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Prudhomme se perde dans des recherches, dans des efforts où il compromet son don de poète. Mais je suis frappé de l’obsession que produisent en lui les idées philosophiques, et je vois là le travail sourd de l’esprit moderne. Il ne faut point s’y tromper, la poésie aura un jour à compter avec la science ; j’oserai même dire que la grande poésie de ce siècle, c’est la science, avec son épanouissement merveilleux de découvertes, sa conquête de la matière, les ailes qu’elle donne à l’homme pour décupler son activité. M. Sully-Prudhomme est donc pour moi le poète touché par la science, et qui en meurt. Il s’agite en pleine évolution naturaliste.

Ai-je besoin de conclure, maintenant ? J’ai montré le romantisme triomphant. Nous en avons encore pour cent ans, avant de nous débarrasser complètement de cette lèpre, qui s’est attachée à notre littéraire et qui a dévoyé notre génie national. Jusqu’à ce jour, ce sont les disciples de Victor Hugo qui tiennent le haut du pavé, les disciples immédiats, tels que Gautier et Baudelaire, MM. de Banville et Leconte de Lisle, et les disciples de deuxième main, tels que M. Catulle Mendès et tous les jeunes poètes qui se sont groupés autour de lui. À la vérité. l’influence de Musset semble vouloir s’étendre aujourd’hui. Il y a là une réaction fatale des poètes passionnistes contre les poètes impassibles. Mais, comme je l’ai dit, ce ne sera qu’une autre forme de la queue romantique. Notre époque continuera à copier 1830. M. Coppée reste malheureusement trop à l’écart du mouvement naturaliste : son outil poétique paraît trop délicat pour la grosse et lourde besogne qu’il y aurait à faire. D’un autre côté, M. Richepin n’est guère bon qu’à effrayer les bourgeois, avec ses crudités inutiles et ses poèmes modernes violemment éclairés à la Rembrandt. L’homme attendu ne semble pas né. En poésie, aucun véritable créateur ne s’est produit depuis Lamartine, Hugo et Musset. Tous nos poètes, sans exception, vivent sur ces trois ancêtres. On n’a rien inventé en dehors d’eux. Il y a là un fait qu’il faut constater. C’est pourquoi j’imagine que le grand poète de demain devra commencer par faire table rase de toutes les esthétiques qui courent les rues à cette heure. Je crois qu’il sera profondément moderne, qu’il apportera la note naturaliste dans toute son intensité. Il exprimera notre monde, grâce aune langue nouvelle qu’il créera.




GEORGE SAND


I


Le roman moderne français a fait une grande perte. George Sand est morte à son château de Nohant, le jeudi 8 juin 1876, à dix heures et demie du matin.

Pour mettre debout cette haute figure littéraire, il faut avant tout préciser l’heure où elle se produisit. Son premier roman : Indiana, est de 1832. Presque au même moment, Balzac publiait Eugénie Grandet ; il avait donné le premier ouvrage signé de son nom : les Chouans, en 1827. Enfin, Victor Hugo, dont le premier roman : Han d’Islande, est de 1824, écrivait Notre-Dame de Paris, en 1831. On le voit, George Sand était parmi les ouvriers du commencement de ce siècle ; elle marchait de front avec les inventeurs du roman moderne, elle apportait au même titre qu’eux son originalité à ce large mouvement de 1830, d’où est sortie toute notre littérature actuelle. Pour nous, elle est un ancêtre, et un ancêtre qui ne doit rien aux individualités puissantes parmi lesquelles elle a grandi.

Il faut se souvenir également de ce qu’était le roman, à cette époque de 1830. Le dix-huitième siècle n’avait laissé que Manon Lescaut et Gil Blas. La Nouvelle Héloïse n’était guère qu’un poème de passion, et René restait une lamentation poétique, un cantique en prose. Aucun écrivain n’avait encore abordé franchement la vie moderne, la vie que l’on coudoyait dans les rues et dans les salons. Le drame bourgeois semblait bas et vulgaire. On ne s’était pas soucié de peindre les querelles des ménages, les amours des personnages en redingote, les catastrophes banales, mariage ou maladie mortelle, qui terminent d’ordinaire les histoires de ce monde. Sans doute, la nouvelle formule du roman était dans l’air, et elle se trouvait préparée par une transformation lente, depuis les contes épiques de mademoiselle de Scudéri jusqu’aux premières œuvres non signées de Balzac. Mais, cette formule, il s’agissait de la dégager nettement, et de l’appliquer dans des œuvres fortes. En un mot, le roman tel que nous le connaissons, avec son cadre souple, son étude du milieu, ses personnages vivants, était entièrement à créer.

J’ai nommé Victor Hugo, et je veux l’écarter tout de suite, car je ne vois pas en lui un romancier. Il a mis dans le roman ses procédés de poète, la création énorme de son tempérament, lyrique. Il demanderait une étude à part. Selon moi, les deux seules figures qui se détachent vigoureusement, au seuil du siècle, à droite et à gauche de cette grande route du roman qu’une foule si considérable d’écrivains a suivie, depuis bientôt cinquante années, sont les figures de Balzac et de George Sand. Ils m’apparaissent comme les deux types distincts qu’ont engendré tous les romanciers d’aujourd’hui. De leurs poitrines ouvertes coulent deux fleuves, le fleuve du vrai, le fleuve du rêve. Je ne parle pas d’Alexandre Dumas, qui, lui aussi, a été le père de tout un peuple de conteurs, mais dont la descendance a