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GRAND’MÈRE

considérable. Créer !… Une fille si jeune, si fragile ! Aucune femme ne lui avait jamais paru comparable à celle-là toute finesse et, en même temps, dotée d’une si forte personnalité. Maurice et Louis, ses camarades, pour lesquels leur sœur était aussi, secrètement, un sujet d’orgueil, n’avaient pas manqué de lui raconter le sauvetage du quai de Javel et comment cette petite fille de treize ans, par sa décision, par une inspiration inattendue, avait arraché la Grand’Mère au suicide. Cette information avait mis le comble à l’estime passionnée du grand Henri, achevant de rendre Sabine prodigieuse à ses yeux. Quant au camouflet qu’il avait reçu d’elle à la mercerie, voilà longtemps que son cœur le lui avait pardonné…

— Vous êtes extraordinaire, murmura-t-il avec une sorte de piété. Vous êtes extraordinaire en tout.

Louis, le forgeron, qui n’avait pas hérité la finesse de sa mère et conservait le jovial esprit de l’atelier propice aux grosses plaisanteries s’écria :

— Ah ! mon vieux, écoute, embrasse-la, ma sœur, pendant que tu y es !

Sabine toute contractée lança à son frère un regard foudroyant pour une telle maladresse. Mais le jeune géant, l’ancien gardien de but au stade, à la poitrine élargie sous sa veste de soldat, rougit jusqu’à la racine de ses cheveux rasés. Cependant, s’il était timide, il n’entendait pas être ridiculisé par la gaucherie d’un ami :

— Mon pote, crois bien que je n’hésiterais pas, si je pensais que cela dût faire le moindre plaisir à Mlle Sabine. Malheureusement, j’ai tout lieu de croire qu’elle en serait fâchée. Et c’est un hasard que je ne risquerai pas.

« Décidément, se dit Sabine que cette phrase heureuse délivrait de la gêne où l’avait mise son frère gaffeur, bien qu’ouvrier, ce jeune fumiste n’est pas un imbécile… »

Et se penchant vers lui :

— Vous avez plus d’esprit que Louis, Monsieur Henri, je vous en félicite.

Il sourit tristement comme s’il voulait dire : « À quoi bon ? »