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les oreilles bourdonnantes et la tête vide. Lélia, c’est un René en jupon, c’est la mélancolie, le doute et la révolte à l’état d’idée fixe. Cela se passe dans le pays des âmes sans doute, car sur cette terre Lélia serait d’une société exaspérante, une vraie folle à enfermer dans un cabanon de Bicêtre. Quand le roman dédaigne les réalités humaines à ce point, j’avoue ne plus comprendre. On dit que George Sand composa cette œuvre pendant le choléra de 1833, et on explique ainsi les teintes sombres et apocalyptiques du livre. Si le fait est vrai, il est curieux de constater comment les vérités brutales de la mort peuvent tourner dans une cervelle de poète en des rêveries si tranquillement mensongères.

George Sand, au retour de son voyage en Italie avec Musset, publia les Lettres d’un voyageur, et donna enfin Jacques, le plus typique des romans de sa jeunesse. On sait quelle singulière invention elle trouva comme argument contre le mariage : ayant mis en présence l’éternel trio, le mari, la femme et l’amant, elle dénoua la difficulté de la situation, en montrant le mari se supprimant de son plein gré ; il gène, il le comprend, il se tue pour laisser la femme et l’amant jouir en paix de leur amour. Entendez que, si les liens du mariage n’étaient pas éternels, Jacques ne se tuerait pas et se contenterait d’abandonner la place à l’homme qui a su se faire aimer. Je ne veux pas discuter la thèse, je ne crois pas, d’ailleurs, que les romans soient faits pour soutenir des thèses. Mais quels personnages extraordinaires George Sand a créés là ! Les plus raisonnables sont encore la femme et l’amant, Fernande et Octave ; ceux-là ont quelque chose de notre pauvre humanité dans la poitrine ; ils marchent sur la terre, ils aiment comme on aime, ils gardent les faiblesses et le langage d’à peu près tout le monde. Avec Jacques, nous remontons en plein rêve. Jacques est une nouvelle incarnation de l’homme fort, il ressuscite sir Ralph Brown. Il est grand, silencieux, digne, plein de mépris pour la société, ayant le seul respect des lois naturelles ; il fume à la vérité, mais avec une gravité de jeune dieu indien. Avec cela, supérieur, aimant sa femme d’un amour plein de condescendance, se fâchant de ne pas trouver en elle une Junon ou une Minerve. Ah ! comme je comprends que sa femme le trompe ! Comme il est insupportable, ce monsieur monté sur les échasses de sa raison, régentant l’amour de l’air blême d’un pion qui exige le silence de ses élèves ! Si un tel homme existe, il doit faire le malheur de sa famille. Le rire est si bon, la tolérance si douce ! La prose, dans la vie du ménage, a un tel charme ! Et ce n’est pas tout, George Sand a voulu la paire dans son roman, elle a créé la femelle de ce mâle, une Lélia en raccourci : la belle et hautaine Sylvia, qui donne la réplique à Jacques. Celle-là aussi lance l’anathème contre la société et semble croire que la terre est trop petite, qu’elle n’y trouvera jamais un coin pour être heureuse. Je ne saurais exprimer l’effet que me produisent de pareilles figures : elles me déconcertent, elles me surprennent, comme si elles avaient fait la gageure de marcher la tête en bas et les pieds en l’air. Je n’entends rien à leurs lamentations, à leurs éternelles amertumes. De quoi se plaignent-elles, que veulent-elles ? Elles prennent la vie à l’envers, il est tout naturel qu’elles ne soient pas heureuses. La vie, par bonheur, est meilleure fille. On s’accommode toujours avec elle, quand on a assez de bonhomie pour en supporter les heures fâcheuses. Tout cela est faux, maladif, malsain, grotesque ; le mot est lâché, et je le maintiens. Ce continuel besoin d’idéalisme, cet envolement perpétuel vers les libertés du cœur et de l’esprit, cette façon de rêver une vie plus large, plus poétique, plus éthérée, aboutit en somme à une débauche d’imagination enfantine, à la création d’un monde où l’on périrait d’ennui et d’orgueil. Combien les réalités, même grossières, sont plus saines !

Les romans continuent à tomber dru comme grêle. André est une simple histoire d’amour qui ne conclut ni contre ni pour le mariage : là, le héros a la faiblesse d’une femme, car George Sand n’a longtemps compris que deux sortes d’hommes, ceux qui ont la force des lions et ceux qui ont la grâce des gazelles. Leone Leoni est un pendant à Manon Lescaut. Simon se termine par un mariage, comme le premier roman bourgeois venu. Puis, nous entrons dans la série interminable des romans à titre italien : Lavinia, Metella, Mattea, la Dernière Aldini, et plus tard encore Isidora, Teverino, Lucrezia Floriani, Piccinino. Le romancier inaugure là une deuxième manière ; il ne plaide plus, il lui suffit de conter, parfois avec un charme pénétrant.

C’est surtout à cette époque de sa vie que George Sand subit l’influence des hommes pour lesquels elle se passionne. Elle écrit Spiridion, les Sept Cordes de la Lyre, le Compagnon du Tour de France, le Meunier d’Angibaut, pendant sa liaison avec Pierre Leroux. Les Lettres à Marcie ont presque été écrites sous la dictée de Lamennais. Dans Consuelo et dans la Comtesse de Rudolstadt, on retrouve les conversations sur la musique qu’elle dut avoir avec Frédéric Chopin, pendant les années qu’ils passèrent ensemble. On pourrait indiquer encore d’autres influences, moins nettes, mais qui la montrent comme un instrument d’une sensibilité exquise, vibrant au moindre souffle. Ce qui m’a toujours beaucoup surpris, c’est que Musset ait passé en elle, sans laisser aucune trace profonde. Le seul homme de génie qui l’ait aimée, n’a pas été compris d’elle, et elle s’est abandonnée comme une cire molle, entre des mains relativement plus grossières. Musset n’était pas assez grave pour elle, pas assez apôtre. Il chantait seulement, et cela ne suffisait pas ; s’il avait prêché, il l’aurait domptée. J’insiste, parce que tout le tempérament de George Sand est là. Quand elle peignait Jacques, elle se peignait un peu elle-même, avec sa gravité, son besoin de corriger et de voir l’humanité en beau. Elle semble avoir mis longtemps à comprendre qu’une chose est belle par sa beauté et non par son utilité morale. Il lui fallait des chrétiens retournés à la foi simple et exaltée des martyrs, des philosophes humanitaires jouant des rôles de prophètes, des musiciens dans les cheveux desquels soufflait le vent de l’inspiration. Quant aux simples poètes de génie, mettant leur cœur à nu et pleurant des larmes vraies, ils n’étaient pas son affaire. Elle les traitait en enfants.

Je saute forcément beaucoup d’ouvrages : le