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LES ROUGON-MACQUART.

Quelle heureuse saison ! La blanchisseuse soignait d’une façon particulière sa pratique de la rue des Portes-Blanches ; elle lui reportait toujours son linge elle-même, parce que cette course, chaque vendredi, était un prétexte tout trouvé pour passer rue Marcadet et entrer à la forge. Dès qu’elle tournait le coin de la rue, elle se sentait légère, gaie, comme si elle faisait une partie de campagne, au milieu de ces terrains vagues, bordés d’usines grises ; la chaussée noire de charbon, les panaches de vapeur sur les toits, l’amusaient autant qu’un sentier de mousse dans un bois de la banlieue, s’enfonçant entre de grands bouquets de verdure ; et elle aimait l’horizon blafard, rayé par les hautes cheminées des fabriques, la butte Montmartre qui bouchait le ciel, avec ses maisons crayeuses, percées des trous réguliers de leurs fenêtres. Puis, elle ralentissait le pas en arrivant, sautant les flaques d’eau, prenant plaisir à traverser les coins déserts et embrouillés du chantier de démolitions. Au fond, la forge luisait, même en plein midi. Son cœur sautait à la danse des marteaux. Quand elle entrait, elle était toute rouge, les petits cheveux blonds de sa nuque envolés comme ceux d’une femme qui arrive à un rendez-vous. Goujet l’attendait, les bras nus, la poitrine nue, tapant plus fort sur l’enclume, ces jours-là, pour se faire entendre de plus loin. Il la devinait, l’accueillait d’un bon rire silencieux, dans sa barbe jaune. Mais elle ne voulait pas qu’il se dérangeât de son travail, elle le suppliait de reprendre le marteau, parce qu’elle l’aimait davantage, lorsqu’il le brandissait de ses gros bras, bossués de muscles. Elle allait donner une légère claque sur la joue d’Étienne pendu au soufflet, et elle restait là une heure, à regarder les boulons. Ils n’échangeaient pas dix paroles. Ils n’au-