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régularité parfaite, le manuscrit souvent ne portait pas la trace de la moindre rature. Il semblait que quelqu’un dictait et que George Sand écrivait.

De là, son style. Il est personnel surtout par son manque de personnalité. La phrase est unie, large, d’une correction continue ; elle berce le lecteur avec le bruit profond et puissant d’un fleuve aux eaux claires. Rien n’accroche l’attention, ni un adjectif pittoresque, ni une tournure neuve, ni un rapprochement de mots singuliers. L’écrivain emploie encore la période balancée du dix-huitième siècle, et ne la coupe que rarement par le style haché des romanciers contemporains. C’est un tableau qui se déroule, au dessin propre, à la couleur solide. Il y a des intelligences qui naissent avec le don de la grammaire. Je suis certain qu’elle n’a jamais fait un effort pour bien écrire ; elle écrivait bien naturellement, elle apportait ce purisme de la forme. Quant au coloriste, en elle, il restait relativement sage, par tempérament, parce qu’elle répugnait à tous les excès. Elle a pu écrire des ouvrages emphatiques et déclamatoires comme Lélia, mais son ton est habituellement sobre et un peu nu. Cela est à noter, au milieu du flamboiement romantique, à l’heure où chaque écrivain chargeait ses idées d’ornements éclatants et bizarres. L’âme romantique animait ses créations, mais le style restait classique. Et il était le produit presque inconscient de cette nature, le talent même du romancier, le don qui le fera vivre malgré les défaillances de ses conceptions.

On raconte que George Sand, quelque temps avant de mourir, aurait laissé échapper cette parole sur elle : « J’ai trop bu la vie. » J’ai étudié cette parole et je n’ai pas compris. George Sand, selon moi, a toujours passé à côté de la vie ; elle s’est usée dans son imagination, elle a trouvé dans son imagination ses joies et ses chagrins. Son existence a été une course à l’idéal ; si elle s’est élevée très haut et si elle est souvent retombée, c’est que l’idéal la soutenait et c’est aussi qu’elle s’est heurtée à l’idéal. Je me l’imagine plutôt, à la dernière heure, ouvrant les yeux sur la réalité des choses de ce monde, et s’écriant dans cette découverte de la vérité : « J’ai trop bu le rêve. »


IV

La fécondité de George Sand a été inépuisable. Pendant les quarante-quatre années qu’elle a produit, on peut compter, sans exagérer, qu’elle a écrit en moyenne deux romans par an, ce qui fait environ quatre-vingt-dix ouvrages ; et je mets à part les pièces de théâtre, comédies ou drames, dont le recueil forme quatre volumes. Je ne puis entrer dans l’analyse d’un nombre d’œuvres si considérable ; mais je désire tout au moins en indiquer les divers groupes et m’arrêter sur quatre ou cinq, qui suffisent pour donner une idée nette des manières différentes de l’écrivain.

Les premiers romans sont certainement ceux qui ont fait le plus de tapage. On a imprimé sur eux bien des sottises. Je viens d’en relire plusieurs, et je suis resté stupéfait, en songeant que des œuvres si peu réelles, si maladroites et si pauvres en arguments sérieux, aient pu un instant paraître des plaidoyers redoutables contre le mariage. Certes, ce sont aujourd’hui les moins bons de l’auteur.

Indiana ouvre la série. Il s’agit d’une femme malheureuse et incomprise, mariée à un homme brutal, le capitaine Delmare ; elle aime un jeune homme égoïste, Raymond de Ramière, qui la comprend encore moins que son mari ; et finalement elle vit au désert, dans l’enchantement de la vie libre, avec un cousin, sir Ralph Brown, dont elle a découvert l’amour au moment où ils allaient se suicider ensemble. Quel idéal stupéfiant ! Il faut aujourd’hui faire un effort et se reporter aux étranges imaginations de 1830, pour comprendre un tel dénouement. L’auteur écarte d’abord le mari, comme un maître sans cœur et sans intelligence. Ensuite, il écarte l’amant comme un simple papillon, un insecte joli et de nulle importance, qui cherche uniquement à voler le plaisir. Le mari et l’amant mis à la porte, que reste-t-il ? Il reste sir Ralph, un rêve, une fantaisie sérieuse et puérile, l’homme fort que les petites filles souhaitent toutes au couvent. Imaginez un grand jeune homme, au cœur de flamme, à la chair de glace, toujours maître de lui, impassible, protégeant la femme qu’il aime, jusqu’à veiller sur ses rendez-vous avec un autre, ne se déclarant jamais et finissant par régler un suicide en commun, lorsqu’une passion maudite a brisé celle qu’il adore ; il est vrai que le suicide aboutit à une retraite dans un lieu sauvage, au bonheur loin des hommes. Et quel étonnant suicide, prémédité, caressé, cherché à des centaines de lieues, au milieu de la nature vierge : Sir Ralph en débat longuement les conditions. « Retournons donc au désert, afin de pouvoir prier. Ici, à Paris, dans cette contrée pullulante d’hommes et de vices, au sein de cette civilisation qui renie Dieu ou le mutile, je sens que je serais gêné, distrait et attristé. Je voudrais mourir joyeux, le front serein, les yeux levés au ciel. Mais où le trouver ici ? Je vais donc vous dire où le suicide m’est apparu sous son aspect le plus noble et le plus solennel. C’est au bord d’un précipice, à l’île Bourbon : c’est au haut de cette cascade qui s’élance diaphane et surmontée d’un prisme éclatant dans le ravin solitaire de Bernica. » On entend dans ces lignes un écho de Byron, on se souvient que George Sand, grisée de poésie mélancolique, a voulu mourir un jour, en poussant son cheval dans un fossé. Mais on ne peut s’empêcher de sourire, tant cette aventure semble à cette heure théâtrale et fausse. Les belles morts sont les morts simples. Les seules bonnes pages du livre restent les pages de passion.

Dans Valentine, qui suivit, George Sand serra de plus près la réalité. Déjà le plaidoyer contre le mariage était moins net, la fatalité intervenait au dénouement pour empêcher la femme adultère de goûter enfin la tranquillité de son amour, après la mort du mari. Puis, Lélia paraît. Ici, je ferai un aveu. Je n’ai jamais pu lire Lélia jusqu’au bout. Je ne connais pas de livre plus déclamatoire ni plus ennuyeux. On y patauge en plein romantisme, dans une enfilade de phrases sonores, dont je suis toujours sorti