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GRAND’MÈRE

— Comment ! c’est vous ?

— Mais oui, Mademoiselle, c’est moi le grand Henri, le ramoneur !

Ainsi, après vingt ans, dans la même boutique, sur le même seuil, se renouvelait la scène qui jadis avait noué, entre un autre jeune ouvrier et une autre jolie mercière, les liens qui en avaient fait le père et la mère de Sabine. Celle-ci opéra le rapprochement. Elle en fut sidérée. Il y avait quelque chose de fatal, d’inexorable, qui s’abattait pesamment sur elle et contre quoi elle voulait lutter. D’abord, pourquoi ce garçon se permettait-il de se présenter devant elle dans cette tenue, n’ayant même pas quitté ses bleus, ne s’étant même pas défait de sa crasse charbonneuse ? Était-ce poli ? Un mal élevé, voilà ce qu’il était. Elle aurait dû s’en douter en apprenant le métier qu’il faisait !

— Excusez-moi de ne pas vous tendre la main, dit-elle d’un petit air pincé ; vous comprenez, un ouvrage aussi délicat que celui que je fais… j’aurais peur de le salir.

— Oui, avoua-t-il, avec cent fois moins d’arrière-pensées qu’elle ; je ne suis pas très propre, en effet, et vous m’excuserez, Mademoiselle, car je vous en demande pardon bien sincèrement. Mais s’il faut tout vous dire, je l’ai voulu ainsi. Vous m’avez toujours vu endimanché. J’avais peur que vous ne me preniez pour un bourgeois !

— Oui, ne put retenir la franchise, la spontanéité de l’adolescence chez cette fille de dix-sept ans ; en effet, je vous aurais cru un bourgeois, le fils d’un industriel. Je m’étais trompée.

Un petit soupir qu’elle eut en prononçant ces derniers mots, imperceptible pour tout autre, n’échappa point au grand Henri.

— Vous regrettez ?

Elle n’osa pas répondre. Si elle avait répondu, il aurait fallu, du même coup, avouer qu’en effet elle était mortellement déçue ; qu’en lui, l’espace de quelques jours, elle avait aimé le fils d’un monde dont il n’était pas, où tout devient élégance, raffinement, luxe, grandeur ; qu’elle l’avait cru riche, instruit des mille secrets de la Science, de l’Histoire, de la Littérature, des Lan-