrine et écartaient les coudes, par crainte de tacher leur redingote.

Ah ! tonnerre ! quel trou dans la blanquette ! Si l’on ne parlait guère, on mastiquait ferme. Le saladier se creusait, une cuiller plantée dans la sauce épaisse, une bonne sauce jaune qui tremblait comme une gelée. Là-dedans, on pêchait les morceaux de veau ; et il y en avait toujours, le saladier voyageait